SÉMANTIQUE
D’UN MOT VEDETTE ET DE SES CORRÉLATS EN CONTEXTE
DANS
LES CORPUS LITTÉRAIRES NUMÉRISÉS
- Sur l’isotopie montagnarde, de Chateaubriand à Gracq -
Thierry MÉZAILLE
(Document de travail)
La méthode d’exploration de la banque textuelle constituée des données fournies par le logiciel lexicométrique Hyperbaseconsiste à choisir un mot qui n’ait ni des fréquences surélevées (voilà pourquoi pour glacier on s’est interdit de relever des attestations de la même racine glac- qui eût été aussi pertinente, mais pléthorique), ni une rareté qui le rendrait absent de tel ou tel genre. Puis à le considérer comme un instrument permettant de parcourir des textes divers et variés, en établissant son sens contextuel, pour ensuite classer les divers extraits obtenus en fonction de leur contenu par rapport au genre. À ces deux titres, glacier(s) est un bon candidat. Il n’est remarquablement attesté que dans les classiques de la littérature romanesque et poétique des XIXe et XXe siècles. Ajoutons aussitôt que la présente étude ne saurait prétendre à l’exhaustivité, ne serait-ce que pour des raisons matérielles ; il n’est que de songer aux corpus d’ouvrages pratiques sur la Montagne pour mesurer les lacunes actuelles de la numérisation.Une fois écarté le problème de sa polysémie (notamment, par opposition mésogénérique à /montagne/, le sème /commerce/ actualisé par exemple chez Balzac : « La cuisinière fit appeler le mulâtre pour payer la note du glacier »), l’enjeu réside dans le relevé et le classement des afférences contextuelles, en fonction de différences relatives au genre (roman et poésie).
L’enquête lexico-sémantique [1] peut être poursuivie avec un corrélat contigu (parmi d’autres, tels les différents escarpements, que l’on n’a fait que souligner) ; de glacier(s) il est licite de passer à avalanche(s), crédité d’un nombre similaire d’occurrences (environ 130) qui se trouvent globalement dans les mêmes contextes littéraires. Néanmoins, on relèvera des différences d’emplois significatives.
Les oppositions respectives /statisme-duratif/ + /en haut/ vs /dynamisme-ponctuel/ + /vers le bas/, qui distinguent ce qu’il est convenu d’appeler une entité et un processus, ne tracent qu’une forme se détachant sur ce fond culturel des hauteurs glacées et neigeuses. Ajoutons que de par son acception « figurée » signifiant la multiplicité, l’avalanche a plus souvent le statut de comparant (cosmique d’un comparé sentimental ou banalement concret) que le glacier.
***
La première paire d’isotopies consiste en /voyage/ et /exotisme/, dans Les Mémoires d’Outre-Tombe [2], relatant pour l’essentiel le « voyage de Paris aux Alpes de Savoie, 1803 ». Ce genre du témoignage cultive le réalisme empirique, qu’accrédite l’usage du présent de vérité générale dont la valeur imperfective confère un style de documentaire :
Quand
les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés
de glaces, le Savoyard se met à l’abri dans son temple
champêtre et prie. […] Les monts des deux côtés
se dressent ; leurs flancs deviennent perpendiculaires ; leurs
sommets stériles commencent à présenter quelques
GLACIERs : des torrents se précipitent et vont grossir
l’Arche qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on
remarque une cascade légère qui tombe avec une grâce
infinie sous un rideau de saules. […]
Plus
j’étais heureux à Cauterets, plus la mélancolie
de ce qui était fini me plaisait. La vallée étroite
et resserrée est animée d’un gave ; au delà de
la ville et des fontaines minérales, elle se divise en deux
défilés dont l’un, célèbre par
ses sites, aboutit au pont d’Espagne et aux GLACIERs. Je me trouvai
bien des bains; j’achevais seul de longues courses, en me croyant
dans les escarpements de la Sabine. [Remémoration des « monts
lointains de la Sabine », qui sont à l’horizon de
Rome, lit-on quelques pages auparavant.] [3]
Les
Suisses sont-ils aujourd'hui ce qu'ils étaient à
l'époque de la conquête de leur indépendance ?
Ces sentiers des ours, ces rochers des gémissements
(hackenmesser) voient rouler des calèches où Tell et
ses compagnons bondissaient, l'arc à la main, d'abîme
en abîme : moi-même suis-je un voyageur en harmonie
avec ces lieux ? […] Demain, du haut du Saint-Gothard, je saluerai
de nouveau cette Italie que j’ai saluée du sommet du Simplon
et du Mont-Cenis. Mais à quoi bon ce dernier regard jeté
sur les régions du midi et de l’aurore! Le pin des GLACIERs
ne peut descendre parmi les orangers qu’il voit au-dessous de lui
dans les vallées fleuries. […] D’Altorf ici, une vallée
entre les montagnes rapprochées, comme on en voit partout ; la
Reuss bruyante au milieu. A l’auberge du Cerf, un petit étudiant
allemand qui vient des GLACIERs du Rhône et qui me dit : « Fous
fenir l’Altorf ce madin ? allez fite! » Il me croyait à
pied comme lui, puis, apercevant mon char à bancs : « Oh!
tes chefals! c’être autré chosse. » Si
l’étudiant voulait troquir ses jeunes jambes contre mon char
à bancs et mon plus mauvais char de gloire, avec quel plaisir
je prendrais son bâton, sa blouse grise et sa barbe blonde! Je
m’en irais aux GLACIERs du Rhône ; je parlerais la langue de
Schiller à ma maîtresse, et je rêverais creusement
la liberté germanique, lui, il cheminerait vieux comme le
temps, ennuyé comme un mort, détrompé par
l’expérience, s’étant attaché au cou, comme
une sonnette, un bruit dont il serait plus fatigué au bout
d’un quart d’heure que du fracas de la Reuss. […] Après
avoir franchi le pont du Saut du prêtre, et contourné le
mamelon du village de Wasen, on reprend la rive droite de la Reuss ;
à l’une et l’autre orée, des cascades blanchissent
parmi des gazons tendus comme des tapisseries vertes sur le passage
des voyageurs. Par un défilé on aperçoit
le GLACIER de Rauz qui se lie aux GLACIERs de la Furca. […] Le
dernier rang de montagnes enclavant la province de Salzbourg domine
la région arable. Le Tauern a des GLACIERs, son plateau
ressemble à tous les plateaux des Alpes, mais plus
particulièrement à celui du Saint-Gothard. Sur ce
plateau encroûté d’une mousse roussâtre et
gelée, s’élève un calvaire : consolation
toujours prête, éternel refuge des infortunés.
Autour de ce calvaire sont enterrées les victimes qui
périssent au milieu des neiges. Quelles étaient les
espérances des voyageurs passant comme moi dans ce lieu quand
la tourmente les surprit ? Qui sont-ils ? Qui les a pleurés ?
Autant d’interrogations qui font déboucher la description présentée comme objective (cf. l’usage du présent duratif et narratif) sur l’intériorité affective. Soit un autre aspect de la Nature romantique, idéalisée, dans son innocence primitive et ses clichés culturels (Altorf, patrie de Guillaume Tell). Abordons la thématique du corrélat. On passe de la nature dangereuse, remémorée dans le cadre du voyage alpin :
Soutenu en l’air par des murs le long des masses graniteuses, le chemin, torrent immobile, circule parallèle au torrent mobile de la Reuss. Çà et là, des voûtes en maçonnerie ménagent au voyageur un abri contre l’AVALANCHE ; on vire encore quelques pas dans une espèce d’entonnoir tortueux, et tout à coup, à l’une des volutes de la conque, on se trouve face à face du pont du Diable. […] La dernière fois que je traversai le Simplon, j’allais en ambassade à Rome ; je suis tombé ; les pâtres que j’avais laissés au haut de la montagne y sont encore : neiges, nuages, rochers ruiniques, forêts de pins, fracas des eaux, environnent incessamment la hutte menacée de l’AVALANCHE. La personne la plus vivante de ces chalets est la chèvre. Pourquoi mourir ? je le sais. Pourquoi naître ? je l’ignore. […] Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages, montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie détruit ma vie. Même chose m’arrive à l’égard des sociétés et des hommes. Les chemins modernes, que le Simplon a enseignés et que le Simplon efface, n’ont pas l’effet pittoresque des anciens chemins. Ces derniers, plus hardis et plus naturels n’évitaient aucune difficulté ; ils ne s’écartaient guère du cours des torrents ; ils montaient et descendaient avec le terrain, gravissaient les rochers, plongeaient dans les précipices, passaient sous les AVALANCHEs, n’ôtant rien au plaisir de l’imagination et à la joie des périls.
au comparant hyperbolique dans le domaine militaire :
Murat, Berthier et Bessières se tenaient debout à ses côtés, silencieux et immobiles. Il ne donna point d’ordre, et monta à cheval le 25 au matin, pour examiner la position de l’armée russe. A peine était-il sorti que roula jusqu’à ses pieds un éboulis de Cosaques. La vivante AVALANCHE avait franchi la Luja, et s’était dérobée à la vue, le long de la lisière de bois. Tout le monde mit l’épée à la main, l’empereur lui-même. Si ces maraudeurs avaient eu plus d’audace, Bonaparte demeurait prisonnier. A Malojaroslawetz incendié, les rues étaient encombrées de corps à moitié grillés, coupés, sillonnés, mutilés par les roues de l’artillerie, qui avait passé sur eux.
On retrouvera ce contexte non seulement chez Vigny évoquant une bataille marine :
Un soir surtout, il y avait eu une prise nouvelle d'un brick français; je l'avais vu périr de loin, sans que l'on pût sauver un seul homme de l'équipage, et, malgré la gravité et la retenue des officiers, il m'avait fallu entendre les cris et les hourras des matelots qui voyaient avec joie l'expédition s'évanouir et la mer engloutir goutte à goutte cette AVALANCHE qui menaçait d'écraser leur patrie. (Servitude et grandeur militaires)
mais dans la prose décadente, fin de siècle, chez Huysmans :
Tout disparut dans la poussière des galops, dans la fumée des incendies. Les ténèbres se firent et les peuples consternés tremblèrent, écoutant passer, avec un fracas de tonnerre, l’épouvantable trombe. La horde des Huns rasa l’Europe, se rua sur la Gaule, s’écrasa dans les plaines de Châlons où Aétius la pila dans une effroyable charge. La plaine, gorgée de sang, moutonna comme une mer de pourpre, deux cent mille cadavres barrèrent la route, brisèrent l’élan de cette AVALANCHE qui, déviée, tomba, éclatant en coups de foudre, sur l’Italie où les villes exterminées flambèrent comme des meules. (A Rebours)
La culpabilité militaire ne fait pas de doute, contrairement à cet extrait de Jettatura de Gautier :
Je suis innocent comme la foudre, comme l'AVALANCHE, comme le mancenillier, comme toutes les forces destructives et inconscientes.
Or un autre conte fantastique, Avatar, présente à l’incipit le maladif Octave de Saville en indexant a contrario le héros à /modération/, par négation des excès et extravagances, dont le comparant montagnard est porteur, selon un cliché romantique :
Ayant fort peu usé des plaisirs, Octave ne pouvait en être dégoûté ; il n’était ni splénétique, ni romanesque, ni athée, ni libertin, ni dissipateur ; sa vie avait été jusqu’alors mêlée d’études et de distractions comme celle des autres jeunes gens ; il s’asseyait le matin au cours de la Sorbonne, et le soir il se plantait sur l’escalier de l’Opéra pour voir s’écouler la cascade des toilettes. On ne lui connaissait ni fille de marbre ni duchesse, et il dépensait son revenu sans faire mordre ses fantaisies au capital – son notaire l’estimait – ; c’était donc un personnage tout uni, incapable de se jeter au GLACIER de Manfred ou d’allumer le réchaud d’Escousse [4]. Quant à la cause de l’état singulier où il se trouvait et qui mettait en défaut la science de la Faculté nous n’osons l’avouer, tellement la chose est invraisemblable à Paris, au XIXe siècle, et nous laissons le soin de la dire à notre héros lui-même.
Quant au portrait du visage féminin qu’il admire, l’isotopie /poéticité/ repose sur les comparants mésogénériques /peinture/, /sculpture/, /mythologie/, /montagne/ (souligné) [5], d’autant que la comtesse lituanienne Prascovie Labinska ainsi décrite au chapitre suivant vit dans un luxe anglais et un milieu artistique italien :
D’épais bandeaux blonds crêpelés, dont les annelures formaient comme des vagues de lumière, descendaient en nappes opulentes des deux côtés de son front plus blanc et plus pur que la neige vierge tombée dans la nuit sur le plus haut sommet d’une Alpe ; des cils longs et déliés comme ces fils d’or que les miniaturistes du Moyen Age font rayonner autour des têtes de leurs anges, voilaient à demi ses prunelles d’un bleu vert pareil à ces lueurs qui traversent les GLACIERs par certains effets de soleil [6] ; sa bouche, divinement dessinée, présentait ces teintes pourprées qui lavent les valves des conques de Vénus, et ses joues ressemblaient à de timides roses blanches que ferait rougir l’aveu du rossignol ou le baiser du papillon ; aucun pinceau humain ne saurait rendre ce teint d’une suavité, d’une fraîcheur et d’une transparence immatérielles, dont les couleurs ne paraissaient pas dues au sang grossier qui enlumine nos fibres ; les premières rougeurs de l’aurore sur la cime des sierras Nevadas, le ton carné de quelques camélias blancs, à l’onglet de leurs pétales, le marbre de Paros [7], entrevu à travers un voile de gaze rose, peuvent seuls en donner une idée lointaine.
Avant Gautier, Balzac utilisait le cadre nordique et immaculé mais au sens littéral (non comme comparant). À l’incipit de Séraphîta, il sert d’écrin à une figure angélique féminine bien qu’androgyne dans ce roman de 1834 [8]. En sorte que comme dans le conte fantastique précédent, mais en dépit de l’absence de l’expérience de magnétisme, le réalisme demeure ici transcendant. Bien que le « détail » cosmique des glaciers n’ait pas le statut de comparant artistique, la Nature qu’il symbolise à lui seul sert ainsi de médiatrice entre le terrestre et le céleste :
Sous ces abris, il était facile d’apercevoir les sauvages nudités du Falberg, de comparer l’infini de la pleine mer à la goutte d’eau du golfe écumeux, d’écouter les vastes épanchements de la Sieg, dont la nappe semblait de loin immobile en tombant dans sa coupe de granit bordée sur trois lieues de tour par les GLACIERs du nord, enfin tout le paysage où vont se passer les surnaturels et simples événements de cette histoire. L’hiver de 1799 à 1800 fut un des plus rudes dont le souvenir ait été gardé par les Européens, la mer de Norvège se prit entièrement dans les Fjords, où la violence du ressac l’empêche ordinairement de geler. [...] Quelques écueils de formes fantastiques en défendent l'entrée aux vaisseaux. Les intrépides enfants de la Norvège peuvent, en quelques endroits, sauter d'un roc à un autre sans s'étonner d'un abîme profond de cent toises, large de six pieds. Ce dangereux goulet se dirige vers la droite par un mouvement de serpent, y rencontre une montagne élevée de trois cents toises au-dessus du niveau de la mer, et dont les pieds forment un banc vertical d'une demi-lieue de longueur, où l'inflexible granit ne commence à se briser, à se crevasser , à s'onduler, qu'à deux cents pieds environ au-dessus des eaux. […] Le Fjord est fermé dans le fond par un bloc de gneiss couronné de forêts, d'où tombe en cascades une rivière qui à la fonte des neiges devient un fleuve, forme une nappe d'une immense étendue, s'échappe avec fracas en vomissant de vieux sapins et d'antiques mélèzes [...] Mais les dangers de la moindre course retenaient au logis les plus intrépides chasseurs, qui craignaient de ne plus reconnaître sous la neige les étroits passages pratiqués au bord des précipices , des crevasses ou des versants. Aussi nulle créature n'animait-elle ce désert blanc où régnait la bise du pôle, seule voix qui résonnât en de rares moments. Le ciel, presque toujours grisâtre, donnait au lac les teintes de l'acier bruni. [...] Quel œil assez vif eût d'ailleurs pu soutenir l'éclat de ce précipice garni de cristaux étincelants, et les rigides reflets des neiges à peine irisées à leurs sommets par les rayons d'un pâle soleil […] Par une matinée où le soleil éclatait au sein de ce paysage en y allumant les feux de tous les diamants éphémères produits par les cristallisations de la neige et des glaces, deux personnes passèrent sur le golfe, le traversèrent et volèrent le long des bases du Falberg […] Arrête-moi, Séraphîtüs, dit une pâle jeune fille, et laisse-moi respirer. Je n'ai voulu regarder que toi en côtoyant les murailles de ce gouffre ; autrement, que serais-je devenue ? Mais aussi ne suis-je qu'une bien faible créature ; tous deux ils firent siffler sur la neige de longues planches attachées à leurs pieds, et parvinrent sur la première plinthe que le hasard avait nettement dessinée sur le flanc de cet abîme . […] En un moment, leurs patins furent rattachés, et tous deux descendirent le Falberg par les pentes rapides qui l'unissaient aux vallées de la Sieg. Une intelligence miraculeuse présidait à leur course, ou, pour mieux dire, à leur vol. Quand une crevasse couverte de neige se rencontrait Séraphîtüs saisissait Minna et s'élançait par un mouvement rapide sans peser plus qu'un oiseau sur la fragile couche qui couvrait un abîme . Minna jeta vivement un regard à ses pieds, et cria soudain comme un enfant qui aurait rencontré un tigre. L'horrible sentiment des abîmes l'avait envahie, et ce seul coup d'œil avait suffi pour lui en communiquer la contagion. [...] Je meurs, mon Séraphîtüs, n'ayant aimé que toi, dit-elle en faisant un mouvement machinal pour se précipiter . […] Les Anges fléchissaient le genou pour célébrer sa gloire, les Esprits fléchissaient le genou pour attester leur impatience; on fléchissait le genou dans les abîmes en frémissant d'épouvante. Un grand cri de joie jaillit comme jaillirait une source arrêtée qui recommence ses milliers de gerbes florissantes où se joue le soleil en parsemant de diamants et de perles les gouttes lumineuses, à l'instant où le Séraphin reparut flamboyant […]
N.B. : Nerval thématise aussi ce décor nordique et mystique, mais sans lexicaliser ni ‘glacier’ ni ‘crevasse’. Bref, un tel passage parallèle échappe à la requête par mots clés :
Une mélancolie pleine de douceur me fit voir les brumes colorées d'un paysage de Norvège éclairé d'un jour gris et doux. Les nuages devinrent transparents, et je vis se creuser devant moi un abîme profond où s'engouffraient tumultueusement les flots de la Baltique glacée. Il semblait que le fleuve entier de la Neva, aux eaux bleues, dût s'engloutir dans cette fissure du globe. Les vaisseaux de Cronstadt et de Saint-Pétersbourg s'agitaient sur leurs ancres, prêts à se détacher et à disparaître dans le gouffre , quand une lumière divine éclaira d'en haut cette scène de désolation. (Aurélia) [9]
Rien de commun avec le réalisme empirique du Médecin de campagne (1833). Localement, l’isotopie /chasse/ favorise la transition du mal-être dans le milieu agricole au bien-être dans les hauteurs de Grenoble, du Rhône et de la Savoie :
Butifer pressa le canon de son arme par un mouvement convulsif. « Vous avez raison, monsieur le maire, dit-il. J’ai tort, j’ai rompu mon ban, je suis un chien. Mon fusil doit aller chez vous, mais vous aurez mon héritage en me le prenant. Le dernier coup que tirera l’enfant de ma mère atteindra ma cervelle! Que voulez-vous! j’ai fait ce que vous avez voulu, je me suis tenu tranquille pendant l’hiver ; mais au printemps, la sève a parti. Je ne sais point labourer, je n’ai pas le cœur de passer ma vie à engraisser des volailles ; je ne puis ni me courber pour biner des légumes, ni fouailler l’air en conduisant une charrette, ni rester à frotter le dos d’un cheval dans une écurie ; il faut donc crever de faim ? Je ne vis bien que là-haut, dit-il après une pause en montrant les montagnes. J’y suis depuis huit jours, j’avais vu un chamois, et le chamois est là, dit-il en montrant le haut de la roche, il est à votre service! Mon bon monsieur Benassis, laissez-moi mon fusil. Écoutez, foi de Butifer, je quitterai la commune, et j’irai dans les Alpes, où les chasseurs de chamois ne me diront rien ; bien au contraire, ils me recevront avec plaisir, et j’y crèverai au fond de quelque GLACIER. Tenez, à parler franchement, j’aime mieux passer un an ou deux à vivre ainsi dans les hauts, sans rencontrer ni gouvernement, ni douanier, ni garde champêtre, ni procureur du Roi, que de croupir cent ans dans votre marécage.
Or un tel individualisme incarne doxalement un anti-héros (dont la parlure est frappée du sceau de /dégradation/, indexant aussi son sort), dans la mesure où au niveau global la thèse du roman plaide pour le respect de l’autorité, en s’engageant politiquement pour un pouvoir fort et contre-révolutionnaire. L’évasion dans les hauteurs vantée par le braconnier équivaut alors à une désertion. Au moral comme au physique, elle constitue donc une souillure (cf. Lélia ci-dessous où Sténio chante les purs sommets « que la sandale du chasseur n'a point souillée »).
Aucune trace de surnaturel non plus dans La Femme de trente ans (1834), où le sème /hauteur inaccessible/ (épithète lexicalisée infra au titre de corrélat du mot vedette) fonde la comparaison avec l’amour idéalisé – dans une sorte de métaphore métonymique, du lieu au sentiment [10]. L’engagement du romancier provient de cette analyse de « l’entente de deux belles âmes », à l’unisson de la nature, mais en butte à la morale sociale :
Un soir, les deux amants étaient seuls, assis l'un près de l'autre, en silence, et occupés à contempler une des plus belles phases du firmament, un de ces ciels purs dans lesquels les derniers rayons du soleil jettent de faibles teintes d'or et de pourpre. En ce moment de la journée, les lentes dégradations de la lumière semblent réveiller les sentiments doux, nos passions vibrent mollement et nous savourons les troubles de je ne sais quelle violence au milieu du calme. En nous montrant le bonheur par de vagues images, la nature nous invite à en jouir quand il est près de nous, ou nous le fait regretter quand il a fui. […] Ils se penchèrent ensemble pour voir un de ces majestueux paysages pleins de neige, de GLACIERs, d’ombres grises qui teignent les flancs de montagnes fantastiques ; un de ces tableaux remplis de brusques oppositions entre les flammes rouges et les tons noirs qui décorent les cieux avec une inimitable et fugace poésie, magnifiques langes dans lesquels renaît le soleil, beau linceul où il expire. En ce moment, les cheveux de Juliette effleurèrent les joues de Vandenesse ; elle sentit ce contact léger, elle en frissonna violemment, et lui plus encore ; car tous deux étaient graduellement arrivés à une de ces inexplicables crises où le calme communique aux sens une perception si fine, que le plus faible choc fait verser des larmes et déborder la tristesse si le cœur est perdu dans ces mélancolies, ou lui donne d’ineffables plaisirs s’il est perdu dans les vertiges de l’amour.
Mais le corpus balzacien est à l’évidence bien plus riche concernant le corrélat neigeux, crédité d’une fréquence remarquable (26 occurrences). Son statut de comparant est toujours dysphorique, ce qui semble expliquer qu’il ne se trouve pas dans les mêmes romans que le mot vedette, ni dans le même contexte, concernant l’extrait suivant :
D’ailleurs, ces souffrances ne sont jamais confiées : pour en consoler une femme, il faut savoir les deviner, car, toujours amèrement embrassées et religieusement ressenties, elles demeurent dans l’âme comme une AVALANCHE qui, en tombant dans une vallée, y dégrade tout avant de s’y faire une place. (ibid.)
Étrange effet des fausses positions où nous jettent les moindres contresens commis dans la vie ! Augustine ressemblait alors à un pâtre des Alpes surpris par une AVALANCHE : s’il hésite, ou s’il veut écouter les cris de ses compagnons, le plus souvent il périt. (La maison du Chat-qui-pelote)
L’éducation moderne est fatale aux enfants, reprit le comte. Nous les bourrons de mathématiques, nous les tuons à coups de science, et les usons avant le temps. Il faut vous reposer ici, me dit-il, vous êtes écrasé sous l’AVALANCHE d’idées qui a roulé [11] sur vous. (Le Lys dans la vallée)
Ce danger, qui roulait comme une AVALANCHE, et qu’il fallait prévenir, donna des ailes à Marthe. (Une ténébreuse affaire)
La condition sine qua non de l’élection de ce juge, tenu de juger les AVALANCHEs de procès commerciaux qui roulent incessamment dans la capitale, est d’avoir beaucoup de peine à conduire ses propres affaires. (César Birotteau)
Schmucke fit retourner Pons vers le boulevard du Temple ; et Pons se laissa conduire, car le malade était dans la situation de ces lutteurs qui ne comptent plus les coups. Le hasard voulut que rien ne manquât en ce monde contre le pauvre musicien. L’AVALANCHE qui roulait sur lui devait tout contenir : la chambre des pairs, la chambre des députés, la famille, les étrangers, les forts, les faibles, les innocents ! […] Elle appartenait donc trop à la famille pour ne pas avoir des raisons de s’en venger. Ce désir de jouer à l’orgueilleuse et ambitieuse présidente le tour d’être la cousine de Monsieur, devait cacher une de ces haines sourdes, engendrée par un de ces graviers qui font les AVALANCHEs. (Le cousin Pons)
Ainsi, accablée sous le poids de dettes énormes, la duchesse s’était ordonnée à elle-même, absolument comme Napoléon oubliait et reprenait à volonté le fardeau de ses pensées, de ne songer à cette AVALANCHE de soucis qu’en un seul moment et pour prendre un parti définitif. […] M. Chesnel, il s’agit de la France ! il s’agit du pays, il s’agit du peuple, il s’agit d’apprendre à messieurs vos nobles qu’il y a une justice, des lois, une bourgeoisie, une petite noblesse qui les vaut et qui les tient ! On ne fourrage pas dix champs de blé pour un lièvre, on ne porte pas le déshonneur dans les familles en séduisant de pauvres filles, on ne doit pas mépriser des gens qui nous valent, on ne se moque pas d’eux pendant dix ans, sans que ces faits ne grossissent, ne produisent des AVALANCHEs, et ces AVALANCHEs tombent, écrasent, enterrent messieurs les nobles. (Le cabinet des antiques)
Cette rude tirade, prononcée avec les accents divers des passions qu’elle exprimait, tomba comme une AVALANCHE de neige dans le cœur de Lucien et y mit un froid glacial. Il demeura debout et silencieux pendant un moment. (Les illusions perdues)
Ce fut une AVALANCHE de suppositions noyée dans les raisonnements des deux employés qui se renvoyèrent l’un à l’autre des tartines de bêtises. […] Il m’est arrivé deux fois dans ma vie d’être ainsi couché sous une AVALANCHE de niaiseries, j’ai laissé passer. (Les employés)
Il mourut sans que personne l’eût jamais soupçonné de se remémorer les chapitres les plus chauds de son roman avec la princesse Goritza, tant que duraient ces AVALANCHEs de niaiseries. (La vieille fille)
Quand elle eut acquis son fonds de ridicules, et que, trompée par ses adorateurs enchantés, elle crut avoir acquis des grâces nouvelles, elle eut un moment de réveil terrible qui fut comme l’AVALANCHE tombée de la montagne. (La Muse du département)
Le comparé peut être idéalement abstrait ou trivialement concret :
Aux regards de Félicité, Béatrix devina l’adoration intérieure qu’elle inspirait à son voisin et qu’il était indigne d’elle d’encourager, elle jeta donc sur Calyste en temps opportun un ou deux regards répressifs qui tombèrent sur lui comme des AVALANCHEs de neige. L'infortuné se plaignit à Mlle des Touches par un regard où se devinaient des larmes gardées sur le cœur avec une énergie surhumaine. (Béatrix)
Elle frotta les meubles, leur rendit leur lustre, et tint tout au logis dans une propreté digne de la Hollande. Elle dirigea ces AVALANCHEs de linge sale et ces déluges qu’on appelle les lessives et qui, selon l’usage des provinces, ne se font que trois fois par an. (La Rabouilleuse)
On note aussi que la péjoration provient davantage de la liquéfaction résultative, ou des effets d’un feu contraire provenant du volcan contigu de la glace, comme chez Verne, mais ici dans un contexte peignant l’excès, d’ordre moral :
[…] montrez un précipice à un Polonais, il s'y jette aussitôt. Ce peuple croit pouvoir enfoncer tous les obstacles et en sortir victorieux. […] Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peuple slave, a-t-il dans le caractère les enfantillages et l’inconstance des nations imberbes. Il possède le courage, l’esprit de la force; mais, frappés d’inconsistance, ce courage et cette force, cet esprit n’ont ni méthode ni esprit, car le Polonais offre une mobilité semblable à celle du vent qui règne sur cette immense plaine coupée de marécages ; s’il a l’impétuosité des chasse-neige, qui tordent et emportent des maisons, de même que ces terribles AVALANCHEs aériennes, il va se perdre dans le premier étang venu, dissous en eau. […] Je suis engagé, répondit-il, et j’aime une femme contre laquelle aucune autre ne peut prévaloir. Mais vous êtes et vous serez toujours la mère que j’ai perdue. Ce mot versa comme une AVALANCHE de neige sur ce cratère flamboyant. Lisbeth s’assit, […] et de petites larmes aussitôt séchées mouillèrent pour un moment ses yeux. […] la cousine Bette l'effraya. La physionomie de la Lorraine était devenue terrible […]. Elle avait glissé sa main crochue entre son bonnet et ses cheveux pour les empoigner et soutenir sa tête, devenue trop lourde ; elle brûlait! La fumée de l'incendie qui la ravageait semblait passer par ses rides comme par autant de crevasses labourées par une éruption volcanique. Ce fut un spectacle sublime. (La cousine Bette)
Même quand il est question des sciences naturelles, le thème géologique se développe toujours en tant que comparant (qui plus est encore sur /résultatif/), ici de l’histoire des mœurs :
Les vicissitudes de la vie sociale ou privée sont engendrées par un monde de petites causes qui tiennent à tout. Le savant est obligé de déblayer les masses d’une AVALANCHE, sous laquelle ont péri des villages pour vous montrer les cailloux détachés d’une cime qui ont déterminé la formation de cette montagne de neige. […] On l’accabla bientôt sous l’AVALANCHE de l’oubli, sous ce mot terrible : Il n’est content de rien !Le mot de ceux qui se sont repus pendant la sédition. […] De la sphère paysanne, ce drame va donc s’élever jusqu’à la haute région des bourgeois de Soulanges et de La-Ville-aux-Fayes, curieuses figures dont l’apparition dans le sujet, loin d’en arrêter le développement, va l’accélérer, comme des hameaux englobés dans une AVALANCHE en rendent la course plus rapide. (Les Paysans)
Rares sont les contextes où la péjoration du comparant s’atténue, sans aller cependant jusqu’à disparaître :
La poésie était dans Flavie et non pas dans l’ode de même que le bruit n’est pas l’AVALANCHE, quoiqu’il la détermine. Un jeune officier, deux fats, un banquier, un maladroit petit jeune homme et le pauvre Colleville étaient de tristes essais. […] Une réaction d’envie allait son train d’AVALANCHE en Cérizet. Dutocq se trouvait à la merci de son expéditionnaire enrichi. Théodose eût voulu brûler ses deux commanditaires et leurs papiers dans deux incendies. (Les petits bourgeois)
Enfin, un autre corrélat montagnard confirme la dysphorie des lieux sur l’isotopie /pathologie/ consécutive au maléfice du talisman :
Raphaël, ayant gravi les rochers, s'était assis dans une crevasse pleine de mousse d'où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des eaux à son habitation. […] Pénétré d'horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu'au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur (La Peau de chagrin).
Les hauteurs blanches, fortement teintées de religiosité et de romantisme, requièrent plus ample contextualisation dans Lélia(1833) [12], héroïne éponyme interpellée par Sténio, qui stigmatise sa « perversité de cœur » par le mal d’amour qu’elle lui inflige :
Peut-on aimer Dieu comme vous faites et détester si cruellement ses œuvres ? Comment accorder ce mélange de foi sublime et d'impiété endurcie, ces élans vers le ciel et ce pacte avec l'enfer ? Encore une fois, d’où venez-vous, Lélia ? Quelle mission de salut ou de vengeance accomplissez-vous sur la terre ? Hier, à l’heure où le soleil descendait derrière le GLACIER, noyé dans des vapeurs d’un rose bleuâtre [13], alors que l’air tiède d’un beau soir d’hiver glissait dans vos cheveux et que la cloche de l’église jetait ses notes mélancoliques aux échos de la vallée ; alors, Lélia, je vous le dis, vous étiez vraiment la fille du ciel. […] et il se reprochait avec effroi d’avoir pu la quitter pendant plusieurs heures, quoiqu’il l’eût entraînée partout avec lui dans ses courses, quoiqu’il eût rempli d’elle les monts et les nuages, quoiqu’il eût peuplé de son souvenir et embelli de ses apparitions les cimes les plus inaccessibles au pied de l’homme, les espaces les plus insaisissables à son espérance. Son regard brillait comme le soleil levant et les premiers feux du jour, qui coloraient le GLACIER, embrasaient aussi d’un reflet splendide le visage imposant du prêtre. […] Son regard morne plongeait dans le gouffre et en mesurait la profondeur, tandis que ses mains distraites et convulsives semblaient toutes prêtes à y précipiter le jeune homme. Malgré le péril de cette situation, Sténio était si avide de ce qu'il allait entendre, le secret qui était entre Lélia et le prêtre torturait depuis si longtemps son âme jalouse qu'il resta tranquillement assis sur l'unique solive qui tremblait au-dessus du précipice . […] Je ne pouvais pas lui offrir l’eau du bénitier et toucher ses grandes mains effilées, si molles et si belles! – Et si froides! Dit Sténio, entraîné par l’attention. Ce granit, incessamment lavé par l’eau qui s’échappe du GLACIER, n’est pas plus froid que la main de Lélia, à quelque heure qu’on la saisisse. […] Vous avez affronté sans peur tous les dangers de ce voyage ; vous avez mesuré d’un tranquille regard les crevasses qui sillonnent les flancs profonds du GLACIER, vous les avez franchies sur une planche jetée par nos guides et qui tremblait sur des abîmes sans fond. Vous avez traversé les cataractes, légère et agile comme la cigogne blanche qui se pose de pierre en pierre et s’endort le cou plié, le corps en équilibre, sur une de ses jambes frêles, au milieu du flot qui fume et tournoie, au-dessus des gouffres qui vomissent l’écume à pleins bords. Vous n’avez pas tremblé une seule fois, Lélia ; et moi, combien j’ai frémi! Combien de fois mon sang s'est glacé et mon cœur a cessé de battre en vous voyant passer ainsi au-dessus de l'abîme , […] D'autres fois, la cataracte mugit comme une génisse perdue dans les ravins et tombe, monotone et solennelle, au fond d'un gouffre qui l'étreint, la cache et l'étouffe. Alors elle jette aux rayons du soleil de légères gouttes jaillissantes qui se colorent de toutes les nuances du prisme. Quand cette irisation capricieuse danse sur la gueule [14] béante des abîmes , il n'est point de sylphide assez transparente, point de psylle assez moelleux pour l'imagination qui la contemple. La rêverie ne peut rien évoquer, parce que, dans les créations de la pensée, rien n'est aussi beau que la nature brute et sauvage. […] Avez-vous jamais rien contemplé de plus sauvage et pourtant de plus animé ? Voyez que de vigueur dans cette végétation libre et vagabonde, que de mouvement dans ces forêts que le vent courbe et fait ondoyer, dans ces grandes troupes d’aigles qui planent sans cesse autour des cimes brumeuses et qui passent, en cercles mouvants, comme de grands anneaux noirs sur la nappe blanche et moirée du GLACIER ? Entendez-vous le bruit qui monte et descend de toutes parts ? Les torrents qui pleurent et sanglotent comme des âmes malheureuses, les cerfs qui brament d’une voix plaintive et passionnée, la brise qui chante et rit dans les bruyères, les vautours qui crient comme des femmes effrayées ; et ces autres bruits étranges, mystérieux, indécrits, qui grondent sourdement dans les montagnes, ces glaces colossales qui craquent dans le cœur des blocs, ces neiges qui s’éboulent et entraînent le sable […] j’ai passé la nuit assise sur un rocher, ayant à mes pieds le GLACIER que la lune faisait étinceler comme les palais de diamants des contes arabes, sur ma tête un ciel pur et froid où les étoiles resplendissaient larges et blanches comme des larmes d’argent sur un linceul. Ce désert est vraiment bien beau et Sténio le poète eût passé là une nuit d’extase et de fièvre lyrique! […] Les Alpes étaient trop basses et la mer trop étroite à mon gré. Les immuables lois de l’équilibre universel fatiguaient mon œil et lassaient ma patience. Je guettais l’AVALANCHE et ne trouvais jamais qu’elle eût assez labouré la neige, assez balayé de sapins, assez retenti sur les échos effrayés des GLACIERs. L'orage ne venait jamais assez vite et ne grondait jamais assez haut. J'eusse voulu pousser de la main les sombres nuées et les déchirer avec fracas. J'aurais voulu assister à quelque déluge nouveau, à la chute d'une étoile, à un cataclysme universel. J'aurais crié de joie en m'abîmant avec les ruines du monde, et alors seulement j'aurais proclamé Dieu aussi fort que ma pensée l'avait conçu. C'est le souvenir de ces jours impétueux et de ces désirs insensés qui me fait frémir maintenant à l'aspect des lieux qui retracent les antiques bouleversements du globe. Cet amour de l’ordre, révélé à moi depuis que j’ai quitté le monde, proscrit les joies que j’éprouvais jadis à entendre gronder le volcan et à voir rouler l’AVALANCHE. […] Après avoir erré au hasard dans un sentier couvert d’épaisses végétations, il arriva devant une clairière ouverte par la chute des AVALANCHEs. C'était un lieu sauvage et grandiose. La verdure sombre et vigoureuse couronnait les ruines de la montagne crevassée . De longues clématites enlaçaient de leurs bras parfumés les vieilles roches noires et poudreuses qui gisaient éparses dans le ravin . […] Au plus profond de la gorge , le torrent roulait ses eaux claires et bruyantes sur un lit de cailloux richement colorés. Si vous n'avez pas vu courir un torrent, épuré par ses mille cataractes, sur les entrailles nues de la montagne, vous ne savez pas ce que c'est que la beauté de l'eau et ses pures harmonies. […] En attendant que les AVALANCHEs qui avaient creusé ce sol friable vinssent le combler, ce précipice nourrissait, au sein de ses ondes immobiles, une riche végétation.
Plus encore que chez Balzac, le réalisme est directement transcendant dans la mesure où aucun détail du cadre géographique immaculé (du type fjord, Norvège) ne vient motiver la réalité empirique des montagnes, ni les actions d’alpinisme qui s’y déroulent. Il s’agit en effet plutôt d’une nature céleste, d’une hauteur typiquement hiérophanique [15]. Que le glacier soit finalement joyau, au niveau visuel, ou qu’il serve de comparant aux mains de l’héroïne, faisant ainsi ressortir le sème /froideur/, au niveau tactile, celle-ci se souvient qu’il ne comble pas son cœur, et demeure indexé à /insatisfaction/. De là une lecture productive activant l’isotopie /frigidité/ (cf. notice).
Comme dans les Mémoires d’Outre-Tombe, le corpus romanesque de George Sand ne se limite pas à la belle nature prise au sens littéral, dans la blancheur quasi surnaturelle de Lélia, mais évoque aussi la salissure de l’eau de neige gonflant un torrent, obstacle dangereux :
– L’eau n’est pas claire, dit-elle ; une forte AVALANCHE de neige a dû y tomber, il n’y a pas plus de deux heures. Vous n’y passerez pas. – Milady, voulez-vous vous fier à moi ? dit Teverino. Nous passerons, je vous en réponds. Que ceux qui ont peur descendent. (Teverino)
Pour acquérir le statut de comparant soit d’un intérieur poussiéreux dans le domaine familial du foyer, soit de la Révolution, sur le plan social :
Tout à coup l’éboulement d’une petite AVALANCHE de cendre dégagea deux tisons mélancoliquement embrassés ; un peu de flamme frissonna, jaillit, pâlit, se ranima, et grandit enfin jusqu’à illuminer tout l’intérieur de l’âtre. (Pauline)
En
1848, je vis Madame Dorval très effrayée et très
consternée de la révolution qui venait de s'accomplir.
[…] Elle rêvait même d'échafauds et de
proscriptions, son imagination active ne sachant pas faire les choses
à demi. Cette perturbation devait frapper et frappait déjà
tous ceux qui vivent d'un travail approprié aux conditions de
la forme politique que l'on remet en question. Les artisans et les
artistes, tous ceux qui vivent au jour le jour, se trouvent
momentanément paralysés dans de telles crises, et
Madame Dorval, ayant à lutter contre l’âge, la fatigue
et son propre effroi, pouvait difficilement résister au
passage de l’AVALANCHE. (Histoire de ma vie)
Journal
dans lequel George Sand, évoque comme Chateaubriand son voyage
aux Pyrénées, avec les mêmes détails
toponymiques dans une simplicité déclarative de
réalisme empirique :
Cauterets. Le pont d’Espagne, la chute de Cerisey, le lac de Gaube, le GLACIER de Vignemale, quelles admirables choses! Mais on voit tout cela trop vite.
Le roman merveilleux n’est pas en reste, et dans cet extrait de La fée aux miettes, l’avalanche sert de comparant à l’action tumultueuse des créatures surnaturelles en osmose avec l’élément liquide, cette fois :
Je m’élançai, je me saisis du poignard que j’avais acheté le matin pour ma traversée, je me ruai au milieu des fantômes, je frappai partout, sur le chat, sur le dogue, sur le cheval, sur le monstre, à travers des hiboux qui battaient mon front de leurs ailes, des serpents qui me ceignaient de leurs plis en se roulant autour de mes membres et qui me mordaient les épaules, des salamandres noires et jaunes qui me mangeaient les orteils, et qui se disaient entre elles, pour s’encourager, que je tomberais bientôt. J’arrachai enfin le trésor de mon ami, à qui ? Je ne le sais ! car mon poignard s’enfonçait dans leurs corps comme dans une nuée, et puis je les vis se rapprocher, sursauter, bondir par la croisée ouverte, se confondre en peloton, tourner les uns sur les autres pêle-mêle, se diviser au choc d’une pierre, se réunir de nouveau à la pente de la jetée, tourner encore en fuyant toujours, et s’abîmer dans la mer avec le bruit d’une avalanche. [16]
Il n’en va pas de même d’un conte plus réaliste, Les aveugles de Chamouny, où la beauté du décor alpin participe du registre dramatique en engloutissant non seulement l’habitat de la victime mais son guide que représente le chien d’aveugle :
Je voyais pour la seconde fois cette belle et mélancolique vallée de Chamouny que je ne dois plus revoir! J'avais parcouru avec un plaisir nouveau cette gracieuse forêt de sapins qui enveloppe le village des Bois. J'arrivais à cette petite esplanade, de jour en jour envahie par les GLACIERs, que dominent d'une manière si majestueuse les plus belles aiguilles des Alpes, et qui aboutit par une pente presque insensible à la source pittoresque de l'Arveyron. Je voulais contempler encore son portique de cristal azuré qui tous les ans change d'aspect, et demander quelques émotions à ces grandes scènes de la nature. Mon cœur fatigué en avait besoin. [...] - Asseyez-vous, mon ami! Vous êtes aveugle? Aveugle depuis l'enfance. - Vous n'avez jamais vu? - J'ai vu, mais si peu! J'ai cependant quelque souvenir du soleil, et quand j'élève mes yeux vers la place qu'il doit occuper dans le ciel, j'y crois voir rouler un globe qui m'en rappelle la couleur. J'ai mémoire aussi du blanc de la neige et de l'aspect de nos montagnes. - C'est donc un accident qui vous a privé de la lumière? - Un accident qui fut, hélas! le moindre de mes malheurs! J'avais à peine deux ans qu'une AVALANCHE descendue des hauteurs de la Flégère écrasa notre petite maison. Mon père, qui était guide dans ces montagnes, avait passé la soirée au Prieuré. Jugez de son désespoir quand il trouva sa famille engloutie par l'horrible fléau! Secondé de ses camarades, il parvint à faire une trouée dans la neige et à pénétrer dans notre cabane, dont le toit se soutenait encore sur ses frêles appuis. Le premier objet qui se présenta à lui fut mon berceau; il le mit d'abord à l'abri d'un péril qui s'augmentait sans cesse, car les travaux mêmes des mineurs avaient favorisé l'éboulement de quelques masses nouvelles et augmenté l'ébranlement de notre fragile demeure. [...] J'ai cru pendant quelques jours que Puck reviendrait et qu'il n'était qu'égaré… mais on ne s'égare pas impunément dans nos GLACIERs. Je ne le sentirai plus bondir à mes côtés… je ne l'entendrai plus japper à l'approche des voyageurs…
À la même époque, dans le roman d’aventures de Dumas, ce mot réitère son contexte auditif, couplé à une thématique de la fascination (positive ou négative) pour le phénomène naturel :
Aussitôt, un hourra pareil à celui que pousserait un régiment de hulans tout entier, accompagné d'un retentissement semblable à celui que l'avalanche fait entendre en bondissant de rochers en rochers, retentit : la porte placée entre les deux acacias s'ouvrit ou plutôt s'effondra, et donna passage à un torrent d'enfants qui se répandit sur la place […] (Ange Pitou)
Monsieur, dit le roi à son frère, je ne suis pas content de M. le chevalier de Lorraine. Vous, qui lui faites l’honneur de le protéger, conseillez-lui de voyager pendant quelques mois. Ces mots tombèrent avec le fracas d’une avalanche sur Monsieur, qui adorait ce favori […] (Le Vicomte de Bragelonne)
Lorsqu'il entendit la servante crier aux gens de Montredon qui accouraient : « On a assassiné M. Riouffe ! » il éprouva la sensation glacée que doit éprouver un voyageur perdu dans les Alpes, lorsqu'une avalanche s'abat sur sa tête ; une sueur froide perla sur son front, ses cheveux se hérissèrent, ses dents s'entrechoquèrent avec bruit, ses genoux chancelants se dérobèrent […] (Le Fils du Forçat)
« Si le feu du ciel était au pouvoir des hommes, il faudrait en frapper ceux qui attentent à la liberté des peuples! » C'était la première fois que l'on entendait de semblables paroles ; cette éloquence sauvage entraîna tout avec soi, comme l'avalanche qui descend des Alpes entraîne arbres, troupeaux, bergers, maisons. […] Billot traînait après lui le prêtre, et cela, malgré sa résistance, d'un pas aussi rapide que s'il eût marché seul. Ce n'était plus un homme ; c'était une des forces de la nature, quelque chose comme un torrent ou une avalanche ; rien d'humain ne semblait capable de lui résister : il eût fallu un élément pour lutter contre lui! (La Comtesse de Charny)
Sa fréquence, aussi remarquable que chez Balzac, est concentrée dans le roman dépaysant le lecteur en lui faisant découvrir une contrée montagneuse orientale, située entre la mer Noire et la mer Caspienne ; il va ainsi de soi que pour décrire une nature hostile le mot en question se prend au sens propre (pour la majorité de ses occurrences, soit 13 sur 25 citées ici au total) :
Deux autres ponts près de Gori, sur la Koura, subirent le même sort. [...] Lorsque nous passâmes à Gori, il n'en restait plus de vestiges. Ajoutons que le gouvernement n'alloue aux communications qu'une somme assez faible, soixante ou quatre-vingt mille roubles. On travaille beaucoup, mais sans résultat, et j'ai entendu dire à peu près à tout le monde, à Tiflis, que, si l'on réunissait l'argent dépensé depuis cinquante ans pour le chemin de Vladikavkas à Tiflis, on pourrait paver ce chemin en roubles. Au reste, nous allons faire ce chemin, et nos lecteurs jugeront de l'état dans lequel il se trouve. Disons, en attendant, que chaque année trois sortes d'avalanches battent cette route : avalanches de neige, avalanches de pierres, avalanches d'eau. [...] Mais les Ossetins et les avalanches sont les deux choses les plus intéressantes dont on puisse s'occuper, non pas à Paris lorsqu'on se promène rue de la Paix, au boulevard de Gand, ou aux Champs-Elysées, mais au Caucase, de la station de Kaïchaour à celle de Kobi, et lorsqu'on monte la montagne de la Croix. Les avalanches surtout ! Sur les pentes rapides du Caucase, bien plus encore que sur les inclinaisons moins rapides de la Suisse, la neige glisse par couches immenses et couvre des verstes entières de chemin ; ou bien encore, si les avalanches restent par leur base soudées à la terre, le vent à leur surface soulève d'épaisses nuées de neige, les jette dans toutes les directions, et, là où elles vont, couvre avec elles les abîmes , nivelle les précipices , de sorte que le chemin réel disparaît, et que, comme aucun poteau ne l'indique, le voyageur assez téméraire pour voyager au Caucase, du mois de décembre au mois de mars, est exposé à chaque instant à s'engloutir dans un ravin de deux ou trois mille pieds, alors qu'il se croit au beau milieu de sa route. [...] Ils craignaient, si nous parlions haut, que la vibration produite dans l'air par notre voix ne détachât quelque fragment de neige, lequel, en roulant sur la pente, pouvait rapidement se transformer en une avalanche, laquelle avalanche, venant naturellement sur ceux qui l'avaient éveillée, nous engloutirait sans miséricorde. [...] Si la voix pouvait déterminer la chute d'une avalanche, à plus forte raison la commotion d'un coup de fusil. J'expliquai ma crainte à l'endroit de nos hiemchiks, et je demandai s'il y avait dans l'escorte un homme qui, moyennant trois ou quatre roubles, consentît à se mettre à leur recherche. Deux hommes s'offrirent. J'aimais mieux deux qu'un : l'un au moins, en cas d'accident, pouvait porter secours à l'autre. Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent, ramenant les hiemchiks. Une effroyable avalanche coupait le chemin ; c'était celle dont le courrier de la poste avait entendu le bruit. [...] Ceux qui restaient, accrochés aux saillies du roc, aux racines des arbres, levèrent alors la tête et virent le sommet de la montagne, d'où venait de se précipiter l'avalanche de granit, couronné de femmes échevelées et à demi nues, brandissant des sabres et des pistolets. L'une d'elles, ne trouvant plus de pierres à faire rouler sur les Russes, et voyant qu'ils continuaient de monter, leur jeta son enfant après lui avoir brisé la tête contre le rocher ; puis, avec une imprécation, se précipita elle même, et tomba, respirant encore, au milieu d'eux. […] Ah! comme je regrettais ma tarantasse, ces hiemchiks que l'on pouvait punir quand ils n'allaient pas assez vite, ces ravins que l'on descendait comme des avalanches, ces torrents caillouteux et bruyants que nous coupions par le milieu, tout, jusqu'à ces mers de sable des steppes nogaïs, qui avaient du moins un rivage ! […] A neuf heures du matin, c'est-à-dire au moment de notre départ, tout avait pris un autre aspect ; le ciel s'était épuré, le soleil brillait et répandait une certaine chaleur, des milliards de diamants brillaient dans la neige [17], et les hurlements des loups et les vagissements du chacal s'en étaient allés avec les ténèbres. On eût dit que pour un moment Dieu, regardant sur la terre, laissait voir son visage à travers l'azur du ciel. Comme il avait été impossible de se procurer deux traîneaux, Timaf était obligé de nous suivre sur la télègue. (Le Caucase)
Nous marchâmes trois heures sans accident, de sorte que nous devions avoir fait, depuis notre premier départ, près de sept lieues, lorsque nous entendîmes comme un craquement suivi d'un bruit pareil à celui que ferait un coup de tonnerre répété d'écho en écho : en même temps nous sentîmes passer comme un tourbillon de vent, et nous vîmes l'air obscurci d'une poussière de neige. A ce bruit, Georges arrêta court sa voiture : Une avalanche ! cria-t-il, et chacun resta muet, immobile et attendant. Puis, au bout d'un instant, le bruit cessa, l'air s'éclaircit et la rafale, comme une trombe, continua son chemin, balayant la neige et renversant deux sapins qui croissaient sur un roc à cinq cents pas au-dessous de nous. Tous les voituriers poussèrent un cri de joie : car si nous eussions été d'une demi-verste plus avancés seulement, nous étions enlevés dans l'ouragan ou engloutis par l'avalanche ; en effet, à une demi-verste d'où nous étions nous trouvâmes le chemin encombré par la neige. (Le Maître d'Armes)
Mais le corrélat neigeux sert aussi de comparant à la cruauté humaine, lors d’une exécution :
Enfin l'heure de faire ce terrible mouvement arriva : Cornélius posa son menton sur le bloc humide et froid. Mais à ce moment malgré lui ses yeux se fermèrent pour soutenir plus résolument l'horrible avalanche qui allait tomber sur sa tête et engloutir sa vie. Un éclair vint luire sur le plancher de l'échafaud ; le bourreau levait son épée. (La Tulipe noire)
Ou bien au pouvoir de nuisance qu’exerce un cardinal d’influence auprès des puissants :
Mais il n'en était point ainsi d'Alberoni. C'était une de ces fortunes étranges comme les peuples en voient, de tout temps, avec un étonnement toujours nouveau, pousser autour des trônes ; c'était un de ces caprices du destin que le hasard élève et brise, comme ces trombes gigantesques que l'on voit s'avancer sur l'Océan menaçant de tout anéantir, et qu'un caillou lancé par la main du dernier matelot fait retomber en vapeur ; c'était une de ces avalanches qui menacent d'engloutir les villes et de combler les vallées, parce qu'un oiseau, en prenant son vol, a détaché un flocon de neige du sommet des montagnes. Ce serait une curieuse histoire à faire que celle des grands effets produits par une petite cause. (Le Chevalier d'Harmental)
Enfin, plus classiquement, il reprend l’acception figurée de l’abondance généreuse, jusque dans le genre de la recette culinaire :
Le baron et Saint-Luc chassaient du matin au soir. Sur les traces de leurs chevaux s'élançaient les piqueurs. On voyait des avalanches de chiens rouler du haut des collines à la poursuite d'un lièvre ou d'un renard et quand le tonnerre de cette cavalcade furieuse passait dans les bois, Diane et Jeanne, assises l'une auprès de l'autre sur la mousse, à l'ombre de quelque hallier, tressaillaient un moment et reprenaient bientôt leur tendre et mystérieuse conversation. (La Dame de Monsoreau)
Villefort m'a comblé de politesse en remerciement d'un service qu'un heureux hasard m'a mis à même de lui rendre. Je devine sous tout cela une avalanche de dîners et de raouts. (Le Comte de Monte-Cristo)
Au moment de servir on roulait les poissons dans de la mie de pain, on les mettait dans une serviette avec une poignée de farine, on prenait la serviette par les deux bouts en la serrant et secouant vivement pour faire passer d'une seule avalanche dans une passoire en fil de fer […] (Grand Dictionnaire de Cuisine)
Quant au mot vedette, bien moins fréquent (comme dans le corpus Balzac), il n’est mentionné chez Dumas que pour faire ressortir ce qu’en narratologie Barthes appelait un indice (de caractère ou d’atmosphère), outre la fonction (ici celle de la poursuite). Ainsi l’isotopie /intrépidité/ est activée lors d’un moment de détente au cœur de la tragique Saint-Barthélémy :
« Il se sera précipité , dit l'hôte ; et comme nous sommes au quatrième, il est mort. – Ou il se sera sauvé par le toit de la maison voisine », dit Coconnas en enjambant la barre de la fenêtre et en s'apprêtant à le suivre sur ce terrain glissant et escarpé. Mais Maurevel et La Hurière se précipitèrent sur lui, et le ramenant dans la chambre : « êtes-vous fou ? s'écrièrent-ils tous deux à la fois. Vous allez vous tuer. – Bah, dit Coconnas, je suis montagnard, moi, et habitué à courir dans les GLACIERs. D'ailleurs, quand un homme m'a insulté une fois, je monterais avec lui jusqu'au ciel, ou je descendrais avec lui jusqu'en enfer, quelque chemin qu'il prît pour y arriver. » (La Reine Margot)
Ailleurs, la cohésion sémantique est moindre, car il faut attendre la mention du « dégel » hivernal pour comprendre que ‘neige’ et ‘glaciers’ (ce sémème fût-il hyperbolique) ne sont pas des comparants exotiques de /montagne/ pour /ville/ comme dans l’extrait ci-dessus (où « ce terrain glissant et escarpé » assure la cohésion), mais servent comme le genre l’exige à dramatiser l’action, par un rebondissement indexé à l’isotopie /danger de circulation/ :
Aussi, malgré les gare! très réitérés qu'elle lançait, on n'entendait qu'exclamations furieuses des passants : « Oh! le cabriolet! A bas le cabriolet! » Bélus passait toujours, et son cocher, malgré la délicatesse d'une main d'enfant, le faisait courir rapidement et surtout habilement dans les mares de neige liquide ou dans les GLACIERs plus dangereux qui formaient ruisseaux et dépavements. Cependant, contre toute attente, aucun malheur n'était arrivé, pas une voiture accrochée, par une borne frôlée, pas un passant touché, c'était miracle, et cependant les cris et les menaces se succédaient toujours. (Le Collier de la Reine)
On note que même dans le roman d’action, les isotopies aspectuelles /itératif/ (‘habitué à courir’) et /singulatif duratif/ (‘le faisait courir’) activent /imperfectif/ (dans la surface glacée) dont on mesurera l’importance dans le corpus de poétique.
A contrario, le moi autobiographique de Flaubert dans Novembre (1842) n’est pas orienté vers l’action mais vers le désir et l’accumulation de spectacles exotiques et dynamiques. En sorte que l’isotopie mésogénérique (référentielle) /curiosités touristiques/ est indissociable de l’aspect itératif et du mode optatif, où se révèle un René romantique [18], ici dans sa version nordique :
Emportez-moi, tempêtes du Nouveau Monde, qui déracinez les chênes séculaires et tourmentez les lacs où les serpents se jouent dans les flots! Que les torrents de Norvège me couvrent de leur mousse! que la neige de Sibérie, qui tombe tassée efface mon chemin! Oh! voyager, voyager, ne jamais s'arrêter, et, dans cette valse immense, tout voir apparaître et passer, jusqu'à ce que la peau vous crève et que le sang jaillisse! Que les vallées succèdent aux montagnes, les champs aux villes, les plaines aux mers. Descendons et montons les côtes, que les aiguilles des cathédrales disparaissent, après les mâts de vaisseaux pressés dans les ports ; écoutons les cascades tomber sur les rochers, le vent dans les forêts, les GLACIERs se fondre au soleil ; que je voie les cavaliers arabes courir, des femmes portées en palanquin, et puis des coupoles s’arrondir, des pyramides s’élever dans les cieux, des souterrains étouffés, où les momies dorment, des défilés étroits, où le brigand arme son fusil, des joncs où se cache le serpent à sonnettes, des zèbres bariolés courant dans les grandes herbes, des kangourous dressés sur leurs pattes de derrière, des singes se balançant au bout des branches des cocotiers, des tigres bondissant sur leur proie, des gazelles leur échappant.
Néanmoins ici la fonte concerne l’audition, contrairement au spectacle visuel plus doxal dans Madame Bovary, et ce d’autant plus qu’il a la fonction du cliché romantique, par la théorie de l’inspiration naturelle – un de ces clichés qui fascinent Emma depuis son adolescence au couvent, comme est aussi prisonnier Homais de ses préjugés :
[…] Il en est de même des paysages de montagnes, reprit Léon. J’ai un cousin qui a voyagé en Suisse l’année dernière, et qui me disait qu’on ne peut se figurer la poésie des lacs, le charme des cascades, l’effet gigantesque des GLACIERs. On voit des pins d’une grandeur incroyable, en travers des torrents, des cabanes suspendues sur des précipices , et, à mille pieds sous vous, des vallées entières, quand les nuages s’entrouvrent. Ces spectacles doivent enthousiasmer, disposer à la prière, à l'extase! Aussi je ne m'étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination, avait coutume d'aller jouer du piano devant quelque site imposant.
Cela confine au ridicule de l’appétit scientifique, géologique, dans Bouvard & Pécuchet [19] :
A la manie du Déluge, succéda celle des blocs erratiques . Les grosses pierres seules dans les champs devaient provenir de GLACIERs disparus ; et ils cherchaient des moraines et des faluns. […] Ce n'était pas une mince besogne avant de coller les étiquettes, que de savoir les noms des roches ; la variété des couleurs et du grenu leur faisait confondre l'argile avec la marne, le granit et le gneiss, le quartz et le calcaire. Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi devonien, cambrien, jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n'étaient pas ailleurs qu'en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura ? Bouvard penchait vers le neptunisme. Pécuchet au contraire était plutonien. Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les terrains, fait des crevasses .
Le cas /causatif/ propagé à ‘glaciers’ l’est dans une hypothèse relevant du style indirect libre (‘devaient provenir’), qui ressortit à la composante dialogique, dont se distancie le narrateur, par le passé simple. Cela va à l’encontre de l’isotopie /scientificité/ typique du roman de Verne. Avant de passer à ce corpus, mentionnons les emplois du corrélat neigeux. Porteur comme le mot vedette du stéréotype, à travers son sens figuré (la multiplicité pléthorique), les deux rares contextes suivants traduisent un renoncement à l’originalité dans l’emploi du mot :
Pécuchet fit creuser devant la cuisine, un large trou, et le disposa en trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres récoltes, procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment ; et il rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir, des montagnes de fruits, des débordements de fleurs, des AVALANCHEs de légumes.
Si l’on est surpris de ne pas trouver cette dernière expression dans le contexte pré-alimentaire du Ventre de Paris (cf. sur ce site notre étude), on ne l’est pas de lire l’association avec la bêtise :
Sous cette AVALANCHE de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une déception plus lourde. (L’Education sentimentale)
Revenons au mot vedette, chez Verne. On retrouve le syntagme corrélé « blocs erratiques », cette fois pour montrer la force fascinante de la nature, non pour stigmatiser des attitudes humaines. Dans cette contemplation, effectuée aux temps du récit et en focalisation interne, la géologie le cède à l’esthétique. L’émerveillement se justifie devant l’immensité de la chaîne andine, le danger local restant limité au mode hypothétique :
Glenarvan et Paganel, arrivés sur un monticule de porphyre, portèrent leurs regards à tous les points de l'horizon. Ils occupaient alors le sommet des nevados de la cordillère, et dominaient un espace de quarante milles carrés. A l'est, les versants s'abaissaient en rampes douces par des pentes praticables sur lesquelles les péons se laissent glisser pendant l'espace de plusieurs centaines de toises. Au loin, des traînées longitudinales de pierre et de blocs erratiques , repoussés par le glissement des GLACIERs, formaient d’immenses lignes de moraines. […] Si ces montagnes eussent présenté les difficultés dont est hérissé le géant de la Suisse, si seulement les ouragans et les tourbillons se fussent déchaînés contre eux, pas un des voyageurs n'eût franchi la grande chaîne du nouveau-monde. […] Dans l'ouest, la lumière éclairait encore les contreforts qui soutiennent la paroi à pic des flancs occidentaux. C’était un éblouissement de voir les rocs et les GLACIERs baignés dans cette irradiation de l’astre du jour. […] Le volcan rugissait comme un monstre énorme, semblable aux léviathans des jours apocalyptiques, et vomissait d'ardentes fumées mêlées à des torrents d'une flamme fuligineuse. Le cirque de montagnes qui l'entourait paraissait être en feu ; des grêles de pierres incandescentes, des nuages de vapeurs rougeâtres, des fusées de laves, se réunissaient en gerbes étincelantes. (Les Enfants du capitaine Grant)
Concernant l’isotopie géologique, on relève ensuite l’afférence /didactisme/ pour des prévisions météorologiques frappées du sceau de la certitude dogmatique. De sorte que le présent de vérité générale traduit une connaissance d’expérience antérieure du locuteur :
Qu’y a-t-il ? – Des menaces certaines de gros temps. Ne vous fiez pas à l’apparence du ciel, mylord. Rien n’est plus trompeur. Depuis deux jours, le baromètre baisse d’une manière inquiétante ; il est en ce moment à vingt-sept pouces. C’est un avertissement que je ne puis négliger. Or je redoute particulièrement les colères de la mer australe, car je me suis déjà trouvé aux prises avec elles. Les vapeurs qui vont se condenser dans les immenses GLACIERs du pôle sud produisent un appel d’air d’une extrême violence. De là une lutte des vents polaires et équatoriaux qui crée les cyclones, les tornades, et ces formes multiples des tempêtes contre lesquelles un navire ne lutte pas sans désavantage. […] Dans ce ciel qu'ils avaient laissé limpide et constellé roulaient des nuages épais, séparés par des bandes tachetées comme une peau de léopard. « L'ouragan ? » (ibid.)
Toujours sur l’isotopie /danger/, le domaine de l’alpinisme se substitue à celui de la météorologie marine, au cours de rebondissements dramatiques :
Autant
qu’il m’en souvient, le 22 avril 1863 les deux explorateurs se
trouvaient au pied d’un GLACIER où le Rakaia prend sa
source. Ils montèrent jusqu'au sommet du mont et s'engagèrent
à la recherche de nouveaux passages. Le lendemain, Witcombe et
Louper, épuisés de fatigue et de froid, campaient par
une neige épaisse à quatre mille pieds au-dessus du
niveau de la mer. […]
On
monta pendant toute la nuit ; on se hissait à force de
poignets sur des plateaux presque inaccessibles ; on sautait des
crevasses larges et profondes ; les bras ajoutés aux
bras remplaçaient les cordes, et les épaules servaient
d'échelons ; ces hommes intrépides ressemblaient
à une troupe de clowns livrés à toute la folie
des jeux icariens. […] De grands blocs de glace éclatants,
d’une teinte bleuâtre dans certains escarpements, se
dressaient de toutes parts et réfléchissaient les
premiers rayons du jour. L’ascension devint très périlleuse
alors. On ne s’aventurait plus sans sonder attentivement pour
reconnaître les crevasses . Wilson avait pris la tête
de la file, et du pied il éprouvait le sol des GLACIERs. Ses
compagnons marchaient exactement sur les empreintes de ses pas, et
évitaient d’élever la voix, car le moindre bruit
agitant les couches d’air pouvait provoquer la chute des masses
neigeuses suspendues à sept ou huit cents pieds au-dessus de
leur tête. […] Les voyageurs ne s'étaient arrêtés
qu'une seule fois, à huit heures, pour réparer leurs
forces par un repas sommaire, et, avec un courage surhumain, ils
reprirent l'ascension, bravant des dangers toujours croissants. Il
fallut enfourcher des arêtes aiguës et passer au-dessus de
gouffres que le regard n'osait sonder. (ibid.)
Du fait que la crainte de « la chute des masses neigeuses suspendues » est une lexicalisation de l’avalanche, il paraît artificiel de couper ces extraits des suivants où l’événement destructeur est crédité du cas /résultatif/ relativement à une secousse sismique préalable :
Une AVALANCHE ? […] Ce sont de véritables hurlements, répliqua Paganel. - Voyons, dit Glenarvan. - Et voyons en chasseurs, répondit le major qui prit sa carabine. Tous s'élancèrent hors de la casucha. La nuit était venue, sombre et constellée. La lune ne montrait pas encore le disque à demi rongé de sa dernière phase. Les sommets du nord et de l'est disparaissaient dans les ténèbres, et le regard ne percevait plus que la silhouette fantastique de quelques rocs dominants. Les hurlements de bêtes effarées redoublaient. Ils venaient de la partie ténébreuse des cordillères. Que se passait-il ? Soudain, une AVALANCHE furieuse arriva, mais une AVALANCHE d’êtres animés et fous de terreur. […] Mais quel événement, quel phénomène a pu effrayer ainsi ces animaux et les chasser à l'heure où ils devraient être paisiblement endormis dans leur gîte ? […] Cette portion du globe est travaillée par les feux de la terre, et les volcans de cette chaîne d'origine récente n'offrent que d'insuffisantes soupapes à la sortie des vapeurs souterraines. De là ces secousses incessantes, connues sous le nom de tremblores. […] Les roulements intérieurs, le fracas des AVALANCHEs, le choc des masses de granit et de basalte, les tourbillons d’une neige pulvérisée, rendaient toute communication impossible. Tantôt, le massif dévalait sans heurts ni cahots ; tantôt, pris d'un mouvement de tangage et de roulis comme le pont d'un navire secoué par la houle, côtoyant des gouffres dans lesquels tombaient des morceaux de montagne, déracinant les arbres séculaires, il nivelait avec la précision d'une faux immense toutes les saillies du versant oriental. Que l'on songe à la puissance d'une masse pesant plusieurs milliards de tonnes, lancée avec une vitesse toujours croissante sous un angle de cinquante degrés. Ce que dura cette chute indescriptible, nul n'aurait pu l'évaluer ; à quel abîme elle devait aboutir, nul n'eût osé le prévoir. Si tous étaient là, vivants, ou si l'un d'eux gisait déjà au fond d'un abîme , nul encore n'aurait pu le dire ; étouffés par la vitesse de la course, glacés par l'air froid qui les pénétrait, aveuglés par les tourbillons de neige, ils haletaient, anéantis, presque inanimés, et ne s'accrochaient aux rocs que par un suprême instinct de conservation. Tout d'un coup, un choc d'une incomparable violence les arracha de leur glissant véhicule. […] Ils se maintenaient constamment à droite de la ligne de descente, fouillant les moindres fissures, descendant au fond des précipices comblés en partie par les débris du massif, et plus d'un en sortit les vêtements en lambeaux, les pieds et les mains ensanglantés, après avoir exposé sa vie. Toute cette portion des Andes, sauf quelques plateaux inaccessibles, fut scrupuleusement fouillée pendant de longues heures, sans qu'aucun de ces braves gens songeât à prendre du repos. […] Un rio coulait non loin, qui fournit une eau encore troublée par l’AVALANCHE. (ibid.)
Toujours dans le cadre de la navigation et du voyage éducatif dont elle est l’occasion, le glacier, en tant qu’élément géographique d’une île, est indexé à l’isotopie /repérage/, du haut d’un cerf-volant, selon l’idée qui a obsédé le jeune Briant, jusqu’à la réalisation de cet instrument astucieux d’observation et d’orientation. La toponymie de Deception-bay permet d’activer par antiphrase l’isotopie /espoir/, en faisceau avec la précédente :
Si, vers l’ouest, le nord et le sud, le ciel était trop embrumé pour qu’il pût rien apercevoir, il n’en fut pas ainsi dans la direction de l’est, où un petit coin du firmament, momentanément dégagé de nuages, laissait briller quelques étoiles. Et, précisément de ce côté, une lueur assez intense, qui se réfléchissait jusque dans les basses volutes des vapeurs, attira l’attention de Briant. « C’est la lueur d’un feu! se dit-il. Est-ce que Walston aurait établi son campement en cet endroit ?… Non!… Ce feu est beaucoup trop éloigné, et il se trouve très certainement bien au-delà de l’île!… Serait-ce donc un volcan en éruption, et y aurait-il une terre dans les parages de l’est ? » Il revint à la pensée de Briant que, pendant sa première expédition à Deception-bay, une tache blanchâtre avait apparu dans le champ de sa lunette. « Oui, se dit-il, c’était bien de ce côté… Et cette tache, serait-ce la réverbération d’un GLACIER ?… Il doit y avoir, dans l’est, une terre assez rapprochée de l’île Chairman! » Briant avait braqué sa lunette sur cette lueur que l’obscurité contribuait à rendre plus apparente encore. Nul doute qu’il n’y eût là quelque montagne ignivome, voisine du GLACIER entrevu, et qui appartenait, soit à un continent, soit à un archipel, dont la distance ne mesurait pas plus d’une trentaine de milles. En ce moment, Briant ressentit une nouvelle impression lumineuse. […] « Une tache blanchâtre, dites-vous ? répliqua Evans. C’est évidemment quelque GLACIER, et cette lueur, c’est la flamme d’un volcan dont la situation doit être portée sur les cartes! » […] Quant à la tache blanchâtre, c’était un des GLACIERs de l’intérieur, et la montagne en éruption, un des volcans des régions magellaniques. […] Pour apercevoir les terres avoisinantes, il aurait fallu se transporter soit au North-Cape, d’où l’extrémité de l’île Chatam et de l’île Madre de Dios sont visibles au-delà du détroit de la Conception-soit au South-Cape, duquel on peut entrevoir les pointes des îles Reine, Reine-Adélaïde ou Cambridge, soit enfin au littoral extrême des Downs-lands, que dominent les sommets de l’île Owen ou les GLACIERs des terres du sud-est. (Deux ans de vacances)
A posteriori, en fin de roman, la confirmation de l’exactitude du repérage de Briant par le narrateur qui reprend ce contexte, distant de plus de 80 pages, en le corrigeant :
Le 11 février, la chaloupe, qui avait toujours été servie par un vent favorable, déboucha dans le détroit de Magellan par le canal de Smyth, entre la côte ouest de l’île de la Reine-Adélaïde et les hauteurs de la terre du Roi-Guillaume. A droite s’élevait le pic Sainte-Anne. A gauche, au fond de la baie de Beaufort, s’étageaient quelques-uns de ces magnifiques GLACIERs, dont Briant avait entrevu l’un des plus élevés à l’est de l’île Hanovre – à laquelle les jeunes colons donnaient toujours le nom d’île Chairman. (ibid.)
est une stratégie de redoublement de l’information géographique destinée à accréditer l’impression de réalisme empirique, par la création d’une cohérence interne du roman fondée ici sur la reprise de données spatiales – à quoi s’ajoute la présentation chronologique au jour le jour, sous forme de carnet de bord.
Le sérieux assumé, aux antipodes de la dérision de Bouvard & Pécuchet, est manifeste dans le passage suivant où parlent les deux professeurs Fridriksson et Lidenbrock, lequel est l’oncle du narrateur-je qui délègue la parole à ces deux spécialistes, selon l’une des normes du roman réaliste [20] :
Vois cette île composée de volcans, dit le professeur, et remarque qu’ils portent tous le nom de Yokul. Ce mot veut dire GLACIER en islandais, et, sous la latitude élevée de l’Islande, la plupart des éruptions se font jour à travers les couches de glace. De là cette dénomination de Yokul appliquée à tous les monts ignivomes de l’île.[…] Ce phénomène, assez fréquent lorsque le vent souffle des GLACIERs, prend le nom de mistour en langue islandaise. […] La ville s’allonge sur un sol assez bas et marécageux, entre deux collines. Une immense coulée de laves la couvre d’un côté et descend en rampes assez douces vers la mer. De l’autre s’étend cette vaste baie de Faxa, bornée au nord par l’énorme GLACIER du Sneffels, et dans laquelle la Valkyrie [goélette danoise] se trouvait seule à l’ancre en ce moment. Ordinairement, les garde-pêche anglais et français s’y tiennent mouillés au large ; mais ils étaient alors en service sur les côtes orientales de l’île. […] – Oui. Que de montagnes, de GLACIERs, de volcans à étudier, qui sont peu connus! Et tenez, sans aller plus loin, voyez ce mont qui s’élève à l’horizon. C’est le Sneffels. (Voyage au centre de la Terre)
On note que la certitude caractéristique des deux savants s’oppose à l’isotopie /hypothèse/ du roman précédent destinée à percer le mystère d’un emplacement dans l’île, l’incertitude étant par la suite dissipée par le narrateur omniscient. En outre, la saillance du sème /locatif/ est d’autant plus grande dans ces deux romans qu’ils distinguent une onomastique exotique indexée soit à /anglicité/ (« jeunes colons » pensionnaires), soit à /germanité scandinave/ (fjord, Hans, Sneffels).
D’objet de science, le glacier, toujours contigu d’un volcan, transite dans le taxème //obstacles et épreuves pour le héros//, idiolectal au roman d’aventures, lequel fait ici partie d’un parcours initiatique (à l’endurcissement viril, mais aussi au sacré de la descente au cœur du globe) :
Bonne bête! bonne bête! disait-il. Tu verras, Axel [21], que pas un animal ne l’emporte en intelligence sur le cheval islandais. Neiges, tempêtes, chemins impraticables, rochers, GLACIERs, rien ne l’arrête. Il est brave, il est sobre, il est sûr. Jamais un faux pas, jamais une réaction. Qu’il se présente quelque rivière, quelque fjord à traverser, et il s’en présentera, tu le verras sans hésiter se jeter à l’eau comme un amphibie, et gagner le bord opposé! Mais ne le brusquons pas, laissons-le agir, et nous ferons, l’un portant l’autre, nos dix lieues par jour. […] Certaines parties du cône formaient des GLACIERs intérieurs. Hans ne s’avançait alors qu’avec une extrême précaution, sondant le sol de son bâton ferré pour y découvrir les crevasses . A de certains passages douteux, il devint nécessaire de nous lier par une longue corde, afin que celui auquel le pied viendrait à manquer inopinément se trouvât soutenu par ses compagnons. Cette solidarité était chose prudente, mais elle n’excluait pas tout danger. Cependant, et malgré les difficultés de la descente sur des pentes que le guide ne connaissait pas, la route se fit sans accident, sauf la chute d'un ballot de cordes qui s'échappa des mains d'un Islandais et alla par le plus court jusqu'au fond de l'abîme . […] Ainsi se passa cette première nuit au fond du cratère. Le lendemain, un ciel gris, nuageux, lourd, s'abaissa sur le sommet du cône. Je ne m'en aperçus pas tant à l'obscurité du gouffre qu'à la colère dont mon oncle fut pris. (ibid.)
Selon un rêve prémonitoire, au début du roman, avant que ne débute le périple :
Pendant la nuit mes terreurs me reprirent. Je la passai à rêver de gouffres ! J'étais en proie au délire. Je me sentais étreint par la main vigoureuse du professeur, entraîné, abîmé , enlisé ! Je tombais au fond d'insondables précipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnés dans l'espace. Ma vie n'était plus qu'une chute interminable. (ibid.)
Il
n’en va pas différemment du roman orienté vers le
pôle nord, dont le final conjoint une fois encore le volcan à
la glace, le pic statistique de cette chaleur surprenante étant
figurée ici par cette copie d’écran du logiciel
Hyperbase, qui scinde la roman en 9 sections et permet de ce
fait de visualiser la répartition des unités lexicales
retenues :
Vers le soir, à travers une éclaircie de brouillard, la côte du Groënland se laissa entrevoir par 37°2'7" de longitude; le docteur, armé de sa lunette, put un instant distinguer une suite de pics sillonnés par de larges glaciers; mais le brouillard se referma rapidement sur cette vision, comme le rideau d'un théâtre qui tombe au moment le plus intéressant de la pièce. […]
Le décor polaire est indexé à l’isotopie /repérage/ ; quant au /spectaculaire/, il adjoint le dynamisme itératif du danger au statisme de l’immensité, toujours associée à la multiplicité. De là l’afférence /intensité/. Par la suite, le comparant militaire des détonations d’artillerie active l’isotopie /violence/, réitérée plus loin avec le combat défensif des explorateurs contre ces « choc, heurter, lame, acier, lances aiguës, assaut, siège, remparts » :
Dans la brume épaisse, l'approche des icebergs se reconnaissait seulement à de sourdes détonations produites par les avalanches; le navire virait alors immédiatement; on risquait de se heurter à des masses de glace d'eau douce, remarquables par la transparence de leur cristal, et qui ont la dureté du roc. Richard Shandon ne manqua pas de compléter sa provision d'eau en embarquant chaque jour plusieurs tonnes de cette glace. […] Le Forward, dans la journée du 16 juin, rangea le cap Aworth. Le mont Rawlinson dressait ses pics blancs vers le ciel; la neige et la brume le faisaient paraître colossal en exagérant sa distance; la température se maintenait à quelques degrés au-dessus de glace; des cascades et des cataractes improvisées se développaient sur les flancs de la montagne; les avalanches se précipitaient avec une détonation semblable aux décharges continues de la grosse artillerie. Les glaciers, étalés en longues nappes blanches, projetaient une immense réverbération dans l'espace. La nature boréale aux prises avec le dégel offrait aux yeux un splendide spectacle. Le brick rasait la côte de fort près; on apercevait sur quelques rocs abrités de rares bruyères dont les fleurs rosés sortaient timidement entre les neiges, des lichens maigres d'une couleur rougeâtre, et les pousses d'une espèce de saule nain, qui rampaient sur le sol. […] Enfin, il se mit à faire véritablement chaud; le 15 juin, le docteur constata que le thermomètre marquait cinquante-sept degrés au-dessus de zéro (+ 14°centigrades); il ne voulait pas en croire ses yeux, mais il lui fallut se rendre à l'évidence; le pays se transformait; des cascades innombrables et bruyantes tombaient de tous les sommets caressés du soleil; la glace se disloquait, et la grande question de la mer libre allait enfin se décider. L'air était rempli du bruit des avalanches qui se précipitaient du haut des collines dans le fond des ravins , et les craquements de l'ice-field produisaient un fracas assourdissant. […] Une haute banquise, refoulée vers le nord, accourait sur le navire avec la rapidité d'une avalanche. « Tout le monde sur le pont! » s'écria le capitaine. Cette montagne roulante n'était plus qu'à un demi-mille à peine ; les glaçons se soulevaient, passaient les uns par-dessus les autres, se culbutaient, comme d'énormes grains de sable emportés par un ouragan formidable ; un bruit terrible agitait l'atmosphère. « Voilà, monsieur Clawbonny, dit Johnson au docteur, l'un des plus grands dangers dont nous ayons été menacés. - Oui, répondit tranquillement le docteur, c'est assez effrayant - Un véritable assaut qu'il nous faudra repousser, reprit le maître d'équipage. - En effet on dirait une troupe immense d'animaux antédiluviens, de ceux que l'on suppose avoir habité le pôle! Ils se pressent! Ils se hâtent à qui arrivera le plus vite. - Et, ajouta Johnson, il y en a qui sont armés de lances aiguës dont je vous engage à vous défier, monsieur Clawbonny. - C'est un véritable siège, s'écria le docteur ; eh bien! courons sur les remparts. » Et il se précipita vers l'arrière, où l'équipage armé de perches, de barres de fer, d'anspects, se préparait à repousser cet assaut formidable. L'avalanche arrivait et gagnait de hauteur, en s'accroissant des glaces environnantes qu'elle entraînait dans son tourbillon ; d'après les ordres d'Hatteras, le canon de l'avant tirait à boulets pour rompre cette ligne menaçante. Mais elle arriva et se jeta sur le brick; un craquement se fit entendre, et, comme il fut abordé par la hanche de tribord, une partie de son bastingage se brisa. […] Le 30, le pays, contrairement aux prévisions, devint très accidenté, comme s'il eût été soulevé par une commotion volcanique ; les cônes, les pics aigus se multiplièrent à l'infini et atteignirent de grandes hauteurs. Une brise du sud-est se prit à souffler avec violence et dégénéra bientôt en un véritable ouragan ; elle s'engouffrait à travers les rochers couronnés de neige et parmi des montagnes de glace, qui, en pleine terre, affectaient cependant des formes d'hummocks et d'icebergs ; leur présence sur ces plateaux élevés demeura inexplicable, même au docteur, qui cependant expliquait tout. A la tempête succéda un temps chaud et humide ; ce fut un véritable dégel ; de tous côtés retentissait le craquement des glaçons, qui se mêlait au bruit plus imposant des avalanches. Les voyageurs évitaient avec soin de longer la base des collines, et même de parler haut, car le bruit de la voix pouvait, en agitant l'air, déterminer des catastrophes ; ils étaient témoins de chutes fréquentes et terribles qu'ils n'auraient pas eu le temps de prévoir ; en effet, le caractère principal des avalanches polaires est une effrayante instantanéité ; elles diffèrent en cela de celles de la Suisse ou de la Norvège ; là, en effet, se forme une boule, peu considérable d'abord, qui, se grossissant des neiges et des rocs de sa route, tombe avec une rapidité croissante, dévaste les forêts, renverse les villages, mais enfin emploie un temps appréciable à se précipiter ; or, il n'en est pas ainsi dans les contrées frappées par le froid arctique; le déplacement du bloc de glace y est inattendu, foudroyant ; sa chute n'est que l'instant de son départ, et qui le verrait osciller dans sa ligne de protection serait inévitablement écrasé par lui ; le boulet de canon n'est pas plus rapide, ni la foudre plus prompte; se détacher, tomber, écraser ne fait qu'un pour l'avalanche des terres boréales, et cela avec le roulement formidable du tonnerre, et des répercussions étranges d'échos plus plaintifs que bruyants.
Pareille généralisation du phénomène au présent de vérité générale témoigne de l’enchaînement de deux registres affectionnés de Verne : /dramatique/ puis /didactique/.
[…] - Vous avez raison, monsieur Clawbonny ; si l'ouragan entraînait notre abri de toile, Dieu sait où nous pourrions le rattraper. Les précautions les plus minutieuses furent donc prises pour parer à ce danger, et les voyageurs fatigués essayèrent de dormir. Mais cela leur fut impossible ; la tempête s'était déchaînée et se précipitait du sud au nord avec une incomparable violence ; les nuages s'éparpillaient dans l'espace comme la vapeur hors d'une chaudière qui vient de faire explosion ; les dernières avalanches, sous les coups de l'ouragan , tombaient dans les ravines , et les échos renvoyaient en échange leurs sourdes répercussions ; l'atmosphère semblait être le théâtre d'un combat à outrance entre l'air et l'eau, deux éléments formidables dans leurs colères, et le feu seul manquait à la bataille. L'oreille surexcitée percevait dans le grondement général des bruits particuliers, non pas le brouhaha qui accompagne la chute des corps pesants, mais bien le craquement clair des corps qui se brisent ; on entendait distinctement des fracas nets et francs, comme ceux de l'acier qui se rompt, au milieu des roulements allongés de la tempête. Ces derniers s'expliquaient naturellement par les avalanches tordues dans les tourbillons, mais le docteur ne savait à quoi attribuer les autres. Profitant de ces instants de silence anxieux, pendant lesquels l'ouragan semblait reprendre sa respiration pour souffler avec plus de violence, les voyageurs échangeaient leurs suppositions. « Il se produit là, disait le docteur, des chocs, comme si des icebergs et des ice-fields se heurtaient. - Oui, répondait Altamont, on dirait que l'écorce terrestre se disloque tout entière. Tenez, entendez-vous ? » En effet, en pareilles circonstances, tout incident nouveau, une tempête, une avalanche, pouvait amener des retards graves. Le docteur aurait bien voulu aller au-dehors reconnaître l'état des choses ; mais comment s'aventurer dans ces vents déchaînés ? Heureusement, l'ouragan s'apaisa dès les premières heures du jour ; on put enfin quitter cette tente qui avait vaillamment résisté ; le docteur, Hatteras et Johnson se dirigèrent vers une colline haute de trois cents pieds environ ; ils la gravirent assez facilement. Leurs regards s'étendirent alors sur un pays métamorphosé, fait de roches vives, d'arêtes aiguës, et entièrement dépourvu de glace. C'était l'été succédant brusquement à l'hiver chassé par la tempête ; la neige, rasée par l'ouragan comme par une lame affilée, n'avait pas eu le temps de se résoudre en eau, et le sol apparaissait dans toute son âpreté primitive. […] On ne peut se figurer avec quelle foudroyante rapidité les ouragans envahissent les mers arctiques. Les vapeurs engendrées dans les contrées équatoriales viennent se condenser au-dessus des immenses glaciers du nord, et appellent avec une irrésistible violence des masses d'air pour les remplacer. C'est ce qui peut expliquer l'énergie des tempêtes boréales. [22] […]
Le finale indexe la destruction à l’isotopie /macabre/, modalisée par l’hypothèse du plausible :
Ils arrivèrent bientôt à un espace resserré, au fond d'une ravine profonde, et là, quel spectacle s'offrit à leur vue! Des cadavres déjà raidis, à demi enterrés sous ce linceul blanc, sortaient ça et là de la couche de neige ; ici un bras, là une jambe, plus loin des mains crispées, des têtes conservant encore leur physionomie menaçante et désespérée! Le docteur s'approcha, puis il recula, pâle, les traits décomposés, pendant que Duk aboyait avec une sinistre épouvante. « Horreur! horreur! fit-il. Eh bien ? demanda le maître d'équipage. Vous ne les avez pas reconnus ? fit le docteur d'une voix altérée. Que voulez-vous dire ? Regardez ! » Cette ravine avait été naguère le théâtre d'une dernière lutte des hommes contre le climat, contre le désespoir, contre la faim même, car, à certains restes horribles, on comprit que les malheureux s'étaient repus de cadavres humains, peut-être d'une chair encore palpitante, et, parmi eux, le docteur avait reconnu Shandon, Pen, le misérable équipage du Forward ; les forces firent défaut, les vivres manquèrent à ces infortunés ; leur chaloupe fut brisée probablement par les avalanches ou précipitée dans un gouffre , et ils ne purent profiter de la mer libre; on peut supposer aussi qu'ils s'égarèrent au milieu de ces continents inconnus.
Cela n’a évidemment rien à voir avec la première occurrence du roman où la quantité des provisions alimentaires embarquées sur le Forward requiert le comparant montagnard ainsi dédramatisé. Le sème /abondance/ inhérent à cette chute hyperbolique se dissocie en effet de /destruction/, au profit de l’isotopie /autonomie/ requise pour l’expédition au grand Nord, dont le commencement et les préparatifs s’accompagnent d’une traditionnelle euphorie, fût-elle masquée par la froide énumération des objets emportés, comme l’exige une norme réaliste :
[…] ce ne fut pas peu de chose, car le navire emportait pour six ans de vivres. Ceux-ci consistaient en viande salée et séchée, en poisson fumé, en biscuit et en farine ; des montagnes de café et de thé furent précipitées dans les soutes en avalanches énormes. Richard Shandon présidait à l'aménagement de cette précieuse cargaison en homme qui s'y entend (Voyages et Aventures du Capitaine Hatteras [23]).
N. B. : En prenant l’exemple du roman alpin d’aventures, dont l’objet est précisément le milieu montagnard, on citera La Neige en deuil (H. Troyat) [24] non seulement parce qu’il est lui aussi un classique scolaire [25], mais parce que n’étant pas inclus dans les banques textuelles numérisées, cet ouvrage n’aurait pas rendu accessible à un moteur de recherche l’attestation du mot vedette en contexte. L’extrait se situe à l’incipit du ch. 8, quand le sauveteur, au nom biblique, tente de redescendre une rescapée :
Passé le col, un bouillonnement de nuées louches masquait la direction du versant. Le GLACIER commençait à l'extrémité inférieure de ce large couloir, où le vent s'engouffrait en sifflant sur le mode grave. Des vagues de poudre blanche se tordaient au ras du sol, comme les fumées d'un volcan. Craignant que la neige ne fût pas sûre, Isaïe dénoua les cordes qui attachaient l'inconnue au traîneau [...]
La même isotopie /danger/ est ici rendue très perceptible par les risques de désorientation, d’avalanche que détecte le spécialiste, et par les comparaisons antinomiques du glacé avec le brûlant (bouillonnement, éruption volcanique).
Émerveillement esthétique et alpinisme sous-marin mêlés, grâce au scaphandre, l’extrait suivant de Vingt mille lieues sous les mers indexe ‘glaciers’ à l’isotopie /contrefactualité/ (‘m’eût fait’). Il ne s’agit pas ici en effet d’une hypothèse scientifique d’éventualité, comme dans des extraits précédents, mais la négation des montagnes réelles et des dangers qui leur sont liés, pour mieux affirmer l’expérience nouvelle que vit le héros [26], ainsi indexé à /audace/, voire /intrépidité/ :
Au milieu des dédales pierreux qui sillonnaient le fond de l'Atlantique, le capitaine Nemo s'avançait sans hésitation. […] Quel spectacle! Comment le rendre! Comment peindre l'aspect de ces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres et farouches, leurs dessus colorés de tons rouges sous cette clarté que doublait la puissance réverbérante des eaux ? Nous gravissions des rocs qui s'éboulaient ensuite par pans énormes avec un sourd grondement d'AVALANCHE. A droite, à gauche, se creusaient de ténébreuses galeries où se perdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clairières, que la main de l’homme semblait avoir dégagées, et je me demandais parfois si quelque habitant de ces régions sous-marines n’allait pas tout à coup m’apparaître. Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester en arrière. Je le suivais hardiment. Mon bâton me prêtait un utile secours. Un faux pas eût été dangereux sur ces étroites passes évidées aux flancs des gouffres ; mais j’y marchais d’un pied ferme et sans ressentir l’ivresse du vertige. Tantôt je sautais une crevasse dont la profondeur m’eût fait reculer au milieu des GLACIERs de la terre ; tantôt je m’aventurais sur le tronc vacillant des arbres jetés d’un abîme à l’autre, sans regarder sous mes pieds, n’ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette région. […] Et moi-même ne sentais-je pas cette différence due à la puissante densité de l'eau, quand, malgré mes lourds vêtements, ma tête de cuivre, mes semelles de métal, je m'élevais sur des pentes d'une impraticable raideur, les franchissant pour ainsi dire avec la légèreté d'un isard ou d'un chamois !
Alors qu’ici la glace a le statut de comparant implicite du comparé (sous-)marin, on constate en revanche que la comparaison peut se trouver inversée, par exemple lors du problème des icebergs qui fait écho à cette promenade pédestre, mais aussi dans un roman terrestre :
Le Nautilus était
emprisonné dans un véritable tunnel de glace, d'une
largeur de vingt mètres environ, rempli d'une eau tranquille.
Il lui était donc facile d'en sortir en marchant soit en avant
soit en arrière, et de reprendre ensuite, à quelques
centaines de mètres plus bas, un libre passage sous la
banquise. Le plafond lumineux avait été éteint,
et cependant, le salon resplendissait d'une lumière intense.
C'est que la puissante réverbération des parois de
glace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais
peindre l'effet des rayons voltaïques sur ces grands blocs
capricieusement découpés, dont chaque angle, chaque
arête, chaque facette, jetait une lueur différente,
suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine
éblouissante de gemmes, et particulièrement de saphirs
qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des émeraudes.
Çà et là des nuances opalines d'une douceur
infinie couraient au milieu de points ardents comme autant de
diamants de feu dont l'œil ne pouvait soutenir l'éclat. La
puissance du fanal était centuplée, comme celle d'une
lampe à travers les lames lenticulaires d'un phare de premier
ordre. « Que c'est beau ! Que c'est beau ! s'écria
Conseil. - Oui ! dis-je, c'est un admirable spectacle. N'est-ce pas,
Ned ? »
[…]
j'allai jouir du magnifique spectacle qui se développait à
mes regards. J'occupais le sommet de l'un des deux pics du Sneffels,
celui du sud. De là, ma vue s'étendait sur la plus
grande partie de l'île. L'optique, commune à toutes les
grandes hauteurs, en relevait les rivages, tandis que les parties
centrales paraissaient s'enfoncer. On eût dit qu'une de ces
cartes en relief d'Helbesmer s'étalait sous mes pieds. Je
voyais les vallées profondes se croiser en tous sens, les
précipices se creuser comme des puits, les lacs se
changer en étangs, les rivières se faire ruisseaux. Sur
ma droite se succédaient les GLACIERs sans nombre et les pics
multipliés, dont quelques-uns s’empanachaient de fumées
légères. Les ondulations [27]
de ces montagnes infinies, que leurs couches de neige semblaient
rendre écumantes, rappelaient à mon souvenir la surface
d’une mer agitée. Si je me retournais vers l’ouest,
l’Océan s’y développait dans sa majestueuse
étendue, comme une continuation de ces sommets moutonneux. Où
finissait la terre, où commençaient les flots, mon œil
le distinguait à peine. Je me plongeais ainsi dans cette
prestigieuse extase que donnent les hautes cimes, et cette fois sans
vertige, car je m'accoutumais enfin à ces sublimes
contemplations. Mes regards éblouis se baignaient dans la
transparente irradiation des rayons solaires. J'oubliais qui j'étais,
où j'étais, pour vivre de la vie des elfes ou des
sylphes, imaginaires habitants de la mythologie scandinave. Je
m'enivrais de la volupté des hauteurs, sans songer aux abîmes
dans lesquels ma destinée allait me plonger avant peu. Mais je
fus ramené au sentiment de la réalité par
l'arrivée du professeur et de Hans (Voyage au centre de la
terre)
On retrouve les afférences /exotisme/ (des différents voyages, par l’onomastique mimétique des lieux visités), /audace/ et /intrépidité/ des protagonistes, qui débordent d’énergie :
« Ce n’est pas cela ! s’écria mon oncle, cela n’a pas le sens commun ! » Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant l’escalier comme une AVALANCHE, il se précipita dans Königstrasse, et s’enfuit à toutes jambes. […] Les trois Islandais, aussi taciturnes que leur camarade le chasseur, ne prononcèrent pas un seul mot et mangèrent sobrement. Nous commencions maintenant à gravir les pentes du Sneffels. Son neigeux sommet, par une illusion d’optique fréquente dans les montagnes, me paraissait fort rapproché, et cependant, que de longues heures avant de l’atteindre ! Quelle fatigue surtout ! Les pierres qu’aucun ciment de terre, aucune herbe ne liaient entre elles, s’éboulaient sous nos pieds et allaient se perdre dans la plaine avec la rapidité d’une AVALANCHE. (ibid.)
Le corpus Verne atteste que le déferlement neigeux sert de comparant non plus à des humains, de façon humoristique, mais, avec gravité, à des phénomènes physiques puissamment destructeurs (dénués de contrefactualité, contra ci-dessus Vingt mille lieues sous les mers) :
Au milieu du tourbillon, brisée, rompue, renversée, une caravane entière disparaissait sous l’AVALANCHE de sable ; les chameaux pêle-mêle poussaient des gémissements sourds et lamentables ; des cris, des hurlements sortaient de ce brouillard étouffant. Quelquefois, un vêtement bariolé tranchait avec ces couleurs vives dans ce chaos, et le mugissement de la tempête dominait cette scène de destruction. […] à deux pieds l'un de l'autre, les voyageurs ne pouvaient s'entendre, et d'une main crispée s'accrochant aux cordages, ils essayaient de se maintenir contre la fureur de l'ouragan . (5 semaines en ballon).
Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur, repoussèrent avec une incomparable violence les couches atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs. Pas un spectateur n'était resté debout ; hommes, femmes, enfants, tous furent couchés comme des épis sous l'orage ; il y eut un tumulte inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet au-dessus de la tête de ses concitoyens. 300 000 personnes demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur. Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements, culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt milles, chassé les trains du railway jusqu’à Tampa, fondit sur cette ville comme une AVALANCHE, et détruisit une centaine de maisons (De la Terre à la Lune).
De plus, ajouta le capitaine Nicholl, sur un terrain plat, le projectile demeurera immobile dès qu’il l’aura touché. Sur une pente, au contraire, il roulerait comme une AVALANCHE, et n’étant point écureuils, nous n’en sortirions pas sains et saufs. Donc, tout est pour le mieux. […] En effet, si ce disque invisible était pourvu d’une atmosphère, ne devait-on pas voir des étoiles filantes la rayer de leurs trajectoires ? Si le projectile lui-même traversait ces couches fluides, ne pourrait-on surprendre quelque bruit répercuté par les échos lunaires, les grondements d’un orage, par exemple, les fracas d’une AVALANCHE, les détonations d’un volcan en activité ? Et si quelque montagne ignivome se panachait d’éclairs n’en reconnaîtrait-on pas les intenses fulgurations ? De tels faits, soigneusement constatés, eussent singulièrement élucidé cette obscure question de la constitution lunaire. […] Non ! répondait Belfast. C’est une AVALANCHE qui se détache d’une montagne lunaire ! […] Mais nulle trace de végétation, nulle apparence de cités ; rien que des stratifications, des coulées de laves, des épanchements polis comme des miroirs immenses qui reflétaient les rayons solaires avec un insoutenable éclat. Rien d’un monde vivant, tout d’un monde mort, où les AVALANCHEs, roulant du sommet des montagnes, s’abîmaient sans bruit au fond des abîmes . Elles avaient le mouvement, mais le fracas leur manquait encore. […] Au fond de l'immense cavité se creusait une centaine de petits cratères éteints […] que dominait un pic de cinq mille mètres. Autour, la plaine avait un aspect désolé. Rien d'aride comme ces reliefs, rien de triste comme ces ruines de montagnes, et , si l'on peut s'exprimer ainsi, comme ces morceaux de pics et de monts qui jonchaient le sol ! Le satellite semblait avoir éclaté en cet endroit. Le projectile s'avançait toujours, et ce chaos ne se modifiait pas. Les cirques, les cratères, les montagnes éboulées, se succédaient incessamment. Plus de plaines, plus de mers. Une Suisse, une Norvège interminables. Enfin, au centre de cette région crevassée , à son point culminant, la plus splendide montagne du disque lunaire, l'éblouissant Tycho (Autour de la Lune).
Nous sommes sur un terrain volcanique, avait dit Cyrus Smith, et ses compagnons commencèrent à s'élever sur le dos d'un contrefort, qui, par une ligne sinueuse et par conséquent plus aisément franchissable, aboutissait au premier plateau. Les intumescences étaient nombreuses sur ce sol, que les forces plutoniennes avaient évidemment convulsionné. çà et là, blocs erratiques , débris nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. […] Quelquefois aussi, le sol manquait subitement, et l'on se trouvait sur le bord de profondes crevasses qu'il fallait tourner. […] Les laves durcies, les scories encroûtées formaient une sorte d'escalier naturel, aux marches largement dessinées, qui devaient faciliter l'accès du sommet de la montagne. Un coup d'œil suffit à Cyrus Smith pour reconnaître cette disposition, et, sans hésiter, suivi du jeune garçon, il s'engagea dans l'énorme crevasse , au milieu d'une obscurité croissante. C'était encore une hauteur de mille pieds à franchir. […] Cyrus Smith suivit le même chemin que la veille. On contourna le cône par le plateau qui formait épaulement, jusqu'à la gueule de l'énorme crevasse . Le temps était magnifique. Le soleil montait sur un ciel pur et couvrait de ses rayons tout le flanc oriental de la montagne. Le cratère fut abordé. Il était bien tel que l'ingénieur l'avait reconnu dans l'ombre, c'est-à-dire un vaste entonnoir qui allait en s'évasant jusqu'à une hauteur de mille pieds au-dessus du plateau. Au bas de la crevasse , de larges et épaisses coulées de laves serpentaient sur les flancs du mont et jalonnaient ainsi la route des matières éruptives jusqu'aux vallées inférieures qui sillonnaient la portion septentrionale de l'île. L'intérieur du cratère, dont l'inclinaison ne dépassait pas quarante degrés, ne présentait ni difficultés ni obstacles à l'ascension. On y remarquait les traces de laves très anciennes, qui probablement s'épanchaient par le sommet du cône, avant que cette crevasse latérale leur eût ouvert une voie nouvelle. […] La paroi de la caverne Dakkar avait évidemment cédé sous la pression des gaz, et la mer, se précipitant par la cheminée centrale dans le gouffre ignivome, se vaporisa soudain. Mais le cratère [28] ne put donner une issue suffisante à ces vapeurs. Une explosion, qu'on eût entendue à cent milles de distance, ébranla les couches de l'air. [...] Tout avait disparu dans l'abîme autour de lui : le cône inférieur du mont Franklin, déchiré par l'explosion, les mâchoires laviques du golfe du requin, le plateau de grande-vue, l’îlot du salut, les basaltes de la crypte Dakkar (L’île mystérieuse).
Avant
peu, route et vapeurs se confondraient, et si, en ce moment, les
nuages ne se résolvaient pas en pluie, le brouillard serait
tel que le tarentass ne pourrait plus avancer, sans risquer de tomber
dans quelque précipice . […] Puis, lorsque le
tarentass s'approchait à raser la bordure du chemin, de
profonds gouffres s'éclairaient sous la déflagration
des nues. De temps en temps, un roulement plus grave du véhicule
indiquait qu'il franchissait un pont de madriers à peine
équarris, jeté sur quelque crevasse et le
tonnerre semblait rouler au-dessous de lui. D'ailleurs, l'espace ne
tarda pas à s'emplir de bourdonnements monotones, qui
devenaient d'autant plus graves qu'ils montaient davantage dans les
hauteurs du ciel. […] Certains arbres, vieux ou mal enracinés,
n’avaient pu résister à la première attaque de
la bourrasque. Une AVALANCHE de troncs brisés traversa la
route, après avoir formidablement rebondi sur les rocs, et
alla se perdre dans l’abîme de gauche, à deux
cents pas en avant du tarentass. […] le tarentass, immobile, se
trouvait alors à un tournant de la route par lequel débouchait
la bourrasque . Il fallait donc le tenir tête au vent, sans
quoi, pris de côté, il eût immanquablement chaviré
et eût été précipité dans un
profond abîme que le chemin côtoyait sur la
gauche. [...] A ce moment, Michel Strogoff, s'élançant
d'un bond hors du tarentass, lui vint en aide. Doué d'une
force peu commune, il parvint, non sans peine, à maîtriser
les chevaux. Mais la furie de l'ouragan redoublait alors. […]
En même temps, une AVALANCHE de pierres et de troncs d’arbres
commençait à rouler du haut des talus. Nous ne pouvons
rester ici, dit Michel Strogoff – Nous n’y resterons pas non plus
! s’écria l’iemschik, tout effaré, en se raidissant
de toutes ses forces contre cet effroyable déplacement des
couches d’air. L’ouragan aura bientôt fait de nous
envoyer au bas de la montagne !
Presque
aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif
du Plesa. Des gerbes de flammes s’élevèrent jusqu’aux
nuages, et une AVALANCHE de pierres retomba sur la route du Vulkan.
[…] Une heure fut employée à rejoindre la route du
col de Vulkan, qui fut franchie vers cinq heures. Le flanc droit du
Plesa n’est point hérissé de ces forêts que Nic
Deck n’avait pu traverser qu’en s’y frayant un passage à
la hache ; mais il y eut nécessité de compter alors
avec des difficultés d’une autre espèce. C’étaient
des éboulis de moraines entre lesquels on ne pouvait se
hasarder sans précautions, des dénivellations brusques,
des failles profondes, des blocs mal assurés sur leur base et
se dressant comme les séracs d’une région alpestre,
tout le pêle-mêle d’un amoncellement d’énormes
pierres que les AVALANCHEs avaient précipitées
de la cime du mont, enfin un véritable chaos dans toute son
horreur. (Le château des Carpathes)
Proust, lui, confère au comparant un statut alternativement dysphorique (fatalité et maladie) et euphorique (militaire à Doncières) :
Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une AVALANCHE de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. (Du côté de chez Swann)
J'ai même peut-être tort de te parler seulement littérature de guerre. En réalité comme la constitution du sol, la direction du vent et de la lumière indiquent de quel côté un arbre poussera, les conditions dans lesquelles se font une campagne, les caractéristiques du pays où on manœuvre, commandent en quelque sorte et limitent les plans entre lesquels le général peut choisir. De sorte que le long des montagnes, dans un système de vallées, sur telles plaines, c’est presque avec le caractère de nécessité et de beauté grandiose des AVALANCHEs que tu peux prédire la marche des armées. (Le côté de Guermantes)
Mais qu’importaient sirène et gothas à ceux qui étaient venus chercher leur plaisir. Le cadre social, le cadre de la nature, qui entoure nos amours, nous n’y pensons presque pas. La tempête fait rage sur mer, le bateau tangue de tous côtés, du ciel se précipitent des AVALANCHEs tordues par le vent et tout au plus accordons-nous une seconde d’attention pour parer à la gêne qu’elle nous cause, à ce décor immense où nous sommes si peu de chose, et nous et le corps que nous essayons d’approcher. (Le Temps retrouvé)
Ici le comparant sert d’amplificateur à la mauvaise météo, en sorte que les sèmes /neige/ et /compacité/ définitoires du phénomène glaciaire sont inhibés par le contexte de la tempête marine. En revanche /puissance destructrice/ et /descente/ sont sélectionnés ; ce sont eux qui permettent de produire le parcours tropique d’une hyperbole. Quant au comparé, il s’agit toujours du « cadre social », préférentiellement mondain, dans lequel se déroule ce dernier volume.
Concernant le mot vedette comparant, sa fonction chez Proust n’est pas comme chez Verne de faire connaître, d’imaginer un nouveau monde, mais d’introduire de façon esthétisante et momentanée la nature (indexée à /grandeur/, /puissance/, /imperfectivité/, /intentionnalité/) dans le monde artificiel, quotidien et banal :
Mais les coups qu’elles [la France et l’Allemagne] échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable dont Saint-Loup m’avait exposé les principes ; et parce que même en les considérant du point de vue des individus elles en étaient de géants assemblages, la querelle prenait des formes immenses et magnifiques, comme le soulèvement d’un océan aux millions de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises, comme des GLACIERs gigantesques qui tentent dans leurs oscillations lentes et destructrices de briser le cadre de montagne où ils sont circonscrits. (Le Temps retrouvé)
En dehors du domaine militaire, la transfiguration cosmique du paysage urbain de la capitale constitue une insertion passagère d’une réalité transcendante – qu’accentue la permanence du comparant pictural et de l’évocation du problème de la perspective – dans le réalisme empirique, te qu’il est requis par les descriptions dues aux rêveries d’un promeneur solitaire noctambule :
Du
reste, à force de regarder le ciel paresseux et trop beau qui
ne trouvait pas digne de lui de changer son horaire et au-dessus de
la ville allumée prolongeait mollement, en ces tons bleuâtres
sa journée qui s’attardait, le vertige prenait : ce n’était
plus une mer étendue, mais une gradation verticale de bleus
GLACIERs. Et les tours du Trocadéro qui semblaient si proches
des degrés de turquoise devaient en être extrêmement
éloignées comme ces deux tours de certaines villes de
Suisse qu'on croirait dans le lointain voisines avec la pente des
cimes.
[…] Le clair de lune
donnait de ces effets que les villes ne connaissent pas, même
en plein hiver ; ses rayons s’étalaient sur la neige
qu’aucun travailleur ne déblayait plus, boulevard Haussmann,
comme ils eussent fait sur un GLACIER des Alpes. Les silhouettes des
arbres se reflétaient nettes et pures sur cette neige d'or
bleuté, avec la délicatesse qu'elles ont dans certaines
peintures japonaises ou dans certains fonds de Raphaël
C’est surtout dans le volume antérieur A l’ombre des jeunes filles en fleurs, lors de l’arrivée à Balbec que la métamorphose de la mer personnifiée est remarquable. Si le mot vedette, de par sa position clausulaire, constitue le sommet statique de la période :
[…] je retournais près de la fenêtre jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux et sur les sommets neigeux de ses vagues en pierre d’émeraude çà et là polie et translucide, lesquelles avec une placide violence et un froncement léonin laissaient s’accomplir et dévaler l’écroulement de leurs pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans visage. Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin comme un carreau d’une diligence dans laquelle on a dormi, pour voir si pendant la nuit s’est rapprochée ou éloignée une chaîne désirée – ici ces collines de la mer qui avant de revenir vers nous en dansant, peuvent reculer si loin que souvent ce n’était qu’après une longue plaine sablonneuse que j’apercevais à une grande distance leurs premières ondulations, dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre comme ces GLACIERs qu’on voit au fond des tableaux des primitifs toscans. [29]
la page suivante lexicalise le corrélat neigeux, déjà paraphrasé par le dynamisme sur les vagues, « dévaler l’écroulement de leurs pentes », pour décrire le « paysage accidenté » marin :
Et dès ce premier matin le soleil me désignait au loin d'un doigt souriant ces cimes bleues de la mer qui n'ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu'à ce qu'étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes et de leurs AVALANCHEs, il vînt se mettre à l'abri du vent dans ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où, par sa splendeur même et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l'impression du désordre. (Pléiade II, 34)
Dialectiquement, cette période comporte trois intervalles temporels : T1 /inchoatif-duratif/ de la désignation, T2 /résultatif/ de la promenade extérieure agitée (mais paradoxalement dénuée de risque pour le dieu qu'est le soleil), T3 /duratif-imperfectif/ du retour à l'intérieur (la richesse du soleil s'expliquant par la métamorphose qu'il opère de la mer respectivement en « une topaze » et « un rempart indestructible et mobile d'émeraude et d'or », p. 35). Bref, le deuxième temps où se situe le corrélat relève lui aussi du registre merveilleux. Par assimilation avec le domaine pictural des toscans, mais aussi d'Elstir, qui peignait des matelots « dégringolant des pentes », il s'agit là d’une de « ces métaphores qui expriment l'essence de l'impression qu'une chose produit » (comme on le lisait dans une de ces esquisses publiées dans la Pléiade, p. 974). Soit une esthétique ontologique qui constituait la conception artistique valorisée par le narrateur de la Recherche. [30]
Le domaine sculptural n’est pas en reste. En effet, si l’on se reporte par exemple aux « cheveux noirs crespelés » d'Albertine dont « le relief de leurs boucles » devient « une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si riche » dignes « d'un sculpteur » (III, 885), on constate que le comparant montagnard est encore lexicalisé. Cela suscite un rapprochement avec le produit laitier glacé que déguste Albertine à l'hôtel Ritz. La couleur de sa glace semble venir tout droit, par hypallage, de la blonde crémière décrite une dizaine de pages plus loin, dont « l'extravagance » consiste aussi en « une stylisation sculpturale des méandres isolés de névés parallèles » (III, 646) :
[…] même si la glace est au citron je ne déteste pas […] qu'elle soit irrégulière, abrupte, comme une montagne d'Elstir. Il ne faut pas qu'elle soit trop blanche alors mais un peu jaunâtre, avec cet air de neige sale et blafarde qu'ont les montagnes d'Elstir. […] au pied de ma demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales AVALANCHEs qui les engloutiront – la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita ma jalousie (Pléiade III, 637). [31]
La polysémie d'acception de ‘glace’ est due ici aux deux isotopies (méso-)génériques /alimentation/ et /montagne/ que ce sémème connecte. L'équivoque est aussi entretenue par la couleur blanc jaune de neige sale, qui rend la comparaison d'autant plus acceptable que « ces glaces au citron-là sont des montagnes réduites, à une échelle toute petite, mais l'imagination rétablit les proportions […] » (ibid.).
Notons que la comparaison marine sera réitérée chez Gracq avec le spectacle festif de « l’océan en été » à marée montante qu’admire Simon attendant Irmgard. La même mer mythologique et euphorisante, qui plus est d’inspiration normande dans les deux cas, constitue le comparé d’une série de visions précieuses (l’émeraude et la mer topaze proustiennes se font ici diamants et perle d’orient, comme chez Sand et Balzac ; par assimilation, le sème /luxe/ est propagé à ‘glaciers’) :
[…] les crêtes écumeuses transpercées par la lumière poudroyante, les diamants et les aigrettes qui voyagent sur l’embrun, l’armée des toiles de tente rayées qui claquent sur leurs montants comme des oriflammes, le bruit de foule pareil à un bruit de forêt – tout cela atteignait pour lui un moment à une espèce de point suprême, de fête complète, écumeuse et fouettée, où se mêlaient, à l’heure même où Vénus sort de la mer, l’exubérance des corps jeunes, l’orient de la perle, la tombée de neige des cimes de GLACIERs, la brutalité d’une charge de cavalerie : L’été n’est pas fini, songea-t-il tout ragaillardi. (La Presqu’île)
Pareille poésie des extraits de La Recherche diffère cependant de celle qui teintait le premier ouvrage de Proust, Les Plaisirs et les Jours. En effet, le passage du poème en prose suivant intitulé « Présence réelle » faisait de la nature romantique le cadre d’une remémoration d’amour où ‘glacier(s)’, qui n’avait pas le statut de comparant, héritait par défaut de la blancheur, sans le bleu vert qui était attribué au végétal lacustre, lui aussi selon la norme du réalisme empirique :
Nous nous sommes aimés dans un village perdu d'Engadine au nom deux fois doux : le rêve des sonorités allemandes s'y mourait dans la volupté des syllabes italiennes, À l'entour, trois lacs d'un vert inconnu baignaient des forêts de sapins. Des GLACIERs et des pics fermaient l'horizon. Le soir, la diversité des plans multipliait la douceur des éclairages. Oublierons-nous jamais les promenades au bord du lac de Sils-Maria, quand l'après-midi finissait, à six heures ? Les mélèzes d'une si noire sérénité quand ils avoisinent la neige éblouissante tendaient vers l'eau bleu pâle, presque mauve, leurs branches d'un vert suave et brillant. […] Un jour – se peut-il qu'un sûr instinct, mystérieux messager, ne t'ait pas avertie de ces enfantillages où tu fus si étroitement mêlée, que tu vécus, oui, vraiment vécus, tant tu avais en moi une « présence réelle » ? – un jour (nous n'avions ni l'un ni l'autre jamais vu l'Italie), nous restâmes comme éblouis de ce mot qu'on nous dit de l'Alpgrun : « De là on voit jusqu'en Italie. » Nous partîmes pour l'Alpgrun, imaginant que, dans le spectacle étendu devant le pic, là où commencerait l'Italie, le paysage réel et dur cesserait brusquement et que s'ouvrirait dans un fond de rêve une vallée toute bleue. En route, nous nous rappelâmes qu'une frontière ne change pas le sol et que si même il changeait ce serait trop insensiblement pour que nous puissions le remarquer ainsi, tout d'un coup. Un peu déçus nous ruons pourtant d'avoir été si petits enfants tout à l'heure, Mais en arrivant au sommet, nous restâmes éblouis. Notre enfantine imagination était devant nos yeux réalisée. A côté de nous, des GLACIERs étincelaient. A nos pieds des torrents sillonnaient un sauvage pays d'Engadine d'un vert sombre. Puis une colline un peu mystérieuse ; et après des pentes mauves entrouvraient et fermaient tour à tour une vraie contrée bleue, une étincelante avenue vers l'Italie.
Cette ambiance peut ainsi être rapprochée de celles de Maupassant. En effet, le journal fictif des deux nouvelles suivantes accroît l’illusion du réalisme empirique. Sur l’eau présente un écrin alpestre qui sert à poser l’isotopie /croisière touristique/ + /quiétude/. Toute la nouvelle est frappée du sceau de l’aspect /itératif/ – le narrateur héros n’étant que témoin des habitudes des lieux visités au fil de sa promenade nautique, le porte-parole des anecdotes les concernant, et des questions que suscitent ses fréquentations – par opposition aux nouvelles suivantes où l’événement narratif implique à un moment donné /singulatif/ ; de là l’impression de « ces pages sans suite, sans composition », publiées in fine :
6 avril. […] Le vent nous arrivait sec et froid de la montagne invisible encore qu'on sentait chargée de neige. […] Le jour naissait, les étoiles s’éteignaient, le phare de Villefranche ferma pour la dernière fois son œil tournant, et j’aperçus dans le ciel lointain, au-dessus de Nice, encore invisible, des lueurs bizarres et roses, c’étaient les GLACIERs des Alpes dont l’aurore allumait les cimes.
Dans Aux eaux, journal du marquis de Roseveyre, le statut du décor montagnard est plus complexe car il diffuse sa beauté, son émotion esthétique à la protagoniste convoitée « pour un mois », laquelle, topos du locus amoenus oblige, se déroule dans un cadre naturel aussi aristocratique que le narrateur, qui est finalement « refroidi » par la séparation de cette jeune Berthe qu’il aimait devenue « femme du monde » :
21
juin. Dix heures du soir. Singulière journée. Je
suis un peu ému. C’est bête et drôle. Pendant le
trajet, nous avons peu parlé. Elle s’était levée
un peu tôt ; elle était fatiguée ; elle
sommeillait. Sitôt à Berne, nous avons voulu contempler
ce panorama des Alpes que je ne connaissais point ; et nous voici
partis à travers la ville, comme deux jeunes mariés. Et
soudain nous apercevons une plaine démesurée, et
là-bas, là-bas, les GLACIERs. De loin, comme ça,
ils ne semblaient pas immenses, et cependant cette vue m’a fait
passer un frisson dans les veines. Un radieux soleil couchant tombait
sur nous ; la chaleur était terrible. Ils restaient froids et
blancs, eux, les monts de glace. La Jungfrau, la Vierge, dominant ses
frères, tendait son large flanc de neige, et tous, jusqu’à
perte de vue, se dressaient autour d’elle, les géants à
tête pâle, les éternels sommets gelés que
le jour mourant faisait plus clairs, comme argentés sur l’azur
foncé du soir. Leur foule inerte et colossale donnait l’idée
du commencement d’un monde surprenant et nouveau, d’une région
escarpée, morte, figée mais attirante comme la mer,
pleine d’un pouvoir de séduction mystérieuse. L’air
qui avait caressé ces cimes toujours gelées semblait
venir à nous par-dessus les campagnes étroites et
fleuries, autre que l’air fécondant des plaines. Il avait
quelque chose d’âpre et de fort, de stérile, comme une
saveur des espaces inaccessibles. Berthe, éperdue, regardait
sans cesse sans pouvoir prononcer un mot. Tout à coup elle me
prit la main et la serra. J’avais moi-même à l’âme
cette sorte de fièvre, cette exaltation qui nous saisit devant
certains spectacles inattendus. Je pris cette petite main frémissante
et je la portai à mes lèvres ; et je la baisai, ma foi,
avec amour. J’en suis resté un peu troublé. Mais par
qui ? Par elle, ou par les GLACIERs ?
24
juin. Loëche, dix heures du soir. Tout le voyage a été
délicieux. Nous avons passé un demi-jour à Thun,
à regarder la rude frontière des montagnes que nous
devions franchir le lendemain. Au soleil levant, nous avons traversé
le lac, le plus beau de la Suisse peut-être. […] Nous avons
franchi des torrents, aperçu parfois, entre deux sommets
élancés et couverts de sapins, une immense pyramide de
neige qui semblait si proche qu’on aurait juré d’y
parvenir en vingt minutes, mais qu’on aurait à peine
atteinte en vingt-quatre heures. [...] Une heure après nous
être remis en route, nous aperçûmes, au fond de
cet entonnoir de granit et de neige, un lac noir, sombre, sans une
ride, que nous avons longtemps suivi. Un guide nous apporta quelques
edelweiss, les pâles fleurs des GLACIERs. Berthe s’en fit un
bouquet de corsage. Soudain, la gorge de rochers s'ouvrit
devant nous, découvrant un horizon surprenant : toute la
chaîne des Alpes piémontaises au-delà de la
vallée du Rhône. Les grands sommets, de place en place,
dominaient la foule des moindres cimes. C'étaient le mont
Rose, grave et pesant ; le Cervin, droite pyramide où tant
d'hommes sont morts [32],
la Dent-du-Midi ; cent autres pointes blanches luisantes comme des
têtes de diamants, sous le soleil. […]
26
juin. Loëche n’est pas triste. Non. C’est sauvage, mais
très beau. Cette muraille de roches hautes de deux mille
mètres, d’où glissent cent torrents pareils à
des filets d’argent; ce bruit éternel de l’eau qui roule ;
ce village enseveli dans les Alpes d’où l’on voit, comme
du fond d’un puits, le soleil lointain traverser le ciel ; le
GLACIER voisin, tout blanc dans l’échancrure de la montagne,
et ce vallon plein de ruisseaux, plein d’arbres, plein de fraîcheur
et de vie, qui descend vers le Rhône et laisse voir à
l’horizon les cimes neigeuses du Piémont : tout cela me
séduit et m’enchante. Peut-être que… si Berthe
n’était pas là ? […]
On note non seulement le topos de la jeune fille en fleurs, mais la « fraîcheur de vie », jusqu’au frisson, au frémissement, au trouble qui provoquent une assimilation entre la femme et le décor montagnard : tous deux constituent une « épreuve », l’une pour tester l’aptitude au mariage, l’autre la capacité à survivre dans un « trou » d’altitude. Quant aux comparants de registre merveilleux déjà employés supradans Lélia et Séraphîta, ‘diamant’ et ‘argent’ ‘étincelants’ [33], ils réactivent l’isotopie /luxe/, comme en témoigne la fin de la nouvelle :
Et le soleil parut au-dessus de la nappe des neiges. Alors, tout à coup, le peuple entier des GLACIERs fut blanc, d’un blanc luisant, comme si l’horizon eût été plein d’une foule de dômes d’argent. Les femmes, extasiées, regardaient cela. Elles tressaillirent, un bouchon de champagne venait de sauter ; et le prince de Vanoris, présentant un verre à Berthe, s’écria : – Je bois à la marquise de Roseveyre! Tous crièrent : ”Je bois à la marquise de Roseveyre!” Elle monta debout sur sa mule et répondit : – Je bois à tous mes amis! Trois heures plus tard, nous prenions le train pour Genève, dans la vallée du Rhône. A peine fûmes-nous seuls que Berthe, si heureuse et si gaie tout à l’heure, se mit à sangloter, la figure dans ses mains. Je m’élançai à ses genoux : – Qu’as-tu ? qu’as-tu ? dis-moi, qu’as-tu ? Elle balbutia à travers ses larmes : – C’est… c’est… c’est donc fini d’être une honnête femme! Certes, je fus à ce moment sur le point de faire une bêtise, une grande bêtise!… Je ne la fis pas. Je quittai Berthe en rentrant à Paris.
En revanche dans L'auberge, le cadre montagnard sert à une progression dramatique aboutissant à une tragédie familiale inversant le calme initial en macabre « mort hivernale ». À la thématique euphorique du mot vedette se substitue donc celle de ‘avalanche(s)’ (cf. ci-dessous), pourtant absent de cette nouvelle. Voici l’incipit dont la toponymie exotique réactive /germanité/ (cf. Chateaubriand, Verne) ici /helvétique/ ; avec Aux eaux, on est en présence des deux seules nouvelles du corpus indexées à cette isotopie :
Pareille à toutes les hôtelleries de bois plantées dans les Hautes-Alpes, au pied des GLACIERs, dans ces couloirs rocheux et nus qui coupent les sommets blancs des montagnes, l’auberge de Schwarenbach sert de refuge aux voyageurs qui suivent le passage de la Gemmi. […] Ils atteignirent le lac de Daube, dont la longue surface gelée s’étendait, toute plate, au fond du val. A droite, le Daubenhorn montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès des énormes moraines du GLACIER de Loemmern que dominait le Wildstrubel. […] Puis, au-dessous d'eux, dans un trou démesuré, au fond d'un abîme effrayant, ils aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient des grains de sable jetés dans cette crevasse énorme [34] que finit et que ferme la Gemmi, et qui s'ouvre, là-bas, sur le Rhône. […] La neige avait nivelé toute la profonde vallée, comblant les crevasses , effaçant les deux lacs, capitonnant les rochers, ne faisant plus, entre les sommets immenses, qu'une immense cuve blanche régulière, aveuglante et glacée. Depuis trois semaines, Ulrich n'était plus revenu au bord de l'abîme d'où il regardait le village. Il y voulut retourner avant de gravir les pentes qui conduisaient à Wildstrubel. Loëche maintenant était aussi sous la neige, et les demeures ne se reconnaissaient plus guère, ensevelies sous ce manteau pâle. Puis, tournant à droite, il gagna le GLACIER de Loemmern. Il allait de son pas allongé de montagnard, en frappant de son bâton ferré la neige aussi dure que la pierre. Et il cherchait avec son œil perçant le petit point noir et mouvant, au loin, sur cette nappe démesurée. Quand il fut au bord du GLACIER, il s’arrêta, se demandant si le vieux avait bien pris ce chemin ; puis il se mit à longer les moraines d’un pas plus rapide et plus inquiet. Le jour baissait; les neiges devenaient roses; un vent sec et gelé courait par souffles brusques sur leur surface de cristal.
On note la quantité de précisions descriptives. En densifiant l’isotopie mésogénérique /alpinisme/ comme dans les Enfants du Capitaine Grant, mais ici en dehors d’actions héroïques, elles accroissent l’impression référentielle, partant l’effet de vraisemblance. Il en va de même d’un extrait de roman, Une vie, où le voyage exotique tente de dissiper la mésentente du couple :
La Corse! les maquis! les bandits! les montagnes! la patrie de Napoléon![...] Le guide partit en avant avec la mule et les chevaux , et ils allèrent à petits pas. La montagne, fendue du haut en bas, s'entrouvrait. Le sentier s'enfonce dans cette brèche. Il suit le fond entre deux prodigieuses murailles ; et un gros torrent parcourt cette crevasse . [...] Jeanne légère et folle allait la première, faisant rouler des cailloux sous ses pieds, intrépide , se penchant sur les abîmes . Il la suivait, un peu essoufflé, les yeux à terre par crainte du vertige.
Le décor montagnard, en tant que lieu de contemplation (cf. Aux eaux) et de recherche, est un thème central, à la différence de la nouvelle Qui sait ? – interrogation servant d’abord à poser un problème de psycho-pathologie – où il n’est qu’un comparant ponctuel dont la fonction est de densifier a contrario l’isotopie /sociabilité/, soit une extraversion, qui, dévalorisée par le narrateur, valorise ‘glaciers’ en lui propageant les afférences /introversion/ (cf. les « objets inanimés prennent, pour moi, une importance d'êtres »), /isolement/ (cf. « tous mes domestiques couchaient dans un bâtiment éloigné ») :
Nous sommes deux races sur la terre. Ceux qui ont besoin des autres, que les autres distraient, occupent, reposent, et que la solitude harasse, épuise, anéantit, comme l’ascension d’un terrible GLACIER ou la traversée du désert, et ceux que les autres, au contraire, lassent, ennuient, gênent, courbaturent, tandis que l’isolement les calme, les baigne de repos dans l’indépendance et la fantaisie de leur pensée. En somme, il y a là un normal phénomène psychique. Les uns sont doués pour vivre en dehors, les autres pour vivre en dedans. Moi, j'ai l'attention extérieure courte et vite épuisée, […]
Enfin, dans Un cas de divorce, thématiquement proche par la reprise du problème psychologique, le cas clinique d’un accusé est connecté rétrospectivement à celui du fantasque Louis II de Bavière. Dans cet extrait aussi ‘glaciers’ – dont le sème /blanc brillant/ devient perceptible par assimilation avec les cygnes au lac d’esthétique wagnérienne – n’est mentionné qu’incidemment dans une énumération où il s’intègre au taxème socio-culturellement normé //caprices// :
L’avocat de Mme Chassel prit la parole : M. le Président, MM. les Juges, la cause que je suis chargé de défendre devant vous relève bien plus de la médecine que de la justice, et constitue bien plus un cas pathologique qu’un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples au premier abord. Un homme jeune, très riche, d’âme noble et exaltée, de cœur généreux, devient amoureux d’une jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l’épouse. Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en époux plein de soins et de tendresse ; puis il la néglige, la rudoie, semble éprouver pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût irrésistible. […] Car c’est en face d’un fou que nous nous trouvons, Messieurs, et le cas est d’autant plus curieux, d’autant plus intéressant qu’il rappelle en beaucoup de points la démence du malheureux prince, mort récemment, du roi bizarre qui régna platoniquement sur la Bavière. J’appellerai ce cas : la folie poétique. Il eut des Alpes et des GLACIERs, des steppes, des déserts de sable brûlés par le soleil ; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune, des lacs qu’éclairaient par-dessous de fantastiques lueurs électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des nacelles, tandis qu’un orchestre, composé des premiers exécutants du monde, enivrait de poésie l’âme du fou royal.
Concernant le corrélat neigeux, le ton oscille du dramatique de la douche qui refroidit le prétendu fou à qui l’on a enfilé « la camisole de force », sur l’isotopie /pathologie/ (qui prolonge le climat de scientificité et de psychologisme fin de siècle), au tragique milieu alpin :
Il fut déshabillé toujours criant, puis déposé dans cette baignoire ; et avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, il fut absolument suffoqué par la plus horrible AVALANCHE d’eau glacée qui soit jamais tombée sur les épaules d’un mortel, même dans les régions les plus boréales. (Le docteur Héraclius Gloss)
« Les AVALANCHEs ont détruit dix-huit villages. » Ecoutez ceci ; et il lut : « Les nouvelles de la vallée d’Aoste sont terribles. La population affolée n’a plus de repos. Les AVALANCHEs ensevelissent coup sur coup les villages. Dans la vallée de Lucerne les désastres sont aussi graves. A Pirronne, à Saint-Damien, à Musternale, à Demonte, à Massello, à Chiabrano, les morts sont également nombreux. Le village de Balzéglia a complètement disparu sous l’AVALANCHE. De mémoire d’homme on ne se souvient pas avoir vu une semblable calamité. Des détails horribles nous parviennent de tous les côtés. Soudain une énorme AVALANCHE couvre la chaumière et l’écrase. » Une grosse poutre en tombant coupe presque en deux le père qui meurt instantanément. Pol reprit : « ça doit être affreux, cette mort-là, sous cette lourde mousse de glace ! » Et doucement porté par le flot, bercé par le mouvement des rames, loin de la terre, dont je ne voyais plus que la crête blanche, je pensais à cette pauvre et petite humanité, à cette poussière de vie, si menue et si tourmentée, qui grouillait sur ce grain de sable perdu dans la poussière des mondes, à ce misérable troupeau d’hommes, décimé par les maladies, écrasé par les AVALANCHEs, secoué et affolé par les tremblements de terre, à ces pauvres petits êtres invisibles d’un kilomètre, et si fous, si vaniteux, si querelleurs, qui s’entretuent, n’ayant que quelques jours à vivre. (Blanc et bleu)
en passant par le réalisme d’un incipit où l’avalanche a valeur hyperbolique pour la chute de neige lors d’un « hiver terrible » :
J'étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en pleine Normandie. L'hiver, cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les gros nuages venir du nord ; et la blanche descente des flocons commença. En une nuit, toute la plaine fut ensevelie. Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient s'endormir sous l'accumulation de cette mousse épaisse et légère. Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur vie inutilement, s'abattant tous ensemble sur les champs livides et piquant la neige de leurs grands becs. On n'entendait rien que le glissement vague et continu de cette poussière tombant toujours. Cela dura huit jours pleins, puis l’AVALANCHE s’arrêta. Là terre avait sur le dos un manteau épais de cinq pieds. (Conte de Noël)
Systématiquement le genre réaliste cultive le spectaculaire, à l’instar du roman d’aventures ; rares sont les extraits qui ne recherchent pas l’effet, comme le suivant de P. Louÿs (La femme et le pantin – Roman espagnol, 1898), où seule est attestée l’acception littérale, détail quasi-anodin :
C’était donc il y a trois ans, trois ans et demi, en hiver. Je revenais de France un 26 décembre, par un froid terrible, dans l’express qui passe vers midi le pont de la Bidassoa. La neige, déjà fort épaisse sur Biarritz et Saint-Sébastien, rendait presque impraticable la traversée du Guipuzcoa. Le train s’arrêta deux heures à Zumarraga, pendant que des ouvriers déblayaient hâtivement la voie ; puis il repartit pour stopper une seconde fois, en pleine montagne, et trois heures furent nécessaires à réparer le désastre d’une AVALANCHE. […] Tout à coup le train s’arrêta. Nous passions la Sierra de Guadarrama, à quatorze cents mètres d’altitude. Une nouvelle AVALANCHE venait de barrer la route. Le train essaya de reculer : un autre éboulement lui barrait le retour. Et la neige ne cessait pas d’ensevelir lentement les wagons.
On notera qu’une des Complaintes de Laforgue s’amuse d’un tel incident :
Un train perdu, dans la nuit, stoppe, par les avalanches bloqué ; il siffle au loin ! Et les petiots croient ouïr les méchants hoquets d’un grand crapaud ! Falot, falot !
Dernier romancier à être convoqué pour cette étude lexico-textuelle, Gracq – déjà cité pour La Presqu’île – fait du glacier un lieu de danger, mais pour une raison moins doxale que celle des domaines //météorologie// ou //alpinisme//, même s’ils sont requis dans le long passage suivant du Rivage des Syrtes, qui se situe au moment de la croisière fatidique (chap. 9), laquelle aboutit au pied du « volcan Tängri », de la côte ennemie. En effet, d’une part son sommet blanc et froid – mais aussi sa lave brûlante prête à se répandre – [35] incarne l’agressivité des habitants du Farghestan, vu des Syrtes ; de là son sème casuel /causatif/. D’autre part, son sème /dissimulation/ que le narrateur (et héros Aldo) interprète comme signe apocalyptique dans un calme précédant la tempête (cf. supra le panache cité, ici paraphrasé par cette : « corne d’une matière laiteuse », flottante, et dont le bleuâtre, contigu de la masse glacée depuis Verne et Proust, est une couleur, qui, avec /brillant/ de ‘brasillante’, ‘étoile’ et ‘phosphorescente’, unifient les espaces montagnard et marin voire céleste). Il va de soi que ces sèmes /causatif/ et /dissimulation/ ont une portée à l’échelle globale de ce roman, dont l’enjeu pour le narrateur-héros consiste à analyser les éléments déclencheurs d’une réactivation des hostilités mystérieuses entre deux pays, dont le volcan neigeux pourrait ainsi être l’emblème :
[…] la dernière partie de notre expédition posait un problème difficile. Une ligne de brisants inégale, que les cartes localisaient mal, gardait les approches du Tängri à bonne distance, et on n’avait pas perdu le souvenir à Orsenna des pertes éprouvées par ses escadres au retour même de la grande expédition de représailles. J’allai moi-même faire doubler les postes à l’avant, où un homme se tint prêt à sonder. De longues minutes, je demeurai penché au-dessus de l’étrave, fouetté dans le vent froid qui sentait la neige et l’étoile, et semblait tomber en nappes des GLACIERs de la cime inaccessible, lui demandant de toutes mes narines les indices de la terre prochaine, mais la nuit semblait devoir ne pas finir ; il n’y avait rien que le bouillonnement inépuisable de l’étrave et ce vent d’un autre monde, ce fleuve de froid acide qui portait le crissement des champs de neige. Le vague de cette navigation errante m’ensommeillait ; je me berçais dans ces dernières minutes de calme et de pure attente, l’esprit vacant soudain étrangement poreux à un concert plus subtil et à d’indéchiffrables coïncidences. […] Comme les feux d’une façade qui se fût reflétée paisiblement, mais jusqu’à hauteur de nuage, sur la chaussée luisante, et si près, semblait-il, si distinctes dans l’air lavé qu’on croyait sentir l’odeur des jardins nocturnes et la fraîcheur vernissée de leurs routes humides, les lumières des avenues, des villas, des palais, des carrefours, enfin, plus clairsemés, les feux des bourgades vertigineuses accrochées à leurs pentes de lave, montaient dans la nuit criblée par paliers, par falaises, par balcons sur la mer doucement phosphorescente [36], jusqu’à une ligne horizontale de brumes flottantes qui jaunissait et brouillait les dernières lueurs, et parfois en laissait reparaître une, plus haute encore et presque improbable, comme reparaît dans le champ de la lunette un alpiniste un moment caché par un épaulement du GLACIER. Comme le piédestal, la pyramide brasillante et tronquée d’un autel qui laisse culminer dans la pénombre la figure du dieu, l’espalier de lumières finissait à cette lisière inégale. Et, très haut, très loin au-dessus de ce vide noir, dressé à une verticale qui plombait la nuque, collé au ciel d’une ventouse obscène et vorace, émergeait d’une écume de néant une espèce de signe de fin des temps, une corne bleuâtre, d’une matière laiteuse et faiblement effulgente, qui semblait flotter, immobile et à jamais étrangère, finale, comme une concrétion étrange de l’air.
En dépit du signe fatal de sa « pureté mortelle », la connexion métaphorique entre ‘glacier’ et ‘étoile’ via ‘phare diamanté’ qui remonte à sa première apparition, depuis l’île de Vezzano, met en relief le faisceau isotopique /hauteur/, /brillant-éclairant/, /merveilleux/ (la matière comparante a la dureté du joyau, non la future mollesse de « certains champignons vénéneux », infra) :
Et, tout à coup, je vis. Une montagne sortait de la mer, maintenant distinctement visible sur le fond assombri du ciel. Un cône blanc et neigeux, flottant comme un lever de lune au-dessus d'un léger voile mauve qui le décollait de l'horizon, pareil, dans son isolement et sa pureté de neige, et dans le jaillissement de sa symétrie parfaite, à ces phares diamantés qui se lèvent au seuil des mers glaciales. […] Il était là. Sa lumière froide rayonnait comme une source de silence, comme une virginité déserte et étoilée. « C'est le Tängri, dit Vanessa sans tourner la tête. »
Dans Un balcon en forêt, roman postérieur, l’évaluation /dysphorie/ du lieu est confirmée, mais celui-ci, indexé au sème /époque/ des ères géologiques, a le statut de comparant pour la capitale en temps de guerre, qui n’échappe pas au froid macabre qui va au-delà du simple hiver :
Vers la fin de l’hiver, Grange eut une permission. Paris, dans la petite aube mouillée, lui parut grisâtre et sale, sans accueil. À l’hôtel où il se fit conduire, les lampes badigeonnées de bleu laissaient tomber sur le lit un jour désertique et froid d’hôpital qui rendait le toucher incertain, tâtonnant. La chaleur ne revenait vraiment que là où les corps se serraient l’un contre l’autre, dans les grottes lumineuses des bars et des théâtres ; on eût dit que la zone de la vie s’était terrée insensiblement comme au temps des GLACIERs.
Ce mot, dans Un beau Ténébreux, est au contraire vecteur d’envoûtement vers des espaces exotiques de la chaîne andine que l’on avait quittée avec Verne :
Le vent sur le visage, emportant, vierge, d’une fraîcheur vertigineuse, enivre comme le vin, suggère une altitude infinie, quelque chose comme les paramos des Andes, les hautes surfaces du Pamir, et déchaîne une folie de dévorer cette étendue, de courir avec lui vers l’horizon sur ce grand large des herbes, ces tapis d’algues célestes, ces sargasses des GLACIERs. […] À côté de cet immense plateau lisse, le gouffre , ciselé, fouillé, alvéolé, ressemble au fond bouleversé d'une carrière de diamants […]
Concernant le corrélat neigeux, ces romans sont aussi représentés. La majorité des emplois du mot évoquent la venue brutale de la mort, au lendemain de la seconde guerre mondiale :
De nouveau le ciel se couvrit de vapeurs grises et le château parut comme enseveli sous une AVALANCHE, un écroulement continu d’eaux froides. Il semblait que la vie pour Heide et Albert y reprit doucement, doucement, après l’éclair d’une catastrophe, avec la grisante saveur de la convalescence. Herminien avait disparu du château, et nul ne savait ce qu’il était devenu. (Au château d’Argol)
J’étais là, au cœur de la tragédie, au-delà de la vie, vraiment transportée. C’était une représentation de matinée, en hiver : quand nous sortîmes, la nuit était tombée, ma tête bruissait, je me cognais sottement aux murs, désorientée, comme un ivrogne. La ville avec ses lumières chavirait sous de noires AVALANCHEs [37], dans les trouées irrespirables de ses avenues rougeoyantes, sous le claquement triomphal d’un drapeau de mort. […] Il me semblait avoir sous les yeux une de ces photographies qui vous sautent aux yeux dans les journaux du matin, et où l’on voit se hisser dans la carlingue le ministre qui dix minutes après s’abattra dans une catastrophe d’avion, le départ de la cordée qui va s’abîmer sous une AVALANCHE dans la Meije. (Un beau Ténébreux)
Ce thème de la fatalité est aussi celui qui structure le roman le plus célèbre de l’auteur, avec une autre contradiction interne, celle de /dynamisme/ malfaisant au sein de /statisme/ bénéfique, selon l’opposition du paraître mélioratif vs l’être péjoratif, dans une stratégie de dissimulation :
Le rassurant de l’équilibre, c’est que rien ne bouge. Le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour faire tout bouger. Rien ne bouge ici, et cela depuis trois cents ans. Les choses ici sont lourdes et bien assises, et tu t’efforcerais en vain de relever les pierres qui roulent chaque jour dans les fossés. Mais tu peux peut-être davantage. Il y a un comble d’inertie qui tient depuis trois siècles cette ruine immobile, la même qui fait crouler ailleurs les AVALANCHEs. C’est pourquoi je vis ici à petit bruit, et retiens mon souffle, et fais de cette coquille le lit de ce sommeil épais de tâcheron qui te scandalise. […] Je t’ai suivi de loin, Aldo. Je savais ce que tu avais en tête, et que seulement lâcher la bride était suffisant. Il y avait devant moi cet acte — pas même un acte, à peine une permission, un acquiescement — et tout le possible à travers lui s’écoulant en AVALANCHE, tout ce qui fait que le monde sera moins plein, si je ne le fais pas. À jamais moins plein, si je ne le fais pas. Et derrière, il n’y avait rien : le repos de momie de ce vague fantôme ; le vide qu’aiguisent sur la terre ce bâillement obscène et ces oreilles seulement faites aux petits craquements intimes du cercueil. (Le Rivage des Syrtes)
La conséquence de l’acte d’Aldo fût-elle macabre, il n’en détient pas moins un caractère de nécessité et de plénitude qui le justifie. Voilà pourquoi le locuteur lui confère a posteriori une évaluation positive. Il en va à l’inverse du loisir d’hiver auquel s’adonne le héros Grange en compagnie de celle qu’il aime, Mona ; en effet, ‘fauchant’ confirme l’afférence /macabre/ du phénomène comparant, de par le contexte global de l’attaque militaire imminente
Sur le flanc raide de la colline, une coupe de bois avait ouvert une percée qui dévalait la pente, large et rectiligne. La luge démarrait doucement sur la neige fraîche, puis, avec une accélération d’AVALANCHE, plongeait à pic en fauchant le ventre entre les chicots noirs de la pente mal dessouchée (Un balcon en forêt)
Mais le sème typique /hauteur/ du mot n’est pas le seul à être sélectionné, et dans Autour des sept collines (italiennes), c’est le sème /assemblage serré/ qui fonde la comparaison du milieu végétal avec le nival :
Jardins romains, qui sont aux jardins de l’Île de France ce que sont aux herbages de mai les prés frais rasés de la fin de juin. À Frascati, l’énorme massif de buis taillé à l’ordonnance qui, devant la villa Aldobrandini, descend le flanc de la colline, compact comme un GLACIER végétal.
Dans Libertégrande, c’est l’urbanisme qui donne matière à rêverie, et après la reprise de l’isotopie /luxe/, la phraséologie épaule de glacier est défigée par l’érotisation de « dénude familièrement la blancheur incongrue » [38], qui induit la réécriture en peau féminine, avant la comparaison avec un animal nocturne :
Serais-je le seul ? Je songe maintenant à ce goût panoramique du contraste, à ce choix du dépouillement dans le site où s’édifieront les constructions les plus superflues, les plus abandonnées au luxe, palaces de skieurs, caravansérails, dancings des déserts, des Saharas, des pics à GLACIERs, où trouve à s’avouer avec naïveté je ne sais quel besoin moderne d’ironie et d’érémitisme. Revient surtout me hanter cette phrase d’un poème de Rimbaud, que sans doute j’interprète si mal — à ma manière : « Ce soir, à Circeto des hautes glaces…» J’imagine, dans un décor capable à lui seul de proscrire toute idée simplement galante, ce rendez-vous solennel et sans lendemain. Au-dessus de vallées plus abruptes, plus profondes, plus noires que la nuit polaire, de culminations énormes de montagnes serrées dans la nuit épaule contre épaule sous leur pèlerine de forêts — comme dans la « pyramide humaine » au-dessus des nuques de jeunes Atlas raidis par l’effort une gracieuse apparition, bras étendus, semble s’envoler sur la pointe d’un seul pied, — ou plus encore comme à la lueur du jour la céleste visitation des neiges éternelles, leur attouchement à chaque cime de gloire dans une lumière de Pentecôte, — l’œil dressé sous un angle impossible perçoit en plein ciel d’hiver nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes de la neige, de splendides et longues voitures glissant sans bruit le long des avenues balayées, où parfois un GLACIER dénude familièrement la blancheur incongrue d’une épaule énorme […] Accoudé à un parapet de pierre, l’œil aux gouffres frais et nuageux, humides au matin comme une bouche, ma rêverie enfin prenait un sens. Sur les kilomètres vertigineux de ces avenues démesurées, on n’entendait plus que le bruissement des lampes à arc et les craquements secs des GLACIERs tout proches, comme une bête qui secoue sa chaîne dans la nuit.
Toujours dans Liberté grande, « La barrière de Ross » débute par une ambiance romantique qui n’est pas sans rappeler Maupassant supra pour l’idylle en Suisse, et le Gautier d’émaux et Camées infra pour le cadre polaire :
Il faut se lever matin pour voir le jour monter à l’horizon de la banquise, à l’heure où le soleil des latitudes australes étale au loin des chemins sur la mer. Miss Jane portait son ombrelle, et moi un élégant fusil à deux coups. À chaque défilé de GLACIER, nous nous embrassions dans les crevasses de menthe, et retardions à plaisir le moment de voir le soleil à boulets rouges s’ouvrir un chemin dans un chantilly de glace pailletée. Nous longions de préférence le bord de la mer là où, la falaise respirant régulièrement avec la marée, son doux roulis de pachyderme nous prédisposait à l’amour. Les vagues battaient sur les murs de glace des neiges bleues et vertes, et jetaient à nos pieds dans les anses des fleurs géantes de cristaux, mais l’approche du jour était surtout sensible à ce léger ourlet de phosphore qui courait sur les festons de leur crête, […]
Exotisme boréal encore dans Lettrines avec les comparaisons péjoratives ou militaires suivantes :
Le Groenland m’a semblé déjà connu : j’imaginais ces pyramides aux flancs concaves, mordus par les névés, les pointes noirâtres des nunataks mouillées de neige fondue. Ce qui m’a surpris : l’eau jaunâtre et bourbeuse des fjords, suintant du GLACIER comme d’une bouche d’égout, où barbotent des morceaux de glace cassée pareils à des débris de vaisselle, que nous écoutions tomber dans le gouffre . […] Épaulements rabotés, dos de baleine, écailles de tortue, ce sont les formes que le granit ici répète à satiété : pas de sol, pas même une pellicule de terre de bruyère : on dirait que toute la Scandinavie, ses ballasts expurgés par la fonte des GLACIERs énormes, émerge de la mer comme l’échine d’un sous-marin étanche et boulonné. […]
En revanche Gracq (ibid.) aime aussi mélanger les climats opposés en prenant un comparant montagnard pour un comparé méridional :
La pierre dans le contre-jour mouillé avait le luisant armé, huilé de neige fondue, des escarpements qui pointent au-dessus d’un GLACIER.
Dans le passage suivant des Carnets de grand chemin, ce sont les glaciers eux-mêmes qui héritent d’un tel « luisant armé » qui pointe, sur l’isotopie comparante /religion/ (que motivent la hauteur et la luminosité, qui est aussi une afférence du mot) :
Tous les édens résiduels qu'on imagine et qu'on voudrait visiter encore, au risque d'être déçu, c'est l'Asie qui les recèle. Pour moi le Hunza ou le Jammu, certaine vallée enchantée de l’Himalaya que signale en passant, de manière si apéritive, le récit de l’expédition anglaise à l’Everest en 1924, peut-être quelques cantons du Turkestan, de la Colchide ou de l’Abkhazie. Tous bassins de montagne clos, vallées heureuses, enclaves tièdes et parfumées, avec les GLACIERs pour clôture et pour substitut de l’épée flamboyante de l’archange.
L’errance exotique (ibid.) s’achève par un retour en France où l’isotopie /résultatif/ (+ /douceur/) du minéral ‘asséché’ implique /causatif/ (+ /puissance/) du ‘glacier disparu’, au même titre que le corrélat ‘moraine’, supra. Quant à son sème inhérent /hauteur/, il est ici activé par l’ascension euphorique vers la luminosité :
Il faisait soleil, et le plaisir enchanté, au sortir du faubourg, de m’élever peu à peu dans la lumière le long des gorges de la Rhue, qui sont partout encore amoureusement polies et caressées par le GLACIER disparu, a dû quelque chose au sentiment que j’avais de fuir des bas-fonds tapis sous une menace.
La poésie des lieux n’empêche pas de lire l’univers glaciaire lui-même comme le comparant de la mer (cf. supra La Presqu’île). Quant à l’étrangeté apparente du « ruisseau magnétique de son regard qui coule à pleins bords entre les maisons comme la salive acide d’un glacier », elle disparaît par assimilation entre la jeune fille « inabordable » (titre de ce fragment de Liberté grande), comparée, et l’un de ces « glaciers inaccessibles », comparant au même titre que la liquidité (salive, coule, ruisseau) dont il est l’origine [39]. L’image relève quasiment de l’esthétique surréaliste, mouvement poétique à propos duquel les matières de Breton sont décrites dans Préférences ; mais contrairement à la nature gracquienne des contextes précédents, les afférences /menace/ (inhumaine), /sauvage/ et /masculinité/ y sont dévalorisées :
L’eau n’est presque jamais océan, vague ou GLACIER, elle s’apprivoise et se féminise, elle est neige, pluie, cascade, source ou fontaine, (plus belle naturellement si elle est pétrifiante) elle est plus volontiers encore arc-en-ciel. Extraordinairement fréquents sont les termes évocateurs de transparence : verre, glace, gemme ou miroir, frappante la hantise qu’ils nous rendent sensible, la présence d’un monde perméable à l’œil et à la main, où les parois et les cloisons ne sont qu’apparence, où les obstacles se dissolvent et ou l’on passe sans effort de l’autre côté du miroir.
Enfin, dans En lisant, en écrivant, le christianisme thématisé chez un autre écrivain requiert l’isotopie comparante /géodésie/ pour faire ressortir l’isotopie /repérage (délicat)/ – fortement attestée chez Verne – aussi bien dans l’univers littéraire (« s’en ferait quelque idée ») que géographique (« esquisser la carte », laquelle, par le résultat du ‘relevé’ topographique, implique de nouveau le cas /causatif/ des ‘glaciers disparus’) :
Plus d’une fois, l’œuvre de Georges Bataille renvoie au paysage spirituel du christianisme aussi fidèlement que le relief de la médaille au creux du moule. La religion de Jésus — et son climat affectif surtout — fût-elle oubliée, qu’on s’en ferait encore quelque idée d’après le négatif que sont ses livres, tout comme on peut esquisser la carte des anciens GLACIERs rien qu’au relevé des portions de continent qui se soulèvent.
Qu’en est-il du corrélat neigeux dans la prose essayiste ? La critique littéraire fait alterner les deux évaluations :
Une des particularités de la littérature contemporaine qui seraient les plus propres à nous rendre par contraste une idée flatteuse de l'état de critique est la prolifération envahissante des œuvres relevant dans une mesure plus ou moins grande du type « journal ». […] Une pareille AVALANCHE ne peut que contribuer à nous faire passer le goût du document humain dont l’usage a commencé à se répandre abusivement dans la seconde moitié du dernier siècle. Utilisé encore avec quelques ménagements, et tout au moins derrière l’alibi de la forme romanesque, par les écrivains naturalistes, il a tendu de nos jours avec le journal vers sa forme pure, et, par là même contribué à préciser les réserves qu’appelle l’étalage, sous le prétexte de sincérité, d’un tout-venant dont l’estimation marchande a cru au rebours de tout ce qui passait jusque là pour critérium de qualité. (André Breton)
Les Chants de Maldoror ne sont pas un éclair tombé d’un ciel serein. Ils sont le torrent d’aveux corrosifs alimenté par trois siècles de mauvaise conscience littéraire. Ils viennent à point nommé pour corriger dans notre littérature un déséquilibre des plus graves, et on s’étonne de la méconnaissance ou l’on a tenu si longtemps le sens extraordinairement positif de l’apport de Lautréamont, qui consiste en une AVALANCHE de matériaux bruts, encore tout ruisselants de gemmes souterraines — matériaux à construire l’homme complet. (Préférences)
On lit d’ailleurs dans Les Chants de Maldoror une amélioration paradoxale :
Oh! quand vous entendez l'avalanche de neige tomber du haut de la froide montagne; la lionne se plaindre, au désert aride, de la disparition de ses petits; la tempête accomplir sa destinée; le condamné mugir, dans la prison, la veille de la guillotine; et le poulpe féroce raconter, aux vagues de la mer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, ces voix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanement de l'homme! [...] les poissons plongèrent sous les vagues, avec le bruit de l'avalanche [...]
Qu’en est-il du corpus théâtre ? Que ce soit chez Gracq où, dans le contexte médiéval le chevalier héroïque, Perceval, revendique l’osmose avec les forces vitales de la nature [Sont ainsi sélectionnés dans le comparant ‘avalanche’ les sèmes /puissance/, /dynamisme/, mais inhibés /destruction/, voire /descente/ dans ‘dévale’] :
C'est ma vie, cela : désirer et satisfaire enlacés comme la bouche à l'air, comme les doigts de la main à la poignée de l'épée. Dépecer une viande chaude quand le feu tombe, et que grésillent déjà les braises, et que monte la faim énorme du milieu du jour. Sentir sous le plat de la main les muscles du cou de son cheval qui bougent, quand la trompette sonne et que tout le corps dévale déjà derrière la pointe de la lance, comme une AVALANCHE derrière son caillou. C’est la vie ! cela. Cela ne peut être mal. Je le sens là. (Le roi Pêcheur)
chez Rostand où la bravade justifie l’exagération :
On
connaît ma façon d’aller aux mousquetades ;
Hier,
à Bapaume, on vit la furie avec quoi
J’ai
fait lâcher le pied au comte de Bucquoi ;
Ramenant
sur ses gens les miens en avalanche,
J’ai
chargé par trois fois ! (Cyrano de Bergerac)
ou chez Musset qui fait du phénomène naturel une force progressive et progressiste (reposant sur la phraséologie à petites causes grands effets déjà lexicalisée supradans Le Chevalier d'Harmental), l’évaluation ne peut être que positive :
PHILIPPE. Où vas-tu ? PIERRE. Pourquoi voulez-vous le savoir ? je vais chez les Pazzi. PHILIPPE. Attends-moi donc, car j’y vais aussi. PIERRE. Pas à présent, mon père ; ce n’est pas un bon moment pour vous. PHILIPPE. Parle-moi franchement. PIERRE. Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine, les Ruccellaï et d’autres, qui ne portons pas le bâtard dans nos entrailles. PHILIPPE. Ainsi donc ? PIERRE. Ainsi donc les avalanchesse font quelquefois au moyen d’un caillou gros comme le bout du doigt. PHILIPPE. Mais vous n’avez rien d’arrêté ? pas de plan ? pas de mesures prises ? ô enfants, enfants! jouer avec la vie et la mort! Des questions qui ont remué le monde! des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du bourreau! des projets que la Providence elle-même regarde en silence et avec terreur, et qu’elle laisse achever à l’homme, sans oser y toucher! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre de vin d’Espagne, comme s’il s’agissait d’un cheval ou d’une mascarade! Savez-vous ce que c’est qu’une république ? (Lorenzaccio, III, 2) [40]
Passons maintenant au corpus de poésie versifiée, en revenant au XIXe. Dans la topique romantique, notamment d’un Vigny dans Eloa ou la sœur des anges – Livre mystique, s’inspirant de mythes bibliques, l’ascension montagnarde est idéalisée par la douce virginité blanche pour reconduire à la spiritualité divine, en osmose avec le désir poétique (cf. « la céleste lyre ») :
Là,
comme un ange assis, jeune, triste et charmant,
Une
forme céleste apparut vaguement.
Quelquefois
un enfant de la Clyde écumeuse,
En
bondissant parcourt sa montagne brumeuse,
Et
chasse un daim léger que son cor étonna,
Des
GLACIERs de l’Arven [41]
aux brouillards du Crona,
Franchit
les rocs mousseux, dans les gouffres s’élance,
Pour
passer le torrent aux arbres se balance,
Tombe
avec un pied sûr, et s’ouvre des chemins
Jusqu’à
la neige encor vierge de pas humains ;
Mais
bientôt, s’égarant au milieu des nuages,
Il
cherche les sentiers voilés par les orages ;
Là,
sous un arc-en-ciel qui couronne les eaux,
S’il
a vu, dans la nue et ses vagues réseaux,
Passer
le plaid léger d’une Écossaise errante,
Et
s’il entend sa voix dans les échos mourante, […]
Je
ne sais, mais depuis l’heure qui te vit naître,
Dans
tout être créé j’ai cru te reconnaître ;
J’ai
trois fois en pleurant passé dans l’Univers ;
Je
te cherchais partout : dans un souffle des airs,
Dans
un rayon tombé du disque de la lune,
Dans
l’étoile qui fuit le ciel qui l’importune,
Dans
l’arc-en-ciel, passage aux Anges familier,
Ou
sur le lit moelleux des neiges du GLACIER ;
Des
parfums de ton vol je respirais la trace ;
En
vain j’interrogeai les globes de l’espace,
Du
char des astres purs j’obscurcis les essieux,
Je
voilai leurs rayons pour attirer tes yeux,
J’osai
même, enhardi par mon nouveau délire,
Toucher
les fibres d’or de la céleste lyre.
Même thématique dans le Musset des Premières poésies et de la Confession d'un enfant du siècle, où la chasse dans les hauteurs pures est prolongée par une élévation aérienne :
Frank
n'est plus! sur les monts nul ne l'a vu paraître.
Puisse-t-il
s'éveiller! - Puisse-t-il reconnaître
La
voix des temps passés! - Frères, pleurons sur lui.
Charles
ne viendra plus, au joyeux hallali,
Entouré
de ses chiens sur les herbes sanglantes,
Découdre,
les bras nus, les biches expirantes,
S'asseoir
au rendez-vous, et boire dans ses mains
La
neige des glaciers, vierge de pas humains. [...]
Telles
par l'ouragan les neiges flagellées
Bondissent
en sifflant des glaciers aux vallées,
Tels
se sont élancés, au signal du combat,
Les
enfants du Tyrol et du Palatinat.
Maintenant
l'empereur a terminé la guerre.
Allons en Suisse; si tant de gens y voyagent, laissons les sots en faire fi; c'est là qu'éclatent dans toute leur splendeur les trois couleurs les plus chères à Dieu: l'azur du ciel, la verdure des plaines et la blancheur des neiges au sommet des glaciers. - Partons, partons, disait Brigitte, envolons-nous comme deux oiseaux.
En revanche la tonalité est plus dysphorique dans A mon Frère, où le poète, préoccupé de son Moi affectif, évoque, « désolé », les souffrances de son « pauvre cœur ». La comparaison de son triste sort (« Ces lieux où j’ai failli mourir ») avec la fonte d’une hauteur blanche et glacée (soudaine et perfective [42], contrairement à l’étendue imperfective de Vigny) qui sombre dans l’abîme soude les dimensions /matériel/ (Nature) vs /spirituel/ (sentiment) :
Il
était gai, jeune et hardi; \ Il se jetait en étourdi \
A l'aventure.
Librement
il respirait l'air, \ Et parfois il se montrait fier \ D'une
blessure.
Il
fut crédule, étant loyal, \ Se défendant de
croire au mal \ Comme d'un crime.
Puis
tout à coup il s'est fondu \ Ainsi qu'un GLACIER suspendu \
Sur un abîme ...
Cette dernière expression est récurrente chez Hugo dont la poésie cosmique laisse libre cours à son « esprit riche en métamorphoses », fondé sur une série d’antithèses : antonymes /solide/ (‘glacier’) vs /nébuleux/ (on retrouve en effet la nébulosité qui aboutit au ‘lit moelleux’ de Vigny, mais ici dénué d’angélisme) vs /liquide/ (‘torrent’) vs /igné/ (‘ruisselant en lave’, ‘cratère’ [43]), /pureté céleste/ (‘splendeurs sidérales’, ‘suspendu’, ‘sublime’) vs /impureté terrestre/ (‘croule’, ‘fange’), /spiritualité/ (‘mon esprit’) vs /matérialité/ (‘fange’, ‘chaos’), /transparence/ (‘prisme’) vs /opacité/ (‘flots mêlés’, ‘chaos’) ; à quoi il faut adjoindre au niveau aspectuel la paire /inchoatif/ + /imperfectif/ par la comparaison avec ‘une aube éternelle’ :
Suspendu
sur l’abîme béant
Le
nuage se change en un GLACIER sublime,
Et
des mille fleurons qui hérissent sa cime,
Fait
une couronne au géant ! [44]
Comme
le haut cimier du mont inabordable,
Alors
il dresse au soin sa crête formidable.
L’arc-en-ciel
vacillant joue à son flanc d’acier ;
Et,
chaque soir, tandis que l’ombre en bas l’assiège,
Le
soleil, ruisselant en lave sur sa neige,
Change
en cratère le GLACIER.
Son
front blanc [45]
dans la nuit semble une aube éternelle;
Le
chamois effaré, dont le pied vaut une aile,
L'aigle
même le craint, sombre et silencieux ;
La
tempête à ses pieds tourbillonne et se traîne ;
L'œil
ose à peine atteindre à sa face sereine,
Tant
il est avant dans les cieux!
Et
seul, à ces hauteurs, sans crainte et sans vertige,
Mon
esprit, de la terre oubliant le prestige,
Voit
le jour étoilé, le ciel qui n’est plus bleu,
Et
contemple de près ces splendeurs sidérales
Dont
la nuit sème au loin ses sombres cathédrales,
Jusqu’à
ce qu’un rayon de Dieu
Le
frappe de nouveau, le précipite , et change
Les
prismes du GLACIER en flots mêlés de fange ;
Alors
il croule, alors, éveillant mille échos,
Il
retombe en torrent dans l’océan du monde,
Chaos
aveugle et sourd, mer immense et profonde,
Où
se ressemblent tous les flots! […]
Les
deux pôles ! le monde entier ! la mer, la terre,
Alpes
aux fronts de neige, Etnas au noir cratère […]
Mais
toi, géant ! - d'où vient que sur ta tête chauve
Planent
incessamment des aigles à l'œil fauve ?
Qui
donc, comme une branche où l'oiseau fait son nid ,
Courbe
ta large épaule et ton dos de granit ?
Pourquoi
dans tes flancs noirs tant d'abîmes pleins d'ombre ?
Quel
orage éternel te bat d'un éclair sombre ?
Qui
t'a mis tant de neige et de rides au front ? (Les Feuilles
d’automne)
Si l’inversion dialectique à la base de la métamorphose peut ainsi être soit méliorative soit péjorative, en revanche le comparant naturel hyperbolique requis par le héros épique, est valorisé, en dépit de la violence. Ainsi la proportion (l’eau résultative est à la masse glacée ce que la mort est au guerrier) signifie une nécessité implacable ; notons que l’afférence /liquéfaction/ inhérente à la fonte est contredite par la dureté des armes (épée, lance, hache) et de la mort :
Tel
fut Eviradnus. Dans l'horrible balance
Où
les princes jetaient le dol, la violence,
L'iniquité,
l'horreur, le mal, le sang, le feu,
Sa
grande épée était le contrepoids de Dieu.
Il
est toujours en marche, attendu qu’on moleste
Bien
des infortunés sous la voûte céleste,
Et
qu’on voit dans la nuit bien des mains supplier ;
Sa
lance n’aime pas moisir au râtelier ;
Sa
hache de bataille aisément se décroche ;
Malheur
à l’action mauvaise qui s’approche
Trop
près d’Eviradnus, le champion d’acier!
La
mort tombe de lui comme l’eau du GLACIER.
C'est
là qu'Eviradnus entre ; Gasclin le suit.
[…]
toute la forêt
Autour
de son perron comme un gouffre apparaît.
L'épaisseur
du vieux roc de Corbus est propice
A
cacher plus d'un sourd et sanglant précipice ; […]
Le
plancher sonne ; on sent au-dessous des abîmes . (La
Légende des Siècles)
Ajoutons que la cohésion sémantique de la comparaison ne repose pas seulement sur les sèmes /surface réfléchissante/, /dureté/, /puissance/, /nécessité/ de l’arme, mais aussi sur l’âge avancé du héros : les sèmes /longue durée/, /imperfectivité/ sont ainsi sélectionnés dans le comparant glacé.
Le titre du poème « Mercenaires » entraîne une syllepse sur ‘argent’ dont le sème /brillant/, avec la métaphore du flot, ainsi que cette « garde impériale suisse » associée au ‘Mont-Blanc’, assurent la cohésion avec ‘glaciers’, lequel réitère la rime logique avec ‘acier’ de ce régiment de hallebardiers (cf. ci-dessous encore le bellicisme dénoncé par les mêmes ‘piques’). Or précisément l’argent corrupteur confère la salissure à la pureté montagnarde, ainsi dévalorisée par sa ‘chute’ morale, dénoncée dans un engagement poétique :
Gloire
aux hallebardiers ! Ils n’ont point de scrupule
Contre
la populace et contre la crapule, […]
Ce
régiment est beau sous les armes, rêvant
A
la terreur qui suit son drapeau dans le vent ;
Il
a, comme un palais, ses tours et sa façade ;
Tous
sont hardis et forts, du fifre à l’anspessade ;
Gloire
aux hallebardiers splendides ! ces piquiers
Sont
une rude pièce aux royaux échiquiers ;
On
sent que ces gaillards sortent des AVALANCHEs
Qui
des cols du Malpas roulent jusqu’à Sallenches ; […]
Leur
habit est d’un drap cramoisi, que chamarre
Un
galon triomphal, auguste, étincelant ;
Ils
ont deux frocs de guerre, un jaune et l’autre blanc ;
Sur
le jaune, l’or brille et largement éclate ;
Quand
ils portent le blanc sur la veste écarlate,
Car
la pompe des cours aime ce train changeant,
On
leur voit sur le corps ruisseler tant d’argent
Que
ces fils des GLACIERs semblent couverts de givre.
Une
troupe d’enfants s’extasient à les suivre. […]
Lorsque
le régiment des hallebardiers passe,
L'aigle
montagnard, l'aigle orageux de l'espace,
Qui
parle au précipice et que le gouffre entend
[…]
Venez voir,
Quand
la saison commence à venter, à pleuvoir,
Comment
l’altier Pelvoux, vieillard à tête blanche,
Sait,
tout déguenillé de grêle et d’AVALANCHE,
Mettre
à ses cieux troués une pièce d’azur,
Et,
croisant les genoux dans quelque gouffr e obscur,
Tranquille,
se servir de l’éclair pour recoudre
Sa
robe de nuée et son manteau de foudre ! […]
Deuil
sans fond! c’est l’honneur de leur pays qu’ils tuent ;
En
se prostituant, c’est moi qu’ils prostituent ;
Nos
vieux pins ont fourni leurs piques dont l’acier
Apporte
dans l’égout le reflet du GLACIER ;
Ils
traînent avec eux la Suisse, quoi qu’on dise ;
Et
les pâles aïeux sont dans leur bâtardise ;
Nos
héros sont mêlés à leurs rangs, nos grands
noms
Sont
de leurs lâchetés parents et compagnons, […]
Laissez-moi
m'en aller dans vos gouffres sublimes !
Que
je perde de vue, au fond des clairs abîmes , […]
Aigle,
dans la candeur des neiges éternelles ; [46]
Ne
t'en va pas ; et laisse en tes glauques prunelles […]
Rien
ne ternit ces pics que la tempête lave.
Volcans
de neige ayant la lumière pour lave, […]
La
Suisse est toujours là, libre. Prend-on au piége
Le
précipice , l'ombre et la bise et la neige ? […]
Comme
la vierge [la Jungfrau], ayant l'ouragan sur l'épaule,
Crachera
l’AVALANCHE à la face du drôle !
Aigle,
ne maudis pas, au nom des clairs torrents,
Les
tristes hommes, fous, aveugles, ignorants.
Puis,
est-ce pour jamais qu'on embauche les hommes?
Non,
non. Les Alpes sont plus fortes que les Romes ;
Le
pays tire à lui l'humble pâtre pleurant ;
Et,
si César l'a pris, le Mont-Blanc le reprend. (ibid.)
Le décor glacé qui sert d’origine à la garde suisse impériale lui confère « quelque chose de froid, de sépulcral », dans une dépréciation sensible à l’échelle globale du poème, avant de redevenir arme de défense de la montagne Vierge contre ces hommes qui l’ont trahie.
Puissance de l’être (l’ouragan humain) contre celle de la nature blanche, tel est le défi auquel se complaît l’épopée, avec ce paradoxe que la créature « obéissante à Dieu » doit combattre ces éléments qu’il a créés, comme une épreuve héroïque :
Et
l'on voyait sortir de l'abîme insondable
Un
sinistre main qui s'ouvrait formidable ; […]
L'aurore
apparaissait ; quelle aurore ? Un abîme
D'éblouissement,
vaste, insondable, sublime ;
Une
ardente lueur de paix et de bonté.
C’était
au premiers temps du globe ; et la clarté
Brillait
sereine au front du ciel inaccessible,
Étant
tout ce que Dieu peut avoir de visible ;
Tout
s’illuminait, l’ombre et le brouillard obscur ;
Des
AVALANCHEs d’or s’écroulaient dans l’azur ; [47]
Le
jour en flamme, au fond de la terre ravie,
Embrasait
les lointains splendides de la vie ; [48]
Les
horizons pleins d’ombre et de rocs chevelus,
Et
d’arbres effrayants que l’homme ne voit plus,
Luisaient
comme le songe et comme le vertige,
Dans
une profondeur d’éclair et de prodige ;
L’Éden
pudique et nu s’éveillait mollement ;
Les
oiseaux gazouillaient un hymne si charmant,
Si
frais, si gracieux, si suave et si tendre,
Que
les anges distraits se penchaient pour l’entendre; […]
Fière,
arrachant l'argile à sa chaîne éternelle,
C'est
la matière, heureuse, altière, ayant en elle
De
l'ouragan humain, et planant à travers
L'immense
étonnement des cieux enfin ouverts.
Audace
humaine! effort du captif! sainte rage!
Effraction
enfin plus forte que la cage!
Que
faut-il à cet être, atome au large front,
Pour
vaincre ce qui n’a ni fin, ni bord, ni fond,
Pour
dompter le vent, trombe, et l’écume, AVALANCHE ? (La
Légende des Siècles)
Si l’avalanche est un comparant plus spectaculaire que le glacier statique (ainsi absent du corpus théâtre), il est au moins aussi poétique, comme suffirait à le confirmer le seul corpus hugolien. Notamment à propos de la noblesse du nid d’aigle, impérial (sur l’isotopie politique), et dont la puissance sert à intimider les adversaires européens, d’après le voyage qu’effectue l’humble JE :
Nid
Royal ! palais sombre, et que d’un flot de neige
La
roulante AVALANCHE en bondissant assiège ! […]
Qu'on
voit, battu des vents, pendre entre deux abîmes ,
Le
noir précipice et les cieux ! […]
Le
haut Cenis, dont l’aigle aime les rocs lointains,
Entendit,
de son antre où l’AVALANCHE gronde,
Ses
vieux glaçons crier sous mes pas enfantins. […]
L'aigle,
c'est le génie ! oiseau de la tempête,
Qui
des monts les plus hauts cherche le plus haut faîte ; (Odes)
La puissance destructrice militaire, ici orientale, fournit une comparaison plus stéréotypée :
[…]
Pierre tue Alexis et Philippe Carlos ;
Sésostris
fait du monde un funèbre champ clos ;
Timour
court sur l’Asie ainsi qu’une AVALANCHE ;
Soliman,
vieux et chauve, aïeul à la barbe blanche,
Appelle
ses enfants et joue au milieu d’eux,
Et
le soir il les fait étrangler ; Sélim deux
Fait
tirer le canon chaque fois qu’il est ivre ;
Osman,
s’il voit un tigre en cage, le délivre ; (L’Ane)
Cet animal éponyme, symbole d’ignorance ou de culture livresque mal comprise, est indexé à l’isotopie /perdition/ des grandeurs cosmiques énumérées ; Hugo avoue en effet avoir « remué
Les
exemplaires grecs d’une patte nocturne ;
Livres,
vous semblez tous des fleuves penchant l’urne,
Mais
ce qui sort de vous, c’est le dégorgement
De
l’éternel brouillard sur les GLACIERs fumant ;
L’esprit
se perd en vous comme aux gouffres la sonde ; [49]
Vous
êtes imposants! vous divisez le monde
En
deux opinions principales : savoir
Si
vos graves feuillets, votre blanc, votre noir,
Vos
textes plus profonds que les flots sur les plages,
Vos
luxes de science, et vos fiers étalages
De
travail et d’étude, et vos grands apparats,
Sont
créés pour les vers ou sont faits pour les rats.
(L’Ane)
Plus défaitiste est le contexte de « l’expiation » en Russie, dans une épopée à la gloire de Ney opposé aux cosaques. Le poème hérite par assimilation de la dysphorie de « Waterloo, morne plaine », qu’il précède :
Il
neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour
la première fois l'aigle baissait la tête.
Sombres
jours ! l'empereur revenait lentement,
Laissant
derrière lui brûler Moscou fumant.
Il
neigeait. L’âpre hiver fondait en AVALANCHE.
Après
la plaine blanche une autre plaine blanche […]
Toute
l’humanité, dans sa splendide ampleur,
Sent
le don que lui fait le moindre travailleur ;
Ainsi
les verts sapins, vainqueurs des AVALANCHEs,
Les
grands chênes remplis de feuilles et de branches,
Les
vieux cèdres touffus, plus durs que le granit,
Quand
la fauvette en mai vient y faire son nid,
Tressaillent
dans leur force et leur hauteur superbe,
Tout
joyeux qu’un oiseau leur apporte un brin d’herbe. (Les
Châtiments)
Ici l’avalanche comme le granit sont des comparants antithétiques de l’isotopie /animé/ (verdure, oiseau, humanité), forces obscures opposées à la lumière, idéale et divine, dans ce poème Lux. Prédiction apocalyptique plus amplement thématisée dans un autre recueil, où est aussi dénoncée la suprématie injuste qu’exerçaient les prêtres de Rome. Seule la « Chanson des oiseaux » conserve une euphorie, notamment par le sème /ascension/ activé par assimilation avec les hauteurs, qui conjure les ‘écroulements’ (ibid.) [50] et descente aux enfers :
Le
soleil était là qui mourait dans l'abîme .
L'astre,
au fond du brouillard, sans vent qui le ranime
Et
l'on voyait décroître, en ce silence sombre,
Ses
ulcères de feu sous une lèpre d'ombre.
Charbon
d'un monde éteint ! flambeau soufflé par Dieu !
Ses
crevasses montraient encore un peu de feu […]
Mort
! l’homme va crouler sur l’homme en AVALANCHE.
Mort
! l’humanité noire et l’humanité blanche […]
Hérode
roi des juifs gouvernait sous Pilate ;
Rome
était la nuée où le tonnerre éclate ; […]
Ayant
leurs livres saints pour cime et pour refuge,
Les
prêtres, rattachés aux textes, au-dessus
Des
hommes débordés dans un gouffre aperçus,
Laissaient
couler sous eux ces vastes AVALANCHEs,
Pareils
à des serpents enroulés dans des branches. […]
Je
l’aime ! – Nuit, cachot sépulcral, mort vivante,
Ombre
que mon sanglot ténébreux épouvante,
Solitudes
du mal où fuit le grand puni,
GLACIERs
démesurés de l’hiver infini,
O
flots du noir chaos qui m’avez vu proscrire,
Désespoir
dont j’entends le sombre éclat de rire,
Vide
où s’évanouit l’être, le temps, le lieu,
Gouffres
profonds, enfers, abîmes ; j’aime Dieu. […]
Oiseaux,
volez aux clochers, \ Aux rochers, \ Au précipice , à
la cime,
Aux
GLACIERs, aux lacs, aux prés ; \ Savourez \ La liberté
de l’abîme ! […]
Mon
ouïe est le centre où se répète et gronde
Tout
le bruit ténébreux dans l’étendue épars
;
J’entends
l’ombre. O tourment ; le mal de toutes parts
M’apporte
en mon cachot son âpre joie aiguë ;
J’entends
glisser l’aspic et croître la ciguë ;
Le
mal pèse sur moi du zénith au nadir ;
La
mer a beau hurler, l’AVALANCHE bondir,
L’orage
entreheurter les foudres qu’il secoue,
L’éclatant
zodiaque a beau tourner sa roue
De
constellations, sombre meule des cieux,
A
travers le fracas vaste et prodigieux
Des
astres dont parfois le groupe énorme penche,
A
travers l’océan, la foudre et l’AVALANCHE
Roulant
du haut des monts parmi les sapins verts [51],
J’entends
le pas d’un crime au bout de l’univers. […]
De
tous ces chars avec de l'abîme construits. […]
Dit
l'Eclair. - Mais le gouffre où tu jetas cette âme,
Tu
peux me le montrer ; - Non, dit l'esprit de flamme. […]
Dans
ce cercle effrayant que les GLACIERs enserrent,
Au
fond du désert blême où jamais ne passèrent
Les
Colomb, les Gama, ces lumineux sondeurs,
Dans
ces obscurités et dans ces profondeurs
Sur
la création par le néant conquises,
Au-delà
des spitzbergs, des flots et des banquises,
Au
centre de la brume où tout rayon finit,
Loin
du jour, dans l’eau marbre et dans la mer granit,
Le
sombre archange Hiver se dresse sur le pôle ;
La
trompette à la bouche et l’ombre sur l’épaule,
Il
est là, sans qu’il sorte, au milieu de ce deuil,
De
son clairon un souffle, un éclair de son œil ;
Il
ne rêve pas même, étant un bloc de neige ;
Les
vents ailés, pareils à l’oiseau pris au piège,
Sont
dans sa main, captifs du silence éternel ;
Son
œil éteint regarde affreusement le ciel ;
Le
givre est dans ses os, le givre est sur sa tête ;
L’horreur
pétrifiée autour de lui s’arrête ;
Sa
sinistre attitude effare l’infini ;
Dur,
morne, il est glacé, c’est-à-dire banni ; […]
Ce
brouillard gris, pareil à la chute des soirs,
Fait
peur aux chérubins extasiés et tendres ;
Les
neiges, cette forme effroyable des cendres,
Font
de cet horizon, dont l’aube hait le seuil,
Quelque
chose qui semble un dedans de cercueil.
L’ange-vierge,
à travers les GLACIERs blancs décombres,
Vola
droit au géant, seul dans ces déserts sombres
Dont
le jour ne veut pas et qu’il n’a pas reçus. […]
A
quelqu'un d'effrayant dont seul tu connais l'antre ;
O
géant, ouvre-moi le gouffre , pour que j'entre.
Le
Vieillard de la Nuit resta sourd et muet ;
Pas
un pli du brouillard pesant ne remuait
Dans
cette immensité d'ombre et de solitude ;
Seulement,
sans que rien troublât son attitude,
Et
sans qu'un mouvement fit voir qu'il entendît,
La
glace sous ses pieds lentement se fendit.
Une
crevasse étrange apparut ; ouverture
D'on
ne sait quelle horreur qui n'est plus la nature,
Bouche
d'un puits livide et morne, escarpement
D'un
abîme qui va plus loin que l'élément,
Vision
du néant formidable, enfermée
Entre
deux murs sans forme où rampe une fumée ;
Deuil,
brume ; obscurité sans fond et sans contour.
La
vierge Liberté, blanche et faite de jour,
Sentit
le froid du lieu funeste où rien n'existe.
La
désolation de ce gouffre était triste
Et
profonde ; et c'était l'infini de la nuit. […]
La
nuit qu'aucun jour n'interrompt
Gisait
dans l'étendue effroyable et sublime.
Ce
précipice émit de la mort, faite abîme .
[…]
On
voyait au zénith du gouffre une ouverture
D'où
tombait la lueur ineffable des cieux. […]
L'abîme
frissonna comme un voleur fouillé ;
On
distinguait les bords des précipices traîtres ;
(La Fin de Satan)
Les sèmes /froid durable/ (‘hiver infini’) et /macabre/ sont activés dans le blanc de deuil, de ‘décombres’ et de ‘suaire’ [52] (« les neiges font de cet horizon quelque chose qui semble un dedans de cercueil »). Il ne s’agit plus d’une pure blancheur, force antinomique de la noirceur diabolique, de sorte que par assimilation avec les éléments du taxème idiolectal //grandeurs cosmiques// ‘gouffre’, ‘enfer’, ‘abîme’, ‘précipice’, ‘crevasse’ [53], pourtant indexés à l’isotopie /chute/, le sémème ‘glaciers’ (« ange-vierge » déchu, renvoyant au « vieil ange Hiver. Il est le seul Qui connaisse les plis ténébreux du linceul ») subit la dévalorisation du Mal qui « va salir les cieux » et n’épargne donc pas la hauteur montagnarde.
Le bucolique virgilien de l’esthétique végétale inhibe la dysphorie du phénomène, pour ne laisser subsister que l’antithèse /finesse/ + /printanier/ vs /massivité/ + /hivernal/ de la métaphore hyperbolique typiquement hugolienne :
Les petites ailes blanches \ Sur les eaux et les sillons \ S’abattent en AVALANCHEs \ Il neige des papillons.
Mais cette massivité est traditionnellement du côté des héros militaires (« Pompée, César, les Nérons », i. e. « ces nains géants »), ici auditive autant que visuelle ; or contrairement au registre épique, le poète intimiste la dévalorise par rapport à « Dieu, les roses et l’amour » :
Je
sais que c’est la coutume
D’adorer
ces nains géants
Qui,
parce qu’ils sont écume,
Se
supposent océans ;
Et
de croire à la poussière,
A
la fanfare qui fuit,
Aux
pyramides de pierre,
Aux
AVALANCHEs de bruit. (Les Contemplations)
Pareille comparaison hyperbolique vient mettre à mal le réalisme empirique avec lequel le piège de L’oiseleur de Maupassant est décrit, dans ces rimes écrites vers 1880 :
Sous
le muguet et la pervenche
L’enfant
rusé cache ses rets,
Ou
bien sous l’aubépine blanche
Où
tombent, comme une AVALANCHE,
Linots,
pinsons, chardonnerets.
Si les sèmes /massivité/ + /descente/ sont hérités du type, il n’en va pas de même du sème inhérent /blanc/, inhibé par le plumage bariolé des comparés.
Pour en revenir au mot vedette, la « Malédiction » lancée par le titre du poème consiste en une noirceur agressive souhaitée sans prise face à la texture lisse de l’arme blanche (on retrouve la hache d’acier d’Eviradnus), toujours par antithèse, ici chromatique :
Comme
un noir meurtrier qui fuit dans la nuit sombre,
S'il
marche, que sans cesse il entende dans l'ombre
Un
pas derrière lui!
En
des GLACIERs polis comme un tranchant de hache,
Qu’il
glisse, et roule, et tombe, et tombe et se rattache
De
l’ongle à leurs parois! (Les Orientales)
Il faut néanmoins attendre un autre recueil pour que l’étendue glacée (avec inhibition contextuelle du sème inhérent /ponctuel/ de son dynamisme) devienne le comparant du « suaire », sur l’isotopie /macabre/ inhérente aux victimes de la guerre de 1870 :
On
dirait que la vie éternelle recule ;
La
neige fait, niveau hideux du crépuscule,
On
ne sait quel sinistre abaissement des monts ;
Nous
nous sentons mourir si nous nous endormons ;
Cela
couvre les champs, cela couvre les villes ;
Cela
blanchit l’égout masquant ses bouches viles ;
La
lugubre AVALANCHE emplit le ciel terni ;
Sombre
épaisseur de glace ! Est-ce que c’est fini ? (L’année
Terrible)
Quant à la traîtrise des belligérants, elle se concrétise par la fragilité du bloc glacé, dont est victime l’ours « France d’Austerlitz » au profit de ses ennemis :
Rois,
la guerre n’est pas digne de l’épopée
Lorsqu’elle
est espionne et traître, et qu’elle met
Une
cocarde au vol, à la fraude un plumet! […]
Ainsi
l’ours, à vau-l’eau sur le GLACIER flottant,
Ne
sent pas sous lui fondre et crouler la banquise. […]
Les
grands cœurs en qui Dieu se crée
Ont,
tandis qu'autour d'eux tout fuit,
La
curiosité sacrée
Du
précipice et de la nuit.
Toute
découverte est un gouffre .
Mourir,
qu'importe ! on plonge, on souffre ;
Vivre
inutile, c'est trop long.
De
l'insensé naît le sublime ;
Et
derrière lui dans l'abîme
Empédocle
attire Colomb. (ibid.)
Toutefois cette fonte est revalorisée quelques vers plus loin, dans un chant de victoire, par la naissance de l’or solaire, spiritualisé, toujours à propos du ‘conquérant’ qui soudain « voit l’idéal qui sourit ». Il va de soi que le passage en coq-à-l’âne de l’isotopie dimensionnelle /humain/ à /inanimé/ de la nature implique des connexions métaphoriques entre l’une et l’autre : « Il tremble, et n’ayant pu le tuer, il l’adore. Le glacier fond devant le rayon qui le dore. » (ibid.)
N.B. : Dans l’un de ses Contes cruels (1883), Villiers de l'Isle-Adam reprend cette inversion dialectique méliorative de la fonte. Comme dans le poème de Musset ci-dessus, la comparaison unit les sèmes dimensionnels /matériel/ (Nature boréale ; cf. infra Gautier) vs /spirituel/ (sentiment dysphorique), l’éclat solaire dissipant cette ‘pâleur’ macabre :
J'étais
heureux de voir sous le plaisir vermeil
Se
ranimer votre âme à l'oubli toute prête,
Et
s'éclairer enfin votre douleur distraite,
Comme
un glacier frappé d'un rayon de soleil.
Elle
laissa briller sur moi ses yeux funèbres,
Et
la pâleur des morts ornait ses traits fatals.
– Selon
vous, je ressemble aux pays boréals,
J'ai
six mois de clartés et six mois de ténèbres ?
Déjà Flaubert, dans La Tentation de saint Antoine (1849), seule pièce de théâtre comportant le mot vedette, connectait ces deux dimensions, au cours d’un échange indexé à l’isotopie mésogénérique /métaphysique/. Les sèmes du comparant montagnard /destruction/ et /puissance/ (cf. chez Proust supra la brisure gigantesque) sont sélectionnés par le comparé humain évoquant la faiblesse mentale :
-
Le Diable. […] puisque la substance contient les modes et que
les choses sont en Dieu, où est donc la différence
essentielle qu'il y a entre les parties de ce tout, entre le corps et
l'âme, la matière et l'esprit, le laid et le beau, le
bien et le mal ? […] le vide au contraire c'est l'être même
dégagé de tout attribut qui l'encombre. Est-ce que
l’idée pure peut se préciser par une formule ?
Penses-tu enfermer la substance dans quelque chose ? Ils montent
toujours.
-
Antoine. Mes yeux ne suffisent plus, mon esprit se fond et craque
comme les GLACIERs au soleil. Irai-je toujours ? Où donc est
le but ?
-
Le Diable. En soi ! Car si avant que tu remontes dans les
causes, de si loin que tu tires les genèses, toujours il
faudra que tu en viennes à une cause première, à
un principe unique, à un Dieu incréé et qui
existe parce qu’il existe.
Pour parodier la noblesse des hauteurs, la Complainte des condoléances au soleil ironise, de façon décadente et « fin de siècle », sur ce reflet en blanc majeur :
Décidément,
bien Don Quichotte et pas peu sale,
Ta
police, ô soleil! Malgré tes grands levers,
Et
tes couchants des beaux sept-glaives abreuvés,
Rosaces
en sang d’une aveugle cathédrale!
Sans
trêve, aux spleens d’amour sonner des hallalis!
Car,
depuis que, majeur, ton fils calcule et pose,
Labarum [54]
des GLACIERs! Fais-tu donc autre chose
Que
chasser devant toi des dupes de leurs lits ?
Certes,
dès qu’aux rideaux aubadent tes fanfares,
Ces
piteux d’infini, clignant de gluants deuils,
Rhabillent
leurs tombeaux, en se cachant de l’œil
Qui cautérise les
citernes les plus rares !
Ici Laforgue, par son irrespect du pur éclat céleste, rompt avec l’évaluation méliorative des deux occurrences suivantes relevées chez Baudelaire, d’abord dans Les Phares où chaque quatrain est consacré à l’univers d’un peintre :
Léonard
de Vinci, miroir profond et sombre,
où
des anges charmants, avec un doux souris
tout
chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
des
GLACIERs et des pins qui ferment leur pays ;
Par le contraste du clair-obscur pictural, les sèmes /luminosité/ + /céleste/ sont activés par assimilation avec ‘anges’, tandis que /surface réfléchissante/ assure la cohésion avec ‘miroir’ [55]. Triplet sémique récurrent dans Incompatibilité où l’énumération descriptive met au premier plan l’isotopie visuelle du poète peintre, toujours spiritualisée :
Sur
ces monts où le vent efface tout vestige,
Ces
GLACIERs pailletés qu’allume le soleil,
Sur
ces rochers altiers où guette le vertige,
Dans
ce lac où le soir mire son teint vermeil,
[…]
On dirait que […] ces monts, là-bas,
Écoutent,
recueillis, dans leur grave attitude,
Un
mystère divin que l’homme n'entend pas.
En revanche dans ce quatrain du Serpent qui danse, l’auditif le dispute au gustatif :
Comme
un flot grossi par la fonte des GLACIERs grondants,
Quand
l’eau de ta bouche remonte au bord de tes dents,
Je
crois boire un vin de Bohême, amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
d’étoiles mon cœur !
La molécule la plus perceptible, du moins pour ses trois premiers sèmes constitutifs, /épanchement/, /liquidité/, /mouvement/, /descente/ [56] doit être articulée par le cas /résultatif/ au groupement contraire définitoire des ‘glaciers’ (dont le sème /terrestre/ l’oppose au ciel liquide du vin), comparant inanimé du comparé humain ‘dents’ : /rétention/, /statisme/, /solidité/, /blancheur brillante/, molécule inversement liée au cas /causatif/. Le passage de cette molécule à la précédente figurant une inversion dialectique.
Si c’est dans le corpus poétique que le remaniement du sémème est le plus perceptible, c’est chez Baudelaire qu’il est particulièrement remarquable pour le corrélat, non dans le contexte d’un paradis artificiel où l’euphorie engendrée par les couleurs met en relief le sème /expansion/ :
Vous savez que le haschisch invoque toujours des magnificences de lumière, des splendeurs glorieuses, des cascades d’or liquide ; toute lumière lui est bonne, celle qui ruisselle en nappe et celle qui s’accroche comme du paillon aux pointes et aux aspérités, les candélabres des salons, les cierges du mois de Marie, les AVALANCHEs de rose dans les couchers de soleil. (Le poëme du Haschisch)
ni dans Le goût du néant où la dysphorie contraire requiert la personnification de la faucheuse, qui tue dans la durée imperfective (cf. ‘minute par minute’, rimant avec ‘chute’, laquelle met en relief le sème inhérent /descente/ de ‘avalanche’, par assimilation) :
Morne
esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir,
dont l'éperon attisait ton ardeur,
Ne
veut plus t'enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux
cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Résigne-toi,
mon cœur ; dors ton sommeil de brute.
Esprit
vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur, […]
Et
le Temps m’engloutit minute par minute,
Comme
la neige immense un corps pris de roideur;
Je
contemple d'en haut le globe en sa rondeur,
Et
je n'y cherche plus l'abri d'une cahute !
Avalanche,
veux-tu m'emporter dans ta chute ?
mais dans Tristesses de la lune. En effet le sémème non seulement perd son sème inhérent /destruction/ [57] de par sa mollesse et son « dos satiné » qui incitent à en faire le comparant des « nombreux coussins », mais hérite par le biais de cette douceur l’afférence /sensualité/ de la « beauté » nue qui la « caresse », ainsi que son contraire /spiritualité/ par le monde sentimental post-romantique que suscite l’élévation vers « la Lune » (cf. « tristesses, rêve, visions blanches qui montent dans l’azur comme des floraisons » – réécrites ‘nuages’, lequel manifeste donc le passage du tactile sensuel au visuel marquant la distance). On note que cette isotopie céleste est assez paradoxalement le comparé du comparant terrestre [58] :
Ce
soir, la Lune rêve avec plus de paresse ;
Ainsi
qu’une beauté, sur de nombreux coussins,
Qui,
d’une main distraite et légère, caresse
Avant
de s’endormir le contour de ses seins,
Sur
le dos satiné des molles AVALANCHEs,
Mourante,
elle se livre aux longues pâmoisons,
Et
promène ses yeux sur les visions blanches
Qui
montent dans l’azur comme des floraisons. […]
Les trois extraits concernant les glaciers baudelairiens se situent thématiquement dans le sillage de Gautier, inspirateur des Fleurs du mal. Citons sa célèbre Symphonie en Blanc Majeur, où ce sont toutes les autres matières qui servent de comparant à la froideur nordique immaculée. Ce déterminisme des sèmes macrogénériques /humain/ (‘femmes’ à parure blanche festive), /animal/ (‘cygnes’), /végétal/ (‘camélias blancs’), /textile/ (‘satin’, ‘dentelles’), /minéral/ (‘albâtre’), mais aussi /divin/ (‘Madone des neiges’) fait oublier le littéral et trop banal /inanimé/ du décor polaire. Il reconduit aussi au céleste par le blanc ‘clair de lune’ ou « la goutte lactée tachant l’azur du ciel d’hiver ». Quant au sème afférent /mystère/ des ‘glaciers’, blocs conservateurs (‘secrets gelés’), il est indexé au comparant mythologique (‘sphinx blanc’) et artistique (‘sculpta’). Du fait que la fonte est d’autant moins possible qu’elle est souhaitée, et en dépit de la métamorphose en cygne (animal activant le triplet /locatif/, /liquidité/, /mouvement/), la molécule précédente /rétention/, /statisme/, /solidité/, /blancheur brillante/ est ici rendue saillante :
De
leur col blanc courbant les lignes,
|
Les
blanches dentelles des vasques,
Pleurs de l’ondine en l’air figés ; L’aubépine de mai qui plie Sous les blancs frimas de ses fleurs ; L’albâtre où la mélancolie Aime à retrouver ses pâleurs ; Le duvet blanc de la colombe, Neigeant sur les toits du manoir, Et la stalactite qui tombe, Larme blanche de l’antre noir ? Des Groenlands et des Norvèges Vient-elle avec Séraphîta [60] ? Est-ce la Madone des neiges, Un sphinx blanc que 1’hiver sculpta, Sphinx enterré par l’AVALANCHE, Gardien des GLACIERs étoilés, Et qui, sous sa poitrine blanche, Cache de blancs secrets gelés ? [61] Sous la glace où calme il repose, Oh! qui pourra fondre ce cœur! Oh! qui pourra mettre un ton rose Dans cette implacable blancheur! |
Impossible encore de ne pas établir un lien transgénérique avec un roman de Zola [62], Au Bonheur des Dames(1883), dont le réalisme transcendant se manifeste par l’insertion, au sein d’énumérations interminables de tissus stockés dans le grand magasin, de comparants naturels hyperboliques (« l'infini des steppes, montagne, glaciers, éboulements de neige, coulaient à flots, pyramides, floraison jaillissante, bouquet énorme ») et d’oxymores, notamment dans le mélange eau-feu (neige et ‘glaciers allumés’ de ‘la flambée blanche d'un incendie’), absent du poème de Gautier. La matière textile, ainsi comparée, acquiert une portée médiatrice. Elle a pour effet, sinon pour fonction, de commettre une entorse au dogme matérialiste du naturalisme par la remontée romantique du terrestre au céleste (cf. « firmament du rêve », « envolée de cygnes », la virginité), par la poétisation religieuse et merveilleuse de tels objets, due à la contemplation d'une telle profusion. Pareille « blancheur éblouissante d'un paradis » a pour fonction de célébrer, dans ce chapitre final, le triomphe capitaliste de Mouret, puisqu'il s'agit de « fêter l'inauguration » du grand magasin (on retrouve la paire d'isotopies /inchoatif/ + /euphorie/) :
Ce qui arrêtait ces dames, c'était le spectacle prodigieux de la grande exposition de blanc. Autour d'elles, d'abord, il y avait le vestibule, un hall aux glaces claires, pavé de mosaïques, où les étalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, les galeries s'enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappée boréale, toute une contrée de neige, déroulant l'infini des steppes tendues d'hermine, l'entassement des GLACIERs allumés sous le soleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais avivé, colossal, brûlant d'un bout à l'autre de l'énorme vaisseau, avec la flambée blanche d'un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tous les articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d'abord, sans qu'on pût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique. Bientôt les yeux s'accoutumaient : à gauche, la galerie Monsigny allongeait les promontoires blancs des toiles et des calicots, les roches blanches des draps de lit, des serviettes, des mouchoirs; tandis que la galerie Michodière, à droite, occupée par la mercerie, la bonneterie et les lainages, exposait des constructions blanches en boutons de nacre, un grand décor bâti avec des chaussettes blanches, toute une salle recouverte de molleton blanc, éclairée au loin d'un coup de lumière. Mais le foyer de clarté rayonnait surtout de la galerie centrale, aux rubans et aux fichus, à la ganterie et à la soie. Les comptoirs disparaissaient sous le blanc des soies et des rubans, des gants et des fichus. Autour des colonnettes de fer, s'élevaient des bouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par des foulards blancs. Les escaliers étaient garnis de draperies blanches, des draperies de piqué et de basin alternées, qui filaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu'au second étage; et cette montée du blanc prenait des ailes, se pressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse en larges flocons : des couvertures blanches, des couvre-pieds blancs, battaient l'air, accrochés, pareils à des bannières d'église ; de longs jets de guipure traversaient, semblaient suspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnement immobile ; des dentelles frissonnaient de toutes parts, flottaient comme des fils de la Vierge par un ciel d'été, emplissaient l'air de leur haleine blanche.
En revanche dans Une Page d'amour (1878), le réalisme empirique se manifeste par le cliché du voyage à la montagne accessible à la petite bourgeoisie, dans le cadre de l’intimité de l’héroïne Hélène avec ses voisins les Deberle (isotopie /snobisme/), qu’imitent les enfants, jouant aux adultes (isotopie /jeu familial/ et /insouciance/) [63] :
Ces dames s'inquiétaient des enfants, qui avaient disparu. Où pouvaient-ils être? Et comme elles les appelaient, deux voix aiguës s'élevèrent. « - Nous sommes là! » Ils étaient là, en effet, au milieu de la pelouse, assis dans l'herbe, à demi cachés par un fusain. « -Qu'est-ce que vous faites donc? - Nous sommes arrivés à l'auberge cria Lucien. Nous nous reposons dans notre chambre. » Un instant, elles les regardèrent, très égayées. Jeanne se prêtait au jeu, complaisamment. Elle coupait de l'herbe autour d'elle, sans doute pour préparer le déjeuner. La malle des voyageurs était figurée par un bout de planche, qu'ils avaient ramassé au fond d'un massif. Maintenant, ils causaient. Jeanne se passionnait, répétant avec conviction qu'ils étaient en Suisse et qu'ils allaient partir pour visiter les GLACIERs, ce qui semblait stupéfier Lucien. « - Tiens! le voilà! dit tout d'un coup Pauline. » […] Cependant, ces dames ne surveillaient plus les enfants. Tout d'un coup, Lucien poussa des cris terribles. « - Que lui as-tu fait, Jeanne? demanda Hélène. - Je ne lui ai rien fait, maman, répondit la petite fille. C'est lui qui s'est jeté par terre. » La vérité était que les enfants venaient de partir pour les fameux GLACIERs. Comme Jeanne prétendait qu'on arrivait sur les montagnes, ils levaient tous les deux les pieds très haut, afin d'enjamber les rochers. Mais Lucien, essoufflé par cet exercice, avait fait un faux pas et s'était étalé au beau milieu d'une plate-bande. Une fois par terre, très vexé, pris d'une rage de marmot, il avait éclaté en larmes. « - Relève-le, cria de nouveau Hélène. - Il ne veut pas, maman. Il se roule. » [...] Dans le pavillon, madame Deberle venait d'avoir un léger frisson.
On notera que la relation de cause à effet de ce dernier mot avec ‘glacier’ (vocable ainsi crédité de 3 occurrences dans les Rougon-Macquart) s’établit par le biais de l’exercice physique. Quant au corrélat neigeux, la seule occurrence est attestée dans Germinal, paradoxalement pour une coulée noire et souterraine. Les sèmes inhérents /blancheur/ et /phénomène extérieur/ du sémème sont alors inhibés :
Il avait fallu, en fonçant le Voreux, établir deux cuvelages; celui du niveau supérieur, dans les sables ébouleux et les argiles blanches qui avoisinent le terrain crétacé, fissuré de toutes parts, gonflé d'eau comme une éponge; puis, celui du niveau inférieur, directement au-dessus du terrain houiller, dans un sable jaune d'une finesse de farine, coulant avec une fluidité liquide; et c'était là que se trouvait le Torrent, cette mer souterraine, la terreur des houillères du Nord, une mer avec ses tempêtes et ses naufrages, une mer ignorée, insondable, roulant ses flots noirs, à plus de trois cents mètres du soleil. D'ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression énorme. Ils ne redoutaient guère que le tassement des terrains voisins, ébranlés par le travail continu des anciennes galeries d'exploitation, qui se comblaient. Dans cette descente des roches, parfois des lignes de cassure se produisaient, se propageaient lentement jusqu'aux charpentes, quelles déformaient à la longue, en les repoussant à l'intérieur du puits; et le grand danger était là, une menace d'éboulement et d'inondation, la fosse emplie de l'avalanche des terres et du déluge des sources.
Zola rédige en effet de telle sorte que le vocable est sous-entendu sans être lexicalisé :
Et, derrière, les neuf autres tombereaux, avec leurs montagnes de choux, leurs montagnes de pois, leurs entassements d'artichauts, de salades, de céleris, de poireaux, semblaient rouler lentement sur lui et vouloir l'ensevelir, dans l'agonie de sa faim, sous un éboulement de mangeaille. (Le Ventre de Paris, chap. 1)
Mais revenons au corpus de poésie versifiée, de Gautier, où, dans Le poète et la foule, ‘glaciers’ mobilise le cas /accusatif/, sur l’isotopie mésogénérique /montagne/, au nom personnifié qui régit ses éléments constitutifs :
La
plaine un jour disait à la montagne oisive :
« Rien
ne vient sur ton front des vents toujours battu ! »
Au
poète, courbé sur sa lyre pensive,
La
foule aussi disait : « Rêveur, à quoi sers-tu
? »
La
montagne en courroux répondit à la plaine :
« C'est
moi qui fais germer les moissons sur ton sol ;
Du
midi dévorant je tempère l'haleine ;
J'arrête
dans les cieux les nuages au vol !
Je
pétris de mes doigts la neige en AVALANCHEs ;
Dans
mon creuset [64]
je fonds les cristaux des GLACIERs,
Et
je verse, du bout de mes mamelles blanches,
En
longs filets d'argent, les fleuves nourriciers. »
Le
poète, à son tour, répondit à la foule :
« Laissez
mon pâle front s'appuyer sur ma main.
N'ai-je
pas de mon flanc, d'où mon âme s'écoule, [65]
Fait
jaillir une source où boit le genre humain ? »
La personnification féminine par la blancheur inhibe la stérilité précédente au profit de son contraire, la liquéfaction féconde ; sur le plan dialectique, la transformation de la neige en avalanches constitue une opération préalable, laquelle, par assimilation avec le lait fluvial maternel, aussi adoucissant que le climat, perd son potentiel destructeur. L’afférence /maternité/ de la ‘matière laiteuse’ (de Symphonie mais aussi chez Gracq supra) qui sert de comparant à la blancheur glacée réactive la molécule /épanchement/, /liquidité/, /mouvement/, /descente/, dont le sème casuel /résultatif/, connexe de /accusatif/, implique la molécule contraire, mais bien moins perceptible, /causatif/, /rétention/, /statisme/, /solidité/, /blancheur brillante/. C’est par l’écoulement que le ‘pâle front’ (cf. supra « les géants à tête pâle » de Maupassant) et le ‘flanc’ du poète (de la montagne : en haut) opposé à la foule (de la plaine : en bas) impliquent une connexion métaphorique avec la blancheur d’altitude, d’autant plus valorisante qu’elle confère au poète un statut d’exception, voire de guide, conformément à sa fonction romantique [66].
La description du décor originel devient cliché avec ces vers d’A. Samain, où les fleuves (qui ont donné leur épithète « nourriciers » aux rochers, par hypallage) entretiennent une rivalité avec les avalanches justifiée par leurs « cascades de clarté », floconneuses, ainsi que leur puissant dynamisme descendant, dont ils sont le résultat, comme elles :
Les
Monts ont les GLACIERs d'argent, les sources neuves
D'où
sort la majesté pacifique des fleuves […]
Le
Fleuve prend sa vie aux sources du mystère.
Il
est le fils des monts déserts et des GLACIERs ;
Et
les vieux rocs pensifs, farouches nourriciers
Du
limpide cristal distillé par la voûte, […]
Mais
déjà, frémissant de conquérir l'espace,
Il
s'élance, et ruisseau turbulent et vorace,
Emporte
en bouillonnant dans ses flots confondus
Des
herbes, des rochers et des sapins tordus ;
Puis,
torrent blanc d'écume, il déserte les cimes ;
Jaloux
de l'avalanche, il se rue aux abîmes ,
Et
sur les rocs fumants, ivre et précipité ,
S'écrase
et tombe en des cascades de clarté !
Plus originale est la personnification des Sapins d’A. France, dualistes par leur couleur (pied blanc, bras verts), comme l’univers de la montagne lui-même, où l’osmose des deux sèmes dimensionnels /végétal/ (cf. le ‘pin des glaciers’ de Chateaubriand supra) et /nival/ (glace, neige et roc) se traduit par le couplage, respectivement, avec les sèmes casuels /résultatif/ et /causatif/ :
Ils
vivent. Dans la brume et la neige et le givre,
Sous
l'assaut coutumier des orageux hivers,
Leurs
veines sourdement animent leurs bras verts,
Et
suscitent en eux cette gloire de vivre
Dont
le charme puissant exalte l'univers.
Pour
la fraîcheur du sol d'où leur pied blanc s'élève,
Pour
les vents glacials [67],
dont les tourbillons sourds
Font
à peine bouger leurs bras épais et lourds,
Et
pour l'air, leur pâture, avec la vive sève,
Coulent
dans tout leur sein d'insensibles amours.
En
souvenir de l'âge où leurs aïeux antiques,
D'un
givre séculaire étreints rigidement,
Respiraient
les frimas, seuls, sur l'escarpement
Des
GLACIERs où roulaient des îlots granitiques, [68]
L'hiver
les réjouit dans l'engourdissement.
Cette inversion des rôles où la vie glaciaire originelle et fertile [69], fondée sur sa valeur conservatrice (cf. le dernier vers « Éternisent en eux les vieux mondes éteints ») s’oppose au printemps délétère (« Mais quand l'air tiédira leurs ténèbres profondes, Ils ne sentiront pas leur être ranimé Multiplier sa vie au doux soleil de mai ») fait la transition avec l’évaluation méliorative que conférait Mallarmé au décor hivernal :
Le
vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il
nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce
lac dur oublié que hante sous le givre
Le
transparent GLACIER des vols qui n’ont pas fui!
Un
cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique
mais qui sans espoir se délivre
Pour
n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand
du stérile hiver a resplendi l'ennui.
Tout
son col secouera cette blanche agonie
Par
l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,
Mais
non l'horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme
qu'à ce lieu son pur éclat assigne,
Il
s'immobilise au songe froid de mépris
Que
vêt parmi l'exil inutile le Cygne.
Le sonnet, en particulier, constitue particulièrement une unité phonique et sémantique. En effet, il unifie, outre par les sonorités, les mots signifiant les matières par la blancheur idéale : « le vierge, son pur éclat, le Cygne, le vivace et le bel aujourd'hui, Magnifique, un coup d'aile ivre, l'horreur du sol où le plumage est pris, son col secouera, l'oiseau qui nie, vols, ce lac dur, s'immobilise, l'espace, ce lieu, la région, l'exil, fantôme, hante, blanche agonie, givre ». Or le niveau spatial, si déterminant soit-il, est indissociable du sentimental : « a resplendi l'ennui du stérile hiver, oublié (perte de mémoire), d’espoir, songe froid de mépris, le sentiment d’être inutile ».
En sorte que si « le transparent glacier » comporte l’euphorie de l’absence d’impureté, voire d’imperfection artistique, en revanche la dominante négative « des vols qui n’ont pas fui » et autre mort par figement glaciaire se définit dysphoriquement comme absence de chaleur, de liberté, de dynamisme, de vie, et surtout de créativité [70]. Néanmoins la question initiale sonne comme un défi à la page vierge et stérile.
N.B. : cf. Gracq : « Comme pour la plupart des poètes et peut-être plus aisément que pour beaucoup d’entre eux, on pourrait dresser à partir de ses livres une liste de mots-clés qui ne manquerait pas d’être instructive (les vocables mallarméens : azur, neige, cygne, diamant, GLACIER, s’y verraient remplacés par une série non moins nettement orientée : courant – sensible – magnétique – électif – désorientant – aimanté – champ – conducteur – et bien faite pour mettre l’accent sur cette structure imaginative particulière que nous avons cru déceler). » Ainsi pour André Breton, la tonalité poétique caractérisée par une physique indexée à /dynamisme/, /présence/, /conjonction/ s’oppose à celle de Mallarmé : /statisme/, /absence/, /disjonction/.
Si l’on passe à un autre sonnet, Le Pitre châtié, on constate que dans le dernier vers « Ce fard noyé dans l’eau perfide des GLACIERs », les sèmes /surface réfléchissante/, /hauteur/ font le lien avec les mirettes de la noyade initiale : « Yeux, lacs avec ma simple ivresse de renaître ». Il répond en outre aux vers 7 et 8 : « Hamlet ! [71] c'est comme si dans l'onde j'innovais Mille sépulcres pour y vierge disparaître. » Soit une purification par la virginité qui est ennemie du paraître du pitre [72]. La première version du sonnet (1864) que cite Caduc est plus proche de la phraséologie fondre comme neige au soleil en dépit de la froideur persistante, notamment celle des yeux-lacs de l’aimée, qui n’étaient toutefois pas encore un « sépulcre » (la mort n’est en effet thématisée que dans la version définitive de 1867) ; il éprouve ainsi la « fraîcheur » de sa « nudité » :
[…]
Dans ces lacs défendus, et, quand tu m'appelais,
Baigné
mes membres nus dans l'onde aux blancs galets,
Oubliant
mon habit de pitre au tronc d'un hêtre.
Le
soleil du matin séchait mon corps nouveau
Et
je sentais fraîchir loin de ta tyrannie
La
neige des GLACIERs dans ma chair assainie, […]
Nature de chair nue ainsi antinomique des travestissements de l’art (« génie »), révélés à travers les déguisements de « l’histrion » (« habit », mais aussi « suif, fard, crasse »), celui de la « Muse » interpellée et fuie dans cette première version, où l’eau glacée n’était toutefois pas perfide – même si le nageur était déjà « traître » en commettant la méprise de se laver.
Dans Hérodiade, la conclusion apportée par le « Cantique de Saint-Jean » :
Le
soleil que sa halte |
Les
anciens désaccords Avec le corps Qu’elle de jeûnes ivre S’opiniâtre à suivre En quelque bond hagard Son pur regard Là-haut où la froidure Éternelle n’endure Que vous le surpassiez Tous ô GLACIERs Mais selon un baptême Illuminée au même Principe qui m’élut Penche un salut. |
met au premier plan « la froidure éternelle » de la mort par décollation du Baptiste, laquelle, en dépit de sa dysphorie, demeure méliorative sur le plan de la création poétique [73] : de là le « frisson à l’unisson ». Le dernier mot du poème ainsi que « là-haut » indexent ‘glaciers’ à l’isotopie /religion/ (cf. le récit des évangélistes, remis à la mode aussi par l’Hérodias de Flaubert, 1877, ou l’opéra de Massenet, 1881, en peinture par les Salomé de Regnault, 1870, ou de Moreau, 1874), avec l’espoir du saint sacrifice que cela implique. On note la double inversion dialectique, du feu (‘incandescent’) à la glace, puis à l’eau de ‘baptême’ indiquant la résurrection.
N.B. : Dans un poème d’Alcools (1913), Apollinaire réactive les sèmes /pureté/, /effet conservateur/, /longue durée/, /imperfectivité/ de ‘glacier’, mais déliés de la dysphorie par la négation de la stérilisation et de l’oubli, au profit du souvenir éternel et de la portée fertile pour les vivants :
[…]
Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme
d'avoir aimé un mort ou une morte
On
devient si pur qu'on en arrive
Dans
les GLACIERs de la mémoire
A
se confondre avec le souvenir
On
est fortifié pour la vie
Et
l’on n'a plus besoin de personne
Terminons sur Mallarmé. Dans le sonnet érotique suivant [74] :
M'introduire
dans ton histoire |
Dis
si je ne suis pas joyeux Tonnerre et rubis aux moyeux De voir en l'air que ce feu troue Avec des royaumes épars Comme mourir pourpre la roue Du seul vespéral de mes chars |
l’isotopie inhérente à ‘glaciers’ qui semble la plus évidemment sélectionnée est /rétention/, lue au niveau moral. Elle mobilise en outre la phraséologie rompre la glace, qui, dans l’adaptation au contexte, constitue un attentat à la pudeur, et active l’afférence /transgression/ (fût-elle acceptée par la partenaire).
Rimbaud, enfin, dans Le Bateau ivre réitère, avant Proust, le comparant montagnard du comparé marin. Dans une antithèse remarquable, il unit les sèmes contraires /glacial/ (marin) vs /brûlant/ (céleste), /hauteur statique/ + /calme/ vs /descente/ + /violence/, /émerveillement/ (accumulations enthousiastes ; cf. ce souvenir des « gouffres cataractant » dignes de la Lélia romantique) vs /horreur/ (‘hideux’), mais par assimilation la luminosité argentée confère une évaluation positive à ‘glaciers’, contrairement à son ambiguïté chez Mallarmé :
Des
écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et
les lointains vers les gouffres cataractant!
GLACIERs,
soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises!
échouages
hideux au fond des golfes bruns
évaluation confirmée dans le tout aussi célèbre poème Voyelles, où, par contraste avec noirceur et rougeur péjoratives, l’audition colorée du « E blanc » candide trouve une motivation dans le comparant montagnard altier :
A,
noir corset velu des mouches éclatantes
Qui
bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes
d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances
des GLACIERs fiers, rois blancs, frissons d’ombelles;
I,
pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans
la colère ou les ivresses pénitentes ;
Quant au poème en prose Promontoire des Illuminations, il réitère l’opposition /glacial/ vs /brûlant/ [75] pour évoquer une décoration des façades de grand hôtel :
Des fanums qu'éclaire la rentrée des théories, d'immenses vues de la défense des côtes modernes ; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ; de grands canaux de Carthage et des Embankments d’une Venise louche, de molles éruptions d’Etnas et des crevasses de fleurs et d’eaux des GLACIERs, des lavoirs entourés de peupliers d’Allemagne ; […]
Avec le corpus rimbaldien, peu représenté pour le corrélat neigeux, qui n’y est attesté qu’une fois, l’exotisme provient des comparaisons mythologiques :
L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les AVALANCHEs. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes, une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, la mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels. (Les Illuminations)
Autant qu’on puisse en décider, l’impression référentielle qui se dégage d’un tel segment permet d’identifier le comparé à une ville (puisque tel est le titre du poème en prose). Leur situation en altitude, qui confine au céleste, n’empêche pas une connexion antinomique avec le marin, que motive précisément la blancheur écumeuse (cf. le topos de « la naissance de vénus ») du milieu montagnard [76]. Si bien que « l’écroulement des apothéoses », dont les sèmes /descente/ et /destruction/ assurent la cohésion avec ‘avalanche’, indique une mimesis de réalisme transcendant où l’auditif le dispute au visuel.
Le corpus surréaliste d’Eluard requiert au moins autant d’effort interprétatif. Ses poèmes de 1932 inhibent le sème /destruction/, mais aussi /opaque/ de la masse qui descend, du fait de la connexion avec « transparente lumière » et/ou le vent :
Les feuilles de couleur dans les arbres nocturnes Et la liane verte et bleue qui joint le ciel aux arbres, Le vent à la grande figure Les épargne. AVALANCHE, à travers sa tête transparente La lumière, nuée d’insectes, vibre et meurt.
De même dans l’extrait du poème La nécessité, le poète affirme son pouvoir créateur de « rapports » irrationnels entre éléments a priori contraires. Or « les grottes enchantées » [77] activent par antithèse les afférences /dysphorie/, /convexe/, /recouvrant/ dans ‘avalanche’, selon l’instruction contextuelle de rapports nécessaires entre antonymes. Ajoutons que la cohésion repose sur le lien causal de la chute de neige avec « les fontes du soleil », et l’afférence contextuelle /masculinité/ de ‘avalanche’ (par la violence ?) vs les grottes enchantées féminines :
[…] J’établis des rapports entre l'homme et la femme Entre les fontes du soleil et le sac à bourdons Entre les grottes enchantées et l’AVALANCHE Entre les yeux cernés et le rire aux abois […]
En 1937, alternent l’abondance doxale, autre forme du « cliché » dénoncé dans ce poème : « Une avalanche de roses, de myosotis et de violettes, […] » et le mystère d’une expérience paradoxale dans le poème L’entente, où cependant le contexte antérieur de « tes yeux » permet d’établir une cohésion avec « ton corps » ; en effet, au ‘fleurir’ des premiers répond ‘cueille’ du second ; quant à ‘couvrent’, ‘enveloppes’ et ‘givre’, ils lexicalisent des sèmes de ‘avalanche’ (ainsi dépourvue de ses sèmes /destruction/ et /dysphorie/) ; telle semble être l’osmose recherchée entre /humain/, /végétal/ et /inanimé/ pour redonner au monde un visage nouveau :
[…] Multiple tes yeux divers et confondus Font fleurir les miroirs Les couvrent de rosée de givre de pollen Les miroirs spontanés où les aubes voyagent Où les horizons s'associent Le creux de ton corps cueille des AVALANCHEs Car tu bois au soleil, Tu dissous le rythme majeur Tu le redonnes au monde Tu enveloppes l'homme.
Dans le « Blason des fleurs et des fruits » de 1942, le contexte du fruit exotique à maturité permet d’activer l’isotopie /chute/, par assimilation : « Ananas prêchant l’avalanche ». Alors qu’en 1949 dans un contexte toujours ancré dans la thématique des éléments naturels, la dysphorie est activée avec le sème /destruction/ ; quant au sème /blanc/ inhérent à ‘avalanche’, il est inhibé par l’isotopie nocturne :
[…] Et j'ai la terre épaisse où la racine fonce Où le jour sombre en AVALANCHE vers mon cœur Je vois d'en bas d'où le hibou connaît son ombre Dans le noir de ma nuit qui divise le monde.
Enfin en 1951 revient la sensation d’une destruction imminente :
Dans ce rêve et pourtant j'étais presque éveillé Je me croyais au seuil de la grande AVALANCHE Tête d'air renversée sous le poids de la terre Ma trace était déjà dissipée j'étouffais
Concernant le mot vedette, on citera d’abord le poème « Boire » :
Ce verre plein d'un vin éclatant n'a pas pour argument la pudeur mais l'ivresse tranchante. Il est comme un GLACIER rajeuni par les lents troupeaux du soleil, comme un œil sûr de sa flamme, comme une mousseline couvrant les seins en rut d'une jeune fille.
Dans la coexistence des contraires – où la rhétorique peut déceler un adynaton – la paire /glacial/ vs /brûlant/ entre, notamment par le biais des trois comparaisons successives, dans une série d’homologations passant du paraître à l’être : /contenant translucide/ vs /contenu désiré/, /distance/ vs /attirance/,/interdit/ vs /transgression/. Ces catégories opposent deux ensembles lexicaux, au-delà d’autres oppositions macrogénériques qui n’ont pas ici valeur distinctive, comme /naturel/ vs /artificiel/ ou /animé/ vs/inanimé/ : ‘verre, pudeur, mousseline couvrant, glacier rajeuni, œil’ vs ‘vin éclatant, ivresse tranchante, seins en rut, jeune fille, soleil, flamme’.
En sorte que par antithèse ‘œil’ subit la propagation de /glacial/ (par assimilation avec /brillance/ non seulement de ‘glaciers’ mais de ‘vin éclatant’), fût-il brûlant, de même que ‘mousseline couvrant’ (par assimilation cette fois avec /surface blanche/). Si cet appel à la nature dans la relation amoureuse repose sur les topoï le vin et l'ivresse brisent la glace ou fondre comme neige au soleil qui assurent la cohésion textuelle, le vêtement, humain ou de haute montagne, semble une apparence fugace, dont la douceur et la pureté innocentes ne sont qu'illusoires.
Dans « à la recherche de l’innocence », si la mise en évidence de la cohérence interne des actions est une gageure, il est en revanche frappant de constater, après Riffaterre, combien le sémème ‘glaciers’ est matriciel, dans la mesure où c’est sa dissémination sémantique qui confère une cohésion à la textualité. En effet, il motive la transparence du décor, les esquimaux, la luminosité brillante, la blancheur immaculée des tourterelles, la fonte finale dont l’adverbe ‘doucement’ motive à son tour la métaphore du ‘cher ange’ filée par ‘les tendres baisers d’une mère’. On décèle ainsi sans mal le dualisme des deux triplets isotopiques /inchoatif/ + /douceur/ + /céleste/ (cf. aussi ‘première aurore’) vs /cessatif/ + /dureté/ + /terrestre/ (‘enterrer’, ‘enfoncer la douleur’, ‘abominables’, ‘édentés’, ‘fragiles’, ‘oubli’), dysphorie socialement normée dans la puissance destructrice des glaciers :
Dans l’atmosphère transparente des montagnes une étoile sur dix est transparente. Car les Esquimaux ne réussissent pas à enterrer la lumière dans leurs GLACIERs abominables. Un moment d’oubli, la lumière se retourne et fixe avec soin les tendres baisers d’une mère modèle. Les tourterelles en profitent pour enfoncer la lune et la douleur dans les arbustes fragiles. Silencieux, le cher ange supporte la prudence des phrases édentées. Il fond tout doucement, première aurore.
Quant au titre suivant, « Poésie ininterrompue », il trouve une justification dans l’isotopie /imperfectif/ (/duratif/) des trois verbes du quatrain, activée dans ‘glaciers’ par assimilation :
La
misère s’éternise
La
cruauté s’assouvit
Les
guerres s’immobilisent
Sur
les GLACIERs opulents
Outre ce sème aspectuel, la péjoration est dominante, attribuée au lieu élevé qu’elle dégrade, dans un chiasme, où ‘cruauté’ répond à ‘guerres’, tandis que cette isotopie /violence/ est emboîtée dans /condition économique/ des antonymes ‘misère’ vs‘opulence’.
« Le deuxième poème visible » montre le déterminisme qu’exerce le sémantisme de ‘glaciers’ sur la textualité. En effet, l’inversion dialectique qu’entraîne in fine « le lendemain, les yeux ouverts » avec l’élévation vers les hauteurs alpines, substituées aux « matières rebutantes » (‘mousse, flocons, coraux, glaciers’ vs ‘boues, croûtes, cendres, poils emmêlés’) s’oppose à la chute initiale dans un ‘gouffre’ satanique (cf. ‘666’). Il s’agit là d’une rare occurrence méliorative chez Eluard où est réitérée la paire /glacial/ vs /brûlant/ :
Six cent soixante-six soleils, quand j’éteignis la lampe, descendirent dans le gouffre de mes yeux. Comme au creux des Alpes, le rayon foudroyant du jour le plus court de l’année. La lumière contrariait mes habitudes, froissait la pudeur acquise dans les circonstances honteuses de la vie commune. Le rideau de cristal noir était crevé. Je me trouvais sous la loupe épouvantable de six cent soixante-six soleils et je me supposai couvert de boues, de croûtes, de cendres, de poils emmêlés, de matières inconnues plus rebutantes que celles que je n’avais jamais osé toucher. Le lendemain, les yeux ouverts, je me vis successivement revêtu de mousse, de flocons, de coraux, de GLACIERs et d’un petit feu tranquille et mordoré. En somme aussi grand que nature.
Dans ce qui semble une poésie engagée, « La Somme » (poème daté de 1942) décrit le lieu d’une bataille dont le résultat conduit à la dominance de l’isotopie /dégradation/ (‘griffes’, ‘ternis’, ‘inutiles’, ‘noyées’, ‘morts’, ‘perdu’) :
Toujours
surpris d’être vivant |
Ses
hommes ses femmes ses enfants Morts puisqu’ils ne le voient plus Son brouillard sur le dos Il n’appartient plus à personne Il s’est perdu. |
Il n’est pas oiseux de constater que l’enchaînement « ne voient plus – brouillard » répond ci-dessus à « glacier – œil sûr et les yeux ouverts » comme si l’afférence /opacité/ du premier faisait obstacle à /lucidité/ du second. La même paire sémique servira ci-dessous à structurer le syntagme « miroirs brouillés ».
Ainsi l’extrait suivant de « Chant de saison » manifeste davantage de cohésion, la nébulosité et « l’arme froide » du climat (qui implique le réchauffement) se traduisant par l’équivalence remarquable de ‘glaciers et brumes’ avec ‘miroirs brouillés’ (via le sème /surface réfléchissante/ et le lexème ‘brouillard’ du poème ci-dessus, aussi péjoratif ici) et ‘yeux regardent à travers leurs larmes’ (de là leur éclat, par opposition avec le terni de la nébulosité) [79] :
Aux
plateaux cernés de nuages |
Les
yeux qui furent l’équilibre Regardent à travers leurs larmes Le soleil vêtu de haillons Comme un oiseau dans des chardons Sur la colline épaisse et molle Une arme glisse entre les arbres Les séparant les isolant Une arme verte une arme froide […] |
Pour conclure cette étude en s’en tenant au mot vedette, la permanence de la cooccurrence du glacier et de la nébulosité (cf. Hugo où le brouillard de confusion en est indissociable) incite à un retour rétrospectif pour vérifier l’évaluation. Parmi les extraits retenus, il est révélateur de constater leur forte teneur poétique, comme si le genre romanesque qui en est dénué ne thématisait pas cette corrélation.
Si la « montagne brumeuse » d’Eloa conserve un angélisme avenant, tel n’est pas le cas de Satan : « Au centre de la brume où tout rayon finit » avec « Ce brouillard gris, pareil à la chute des soirs, Fait peur aux chérubins extasiés et tendres » ; cf. aussi l’Âne : « De l’éternel brouillard sur les glaciers fumant ; L’esprit se perd en vous comme aux gouffres la sonde ».
De même, perpétuant l’euphorie de Vigny, les sapins d’A. France tirent leur vie de la morte saison, « dans la brume et la neige et le givre […] L'hiver les réjouit dans l'engourdissement » ; cependant les aventuriers de la montagne (Troyat) y voient un obstacle à leur progression sécurisée : « un bouillonnement de nuées louches masquait la direction du versant », ou les aventuriers maritimes : « Les vapeurs qui vont se condenser dans les immenses glaciers du pôle sud produisent un appel d’air d’une extrême violence. »
La poésie de Hugo fait le distinguo, au sein des Feuilles d’automne entre deux types de métamorphose, méliorative : « Le nuage se change en un glacier sublime, Et des mille fleurons qui hérissent sa cime » et péjorative : « Jusqu’à ce qu’un rayon de Dieu Le frappe de nouveau, le précipite, et change Les prismes du glacier en flots mêlés de fange ; Alors il croule, alors, éveillant mille échos, Il retombe en torrent dans l’océan du monde », auquel cas la chute violente d’eau rejoint la thématique du corrélat neigeux.
Distinguo doublement surprenant, au niveau évaluatif. En effet, hormis les comparants artistiques, la seule paire d’isotopies /liquidité/ + /résultatif/ confère une valorisation au glacier, qui bénéficie ainsi de la vivacité des eaux vives ou de l’euphorie de la fonte par le soleil : que ce soit dès Chateaubriand avec « des torrents se précipitent, bains, cascades » (ainsi que chez Gautier, Flaubert, mais aussi Verne, bien qu’elles soient plus éloignées du mot glacier du Sneffels), avec « les vastes épanchements de la Sieg » de Séraphîta (en revanche les fjords de Verne sont dramatisés par les éruptions islandaises – alors que la douce ondulation des montagnes et du monde sous-marin confèrent une quiétude au relief d’altitude normalement dangereux), avec « l’eau qui s’échappe du glacier, noyé dans des vapeurs » et les « cimes brumeuses » plus poétiques que maléfiques dans Lélia, avec ses « cataractes » et « flot qui fume », réitérées dans la transparence vaporeuse des glaciers des vagues marines chez Proust, qui évoque aussi le lac de Sils-Maria et les torrents d’Engadine, d’épanchement affectif. Décors aussi attirants et séduisants chez Maupassant, avec les glaciers contigus soit du lac romantique comme celui de Bavière dans l’écrin des Alpes, soit de « ce vallon plein de ruisseaux, plein d’arbres, plein de fraîcheur et de vie, qui descend vers le Rhône ». Gracq n’est pas en reste avec la nappe de crème chantilly, en dépit de la péjoration du Groenland manifestée par « l’eau jaunâtre et bourbeuse des fjords, suintant du glacier comme d’une bouche d’égout », voire « la salive acide d’un glacier ». De même chez Hugo : « Trop près d’Eviradnus, le champion d’acier! La mort tombe de lui comme l’eau du glacier » ; amélioration par le comparant comme dans la dénonciation des mercenaires suisses : « On leur voit sur le corps ruisseler tant d’argent Que ces fils des glaciers semblent couverts de givre » (la fonte étant, elle, ambivalente : traître, sous le poids de l’ours, esthétique avec l’or et l’éclat solaire). Même la liquidité dangereuse des routes de Dumas permet de faire ressortir la dextérité du cocher. Plus complexe que celle de Sand, la noyade artistique du Pitre de Mallarmé avec « Ce fard noyé dans l’eau perfide des glaciers » induit une dépréciation. En revanche, l’euphorie est totale chez
Pour mesurer combien cette thématique de poésie versifiée est spécifique, on la rapportera à celle du corpus romanesque, ainsi récapitulée :
réalisme empirique du genre mémorialiste : Les mémoires d'outre-tombe (et le Voyage de ma vie de Sand) : /visite/ et /exotisme/
du genre roman à thèse : Le médecin de campagne : /braconnage/, /dégradation/
du roman d’aventures : La Reine Margot : /intrépidité/ ; Le Collier de la Reine : /danger de circulation/
du roman dit réaliste : Madame Bovary : /préjugé/ (distanciation des clichés romantiques) ; à quoi s’ajoutent dans Bouvard & Pécuchet : /causatif/ (« devaient provenir de glaciers disparus »), /ironie/ (ridicule de l’appétit scientifique)
de la nouvelle dite réaliste de Maupassant : Sur l’eau : /croisière touristique/ ; Aux eaux : /exotisme suisse/, /harmonie romantique/ ; L'auberge : /exotisme germanique/, /dysphorie/ ; Qui sait ? : /psychologie/, /introversion/, /isolement/ ; Un cas de divorce : /caprices/
du roman d’aventures réalistes de Jules Verne : Voyage au centre de la Terre : /didactisme scientifique/ (toujours géologique), /obstacle au voyage/, /exotisme/ ; à quoi s’ajoutent dans Deux ans de vacances : /repérage/, /espoir/, /hypothèse/ ; dans Les enfants du Capitaine Grant : /danger/, /alpinisme/ [80], /météorologie/, /émerveillement/ ; thématique reprise dans Vingt mille lieues sous les mers avec /contrefactualité/ et /intrépidité/ ; ou de Gracq dans Le rivage des Syrtes : /pureté/, /danger latent/, /dissimulation/ ; Un balcon en forêt : /époque reculée/, /dysphorie/ ; Un beau Ténébreux : /exotisme andin/
le documentaire : Autour des sept collines : /curiosités touristiques/, /assemblage serré/ ; Libertégrande : /luxe/, /érotisme/, /animalisation/, /exotisme nordique/, /harmonie romantique/, /amour/, /osmose merveilleuse/ ; à quoi s’ajoute /religion/ des Carnets de grand chemin
l’essai littéraire : dans Préférences : /menace/, /sauvage/, /masculinité/ ; dans En lisant, en écrivant : /géodésie/
le réalismedevient transcendant, localement dans le roman romantique : La Femme de trente ans : /amour idéalisé/, /osmose/ (cf. Juliette \ Vandenesse) ; Lélia : /alpinisme/, /hiérophanie/, /angélisme/, /poéticité/ par les comparants esthétiques (de même, avec /mythologie/, dans le néo-romantisme de La Presqu’île de Gracq)
dans le roman naturaliste : Au bonheur des dames insère l’euphorie festive de la dimension /merveilleux/ par les comparants naturels des tissus ; vs Une page d’amour qui ne parvient pas à s’émanciper de la dimension matérialiste : sèmes /snobisme/, /jeu familial/
dans l’autobiographique romantique de Novembre : /curiosités touristiques/, /itérativité/, /élan lyrique/ ; ou de La Recherche : esthétique merveilleuse de /perspectivisme subjectif/ et du comparant /peinture/ ; des Plaisirs et les Jours : /remémoration/, /amour idéalisé/, /osmose/
localement, dans la pièce La Tentation de saint Antoine : isotopies /métaphysique/, /destruction/, /puissance/
et dans le genre du récit fantastique : Avatar : /montagne/ d’abord lié à /modération/ puis à /poéticité/ par les comparants esthétiques /peinture/, /sculpture/, /mythologie/ ; Séraphîta : /exotisme nordique/, /angélisme/.
Isotopie qui est récurrente dans le corpus de poésie versifiée (cf. l’Eloa de Vigny ou Baudelaire : « des anges charmants […] apparaissent à l’ombre des glaciers »), de même que /religion/ chez Mallarmé (« A des glaciers attentatoire Je ne sais le naïf péché »). Du registre merveilleux avec /métamorphose/ de Hugo (cf. ‘change en’, mais aussi de la Symphoniede Gautier, de Rimbaud dont les glaciers sont les comparants des « écroulements d’eaux », anticipant les mers proustiennes), /osmose/ et /causatif/ (par exemple chez France où les glaciers ne font qu’un avec la vie des sapins), outre /gigantisme/ et /nécessité/ (« Trop près d’Eviradnus, le champion d’acier ! La mort tombe de lui comme l’eau du glacier »), /majesté/ (chez Baudelaire : « Ces glaciers pailletés qu’allume le soleil, Sur ces rochers altiers » ou Rimbaud : « Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles », depuis les « majestueux paysages » balzaciens ou verniens), ou /déchéance/ (« Apporte dans l’égout le reflet du glacier »; à propos d’un ‘meurtrier’ : « En des glaciers polis comme un tranchant de hache » ; cf. Musset : « il s'est fondu Ainsi qu'un glacier suspendu Sur un abîme » rimant avec ‘crime’), /traîtrise/ (Hugo : « Ainsi l’ours, à vau-l’eau sur le glacier flottant, Ne sent pas sous lui fondre et crouler la banquise »), /emprisonnement/ et /défi de la page blanche/ (pour « Ces transparents glaciers des vols qui n’ont pas fui ! », à tel point que pour Gracq ‘glacier’ relève du vocabulaire indexé à l’afférence /mallarméen/). Outre ces sèmes spécifiques, tel encore /surface réfléchissante/ (qui assure la cohésion entre ‘glaciers’, ‘miroirs’, ‘yeux’ chez Eluard – après le Pitre de Mallarmé – où, par rapport à l’ivresse du verre de vin, il s’inscrit dans l’antithèse /interdit/ vs /transgression/), le dualisme des sèmes dimensionnels /matériel/ vs /spirituel/ est très sollicité, le sémème ‘yeux’ ayant une fonction médiatrice (cf. Villiers : « Et s'éclairer enfin votre douleur distraite, Comme un glacier frappé d'un rayon de soleil. Elle laissa briller sur moi ses yeux funèbres »). Dans tous les cas le comparant ainsi indexé confère une promotion valorisante au comparé moins spectaculaire (cf. chez Hugo sa valeur hyperbolique, fût-elle péjorative pour le décor d’une lutte cosmique : « Solitudes du mal où fuit le grand puni, glaciers démesurés de l’hiver infini », ou méliorative chez Baudelaire avec ces « glaciers grondants » rimant avec « au bord de tes dents », ou chez Apollinaire dont « les glaciers de la mémoire » servent à « fortifier la vie »).
Autant d’isotopies – fondées sur ce que naguère la sémiotique greimassienne appelait les « sèmes contextuels » – qui, loin de ne concerner que le mot vedette choisi, sont significatives de la tonalité des romans et des recueils poétiques, à échelle globale. Cela témoigne donc a posteriori que le mot vedette constituait une entrée de choix dans les banques numérisées.
Hormis quelques exceptions (/angélisme/, /religion/, /causatif/, /osmose/), la thématique du corpus romanesque est distincte du poétique. Elle a ceci de particulier qu’elle comporte des isotopies micro- et mésogénériques (cf. /curiosités touristiques/, /alpinisme/, /art/, etc.). En fournissant un domaine d’activité, une praxéologie qui leur confère un statut éminemment référentiel (cf. Rastier), elles permettent de dégager des signifiés d’attitude ou de caractère des protagonistes (par exemple, si /braconnage/ alors /rébellion/ chez Balzac). Par conséquent, elles introduisent à ce que Barthes (dans S/Z) considérait comme le code sémique par excellence, à savoir celui qui se rapporte à la définition de la personne, la constitution de la molécule sémique des acteurs du récit étant l’une des priorités du genre romanesque. Tel n’est pas le cas des occurrences en contexte poétique, qui ont plutôt pour fonction de servir de comparants, dans lesquels sont sélectionnés des sèmes « d’atmosphère », voire parfois de comportement dans un processus classique de réification qui fait ressortir, de façon hyperbolique, une attitude humaine (cf. ce cœur qui « tout à coup s'est fondu Ainsi qu'un glacier suspendu Sur un abîme » de solitude : la puissance d’autodestruction en ressort d’autant).
Méthodologie : si le mot-vedette justifie le choix de l’extrait où il est attesté, en revanche (a) la limite textuelle relève de la décision interprétative par laquelle on juge que le nombre des interprétants contextuels proches sont nécessaires et suffisants ; (b) les corrélats stables incitent à l’ouverture de nouvelles pistes interprétatives qui peuvent conduire à s’éloigner du mot-vedette. Deux problèmes délicats.
NOTES
1 Elle se fonde sur la recherche des variations. Dans cette sémantique contextuelle du sémème, Rastier rappelle « qu’un signifié linguistique est un groupement stabilisé ou temporaire de traits qui seraient jugés accidentels dans une ontologie » (Revue d’Intelligence artificielle, Vol. 18, n°1, 2004).
2 Chateaubriand est l’initiateur de ce corpus alpestre, même si l’on pouvait lire déjà dans La Nouvelle Héloïse, pré-romantique : « Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade où nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les glacières, parce que d'énormes sommets de glace qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. » (Glacier et avalanche ne sont pas attestés chez Rousseau).
3 Or il se trouve qu’inversement cette toponymie pyrénéenne sert de comparant à celle des Alpes quand Chateaubriand écrit : « Un peu plus haut, au limbe droit de la Reuss, la scène change : le fleuve coule avec cascades dans une ornière caillouteuse, sous une avenue double et triple de pins ; c'est la vallée du Pont d'Espagne à Cauterets. » Une telle contradiction se lève par l'afférence /riant/ des pins, propagée à ce changement de décor alpin.
4 Cf. Les Misérables (1862) : « L'excès de songe fait les Escousse ». Rappelons que Manfred est ce poème de Byron (1817) qui exalte un sombre et orgueilleux désespoir. Dans Honorine, Balzac fait déjà du comparant montagnard un corrélat du nom propre : « C’était une espèce de Manfred catholique et sans crime, portant la curiosité dans sa foi, fondant les neiges à la chaleur d'un volcan sans issue, conversant avec une étoile que lui seul voyait ! »
5 Celle-ci favorise la relation de causalité entre ‘cascade’ et ‘glaciers’, même si le premier terme est indexé à l’isotopie comparée du monde artificiel /parure/ (‘toilettes’), et non le second (Manfred).
6 Un tel colorisme révèle de façon transgénérique l’esthétique de la poésie parnassienne ; cf. par exemple Hérédia dans Aux montagnes divines : « GLACIERs bleus, pics de marbre et d'ardoise, granits […] Et sur ces sommets clairs où le silence vibre, Dans l'air inviolable, immense et pur, jeté, Je crois entendre encor le cri d'un homme libre !».
7 Autant de matières présentes dans le poème Symphonie en blanc majeur (infra), et dont le rôle défini par la paire sémique /instrumental/ + /sculpture/ confère les sèmes générique /art/ et spécifique /finesse/ aux objets décrits.
8 Cf. la dédicace à Mme de Hanska : « Si je suis accusé d’impuissance après avoir tenté d’arracher aux profondeurs de la mysticité ce livre qui, sous la transparence de notre belle langue, voulait les lumineuses poésies de l’Orient, à vous la faute ! » Le Dictionnaire des Œuvres de Littérature Française (DOLF) précise que « cet être séraphique se rapproche de l’Éloa de Vigny » (elle aussi associée aux glaciers ; cf. infra). « Poème des immaculées montagnes scandinaves, intégrant un exposé de la doctrine de Swedenborg et empruntant à Saint-Martin l’esthétique de l’Homme de désir, Séraphîta interprète le monde selon les ordres hiérarchisés, échelonnés de la matière à l’esprit. »
9 Cf. aussi Les Contemplations, dénuées de blancheur froide : « Voilà le précipice exécrable où tu sombres. \ Oh! qui que vous soyez , qui passez dans ces ombres, \ Versez votre pitié sur ces douleurs sans fond ! \ Dans ce gouffre , où l'abîme en l'abîme se fond […] Du précipice où sont les larves et les crimes, \ Où la création, effrayant les abîmes ».
10 Selon un topos romantique exprimé quelques pages avant notre extrait : « L'influence exercée sur l'âme par les lieux est une chose digne de remarque. Si la mélancolie nous gagne infailliblement lorsque nous sommes au bord des eaux, une autre loi de notre nature impressible fait que, sur les montagnes, nos sentiments s'épurent : la passion y gagne en profondeur ce qu’elle paraît perdre en vivacité. »
11 Ce verbe corrélé à la chute neigeuse, récurrent chez Balzac (cf. ci-dessous), inspirera aussi Barbey d’Aurevilly à la fin du siècle. Ce comparant énergétique des sujets de conversations se justifie par les passions que déchaîne le thème des puissances dirigeantes : « Après la politique, la haine des Bourbons, le spectre noir de la Congrégation, les regrets du passé pour ces vaincus, toutes ces avalanches qui roulaient en bouillonnant d’un bout à l’autre de cette table fumante, il y avait d’autres sujets de conversation, à tempêtes et à tintamarres. » (Les Diaboliques)
12 Cf. DOLF : « Œuvre romantique : on s’y promène au clair de lune, dans une nature « sauvage et grandiose », on y goûte la solitude d’une « vallée déserte », on y connaît des situations extravagantes — Lélia se retire pendant deux ans dans une abbaye « nue et dévastée » —, on s’y livre aux transports excessifs de l’amour et du désespoir — « Il devint pâle, son cœur cessa de battre » —, qui conduisent aux extrêmes : la débauche et le suicide. Les invraisem-blances de cette intrigue sentimentale dissimulent mal un roman personnel où l’on eut vite fait de relever des résonances autobiographiques au parfum scandaleux : déceptions amoureuses, frigidité. Pourtant, plus que des « faits circonstanciés et précis », Lélia rapporte l’« histoire d’un cœur malheureux » et les tourments d’une génération rongée par un mal du siècle qui reste proche d’une inquiétude métaphysique à la Chateaubriand (René, 1802) ». C’est LE roman de la montagne, et Hyperbase révèle par exemple qu’il contient à lui seul les 7 occurrences de ‘escarpement(s)’ du corpus George Sand.
13 Teinte bicolore qui relève de la phraséologie, donc de la doxa (partant du réalisme empirique), selon le T.L.F., lequel cite en particulier Barbusse (Le Feu), pour illustrer une acception métaphorique : « Au bord, sur le talus et sur le fond, traîne un long glacier de cadavres » ; pareille « référence à la coulée lente » confirme l’importance du sème aspectuel /imperfectif/ qui sera récurrent dans notre étude.
14 Déjà dans Séraphîta l’attraction du gouffre glacé sur la jeune fille (variation sur le topos de la fleur au bord de l’abîme, cf. Rastier, Sens et textualité, Hachette, 1989, pp. 63-64, confirmé par ces vers des Rayons et les Ombres : « Ô mystère profond des enfances sublimes ! \ Qui fait naître la fleur au penchant des abîmes », des Contemplations : « La fleur luit, l'oiseau chante en son palais d'été, \ Tandis que le mourant en qui décroît la flamme, \ Frémit sous ce grand ciel, précipice de l'âme, \ Abîme effrayant d'ombre et de tranquillité ! » ou des Fleurs du mal: « Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses \ Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.\ Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme, \ C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime ») recourt à cette animalisation mythologique : « Le Fjord, jaloux de sa pâture, avait une grande voix par laquelle il l'étourdissait en tintant à ses oreilles, comme pour la dévorer plus sûrement en s'interposant entre elle et la vie. [...] Trop faible pour résister, elle se sentait attirée par une force inconnue en bas de cette table, où elle croyait voir quelque monstre qui lui lançait son venin, un monstre dont les yeux magnétiques la charmaient, dont la gueule ouverte semblait broyer sa proie par avance. » Verne opèrera une variation dans Autour de la Lune : « Leur projectile, dont ils ne pouvaient dévier la marche, courait droit sur cette masse ignée, plus intense que la gueule ouverte d'un four à réverbère. Il semblait se précipiter vers un abîme de feu. »
15 Nous reprenons cette épithète à Mircéa Eliade (Le sacré et le profane, folio, 1965, p. 134) ; elle sera d’autant plus justifiée pour le glacier du Sneffels de Verne, ci-dessous, que ce sommet est la porte d’entrée qui conduit au « Centre du Monde » par la cheminée volcanique, Axis mundi et médiation de « la Montagne sacrée » (ibid. pp. 38-39).
16 Une telle hésitation du JE héros dans le choix des comparants pour qualifier le spectacle de ses ennemis, difficiles à identifier, est conforme au registre fantastique.
17 On retrouve le corrélat indexé à /parure précieuse/ qui féminise et éclaircit la nature, sur un registre merveilleux.
18 Cf. DOLF : « Très imprégné de romantisme, Novembre est une tragédie qui explicite d’emblée l’impossibilité de toute rédemption : « J’ai savouré longuement ma vie perdue. » En outre, l’œuvre dresse le portrait d’une jeunesse inapte à vivre — « Je suis né avec le désir de mourir » —, comme frappée de paralysie avant même d’avoir vécu. »
19 Par l’absence de méthode et l’érudition non maîtrisée des deux protagonistes, cet extrait est bien représentatif de cette « espèce d’encyclopédie critique en farce» (lettre à Mme Roger des Genettes, 18 août 1872) à l’échelle globale.
20 Cf. Hamon, qui, pour redéfinir la mimesis, mentionne ce procédé du cahier des charges du « réalisme textuel » (Un discours contraint, Littérature & réalité, Points, 1982, p. 140) : « La source-garant de l’information s’incarne dans le récit dans un personnage délégué, porteur de tous les signes de l’honorabilité scientifique ». Ajoutons que contrairement à Dumas, Sand, Balzac ou Gautier supra, la description pédagogique par Verne du glacier confirme cet autre procédé du cahier des charges : « la détonalisation du message aboutit à refuser aussi bien toute thématique euphorisante (lieux idylliques, etc.) comme toute thématique dysphorisante (lieux ténébreux, etc.) » (ibid. p. 151).
21 Hyperbase que nous sollicitons pour cette approche de textes numérisés fournit des informations de statistique lexicale qui ne sont pas oiseuses, notamment à propos des normes narratives. Ainsi, il peut s’avérer intéressant de savoir que les 87 occurrences du prénom Axel se situent toutes dans des dialogues, contrairement à l’expression « le professeur », alias « Lidenbrock » (74 occ.), ou encore les 250 occurrences de « mon oncle », toutes employées par Axel en tant que narrateur, de même que la majorité des 14 occurrences du mot « neveu ». C’est là un secteur du vocabulaire qui relève des spécificités les plus fortes de ce roman (au sein du corpus Verne), à la différence de ‘glacier(s)’ qui n’y est crédité que de 7 occurrences – néanmoins les plus nombreuses du corpus Verne.
22 Or on retrouve le même phénomène dévastateur concernant cette fois les mers australes, paradoxalement, telles qu’elles sont décrites supra dans Les Enfants du capitaine Grant : « Les vapeurs qui vont se condenser dans les immenses glaciers du pôle sud produisent un appel d’air d’une extrême violence. De là une lutte des vents polaires et équatoriaux qui crée les cyclones, les tornades, et ces formes multiples des tempêtes » Une telle paraphrase entre passages décrivant des éléments situés aux antipodes révèle l’importance unificatrice d’un tel auto-pastiche.
23 « Un chef-d'œuvre », selon Gracq (Lettrines). Or ce roman de 1866, qui conjoint en deux parties successives I, Les Anglais au pôle Nord (1864) et II, Le Désert de Glace (1865), était annoncé par la nouvelle Un hivernage dans les glaces (1855), perçant le mystère des parages de l’Arctique encore bien mal connus, avec le Sphinx des Glaces (1897) qui situe ses aventures dans cette terraincognita qu’était l’Antarctique.
24 Fidèlement inspiré d’un fait divers, le crash du MalabarPrincess (le 3 novembre 1950) d’Air India International assurant la liaison Bombay-Londres via le Caire et Genève, signant ainsi la première grande catastrophe aérienne civile dans le massif du Mont-Blanc. A ce drame s’ajoute celui des secours chamoniards, dont la mobilisation, en dépit de la météo exécrable, s’accompagne de la mort du guide René Payot, emporté dans une coulée de neige et abîmé dans une crevasse, à près de cent mètres du lieu où une avalanche avait emporté son frère en 1939. On voit que l’héroïsme tragique et le mauvais sort le disputent à l’événement exceptionnel, donnant matière au romanesque. Ajoutons pour en revenir au mot vedette, que les causes de l’accident aérien ne seront jamais élucidées et que le glacier des Bossons, dans sa lente reptation, termine d’en rendre les débris (une roue du train d'atterrissage).
25 Avec l’incontournable Premier de cordée (Frison-Roche), dont les occurrences se situent préférentiellement dans les clausules de chapitres indexées à l’isotopie /menace/, couplée au sème aspectuel /itératif/ : « Sa faction millénaire n'était troublée, de loin en loin, que par le sourd grondement des avalanches ou le fracas plus sec des chutes de pierres qu'un regel trop brusque venait de déclencher. » Le drame du spectacle visuel se répercute ici sur l'auditif, là sur la personnification : « [...] tous deux s'étreignent, se serrent les mains [...] Ils ne songent pas au retour. L'Aiguille Verte ne possède aucune voie facile, et pour redescendre, il leur faudra affronter la verticalité du dangereux couloir Whymper, tout buriné par les avalanches, et les chutes de pierres. » Il n’en va pas différemment pour « les précipices du glacier de Miage » dont le danger est confirmé par la personnification suivante : « Les trois alpinistes attaquèrent la moraine qui se perdait dans un amphithéâtre rocheux à peine discernable ; à droite, le glacier de la Charpoua reflétait des moirures d’huile et les lèvres glauques de ses crevasses souriaient à la nuit. »
26 Cf. quelques lignes plus bas : « Au récit que je fais de cette excursion sous les eaux, je sens bien que je ne pourrai être vraisemblable! Je suis l'historien des choses d'apparence impossibles qui sont pourtant réelles, incontestables. Je n'ai point rêvé. J'ai vu et senti! »
27 Dans un passage du Rivage des Syrtes que l’on a rapproché de celui de Verne par les similitudes lexicales soulignées, le glacier Tängri présente des brumes apocalyptiques : « il était désorientant de voir, sur le volcan si longtemps éteint, monter en ce moment cette fumée inattendue. Son panache qui ondulait maintenant dans la brise fraîchissante en s'y diluant semblait assombrir plus que la nuit le ciel d'orage, maléficier cette mer inconnue ; plus qu'à quelque éruption nouvelle après tant d'autres, il faisait songer aux pluies de sang, à la sueur des statues, à un signal noir monté à cette hampe géante à la veille d'une peste ou d'un déluge. »
28 Prototypique, par le statut de comparant qu’il a ailleurs : « un vieux puits de mine abandonné ouvre sa gueule béante, gouffre sans fond, pareil au cratère d'un volcan éteint. » (Les 500 millions de la Bégum)
29 Il n’est que de citer Genette (Figures I, Seuil, 1966) pour mesurer la portée de l’interaction entre le style, l’art et cette métaphore filée, avec sa variante de l’absence « de démarcation absolue entre la terre et l’océan » dans le « tableau irréel et mystique » d’Elstir. La centralité du problème du point de vue thématisé dans cet extrait (cf. ‘fenêtre’, ‘carreau’, ‘regard’, ‘voir’, ‘apercevais’, ‘près’, ‘grande distance’) montre combien ces connexions métaphoriques reposent sur l’isotopie /cognition subjective/. Cela incite à un rapprochement avec « l’optique » insulaire du jeune héros de Verne (cf. supra : « où finissait la terre, où commençaient les flots, mon œil le distinguait à peine »), certes « ramené au sentiment de la réalité » aventureuse. L’isotopie cognitive se manifeste aussi dans la métaphore des comparants glacier, avalanche, crevasse, gouffre et autre abîme employés pour inventer un décor sous-marin. La profondeur abyssale n’y est alors que l’envers et le prolongement des hauteurs montagnardes.
30 Mais qui n’a pas à être reprise par l’analyse sémantique linguistique, rompant avec l’ontologie (cf. supranote 1).
31 Ce pourquoi J.-P. Richard (Proust et le monde sensible, Seuil, 1974, p. 28) était fondé à insister sur son sadisme.
32 A comparer avec la seconde et dernière occurrence de l’expression dans le corpus Maupassant, plus dramatisée dans la nouvelle L’auberge ci-dessous : « la haute et redoutable pyramide du Cervin, ce tueur d'hommes ». Quant à la seconde occ. du mont Rose dans Mont-Oriol, elle confirme l’euphorie ambiante : « Il racontait ses impressions devant certaines choses, son enthousiasme au faîte du mont Rose, alors que le soleil, surgissant à l'horizon de ce peuple de sommets glacés, de ce monde figé des neiges éternelles, jeta sur chacune des cimes géantes une clarté éclatante et blanche, les alluma comme les phares pâles qui doivent éclairer les royaumes des morts. »
33 Y compris chez Verne, adepte de l’« irradiation », quand Axel décrit l’intérieur de la terre : « La lumière des appareils, répercutée par les petites facettes de la masse rocheuse, croisait ses jets de feu sous tous les angles, et je m'imaginais voyager à travers un diamant creux, dans lequel les rayons se brisaient en mille éblouissements. »
34 La dysphorie de cet abîme se confirme quand il est comparant de l’isotopie /pathologie mentale/ (cf. ci-dessous le glacier et l’avalanche de folie) : « Un trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles qu'essaient de noter et de préciser aujourd'hui les physiologistes ; et ce trouble aurait déterminé dans mon esprit, dans l'ordre et la logique de mes idées, une crevasse profonde. (Le Horla)
35 Dans ce roman, toutes les occurrences des mots ayant glac- pour radical sont dysphoriques. Quant à leurs co-occurrences avec ‘volcan(s)’, elle sont attestées exclusivement chez Verne, ce qui traduit une source d’inspiration. Son apparition par les marins est ainsi à rattacher à celle des voyageurs polaires : « Tout à coup le brouillard se fendit comme un rideau déchiré par le vent, et, pendant un laps de temps rapide comme l'éclair, on put voir à l'horizon un immense panache de flammes se dresser vers le ciel. Le volcan ! le volcan !… Ce fut le mot qui s'échappa de toutes les bouches ; mais la fantastique vision avait disparu ; le vent, sautant dans le sud-est, prit l'embarcation par le travers et l'obligea de fuir encore cette terre inabordable. Malédiction ! fit Hatteras en bordant sa misaine […] » Cf. encore : « Au-dessus des flammes haletantes ondoyait un immense panache de fumée, rouge à sa base, noir à son sommet. Il s'élevait avec une incomparable majesté et se déroulait largement en épaisses volutes. »
36 Avec cette épithète et les ‘nappes’ précédentes, l’extrait renvoie à cette variation sur l’isotopie alimentaire de Lettrines, où néanmoins le comparé montagnard lève l’ambiguïté en évitant la syllepse de ‘glacier’, non indexé à la dense isotopie /pâtisserie/ : « La Grave : ce n’est que le matin de bonne heure que la neige des cimes est vraiment radieuse. Dans la lumière de six heures du soir, le blanc de sucre tournait à une matière pulpeuse, nourrissante, de cette consistance de blanc gras qui annonce le beurre, et nappait le GLACIER comme de la crème chantilly. Le premier soir, à la nuit tombée, elle rayonnait distinctement une espèce de phosphorescence . »
37 L’oxymore chromatique rappelle les flots à l’intérieur du Voreux (Zola). Le ciel nocturne comparé répercute ce « ciel d'orage meurtrier et de passions somptueuses » de la représentation précédente où il était question de « la cime d'une catastrophe me parut soudain plus sinistre que la phrase la plus tragique, au point, encore, d'en frissonner » dans ce « théâtre au-dessus de l'abîme » ; bref, le contexte motive en la filant la métaphore montagnarde.
38 Avec syllepse sur ‘épaule’ indexée à /humain/ et à /inanimé/.
39 Cf. supra « ce vent d’un autre monde, ce fleuve de froid acide qui portait le crissement des champs de neige » des glaciers du dangereux volcan Tängri. Pareille fluidité a donc quelque chose de menaçant.
40 Il en va de même d’un autre phénomène naturel, cette fois astronomique, dans une tirade de Lorenzo : « Cela est étrange, et cependant pour cette action j'ai tout quitté. La seule pensée de ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma vie; je n'ai plus été qu'une ruine, dès que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s'est posé sur ma route et m'a appelé à lui. Que veut dire cela? Tout à l'heure, en passant sur la place, j'ai entendu deux hommes parler d'une comète. Sont-ce bien les battements d'un cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine? Ah! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps? Suis-je le bras de Dieu? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tête? » (IV, 3) On constate que ce comparant céleste, similaire par la relation de causalité qu’il comporte, voit son sème /malfaisance/ (selon le poncif du signe maléfique – emblème d’idées reçues voire de superstitions, tel ce « corbeau sinistre » – que s'évertuèrent à combattre les Philosophes, depuis Bayle) contrebalancé par le caractère mélioratif car libératoire du meurtre pour Lorenzo. Telle la comète, l’avalanche sélectionne le sème /puissance fatale/ (selon le héros tragique qui se prend pour un nouvel Oreste), ainsi que le sème casuel /résultatif/ (« De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi ? […] De quelles entrailles fauves suis-je donc sorti ? »). On mesure la portée de ces images dans le discours volontiers parabolique du personnage romantique théâtral.
Le rapprochement avec le phénomène céleste s’appuie en outre sur l’intertextualité ; déjà dans les Contemplations on lisait : « Quand les comètes vont et viennent, formidables , Apportant la lueur des gouffres insondables […] Quel éblouissement au fond des cieux sublimes ! Quel surcroît de clarté que l'ombre des abîmes S'écriant : Sois béni ! On verra le troupeau des hydres formidables Sortir, monter du fond des brumes insondables […] tandis Qu'assis sur la montagne en présence de l'Être, Précipice où l'on voit pêle-mêle apparaître […] Les comètes d'argent dans un champ noir semées, Larmes blanches du drap mortuaire des nuits ».
41 Versant français du Mont-Blanc au Rhône.
42 Rares sont dans cette étude les cas de perfectivisation (citons le « glacier disparu » de Flaubert, ou Balzac : « j'y crèverai au fond de quelque glacier »), toujours associés à des contextes déceptifs.
43 Ce comparant dû à l’effet solaire remonte aux ‘flammes rouges’ de Balzac et à l’embrasement chez Sand (supra) ; il inspirera les « éruptions d’Etnas » de Rimbaud ainsi que l’incendie métaphorique du Bonheur des Dames (infra). Il n’a évidemment rien de commun avec les « coulées de lave » et « montagnes ignivomes » littérales de Verne, qui déjà faisaient du Sneffels, glacier et cratère, la synthèse des sèmes contraires /convexe/, /blanc/, /eau + résultatif/ vs /concave/, /sombre/, /feu + résultatif/, dans ce que M. Eliade nomme une coincidentia oppositorum (op. cit. p. 135), laquelle est rendue endoxale par la connaissance socio-culturelle de la géologie islandaise.
44 Apparaît ici le symbolisme du « régime diurne de l’image » dans ce qu’il a de royalement triomphant, pour reprendre en partie la terminologie de G. Durand (Structures anthropologiques de l’imaginaire).
45 Personnification qui est un topos de la poésie romantique (cf. Vigny dans Le cor : « Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons, Dont le front est de glace et le pied de gazons ! » Cf. aussi au début du Voyage au centre de la Terre le Sneffels : « J'apercevais seulement une énorme calotte de neige abaissée sur le front du géant. » Chez Balzac ce détail (plus doux que le marbre), est éminemment féminin et sentimental : « Je puis baisser les yeux et me donner un cœur de glace sous mon front de neige . Je puis offrir le cou mélancolique du cygne en me posant en madone, et les vierges dessinées par les peintres seront à cent piques au-dessous de moi ; je serai plus haut qu'elles dans le ciel. » (Mémoires de deux jeunes mariées) « Son front de neige semblait porter les traces d'une grande fatigue et n'accusait cependant que le poids de pensées tristes. Incapable de soupçonner les peines qui dévoraient le cœur de Calyste, […] beau comme un dieu grec, [...] une autre femme, maîtresse également de ce front de jeune fille. » (Béatrix)
46 Cf. dans le recueil des Contemplations des cooccurrences similaires : « De tout le sombre gouffre humain. \ L'archange effleure de son aile \ Ce faîte où Jéhovah s'assied ; \ Et sur cette neige éternelle ».
47 Parodiées par Mallarmé dans Les Fleurs (hapax): « Des avalanches d’or du vieil azur, au jour \ Premier et de la neige éternelle des astres \ Jadis tu détachas les grands calices pour \ La terre jeune encore et vierge de désastres ».
48 Dans Albertus ou l’âme et le pêché, Gautier réitère ce cliché de la grande quantité, ici ignée (qui neutralise le sème antinomique /liquide froid/) : « La grange du fermier Justus Van Eyck s’embrase sans qu’on puisse l’éteindre, et par sa chute écrase, avalanche de feu, quatre des travailleurs. Des gens dignes de foi jurent que Véronique se trouvait là, riant d’un rire sardonique, et grommelant des mots railleurs ! »
49 Spiritualisation du lieu confirmée par exemple chez Balzac : « j'ai jeté plus d'une fois la sonde dans les gouffres de mon cœur » (Mémoires de deux jeunes mariées).
50 Lesquels deviennent marins et ontologiques dans les Contemplations : « Le gouffre en proie aux quatre vents, Comme la mer aux vastes lames, Mêle éternellement ses flammes A ce sombre écroulement d'âmes, De fantômes et de vivants! L'abîme semble fou sous l'ouragan de l'être. Quelle tempête autour de l'astre radieux! » Sur ce mot, cf. ici les contextes marins et esthétisants de Rimbaud et Proust.
51 Ils font la transition entre la mort blanche et glacée, et l’espoir de la vie aussi ténue que le « brin d’herbe ».
52 Déjà dans La Légende des Siècles ce registre fantastique est sollicité : « Kanut quitta le mont par les glaces saisi; \ Il coupa de la neige et s'en fit un suaire; [...] Et, le front haut, tout blanc dans son linceul de neige, \ Il entra, par delà l'Islande et la Norvège, \ Seul dans le grand silence et dans la grande nuit; \ Derrière lui le monde obscur s'évanouit; \ Il se trouva, lui, spectre, âme, roi sans royaume, \ Nu, face à face avec l'immensité fantôme ».
53 Corrélats dramatiques aussi fréquents que dans Séraphîta, Lélia, mais aussi chez Verne ou Maupassant.
54 Étendard romain. Il fait écho aux « glaives » et souligne la puissance des glaciers – laquelle est la première des propriétés que retient aujourd’hui le discours scientifique des paléoclimatologues étudiant les impacts de la banquise à l’échelle du globe terrestre.
55 Le radical glac- polysémique sert de connecteur. La cohésion est également entretenue par la paire d’isotopies /nival/ + /végétal/ définitoire de ce ‘pays’ montagneux.
56 Identifiée par Rastier dans Sémantique interprétative (PUF, 1996 : 200-201).
57 En dépit de ‘mourante’, sexualisé par sa relation de causalité avec les ‘pâmoisons’.
58 Pour un approfondissement sémantique récent, cf. R. Missire sur Texto! (www.revue-texto.net ). Paradoxalement, comme cette métaphore hugolienne Ange au regard de femme (magnitudo parvi) citée par Rastier (Texto!).
59 Métaphore hugolienne : « La nuit ne fait que le corbeau, La neige ne fait que le cygne » (Chansons).
60 Allusion transgénérique au roman romantique de Balzac. Il est toutefois intéressant de constater dans le poème de Gautier l’absence des corrélats du registre dramatique dans ce même décor polaire et/ou montagnard : ni ‘crevass-‘, ni ‘abîm-‘, ni ‘intrépid-‘ de Séraphîta, de Lélia, mais aussi de Verne, Maupassant et de l’épique hugolien. Quant à ‘avalanche’, la festivité et l’esthétisation du mythologique (« sphinx enterré ») la dédramatisent.
61 Autre allusion, à un roman de Verne, mais où Gautier est ici le prédécesseur du Sphinx des Glaces (1897).
62 Que met en évidence le soulignement de quelques reprises lexicales significatives, ci-dessous.
63 Cf. DOLF : « La tonalité générale du livre a de quoi surprendre après l’Assommoir. On peut même dire que l’ouvrage n’échappe pas à une certaine fadeur ou à certains clichés du roman bourgeois contemporain ».
64 « Vaisseau de terre ou de métal, de forme et de grandeur variables, mais ordinairement rétréci vers son fond, destiné à être mis au milieu du feu, pour obtenir la fusion des corps très réfractaires » (Littré). L’activité, sur des matières précieuses (cristaux, argent) ressemble ici à de l’orfèvrerie, dans un mélange réitéré du brûlant et du glacé.
65 Cet écoulement n’est pas spécifique de la connexion sur l’isotopie /nival/ ; en effet celui du « pin avec sa plaie au flanc, larmes de résine », sur l’isotopie /végétal/, ajoute la divine souffrance, célébrée aussi bien par Musset que Baudelaire : « Le poète est ainsi dans les Landes du monde; Lorsqu'il est sans blessure, il garde son trésor. Il faut qu'il ait au cœur une entaille profonde Pour épancher ses vers, divines larmes d'or! » (Le pin des Landes)
66 Définie par Hugo dans Les Rayons et les Ombres : « Peuples! écoutez le poète! Écoutez le rêveur sacré! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé . […] De la tradition féconde Sort tout ce qui couvre le monde, […] Il rayonne! il jette sa flamme Sur l'éternelle vérité! Il la fait resplendir pour l'âme D'une merveilleuse clarté. »
67 Verhaeren confirme le sème /causatif/ du décor polaire, dont le comparant merveilleux ‘palais’ rappelle celui de Lélia de G. Sand supra : « Le vent, le vent pendant les nuits d'hiver lucides Pâlit les cieux et les lointains comme un acide. Voici qu'il vient du Pôle où de hauts GLACIERs blancs Alignent leurs palais de gel et de silence ».
68 Cf. supra Balzac décrivant la « coupe de granit bordée sur trois lieues de tour par les GLACIERs » (Séraphîta).
69 Aux antipodes de Bloy, qui, dans Le Désespéré, évoque « les infertiles GLACIERs du siècle de Louis XIV ». Le sapin à « la vive sève » d’A. France n’est pas sans rappeler le cri de joie de Butifer du roman de Balzac (supra) : « la sève a parti », toutes deux en corrélation paradoxale avec la froideur et l’isolement des glaciers.
70 Cf. E. Caduc dans son site web sur Mallarmé : « c'est à dire des projets poétiques non réalisés […] Les poèmes qui ne sont pas envolés jusqu'à l'existence forment un glaçon qui demeure sous le givre d'un lac gelé ».
71 Ce nom renvoie à la noyade tragique de sa fiancée Ophélie, laquelle rime avec ‘neige’ et ‘Norvège’ chez Rimbaud.
72 Comme le confirme cette interprétation d’E. Caduc (ibid.) : « Ch. Mauron insiste sur l'importance du symbole de l'eau dans ce poème et dans l'œuvre en général. "L'eau perfide des glaciers" symbolise une nature ennemie qui dépouille impitoyablement le poète de son "sacre", lequel n'était que du "fard" […] ; châtié de son ambition démesurée qui lui avait fait approcher les "glaciers de l'esthétique" pendant quelques instants. [...] Le mot "perfide" fait écho à celui de "limpide" au deuxième quatrain. Mais 1'eau n'est plus celle d'un bain purificateur. Elle apparaît désormais avec la valeur stérilisante de la glace. Il est significatif que le poème se termine sur ce mot de "glaciers"».
73 E. Caduc (ibid.) cite un extrait significatif de la lettre de Mallarmé à Cazalis (juillet 1866) : « Pour fuir la réalité torride, je me plais à évoquer des images froides ; je te dirai que je suis depuis un mois dans les plus purs glaciers de l'Esthétique – qu'après avoir trouvé le Néant j'ai trouvé le Beau – et que tu ne peux t'imaginer dans quelles altitudes lucides je m'aventure. Il en sortira un beau poème auquel je travaille, et, cet hiver (ou un autre) Hérodiade, où je m'étais mis tout entier sans le savoir, d'où mes doutes et mes malaises, et dont j'ai enfin trouvé le fin mot, ce qui me raffermit et me facilitera le labeur. »
74 Puisque, comme le dit E. Caduc (ibid.), le premier vers thématise « un désir de possession physique ; aucune confusion n'est possible ; […] les glaciers sont les pudeurs, tous les éléments de retenue ou de remords introduits dans l'amour. Cependant on peut faire rapporter attentatoire à ‘le naïf péché’. L'expression devient alors "le naïf péché qui attente à des glaciers" ».
75 Rapprochement des extrêmes déjà attesté chez Verne et Gracq mais aussi Hugo (cf. pour les hallebardiers supra : « Volcans de neige ayant la lumière pour lave »). Quant au comparant ‘lances’, sa compréhension requiert l’autre arme blanche de Hugo : « un tranchant de hache » ; soit une morphologie agressive à laquelle répond la douceur des ‘ombelles’, qui, remarquons-le, sont menaçantes chez Gracq : à propos de la « fumée engluée et tenace », on lit au même chapitre de la Croisière : « il émanait de sa forme je ne sais quelle impression maléfique, comme de l'ombelle retournée au-dessus d'un cône renversé qui s'effile, que l'on voit à certains champignons vénéneux. » Autre arme dangereuse chez Verne, « le cratère du Sneffels représentait un cône renversé […] je comparais ce cratère à un énorme tromblon évasé » ; on aura noté au passage la rareté de l’expression soulignée, qui traduit une influence.
76 Cf. ces deux vers de Soleil et Chair : « Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume, Montra son nombril rose où vint neiger l'écume » Il s’agit là d’une parodie du thème parnassien, tel que le lexicalisait par exemple Leconte de Lisle dans ses Poèmes antiques : « Sur l'écume des mers Aphrodite en riant, comme un rêve enchanté voguait vers l'orient… de sa conque , flottant sur l'onde qui l'arrose, la nacre aux doux rayons reflétait son corps rose ; [...] l'onde écumante, neige humide, flottait sur ma croupe fumante ! » La source d’inspiration est évidemment romantique, avec Hugo supra : « l’écume, avalanche », qui remonte à Chateaubriand, au Saint-Gothard : « Ces masses roulées, enflées, brisées, festonnées à leur cime par quelques guirlandes de neige , ressemblent aux vagues fixes et écumeuses d'un océan de pierre sur lequel l'homme a laissé les ondulations de son chemin. » (Mémoires)
77 Postromantiques, avec Nerval : « j’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène » ou Hugo : « Du moresque Alhambra j'ai les frêles portiques J'ai la grotte enchantée aux piliers basaltiques » (Odes).
78 Serait-ce la noyade consécutive à la fonte estivale des glaces, qu’évoque Mallarmé supra ?
79 Réminiscence du Baudelaire de Spleen et Idéal (mais sans la féminité et le lyrisme d’interpellation, dans le poème d’Eluard) : « On dirait ton regard d'une vapeur couvert ; Ton œil mystérieux […] Réfléchit l’indolence et la pâleur du ciel. […] Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé! ô femme dangereuse, ô séduisants climats! Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ? » Cf. surtout des vers célèbres : « Les soleils mouillés De ces ciels brouillés Pour mon esprit ont les charmes Si mystérieux De tes traîtres yeux, Brillant à travers leurs larmes. »
80 Paire sémique saillante dans le roman d’aventures en montagne (Troyat, Frison-Roche).
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