Françoise CANON-ROGER : LITTÉRATURE ET LINGUISTIQUE


Extrait 2 :
LA DIVERSITÉ DES TEXTES

SOMMAIRE
1. La sémantique des textes
1.1. Passage et parcours
1.2. Les discours et les genres
1.3. L’interaction des composantes
2. Border les formes
2.1. La morphosémantique
2.2. un modèle dynamique
2.3. Les transformations


1. La sémantique des textes

1.1. Passage et parcours

Dans la pratique, lorsque l’on ne travaille pas sur corpus, il faut choisir un passage. Il ne s’agit pas de ces morceaux choisis qui avaient pour but d’illustrer le canon et les préjugés sur un auteur donné ou bien de donner un échantillon de son style. Cette démarche présuppose une isonomie générale des unités du texte qui rend suspect tout commentaire global d’une œuvre. Le passage est choisi au contraire en raison de son caractère singulier. Il correspond souvent à un changement de forme. La décision d’isoler une unité linguistique de son contexte, que ce soit un mot ou un fragment, est une décision méthodologique. Nous avons vu que la pratique interprétative est située. Ce passage n’est pas seulement un extrait du texte. C’est un moment du parcours interprétatif, littéralement un lieu par lequel passe l’interprète, celui par lequel il choisit d’entrer dans le cercle herméneutique. Le passage peut être déterminé comme point d’accès à une œuvre particulière. En principe, il est possible d’accéder au sens en choisissant n’importe quel point d’entrée dans le cercle herméneutique. Tout dépend des objectifs de la lecture. Mais l’activité interprétative une fois mise en route, il apparaît que certains points présentent « une haute connectivité ». Ils peuvent permettre d’aborder non seulement l’œuvre dans laquelle ils sont inscrits mais aussi parfois tout le corpus de l’œuvre d’un auteur ou d’un genre. Ainsi The Black Prophet de William Carleton[2] s’inscrit dans la lignée des romans gothiques et, en tant qu’initiateur, il donne accès à la lignée des romans de la Famine.

Ce concept de passage est lié au modèle contextuel du signe. Les signes n’ont de valeur qu’en contexte. Le signe isolé et fermé ne peut pas être une unité d’analyse du texte. L’approche différentielle implique une définition relationnelle des unités. Tout signe est lié à ses voisins sur l’axe syntagmatique. Cette sémiosis « horizontale » est selon F. Rastier celle qui convient à une linguistique de la parole, « les oppositions ‘en langue’ sont alors établies à partir des différences observées dans la ‘parole’. »[3]. La valeur relationnelle contribue à opérer le renversement langue/parole en privilégiant le syntagmatique et le sens in praesentia. Benveniste y fait allusion pour sa part à propos des auxiliaires : «  C’est par suite de leur coaptation que les mots contractent des valeurs que en eux mêmes ils ne possèderaient pas et qui sont même contradictoires avec celles qu’ils possèdent par ailleurs. »[4] Cette « syntagmation » est la façon d’aborder le signe selon sa valeur in praesentia[5].

Figure 1 : Les parcours productifs et interprétatifs élémentaires

Il y a deux fois « trois passages fondamentaux de signe à signe, formes élémentaires des parcours productifs et interprétatifs. »[6]. Dans un premier temps, F. Rastier reprend les relations à l’intérieur d’un même signe entre ses deux faces. Le passage peut se faire de Sa1 à Sé1, ce qui, selon le modèle classique, lie un son à un concept. A l’inverse, le passage du Sé1 au Sa1 se manifeste lorsque l’on prend un mot pour un autre que l’on attendait ou encore lorsque l’on postule un Sa zéro, pour une marque de singulier ou un pronom relatif en anglais, par exemple. Ou pour le premier cas, lorsqu’une isotopie dominante /North / fait lire floes à la place de flows[7].

Ces deux premiers cas concernent le signe isolé. Lorsque la relation s’établit entre deux signes différents, cette contextualité peut intervenir à l’intérieur d’un même plan. De Sé1 à Sé2. Ce parcours établit une différence, une isotopie élémentaire, ou une afférence par propagation de sème. Ce passage est exploité en psycholinguistique dans la technique de l’amorçage : à un mot-source est associé un mot-cible. Ainsi Jean-François Le Ny rapporte des expériences fondées sur l’hypothèse qu’un mot-source sera associé plus vite à un mot-cible qui présente des traits sémantiques communs : « infirmier-médecin » par rapport à « autobus-médecin ». Ce que le bon sens pressentait est prouvé aussi pour les associations entre un verbe et un agent ou patient plausible[8].

Le passage de Sa1 à Sa2 est illustré en phonologie dans le chapitre consacré à connected speech ou modification phonique contextuelle. Au palier du texte, relèvent de ce passage les assonances, allitérations, allophonies.

Il existe aussi deux types de contextualité hétéroplane qui s’établissent entre deux signes différents et entre deux plans différents. Le parcours d’un Sa1 de l’un à un Sé2 de l’autre permet par exemple de désambiguïser un mot mal entendu ou mal lu par le sens du signe voisin connu.

Le parcours de Sé1 à Sa2 d’un autre signe est fréquent dans les expérience d’amorçage sémantique mais aussi dans la lecture de la poésie lorsqu’un Sé est attribué au Sa voisin dans le cas d’une rime. Dans le poème de Devlin analysé plus bas, c’est la rime avec “death ” qui confère à  “breath” le sens de “life” qu’il n’a pas dans tous les contextes.

Le sens consiste essentiellement en un réseau de relations entre signifiés au sein du texte. Les signifiants peuvent être considérés comme des interprétants[9] qui permettent de construire certaines de ces relations. Un interprétant est une « unité du contexte linguistique ou sémiotique permettant d’établir une relation sémique pertinente entre des unités reliées par un parcours interprétatif. »[10]. Mais le parcours des signifiants est inséparable de celui des signifiés car les relations homoplanes et hétéroplanes se conditionnent mutuellement.

Ce type de sémiosis horizontale ne se confond pas avec celle que propose Lacan. Leur point commun est l’abandon de l’enclôt du signe. Le signe lacanien n’est jamais représenté comme dans le Cours de Saussure entouré d’un trait qui délimite une sphère aplatie. Il est dépourvu de bords. De plus, le signifiant figure en haut et le signifié en bas. Il y a bien une sémiosis horizontale mais elle s’accompagne d’une coupure totale entre signifiant et signifié qui glissent en sens inverses l’un de l’autre. Enfin, bien que Lacan, avec Saussure et Rastier insiste pour dire que la « chose » ne se confond pas avec le signifié, il n’est autrement jamais question de celui-ci[11]. Cependant il y a bien dans la théorie de F. Rastier une remise en cause du signe tel qu’il est représenté dans le Courspuisque cette conception du parcours interprétatif entre « signes » peut être étendue à des unités textuelles. Il n’y a pas d’entrée « signe » dans les glossaires de sémantique interprétative. Le terme de signe ne convient pas, les unités étant relationnelles. Elles ne sont pas données, comme les signes, mais actualisées par le parcours interprétatif. C’est en cela que l’on peut parler de parcours. Il s’agit d’un cours d’action qui aboutit à assigner un ou plusieurs sens à une suite linguistique. Comme nous l’avons vu, le parcours est une activité située dans le temps et l’espace. Dans l’expérience commune, il est vite oublié, ainsi que les signifiants et les signifiés qui l’avaient rendu possible. B. Pottier l’a dit souvent et les exemples de reformulations montrent que ce sont les intersections de traits sémantiques qui activent les similarités sémantiques[12]. Une molécule sémique peut donner lieu à diverses lexicalisations. Un travail commun avec les chercheurs en psychologie cognitive est nécessaire. Mais, compte tenu des options théoriques prévalentes en ce domaine, il y a un risque réel de voir disparaître l’étape proprement linguistique si l’on ne tient pas compte des signifiés. Il revient néanmoins à la linguistique de fixer ce parcours par tous les moyens d’objectivation qui lui sont propres. La description d’un parcours interprétatif repose sur l’objectivation des interprétants qui peut donner prise à la critique et permettre l’évaluation de cette « performance interprétative »[13]. Dans le cas du texte littéraire, le cercle herméneutique est donc tel que ce que l’on appelle passage est l’unité définie à l’issue d’un parcours interprétatif qui en fait le lieu d’une inégalité qualitative par rapport à son contexte. Le passage est à la fois le cours d’action et son résultat. L’analyse consiste à fixer la manière dont on en est arrivé là.

1.2. Les discours et les genres

Les passages sont le plus souvent déterminés par l’appartenance globale de l’œuvre à un discours ou à un genre. Une œuvre détermine ses parties et elle est elle-même déterminée par son appartenance à un corpus d’œuvres, non seulement celle du même auteur mais celles qui ont la même appartenance générique.

Dans les années 1960, les genres littéraires étaient déclarés périmés par le Nouveau Roman et le groupe Tel Quel. La théorie des genres était condamnée parce qu’elle reposait, selon cette avant-garde, sur des formes intemporelles, des « universaux » de la littérature. Ce caractère essentialiste, idéaliste la rendait suspecte. L’ironie tient à ce que la définition des genres selon ce principe mène à une impasse. G. Genette, J.-M. Schaeffer et A. Compagnon rappellent que sur la question du genre le critique a eu le choix entre deux démarches : soit postuler l’existence de genres théoriques idéaux dont les textes ne seraient que des actualisations imparfaites (attitude normative et prescriptive) ; soit établir des typologies de textes à partir de réseaux de ressemblances (attitude descriptive en linguistique de corpus)[14]. La première tendance a duré jusqu’à la fin du dix-huitième siècle ; elle a voulu faire de la littérature une histoire de réduplication de modèles. La deuxième a dominé le dix-neuvième siècle ; elle a fait apparaître avec plus de clarté que le texte n’est jamais une simple réduplication du modèle générique, même constitué par la classe de textes antérieurs dans la lignée desquels il se situe : tout texte modifie aussi le genre dont il dépend. Ainsi, tout texte reçoit des déterminations génériques : en ce sens, il illustre une propriété générique. Mais en retour, il modifie son genre en introduisant sa particularité dans les propriétés de sa classe générique. C’est donc la connaissance de la généralité des normes qui mène à la spécificité du texte.

Le but de la prescription comme de la description des genres a longtemps été de chercher des critères qui devaient leur servir de normes ou de traits caractéristiques. De Platon à Hegel en passant par Aristote et Diomède, trois critères principaux ont été utilisés, tour à tour privilégiés sans être forcément associés l’un à l’autre. Le premier concerne les modes d’énonciation : selon que le poète (narrateur) parle en son nom ou pas, il distingue le narratif du mimétique. Le deuxième a trait à l’objet ou au contenu : selon que les personnages sont de haute valeur morale ou pas, il opère une distinction entre les genres nobles et les genres bas. Le troisième rend compte des moyens prosodiques, rythmiques et métriques. Ce dernier critère apparaît déjà dans la Poétique d’Aristote mais il y est peu développé car, purement formel, il s’apparente à l’application de règles.

Il y aurait bien d’autres manières de présenter les innombrables efforts de caractérisation des textes mais la question demeure de savoir comment définir un genre. Compte tenu de la diversité des formes qu’il subsume, il est sans doute juste de considérer qu’un genre relève d’une norme. Il ne relève donc pas du système de la langue au sens strict. Si l’on retient que l’étude des genres était incluse dans cette partie de la rhétorique qui aujourd’hui est l’objet de la pragmatique, on peut dire que cette norme est une norme sociale. Ceci nous conduit à voir dans la création d’œuvres littéraires une variété de pratique sociale. Enfin, elle n’est évidemment pas la seule et on peut alors inclure toutes les productions linguistiques sous ce chapitre. Ces productions relèvent de différents discours : juridique, politique, médical, littéraire. Le genre est ce qui relie un texte à un discours : dans l’exercice de sa profession, un médecin pratique plusieurs genres, la lettre au collègue, le résumé d’observation, l’article scientifique. Puisque c’est le genre qui relie un texte à un discours, il confère à ce texte des déterminations fortes. Le global détermine le local. Étienne Brunet, concepteur du logiciel Hyperbase, a mené des travaux sur un corpus de textes littéraires du dix-neuvième siècle qui montrent que la contrainte de genre l’emporte sur celle de l’auteur[15]. Ces déterminations n’affectent pas seulement l’organisation des grandes masses du texte et son sujet. Leur influence se fait sentir jusqu’au niveau morphosyntaxique. Ainsi, sur un corpus de textes écrits et oraux en anglais contemporain, Douglas Biber s’efforce de dégager des corrélations entre 67 traits linguistiques dans les 1000 premiers mots. En les caractérisant de cette façon, il vise à développer une typologie inductive des textes. Mais D. Biber n’inclut pas le paramètre générique. C’est ce que font en revanche Malrieu et Rastier dans l’analyse d’un corpus de discours juridique en français qui permet de le différencier d’autres types de discours, scientifique, littéraire et essais. Ce discours se caractérise d’abord massivement par une absence de marque de l’énonciation représentée – ce qui était prévisible[16], et par un plus grand nombre de noms par rapport aux verbes, par un nombre supérieur d’occurrences du subjonctif, de verbes à COD humain, de déterminants définis. Le genre est donc « un programme de prescriptions positives ou négatives et de licences qui règlent la production et l’interprétation d’un texte. »[17] Il est défini par la cohérence d’un faisceau de critères aux plans du signifié et du signifiant.

Dans le domaine littéraire, les auteurs distinguent quatre niveaux englobants : les discours qui correspondent à des pratiques sociales, les champs génériques (théâtre, poésie, récits pour le littéraire), les genres (comédie, tragédie, drame pour le théâtre, roman et nouvelle pour le récit), les sous-genres (romans policier, de formation, par lettres, etc.). Les distances entre discours sont bien sûr plus élevées que les distances entre champs génériques lesquelles sont supérieures à celles qui séparent les genres. En se plaçant au niveau des sous-genres, il se dégage une alternative aux tentatives de définition classificatoire ou typologique des genres citées plus haut. Elle consiste à envisager le genre comme « une ‘génération’ dans une lignée de réécriture.(…) » selon « l’opposition philologique entre source et reprise. »[18] Cette approche historicise le rapport entre texte et genre. Elle permet en outre d’aborder la question de l’intertexte sur un terrain plus assuré que celui de la réminiscence aléatoire du lecteur.

1.3. L’interaction des composantes

Les difficultés rencontrées dans la définition des genres textuels ne doivent pas faire renoncer à en établir une typologie. C’est une démarche indispensable pour les traitements automatiques liés à des pratiques sociales spécifiques. Dans le domaine littéraire, le genre est ce par quoi s’effectue la transmission culturelle. Une histoire de la littérature en fonction des genres et non pas selon des périodes calées sur les changements de siècles permettrait d’en faire un véritable patrimoine et de prendre la mesure de ce qui fait la diversité culturelle. La lignée générique n’a pas la même temporalité que l’Histoire. En reprenant une partie des définitions issues de la tradition, F. Rastier propose de « concevoir la production et l’interprétation des textes comme une interaction non-séquentielle de composantes autonomes »[19]. Ces composantes sont des instances systématiques liées à quatre secteurs de la description. La composante thématique rend compte de l’univers sémantique mis en œuvre dans le texte et en décrit les unités. La dialectique permet de décrire la succession des intervalles dans le temps textuel, les états et les processus qui s’y déroulent. Elle traite les problèmes de tense et d’aspect. Elle bénéficie des travaux propres à la narratologie. La dialogique inclut d’une part, l’étude des modalités et des mondes qu’elles définissent et d’autre part, l’énonciation représentée. C’est le domaine privilégié des analyses contemporaines. La tactique rend compte de la disposition linéaire des unités sémantiques, qu’il s’agisse d’unités du contenu ou de l’expression, considérées ensemble ou séparément. Par rapport aux classifications antiques des genres, la dialogique correspond aux définitions fondées sur les modes d’énonciation, la dialectique et la thématique reprennent celles qui distinguaient les styles, –humilis, mediocris, gravis– et la tactique couvre le domaine de la prosodie et du rythme. Les moyens et les buts sont néanmoins bien différents.

Toutes les composantes ont pour unité commune le sème et elles entrent en interaction. Par exemple, la dialectique et la thématique peuvent définir un acteur puisque les traits sémantiques de l’actant sont liés à des valences casuelles. Les quatre composantes, qui ne sont ni ordonnées ni hiérarchisées, entrent simultanément en interaction. Deux d’entre elles sont nécessaires dans tout texte : la thématique et la tactique. Un texte a forcément un thème puisque tout mot, même les grammèmes, a un contenu sémantique et les unités sont forcément disposées linéairement. Une énumération en serait une bonne illustration. Les modes d’interaction peuvent être binaires ou ternaires. L’hypothèse consiste à dire que les genres sont définis par ces interactions normées entre les quatre composantes. Les textes dans leur diversité peuvent être caractérisés d’un point de vue sémantique selon les composantes. Ces caractéristiques et les modes d’interaction des composantes sont rapportés à des contraintes de genre qui peuvent aboutir à une typologie.

Le limerick, par exemple, est un genre soigneusement normé qui est encore pratiqué dans les pays anglophones. Dans le passé, la plupart était anonyme. En voici un qui a été choisi parce qu’il illustre parfaitement toutes les contraintes du genre :


« Selon le nombre et le type des interactions entre composantes, il devient possible de reconnaître des degrés de généricité (pour les types textuels), et de typicalité (pour les occurrences textuelles). »[20] Les contraintes de genre permettent la reconnaissance des formes. C’est évidemment beaucoup plus simple lorsque celles-ci concernent aussi la forme de l’expression. Ainsi, dans le poème de Louis MacNeice intitulé « Bagpipe Music », on reconnaît la forme du limerick incluse dans une structure plus vaste et combinée à d’autres formes du contenu qui activent des isotopies communes avec les thèmes contraints par le genre[21].

Dans un ouvrage inédit, nous avons tenté de mettre en application cette conception du genre en sélectionnant dix passages – au sens fort défini plus haut– d’auteurs irlandais et dix passages d’auteurs américains qui relèvent du même genre et/ou du même sous-genre deux à deux[22]. Il ne s’agit pas de pratiquer une méthode déductive et de « découvrir » à quel genre appartient un texte après une analyse méthodique. Il ne s’agit pas non plus de « prouver » que tel texte relève de tel genre. Nous avons choisi les œuvres et les passages sans nous priver de ce que Genette appelle les définitions génériques dans Seuils[23], et en nous fiant à notre compétence générique acquise par la pratique de la lecture. Cette compétence permet de partir de présomptions quant aux régimes morphologiques des discours et des genres. Dire qu’un sonnet est un poème d’amour signifie qu’existe une présomption d’isotopie de ce type. Nous avons tenté de fixer un parcours interprétatif en rendant compte de l’interaction des composantes c’est à dire en conservant son caractère dynamique. Puis nous avons essayé de dégager quelques éléments significatifs en première approximation, car il est impossible de généraliser à partir de deux exemples et, deuxièmement, les critères d’évaluation demanderaient à être affinés. Chaque composante peut être caractérisée pour un texte donné et c’est l’ensemble qui peut contribuer à définir un genre. Voici quelques propositions :

Dans la satire, la thématique n’est pas contrainte ; la composante dialectique s’articule avec la tactique dans un parcours orienté vers une dégradation ; cette évolution vers le pire est à mettre en rapport avec la composante dialogique qui peut présenter plusieurs foyers énonciatifs créant ainsi des dissimilations d’univers. La dialogique revêt aussi une grande importance dans le genre comique car il n’y a pas de comique sans point de vue, mais lorsqu’il s’agit de grotesque, elle s’adjoint une thématique liée au corps. D’autres genres annoncent leur composante thématique par leur nom. La thématique est contrainte dans le conte folklorique dans le domaine irlandais et la dialectique est orientée vers une fin positive ; la dialogique varie les foyers de l’énonciation. Le roman gothique combine une thématique propre avec une dialogique complexe qui varie à la fois les foyers énonciatifs et les foyers interprétatifs ; l’orientation dialectique est souvent indécidable. Le roman de la Big House comporte des éléments thématiques contraints mais transposables. Comme en témoigne l’exportation du genre, l’élément Big House n’est pas lié à la réalité historique de l’Irlande. Pourtant, c’est l’association des composantes dialectique et thématique qui est ici discriminante : ces histoires là finissent par un incendie. Du point de vue de la dialogique, il semble que le premier roman de la lignée, Castle Rackrentde Maria Edgeworth (1800), ait influencé ceux qui ont suivi : le foyer énonciatif est interne à la grande maison. Le poème d’amour repose sur un thème générique dont les traits spécifiques ne sont pas contraints ; ce thème est souvent doublé par celui du temps selon une doxa répandue ; enfin la représentation de l’intersubjectivité est limitée au pôle énonciatif qui englobe le pôle réceptif. Dans le roman policier, tactique et dialectique interagissent pour créer le suspense. L’élégie ou « chant de deuil » a une thématique prescrite mais il semble que celle-ci le soit négativement : le thème lié à la mort n'apparaît pas. La thématique est donc ouverte et la dialogique de type lyrique permet, par exemple, de rapprocher élégie et poème d'amour comme dans « Punishment » de Seamus Heaney[24]. L’allégorie, selon la description qu’en proposait l’exégèse religieuse présente–au moins– un sens littéral ou somatique et un sens figuré ou spirituel, le second ayant la prééminence sur le premier. La description linguistique retient la présence de deux isotopies génériques non hiérarchisées. La différence tient à la nature des interprétants, intrinsèques d’une part, et extrinsèques de l'autre, mais les deux nécessitent un parcours interprétatif et des liens susceptibles d’être construits. Enfin, si dans l’épopée antique le poète chantait exclusivement « les armes et les hommes », la thématique épique s’est diluée dans l’évolution du genre vers le roman. Ainsi, l’épique dans le roman s’est restreint à la contrainte dialectique : il faut des épreuves mais la thématique reste ouverte. Il semble que ce soit le « roman social » qui ait intégré le plus grand nombre de caractéristiques du genre. La tripartition platonicienne fondée sur des caractéristiques relevant de la dialogique n’est pas discriminante. Pourtant, elle conserve une certaine pertinence puisque le « roman social », comme avatar de l’épopée, présente forcément une structure dialogique liée à une fonction dialectique que l’on pourrait appeler « la lutte ».


2. Border les formes

2.1. La morphosémantique

La légitimité faisait défaut à la sémantique à ses débuts. Cet état de fait tenait et tient à la nature des unités qui sont les siennes. Le signifié n’ayant pas d’évidence empirique, il est aisé de nier son existence. Pourtant, il ne fait pas de doute que les parcours interprétatifs et productifs témoignent de cette existence. Dans le cadre de la théorie de F. Rastier, une difficulté supplémentaire surgit du fait que les unités de sens ne correspondent pas à des unités de signifiant, graphique ou phonique, déjà données. Par exemple, l’unité minimale étant le morphème, il ne correspond pas forcément avec les limites du mot. Le mot est une unité du signifiant graphique. D’autre part, le texte n’a pas de signifiant que l’on pourrait mettre en évidence par la segmentation comme c’est le cas pour la phrase[25]. Les processus ascendants de perception de ce que certains cognitivistes considèrent comme un stimulus ou un signal ne peuvent pas reposer sur des unités pré-découpées. De plus, l’abandon du signe et la conception horizontale de la sémiosisfont que la question des unités se pose autrement. Il semble que le traitement sémantique relève de la reconnaissance de formes et non pas du calcul. Les unités sémantiques textuelles sont constituées par des connexions de signifiés aux paliers méso- et microsémantique. Ces connexions forment des réseaux qui présentent des inégalités qualitatives : « ces saillances sont du même ordre qualitatif que celui qui est véhiculé par l’intonation. »[26] Ce rapprochement est plus qu’une analogie puisque l’intonation, comme les morphologies sémantiques, unissent inextricablement signifiant non segmentable et signifié. « Le problème fondamental de la segmentation se poserait ainsi : c’est le rythme qui permet de percevoir l’intervalle, et le mouvement qui permet de discrétiser la séquence. »[27]

Dans son introduction à la Sémantique structurale, Greimas situait « la perception comme le lieu non linguistique où se situe l’appréhension de la signification » et il indiquait sa préférence pour la théorie de Merleau-Ponty dans ce domaine [28]. Ce paradigme structural qui « ne subordonne pas le signifié au concept, refuse (implicitement) la compositionnalité du sens, et admet la détermination du local par le global »[29] était lié à la psychologie de la Gestalt qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt dans la mesure où le paradigme symbolique fondé sur le calcul du sens semble avoir atteint ses limites. L’alternative réside dans les formes schématiques en linguistique culiolienne et les schèmes kantiens repris par Jean Petitot-Cocorda dans un ouvrage difficile préfacé par René Thom[30]. Mais l’affinité de la Gestalt avec le structuralisme d’abord et avec la sémantique interprétative tient à son caractère « anti-élémentariste radical » : non seulement les formes mais également leurs parties sont données immédiatement ; de même que les relations et leurs termes. « Lorsque cette détermination réciproque produit une unité stable et bien segmentée dans le champ, il y a alors Gestalt au sens strict, et non simple regroupement ou homologie lâche entre régions du champ . »[31] Autrement dit, tous les constituants sont liés dans une forme globalement cohérente. C’est sur cette idée que repose le principe de la détermination du local par le global, formulation forte pour contrer le compositionnalisme, et la possibilité de conversion des unités à tous les paliers.

« La compréhension d’une suite linguistique est pour l’essentiel une activité de reconnaissance de formes sémantiques. »[32] Mais la façon dont on perçoit dépend de la tâche à accomplir. Les unités sont relatives à un type de texte et à un texte. Les présomptions, d’isotopies par exemple, liées à des contraintes de genre orientent la perception. En outre, l’isotopie correspond, dans le domaine de la perception sémantique, au principe de bonne continuité. Ces rapprochements avec les perceptions auditive et visuelle prennent en compte les travaux qui ont confirmé qu’il existe un substrat neuronal commun à la perception visuelle et à l’imagerie mentale. A un autre niveau, les recherches sur le comportement oculomoteur montrent des parcours dans la perception – interprétation de photos ou de tableaux qui pourraient être rapprochés des parcours interprétatifs. Il n’y aurait pas plusieurs systèmes sémantiques liés chacun à une modalité sensorielle mais un seul qui comprendrait des sous-systèmes. F. Rastier propose une unité fondamentale entre le perceptif et le sémantique. Les approches trans- et pluri-sémiotiques y gagneraient en légitimité et les analyses conjointes de tableaux et de textes ou les descriptions de tableaux dans les textes pourraient se faire de manière dynamique[33]. Dans le domaine du visuel, il faut faire une distinction entre signifiants graphiques et icônes dont la perception passe par un codage sémiotique. De même les sons linguistiques doivent être distingués des autres puisque l’apprentissage des distinctions phonologiques crée un sous-système perceptif propre[34].

Le processus de perception sémantique est à l’origine d’opérations interprétatives élémentaires. La première d’entre elles est la dissimilation. Elle prouve que la relation signifiant-signifié est déterminée par les relations entre signifiés. Elle intervient comme opération interprétative lorsque les contrastes sémantiques sont faibles. C’est le cas dans les tautologies attributives du type Business is business. En général, la dissimilation consiste à affecter à chacune des occurrences du sémème concerné deux sèmes génériques afférents distincts. Dans le cas rebattu de « Business is business » on peut proposer d’affecter au premier le sème /abstract/ et au second le sème /concrete/, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que de parler d’intension et d’extension. Une évaluation modale du type /positive / vs /negative/ nécessiterait un contexte et/ou une situation pour savoir auquel attribuer quelle afférence. Ce qui amène deux commentaires : la première occurrence n’est pas « neutre » vis à vis de la seconde qui serait connotée. Les sèmes afférents affectent les deux occurrences du sémème en question. La dissimilation est pratiquée aussi dans les tautologies disjonctives : pour les signifiants : there is X and X ; pour les signifiés there is Y and Z :

Dans le texte de S.Barry, les sèmes afférents que l’on affecte aux occurrences de ‘murder’ sont /meliorative/ et /pejorative/. Toute autre opposition serait forcément subsumée par celle-ci. Mais dans ce contexte, il ne peut pas s’agir, par exemple, de /perfection/ vs /imperfection/. L’opposition peut se lexicaliser en « good murder » vs « evil murder ». Or ‘murder’ comporte déjà le sème évaluatif afférent /evil/ ou /inacceptable/. De fait, ce qui est dit ici, c’est que, dans l’univers de l’énonciateur, la dissimilation n’est pas praticable : « good murder » est un oxymore ou allotopie  et « evil murder »  est un pléonasme. Dans l’univers des autres, amis ou ennemis, dans le contexte de la guerre civile, la dissimilation est faite : l’afférence est qualifiée en /republican/ = /good/ vs / black and tans/ = /evil/ ou l’inverse selon l’univers auquel on appartient.

Le principe de la dissimilation s’étend aussi à des sémèmes indexés sur des isotopies qui définissent des univers.

Deux univers sont définis par a grisly delicacy en fonction de l’évaluation contradictoire inhérente à l’association des sémèmes entre /repulsive/ inhérent à ‘grisly’ et /dainty/ inhérent à ‘delicacy’. Il s’agit d’une sorte d’oxymore dont on peut placer les termes sur une échelle évaluative. Chacun se situe par rapport à un seuil d’acceptabilité qui définit un univers. ‘Grisly’ situe ‘crubeens’ auquel il est apposé en dessous du seuil d’acceptabilité pour le narrateur Resident Magistrate ; et la modalité appréciative positive de ‘delicacy’ est à mettre au compte des natives. C’est sur des occurrences de ce type et une identification du narrateur à Somerville & Ross qu’a pu se fonder Daniel Corkery pour classer l’œuvre dans la catégorie « Colonial Literature » :

En revanche la critique « révisionniste » construit un parcours interprétatif qui ne tient pas compte de ces occurrences et privilégie d’autres aspects de l’œuvre.

La seconde opération interprétative est l’assimilation. Dans les suites parataxiques, elle donne lieu à l’actualisation de sèmes afférents socialement normés. Les sèmes peuvent aussi être propagés par le contexte local :

La structure syntaxique qui place « and wives » en position saillante– endweight !– renforce l’assimilation générique dimensionnelle qui propage à ‘wives’ le sème /inanimate/ inhérent à ‘pots’ et afférent à ‘all’ ainsi que le sème /constraint/ inhérent à  ‘drag’.

Il semble que l’assimilation puisse être évoquée aussi à propos de l’interprétation des Irish Bulls. Ils sont toujours commentés exclusivement en termes de logique. Leur défaut de logique faisait de leurs auteurs irlandais la cible du ridicule des anglais. Civilisation et logique d’un côté, barbarie et absurdité de l’autre. Maria Edgeworth dans son Essay on Irish Bulls [39] insiste sur l’importance pour leur effet comique de l’Irish brogue, autrement dit de la variété dialectale dans laquelle sont prononcés ces discours. Elle remarque que le phénomène n’a rien de spécifiquement irlandais et que, par ailleurs, ‘Irish Bulls’ désigne plusieurs phénomènes différents. Parmi ceux que l’on cite le plus souvent aujourd’hui, il y en a qui relèvent effectivement d’un défaut de logique :
- Do you want your pizza cut in four slices or eight ?
- Better make it four. I don’t think I can eat eight pieces.

Et ceux qui passent par une allotopie irréductible par l’assimilation : « If I could drop dead now, I would be the happiest man on earth. » ou le sème /dead/ et ‘be on earth’ qui active le sème /alive/ créent une allotopie dimensionnelle, c’est à dire d’un niveau de généralité telle que l’assimilation ne peut pas avoir lieu. Le phénomène est le même pour « Include me out. ». Mais le principe du tiers exclu n’est pas pertinent pour l’interprétation des textes.

En perception sémantique, la dissimilation augmente les contrastes faibles : tautologies, syllepses ; l’assimilation, en revanche, diminue les contrastes forts : contradiction, oxymore, coq à l’âne. En perception visuelle c’est l’inverse : l’assimilation diminue les contrastes faibles ; et l’inhibition latérale augmente les contrastes forts.

L’isotopie résulte d’opérations d’assimilation enchaînées du sémème au texte. Elle repose sur la récurrence de traits sémantiques. Ce sont les faisceaux d’isotopies qui permettent de passer à la dimension textuelle. En cela, Rastier est un successeur de Greimas. La présomption d’isotopie est essentielle dans la perception du sens lexical en contexte. F. Rastier en donne l’exemple suivant : soit le canari et le poisson et la mouette et le poisson. L’assimilation générique fait que l’on n’imagine pas le même type de poisson dans un cas et dans l’autre. Le trait /domestique/ afférent à ‘canari’ se propage à l’hyperonyme ‘poisson’ que l’on imagine, par exemple, comme un poisson rouge ; en revanche, le sème /marin/ dans ‘mouette’ est assimilé et le type de poisson imaginé est plutôt une sardine. C’est ainsi qu’est créée l’impression référentielle. Le concept est associé à un signifié mais il y a une rétroaction des images sur l’interprétation sémantique qui contribue à l’établissement de la cohérence textuelle. Le rapprochement entre la perception sémantique et la perception visuelle est de nouveau possible : « La présomption d’isotopie trouve un corrélat en perception visuelle dans les principes gestaltistes de proximité, de similarité, et de bonne continuation (…). Plus précisément, la présomption d’isotopie est un principe de bonne continuation, qui présuppose la similarité d’éléments proches. »[40]. Tant en ce qui concerne la perception visuelle que la perception sémantique, les processus montants et les processus descendants se combinent pour opérer l’extraction d’invariants. Le cortex repère des régularités et utilise des informations reconnues pour traiter des informations nouvelles. Une récurrence non aléatoire de sons ou de sèmes débouche sur la perception du rythme.

L’isotopie générique est parmi les éléments de la perception sémantique qui induisent l’impression référentielle la plus massive. Selon F. Rastier, l’impression référentielle est une « représentation mentale contrainte par l’interprétation d’un passage ou d’un texte. Cette représentation peut se définir comme un simulacre multimodal. (…) Les simulacres multimodaux résultent d’une élaboration sémantique (et donc culturelle). Relativement au percept, ce sont des types. Ils permettent la catégorisationdes percepts occurrences. »[41]

La référence à Philippe Hamon s’impose de nouveau qui décrivait le réalisme en littérature comme cette impression référentielle créée par certaines conventions de genre et non pas bien sûr comme une quelconque référence à l’extra-linguistique. Le genre dont relève l’heroic fantasy, par exemple, crée un mode d’impression référentielle qui lui est propre, où  wave a magic wand  n’est pas un trope. De fait, l’ultra-nominalisme de principe amène à renverser la conception commune et à considérer tous les textes sous le régime général de la fiction.

2.2. un modèle dynamique

Toujours dans une perspective gestaltiste, la description d’un texte commence par la prise en compte de la dynamique des fonds et des formes. Les fonds sont liés à la construction de faisceaux d’isotopies génériques – composées de sèmes génériques – qui donnent le « sujet » du texte quel qu’il soit. Celles-ci peuvent être plus ou moins denses selon les discours et les genres. Dans une notice de montage d’un meuble en kit ou dans un poème d’amour, il est possible de se former une présomption d’isotopie. Pourtant dans le discours littéraire, certains genres se caractérisent par une thématique relativement ouverte dans le roman policier, totalement ouverte dans la satire, par exemple, tandis que d’autres, déjouent cette présomption, comme l’élégie.

Sur ces fonds se détachent des formes que F. Rastier appelle « molécules sémiques ». La métaphore chimique s’oppose à celle que Greimas empruntait à la physique : conception atomiste et sème nucléaire. Elle désigne la nature relationnelle du sème. Ces molécules sémiques consistent en un regroupement de sèmes spécifiques suffisamment stable pour être perçu sur le fonds. Le personnage en est l’exemple le plus évident. Il porte en général un nom. Mais une molécule sémique peut très bien être lexicalisée de plusieurs façon ou bien ne pas avoir de lexicalisation du tout. Ces deux types de formes sont régulières. Mais en l’absence d’isomorphisme des textes, il faut aussi rendre compte des formes singulières qui sont induites par des allotopies entre deux sémèmes au palier micro- et mésosémantique ou par des ruptures d’isotopies au palier supérieur. « L’activité interprétative consiste à élaborer des formes, établir des fonds et faire varier les rapports fond-forme. »[42]. On pourrait dire qu’il s’agit d’un cours d’action qui construit les régularités et les ruptures.

C’est le rythme qui permet de percevoir les fonds. Le rythme sémantique : « est une correspondance réglée entre une forme tactique et une structure thématique, dialectique ou dialogique. »[43]. Il concerne la position des unités de l’expression ou du contenu les unes par rapport aux autres. Bien que les parcours interprétatifs s’affranchissent du linéaire, la détection d’un rythme sémantique repose sur la succession non aléatoire. Ainsi les deux premiers vers de « Bagpipe Music » de Louis MacNeice :

La structure syntaxique, doublée par répétition au vers 1 et par coordination au vers 2, met en relief les GN. Ceux-ci forment un chiasme qui met en relation ‘merrygoround’ et ‘peepshow’ d’une part et ‘rickshaw’ et ‘limousine’, d’autre part. L’alternance des taxèmes de //leisure// commun à ‘merrygoround’ et à ‘peepshow’ avec //transport// commun à ‘rickshaw’ et ‘limousine’ donne un rythme ab / ba. Ce rythme sémique est doublé par une autre alternance qui oppose les sèmes spécifiques /home / et /exotic/ selon le même regroupement. Les sémèmes s’opposent aussi deux à deux de manière croisée : ‘merrygoround’ et ‘peepshow s’opposent selon les traits /childhood/ vs /adulthood/ ; ‘rickshaw’ et ‘limousine’ selon les traits /poverty/ vs /wealth/. Mais un autre rythme se superpose à celui-ci dont il est difficile de dire s’il est premier ou second bien qu’il suive la structure syntaxique et le rythme modal not want / want qui instaure aussi une distinction dialectique du type /past/ vs /present/. Il est composé d’au moins un sème afférent commun à ‘merrygoround’ et à ‘rickshaw’ d’une part, et un autre à ‘limousine’ et à ‘peepshow’ d’autre part. On peut proposer /simplicity/ vs /sophistication/ qui initie une isotopie propre au poème entier. Le rythme dans ce cas est aa / bb.

2.3. Les transformations

Pour Greimas « le sens, en tant que forme du sens, peut se définir [alors] comme la possibilité de transformation du sens. »[45]. Au palier textuel, toutes les formes sont susceptibles de se transformer. C’est la raison pour laquelle il est réducteur de parler d’une œuvre globalement sans rendre compte des inégalités qualitatives qui lui confèrent son caractère dynamique. Les fonds sémantiques peuvent présenter des transformations selon les quatre composantes : changement d’isotopie pour la thématique, de séquence pour la dialectique, de ton pour la dialogique, et de rythme pour la tactique. F. Rastier propose d'appeler ces changements « transpositions ». Les transformations de formes ou « métamorphismes » sont pour les quatre composantes, dans le même ordre : transformation d’un thème, transformation narrative, changement de foyer, changement de succession. Les méréomorphismes sont des métamorphismes qui relèvent d’une solidarité d’échelle : la description initiale dans la nouvelle, par exemple, qui est souvent un condensé des thèmes qui vont être développés.
L’observation de ces transformations nécessite un texte et la mise en œuvre d’un parcours.


NOTES

1 Rastier F. (2001), Arts et sciences du texte, Paris, PUF, p. 100.

2 Carleton, W. [1847] (1996), The Black Prophet, Poole, Woodstock Books.

3 Rastier F. (2003), « Parcours de production et d’interprétation - pour une conception unifiée dans une sémiotique de l’action » in Parcours énonciatifs et parcours interprétatifs. Théorie et applications, Gap, Ophrys, p. 228.

4 Benveniste E. (1974), « La forme et le sens dans le langage », Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, t. II, p. 227. « Coaptation » de coaptare « ajuster » s’emploie dans le domaine de la chirurgie : ajustement des bords d’une plaie ; et dans celui de la biologie : dispositif organique formé de parties séparées et agencées fonctionnellement. (Grand Robert)

5 Bouquet S. (1997), Introduction à la lecture de Saussure, Paris, Payot, p. 328.

6 Rastier F. (2001), « Des signes aux plans du langage », in Cahiers Ferdinand de Saussure, Genève, Droz, pp. 177-200 p. 187.

7 C. Chollier et F. Roger, Essais de sémantique interprétative, voir études du passage de The Whereabouts of Eneas McNulty de Sebastian Barry. Voir Volume III.

8 Le Ny J.F. (2005), Comment l’esprit produit du sens, Paris Odile Jacob, pp. 242 et 289. Les expériences reposent sur l’existence des traits sémantiques.

9 Dans un sens différent de celui que Peirce donne à ce mot. Sa « connaissance collatérale » équivaut à la valeur chez Saussure pour qui le concept s’applique forcément à un signe linguistique.

10 F. Rastier , Sémantique pour l’analyse, Glossaire 1994, p. 222

11 Arrivé M. (1994), Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, Paris, PUF, pp. 81-130.

12 Le Ny (2005), Comment l’esprit produit du sens, p. 339-341.

13 Hébert L. (2001), Introduction à la sémantique des textes, Paris, Champion, p. 53.

14 Schaeffer en ajoute une troisième, entre les deux autres, l’attitude essentialiste, formatée sur le paradigme biologique opposant l’essence (le genre) et le principe génétique (les textes), caractéristique du XIXe siècle, et de ses représentants (Hegel et Brunetière). Voir Jean-Marie Schaeffer (1986), « Du texte au genre », in Gérard Genette et alii, Théorie des genres, Paris, Seuil ; du même auteur, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?(1989), Paris, Seuil. ; Gérard Genette, « Introduction à l’architexte », Théorie des genres ; Antoine Compagnon, Cours sur « la notion de genre », publié en ligne sur le site http://www.fabula.org//.

15 Journée Scientifique « Sensibilisation aux outils informatiques et statistiques d’aide à l’analyse des textes », Reims, Cirlep, 16 février 2001.

16 et peut être visible si l’on pense à l’absence de ponctèmes comme les tirets ou les points d’exclamation, d’interrogation ou de suspension.

17 Rastier F., Arts et sciences du texte, p. 299.

18 Rastier F. (1999), « Des genres à l’intertexte », Cahiers de praxématiques33, 83-111, p. 93.

19 Rastier F. (1994), Sémantique pour l’analyse, Paris, Masson, p. 176.

20 Rastier, F. (1989), Sens et Textualité, Paris, Hachette, p. 109.

21 Voir Volume III.

22 C. Chollier et F. Roger, Essais de sémantiques interprétatives. Voir Volume III.

23 Genette G. (1987), Seuils, Paris, Seuil, pp. 208-12.

24 Heaney S. (1980), Selected Poems, London, Faber and Faber, p. 116.

25 La pause à l’oral et les indications de chapitre à l’écrit ont, il est vrai, une fonction démarcative. Mais elles sont données indépendamment du processus dynamique de l’interprétation.

26 Rastier F. (2001), Arts et sciences du texte, p. 44.

27 Ibid., p. 45.

28 Greimas A. (1986), Sémantique structurale, Paris, PUF, p . 8.

29 Rastier F. (2001), Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF, p. 206.

30 Petitot-Cocorda J. (1985), Morphogenèse du sens. Pour un schématisme de la structure, Paris, PUF

31 Cadiot P., Visetti Y.M. (2001), Pour une théorie des formes sémantiques. Motifs, profils, thèmes, Paris, PUF, p. 70.

32 Rastier F. (1989), Sens et textualité, Paris, Hachette, p. 9.

33 Rastier F. (1991), Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF, pp. 205-223 pour des références bibliographiques sur ces travaux et un traitement détaillé de la perception sémantique, en particulier p. 210.

34 Voir les travaux de Simone Doctors, Cirlllep, Reims, sur leur influence dans l’apprentissage des langues secondes.

35 Barry S. (1998), The Whereabouts of Eneas McNulty, London, Picador, p. 129.

36 Somerville & Ross [1928] (2000), The Irish R.M., London, Abacus, p.132.

37 Corkery D . (1931), Synge and Anglo-Irish Literature, Cork, Cork University Press, p. 7-8. Ce passage est cité par Seamus Deane (1997), Strange Country, Oxford, Oxford University Press, pp. 151-152.

38 Sebastian Barry (1998), The Whereabouts, p. 129-130.

39 Edgeworth Maria (1802), « Essay on Irish Bulls » , Tales and Novels by Maria Edgeworth, 10 vols, Vol. IV (1870), London. Cité par Crowley T., The Politics of Language in Ireland 1366-1922, London, Routledge, pp. 135-137.

40 Rastier F. (2001), Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF, p. 221.

41 Rastier, 2001, p. 212

42 Rastier F. (2001), Arts et sciences du texte, p. 48.

43 Ibid., glossaire p. 302. Pour une discussion de cette définition et quelques analyses de chiasmes : Ballabriga Michel (2002), « Rythmes sémantiques et interprétation : étude de chiasmes » in Champs du signe, Toulouse, Éditions Universitaires du Sud.

44 MacNeice Louis (1979), Collected Poems, London, Faber and Faber, p. 96.

45 Greimas A.J. (1986), Sémantique structurale, p. 15.


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©  juin 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : CANON-ROGER, Françoise. Littérature et linguistique 2, Diversité des textes. Texto! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°2. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Reperes/Themes/Canon-Roger/Canon-Roger2.html>. (Consultée le ...).