Mézaille : ÉTUDIER LES TEXTES LITTÉRAIRES NUMÉRIQUES


Chapitre 6 : Ce que le commentaire de texte littéraire doit à l'analyse sémantique

Il s'agit ici essentiellement du deuxième sujet proposé au candidat du baccalauréat, épreuves anticipées de Français, pour lequel on voudrait montrer aux collègues enseignant les Lettres l'intérêt que représente l'apport pratique d'une théorie de référence, celle de la Sémantique interprétative, développée par François Rastier (l'ouvrage de référence étant Sens et textualité , Hachette, 1989, pour ses applications pédagogiques, notamment Zola et Mallarmé) depuis environ deux décennies. Néanmoins, du fait même que le texte littéraire requiert de la part du lecteur la multiplication des pistes interprétatives, l'idée d'une méthode d'analyse immédiatement applicable ou d'une imposition de "grilles", de modèles structuraux que fournirait la théorie, "clefs en mains", est une vue obsolète à ranger au chapitre des "mirages linguistiques". En revanche, la théorie de la récurrence contextuelle des sèmes, ces "plus petites unités de signification définies par l'analyse" (Rastier), nous semble des plus propices non seulement à fonder les axes thématiques du commentaire composé, mais plus généralement à saisir "le fonctionnement et l'interprétation du texte", auxquels les Instructions Officielles donnent de façon légitime la prééminence, parmi les activités analytiques sollicitées chez le candidat (B.O. n°10 du 28 juillet 1994).

Pour illustrer ce principe, passons à une série d'exemples concrets d'analyse sémique de textes de types et genres différents. Soient des échantillons contrastés, reflétant une diversité et une variété voulues par l'exercice scolaire.


1. Type descriptif - Genre poétique et idéaliste

Ce premier extrait, en l'occurrence du poème Apparition de Mallarmé, obéit au choix volontaire d'un auteur réputé difficile, ou, tout du moins, dont l'élève redoute l'hermétisme. On n'a pas hésité à tronçonner le poème, d'une part pour montrer que son enjeu thématique peut être saisi sur une brève étendue textuelle, d'autre part en référence au caractère secondaire de la logique narrative de l'auteur, mise en évidence dans l'essai de D. Combe ( Poésie et récit , Corti, 1989), selon qui Mallarmé est l'emblème de la "réduction de la poésie au genre lyrique, au nom d'une pureté qui exclut le récit" (p. 185); nul besoin alors de connaître la structure de l'histoire que met en scène le poème.

En termes barthésiens, plus précisément des codes d'analyse théorisés dans son célèbre S/Z , c'est le code des actions - dit proaïrétique - qui est a priori le moins pertinent dans cette perspective.

La comparaison sémantique de ces deux segments, le distique de l'incipit et le quatrain de la dernière phrase, a ceci d'intéressant qu'elle permet d'établir la relation de paraphrase qui les unit. Plus largement elle répond à cette question d'herméneutique : comment conférer une cohésion textuelle grâce à des parcours interprétatifs ? La réponse est apportée par l'établissement des isotopies, auquel l'élève est prioritairement invité :

- Extériorité : /céleste/ + /mythique/ : elles indexent 'lune', 'étoiles', 'neiger' (parmi les éléments factuels) 'séraphins', 'fée' (contrefactuels). Avec cette remarque complémentaire que le poème oscille entre deux registres : le merveilleux de ces créatures surnaturelles, dont l'existence n'est pas remise en cause, et le registre fantastique qui se manifeste par l'expression du doute "j'ai cru voir". De façon plus implicite, la verticalité du "chapeau" de la fée, voire de "l'archet" des anges et de la chute des flocons (à ce sujet on montrera le rapprochement à la rime "pleurs\fleurs"), favorise la reconduction du terrestre au céleste.

- Pour compléter la description spatiale, isotopie /florale/ : 'fleurs', "blancs bouquets d'étoiles parfumées".

- Intériorité : isotopie /tristesse/, initiale reprise par la nostalgie de "jadis mes beaux sommeils d'enfant gâté", aujourd'hui disparus.

- Alors que le monde céleste nocturne constituait l'espace, il convient de tenir compte de l'isotopie aspectuelle /imperfectif/ qui structure le temps, perçu dans sa durativité, lors de cette apparition unique : "s'attristait, Rêvant, dans le calme", "Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées Neiger". Inachèvement d'autant plus évident qu'il contraste de façon différentielle avec le sème contraire /perfectif/ de la relation amoureuse, ailleurs dans le poème : "tu m'es en riant apparue", "au coeur qui l'a cueilli". Ce qui donne lieu à l'interprétation selon laquelle la fée aux mains de neige aurait un pouvoir d'éternité dont la simple mortelle est dépourvue.

L'action imperfective qui confère à la scène son statisme, propice à la description, est, on le constate, liée non seulement à /douceur/ (émotionnelle, visuelle et olfactive : cf. "parfumées"), mais à /innocence/, celle de cet enfant (= Je) similaire à ces anges (eux). Pour conforter cette assimilation (on rappelle qu'au sens technique de F. Rastier, l'assimilation est "l'actualisation d'un sème par présomption d'isotopie", laquelle se définit comme "effet de la récurrence d'un même sème. Les relations d'identité entre les occurrences du sème isotopant induisent des relations d'équivalence entre les sémèmes qui les incluent"), il n'est que de citer ce vers de Hugo, "Innocents dans un bagne, anges dans un enfer", dont les antithèses servaient à dénoncer le scandale du travail des enfants.

Le comparant céleste dans un climat de tristesse (cf. ailleurs les "sanglots") instaure une émotion de poésie romantique (au clair de "la lune") qui répond à la musique ("l'archet au doigt"). Cela rend perceptible le faisceau d'isotopies : /artistique/ + /esthétique/ + /affectivité/ + /onirisme/ (cf. "mes beaux sommeils", les belles fleurs, les belles créatures surnaturelles dont Je rêve, mais aussi la belle tristesse, etc.).
Une musique, qui, soit dit en passant pour compléter l'information quant aux registres, rend plus perceptible le lyrisme de la rêverie au clair de lune, de la tristesse sans cause (spleen), qui sont des topoï romantiques, avant celui de l'émotion amoureuse qui sera thématisée ailleurs dans le poème ("le jour de ton premier baiser", "tu m'es en riant apparue").
C'est ce faisceau d'isotopies (fondé sur le groupement sémique récurrent) : /espace céleste/, /mythique/, /imperfectivité/, /tristesse/, /douceur/, /innocence/, /floral/, /art/, /esthétique/, /affectivité/, /onirisme/, qui constitue le sens syntagmatisé de cet extrait textuel. On observe incidemment que le sens n'est donc plus une Essence qui imprègne les mots mais une série d'unités (= sèmes), dégagée au fil de l'analyse, et qu'ils réitèrent.
D'autre part, illustrant le principe énoncé par Goethe, selon qui "Dichtung ist Verdichtung" (la poésie c'est la condensation), il apparaît que la concentration sémantique, de ces nombreuses isotopies couvertes par si peu de mots, est l'un des traits de la valeur poétique, à n'en pas douter.

Au niveau rhétorique, outre la métaphore céleste ('neiger', 'étoiles') des fleurs (cf. aussi "l'azur des corolles"), ce sont les hypallages qui sont les figures les plus marquantes, tout au long du poème. En effet "blancs sanglots" renvoie à la couleur des "corolles", si l'on se reporte au dernier vers "Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées", de même que "parfum de tristesse" ou "cueillaison d'un rêve", lequel d'autre part appartient bien plus "au coeur" du Je du poète (ex-enfant) - faisant alors de toute cette Apparition un acte onirique - qu'aux "séraphins rêvant", de même que la mélancolie, plutôt qu'à "la lune s'attristait". De tels décalages d'attributions, qui ont un effet personnifiant du paysage, contribuent à unifier extériorité et intériorité, monde factuel et monde contrefactuel, poursuivant ainsi le voeu romantique d'une unité cosmique-affective. Cela s'inscrit dans cette "révélation d'un autre ordre du monde", dont parle Rastier précisément à propos de la poésie lyrique de Mallarmé et de l'hypallage finale de son poème où "le cliché scolaire bouquet parfumé" n'en fait que mieux ressortir les paradoxales étoiles parfumées ("Indécidable hypallage", Langue française , 129, 2001; notamment pp. 125, 118). Sans nier cette révélation d'une réalité transcendante, il ajoute toutefois que - citant Beauzée - le côté "subversif" et "vicieux" de la figure provient de son "ambiguïté qui est un défi pour l'ontologie" (pp. 121, 123), et que ses fonction de "trouble" (de l'unité à soi et de l'univocité) et de "destruction" (du réel empirique) priment sur celle du renvoi à un autre monde, comme le requiert le registre où elle s'insère : "où la métaphore transfigure, l'hypallage défigure; elle ne s'épanouit pas dans les genres merveilleux, mais dans les genres fantastiques" (ibid. p. 125). Le poème de Mallarmé est à ce sujet ambigu.

Pour en revenir à la méthodologie de l'exercice du commentaire composé, dont les Instructions Officielles rappellent qu'il "doit présenter avec ordre un bilan de lecture organisée" (op. cit.), la tradition veut que, de facto, l'élève construise au moins deux axes d'étude, matérialisés par deux parties distinctes. Ainsi, pour ce qui est de notre poème, il pourra répartir les éléments du relevé précédent en passant par exemple des (1) composantes d'un monde merveilleux, à (2) l'omniprésence de la subjectivité, voire à (3) l'étrangeté de la description poétique mallarméenne, si l'on tient à prendre du recul par rapport à l'esthétique littéraire, dans un troisième axe potentiel.
Les isotopies que l'on a préalablement relevées et qui constituent le sens en quelque sorte objectivé du texte, deviennent pour le professeur correcteur un critère d'évaluation (la "bonne" copie étant celle qui ne les néglige pas, mais parvient à les articuler de façon satisfaisante) - sans avoir bien entendu le monopole puisque, outre le contenu, et sans séparer le fond de la forme, l'exercice doit prendre en compte les caractéristiques stylistiques.


2. Type argumentatif

Le premier sujet de l'épreuve Bac ne saurait également nier sa dette à l'égard de l'analyse sémantique. Comme pour le précédent, "l'organisation lexicale, la structure logique et rhétorique, le maniement de l'implicite", dans le texte soumis au candidat, sont prépondérants, même si les Instructions Officielles mettent l'accent sur la "compréhension globale" des thèses en présence, afin de préparer le terrain au débat ultérieur, dans les travaux d'écriture (op. cit.).

a) Le premier extrait suivant de Essai sur la normalisation publicitaire , par François Brune (1985), choisi pour son actualité, bien qu'il rompe avec le climat passéiste et spiritualiste (féerie, rêve, vie affective) par sa teneur matérialiste et pragmatique (le froid présent de vérité générale remplaçant l'imparfait subjectif du poème), n'est pas dépourvu de tout mythe; il relance en effet celui de l'enfant-roi, partagé avec le poème précédent, ainsi que le topos philosophique du déterminisme socio-culturel :

Bien que la métaphore ne soit pas absente de ce type textuel ("L'enfant aime la publicité comme le sucre, sans se soucier des caries culturelles qu'elle provoque dans sa vision du monde et de lui-même"), l'enjeu rhétorique se situe au niveau de l'antiphrase, sur un registre plus polémique qu'ironique, qui se manifeste rétroactivement à partir de la prise de recul ("C'est tout le problème"), de la réserve émise ("ont oublié un peu vite"), voire de la dénonciation du dressage télévisuel à la société de consommation, dès des plus jeunes années ("l'enfant, fruit de dix ans de spots").

Si bien que l'enjeu global de ce fragment textuel réside moins dans la composante thématique, du fait que la cohésion, explicite, n'a pas besoin d'être établie (un domaine dominant donné dès le titre : //publicité//), que dans la dialogique (cf. le champ //stratégie persuasive// : "on dit : voyez", 'argument'), où l'antiphrase sous-jacente aux exclamatives, une fois repérée, permet au locuteur de se livrer à la critique de la thèse des opposants. Pour l'étayer, le contre-argument se fonde sur le sème casuel /résultatif/, qui permet de remonter à une cause première de dommages consécutifs : "l'enfant d'aujourd'hui est déjà, largement, le fruit de dix ans de spots".

b) Le second extrait, choisi en revanche à la fois pour son contexte de fiction (argumentation hors essai) et pour son implicite, se situe au moment crucial du chantage exercé par Pyrrhus face à son interlocutrice Andromaque dans ces trois vers (I, 4) de la tragédie éponyme, où il disait à propos du fils de la captive :

La valeur instrumentale du domaine //militaire// ("Je défendrai sa vie au dépens de mes jours. Mais parmi ces périls où je cours") provient du fait qu'il est tourné vers la finalité, à savoir le domaine //amoureux// ("pour vous plaire, Me refuserez-vous un regard moins sévère ?"). Soit une alternance des deux isotopies correspondantes sur l'espace de ces trois vers. L'héroïsme manifesté dans le premier domaine réclame ainsi une compensation dans le second et manifeste par là son statut d'argument, certes implicite car non formulé sous forme hypothétique (si vous me refusiez... alors je défendrais...). Le temps futur, d'abord de promesse, puis futur proche et de demande, articulé par le connecteur adversatif ("Mais"), sert à poser ce chantage sous forme de litote. On attend évidemment du candidat qu'il saisisse l'enjeu de cette réserve : cacher le versant laid de la passion amoureuse, celui qui consiste à mettre en balance la vie d'un être cher pour faire céder l'être aimé. Cela amène, comme dans l'extrait précédent, à corréler la thématique avec l'axiologique, puisque les jugements moraux sont au centre de l'argumentation - où il s'agit de convaincre en fonction de ce que l'on juge bien pour autrui ou bon pour soi.

Le dualisme thématique qui relève d'un topos mythologique, celui de Mars & Vénus, une fois dévoilé, n'a de sens véritable qu'intégré à la stratégie persuasive du locuteur Pyrrhus, omnipotent, qu'un contexte plus vaste rend plus perceptible.


3.
Type descriptif - Genre romanesque et matérialiste

Revenons au deuxième sujet, celui du commentaire composé, pour cette fois détailler un extrait du chapitre 5 du Ventre de Paris (voir Annexe, ci-dessous), consacrant un long paragraphe à la matière alimentaire. Son choix se justifie d'une part relativement au genre du roman naturaliste au programme des classes de 1°; d'autre part par la radicale opposition de cette esthétique littéraire vis-à-vis de celle de Mallarmé, même si son contemporain Zola ne répugne pas à une forme de poésie, au cours de cette page romanesque.
Ajoutons que ce texte présente une spécificité d'ordre quantitatif. En effet, l'interrogation de bases de données montre qu'il témoigne d'un pic lexical statistique, avec ici 5 occurrences de "fromage*" dans un chapitre qui en compte 11, et dans un roman qui en compte 27 (premier score au sein des Rougon-Macquart , mais aussi relativement à l' Encyclopédie de la Littérature Française , dont le CD-Rom (éd. Bibliopolis) permet de consulter une centaine de classiques.

Pour mettre fin à la compacité de la description et aider l'élève à clarifier les éléments la constituant, organisons les images, préalablement à leur étude, en suivant encore le fil du texte. Il s'agit simplement de montrer comment chaque produit crémier possède son comparant :

0) Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre énormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient;
1) les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés;
2) d'autres mottes , entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne.
3) Sous la table d'étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d' oeufs mettaient une blancheur de craie;
4) et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons [= neufchâtel, en forme de bonde de tonneau] posés bout à bout, des gournays [= fromage normand, fermenté à pâte molle] rangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées de tons verdâtres.
5) Mais c'était surtout sur la table que les fromages s'empilaient. Là, à côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée [= grandes feuilles de betterave, consommables], s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache;
6) puis venaient un chester , couleur d'or,
7) un gruyère , pareil à une roue tombée de quelque char barbare,
8) des hollandes , ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort.
9) Un parmesan , au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique.
10) Trois bries , sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes; deux, très secs, étaient dans leur plein;
11) le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir.
12) Des Port-Salut , semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants.
13) Un romantour , vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres.
14) Les roqueforts , eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes;
15) tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre , gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux.
16) Alors, commençaient les puanteurs: les mont-d'or , jaune clair, puant une odeur douceâtre;
17) les troyes , très épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide;
18) les camemberts , d'un fumet de gibier trop faisandé;
19) les neufchâtels , les limbourgs , les marolles , les pont-l'évêque , carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée;
20) les livarots , teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre;
21) puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivets , enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil.
22) La chaude après-midi avait amolli les fromages ; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées;
23) sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivets , qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi;
24) un flot de vie avait troué un livarot , accouchant par cette entaille d'un peuple de vers.
25) Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

Avant d'étudier la thématique de ces comparants, qui constituera le second axe du commentaire composé, le premier pourrait légitimement être consacré au contraire aux comparés, et à la façon réaliste dont ils sont présentés, ce premier axe pouvant plus globalement s'intituler la vision naturaliste du descripteur (caractérisée par les noms techniques des fromages, le passage en revue de leurs "espèces" si particulière - comme dans une zoologie balzacienne -, par l'enquête préalable aux Halles de Paris que cela suppose - dans une optique référentielle -, enfin par le sujet lui-même, la matière alimentaire, réalité empirique par excellence à laquelle s'attachent ces romanciers, ici essentiellement appréhendée par le vue et l'odorat). Mais revenons au réalisme de leur présentation : quasiment chacune des 25 sections fait ressortir la double localisation systématique des produits crémiers, à la fois géographiquement (toponymie) et dans la boutique : d'abord "sur les étagères" puis "sous" et "sur la table", "là, à côté", "dans des caisses", "au milieu", "derrière", etc., comme si le repérage effectué par le descripteur tentait posément, et avec le sérieux qui sied au scientifique, d'organiser la profusion qui affecte ses sens - sur ces caractéristiques du texte réaliste, cf. Ph. Hamon, "Un discours contraint", Littérature et réalité , (Seuil, 1982). Pour accroître l'effet de réel, les connecteurs spatiaux alternent avec les temporels (les fromages se succèdent ainsi par "puis venaient", "alors", "tandis que", "puis enfin", etc.), formant une unité spatio-temporelle de la perception. Unité en outre accrue par la durée inachevée qu'instaurent les imparfaits, participes présents et autres temps de vérité générale (dans les comparaisons : "ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches", "comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes"). A cette harmonisation il convient d'ajouter celle due aux longues phrases énumératives qui confèrent à la description documentaire\didactique un effet synthétique, englobant, voire unifiant les éléments qu'elles contiennent.
Mais là où le commentaire composé gagne à s'appuyer sur l'analyse sémantique, c'est bien dans la personnalité originale - qu'atteste la phraséologie : on dit bien d'un fromage qu'il a du caractère - que le descripteur confère aux comparants des produits crémiers . Ce second axe entre bien en antithèse avec le précédent du fait que le côté fantaisiste et ludique prend le relais du sérieux naturaliste, la fiction reprenant ses droits sur ce que certains ont appelé - à la suite de Maupassant - "l'illusion référentielle". Et si ce passage illustre de façon emblématique le parti pris de Zola pour la matière putride, la réalité sordide, cela ne va pas sans un raffinement thématisé par les images ; le rapprochement de registres si distants ayant une portée humoristique (de même pour les milieux sociaux, où l'étude sur celui de la crémerie n'empêche pas la satire des "gens riches", motivée précisément par l'aspect des fromages; cf. infra).


Lecture préalable

Les sèmes /rondeur/ ('ventre', 'médaille', 'disque', 'lune', etc.) et /aspect duratif-imperfectif/ (au niveau des temps, mais aussi du physique : 'ébauches de ventres') n'ont pas manqué d'apparaître aux élèves comme étant les plus récurrents dans les comparaisons. Ils ont aussi été sensibles à la variété des coloris qui fait de cette description des fromages un tableau (isotopie picturale, qui n'est qu'une partie de l'isotopie artistique).

La personnification prend des allures d'humanisation corporelle encore positive si on la rapporte à la décomposition qui affectera le comparant organique, infra :
1) les beurres de Normandie, enveloppés de toile, ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés;
23) sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivets, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi;
Ici toutefois le sème local /vie paisible/ est neutralisé par "les blessures mal fermées" des moisissures et l'accouchement des vers, notations qui encadrent directement celle de la peau et de la poitrine haletante; cela illustre l'opération syntagmatique d'assimilation, en propageant au sommeil calme de l'organisme charnel l'isotopie /putréfaction/, voire /souffrance/, selon le processus de dégradation, qui affecte ici la physiologie.
14) Les roqueforts, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes;
Les isotopies /excès/ et /aristocratie/ sont motivées par l'intensité de la moisissure et la richesse afférente au cristal, ce qui montre le point de départ réaliste de la personnification fantaisiste qui lui succède.
15) tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux.
De même ici pour l'isotopie /pastoralisme/, celle de la nature provençale chère à Zola, dont le sème /petitesse sphérique/ des comparants 'poing d'enfant' et 'cailloux' crée un effet de vérité en étant inhérent au 'crottin' comparé.

Autre secteur thématique complexe, celui qui rapporte la coupure, l'entaille à la barbarie, faite de destruction, de mort et de réalité sordide; mais aussi à une vision surprenante, celle d'un paysage romantique, dont la douceur antithétique de tant de violence a un effet ironique :
2) d'autres mottes, entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne.
3) Sous la table d'étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d'oeufs mettaient une blancheur de craie;
On note que l'isotopie /minéral/ du calcaire et du marbre assure le lien avec les "rochers à pic" et "'cailloux des sentiers pierreux", mais aussi avec la sculpture; cela a pour effet d'unifier les trois produits crémiers (oeuf, fromage, beurre) avec leur lieu d'exposition.
10) Trois bries, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes; deux, très secs, étaient dans leur plein;
5) Mais c'était surtout sur la table que les fromages s'empilaient. Là, à côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s'élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache;
6) puis venaient un chester, couleur d'or,
7) un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, Par assimilation le jaune est dévalorisé par sa proximité avec 'barbare' - lequel passe pour celui qui aurait dérobé le métal précieux - comme le confirme la péjoration qui affecte cette couleur comparante :
16) Alors, commençaient les puanteurs: les mont-d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre;
20) les livarots, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre; (on note le diabolisme de "sentir le soufre", phraséologie sous-jacente)
8) des hollandes, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort.
17) les troyes, très épais, meurtris sur les bords, d'âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cave humide;
Le remplissage ne peut que s'intensifier en débordement et liquéfaction, toujours inséparable de la brèche infligée :
0) Sur les deux étagères de la boutique, au fond, s'alignaient des mottes de beurre énormes; les beurres de Bretagne, dans des paniers, débordaient;
11) le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir.
24) un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers.

Le summum de l'horreur, en butte au bon goût, est atteint avec la putréfaction animale :
25) Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.
21) puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivets, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil.
18) les camemberts, d'un fumet de gibier trop faisandé;
22) La chaude après-midi avait amolli les fromages; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées; (blessures des charognes auxquelles elles succèdent)

Néanmoins la rondeur suscite l'anoblissement, même si le suffixe de "verdâtre" ou l'ostentation sont deux touches qui déprécient le contexte prestigieux des "médailles" et des "disques antiques" :
4) et, dans des caisses, sur des clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournays rangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plus sombres, tachées de tons verdâtres.
12) Des Port-Salut, semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants.

Enfin, la "note aiguë" et la "pointe d'odeur aromatique" suivantes se lisent sur une isotopie musicale, où, par contraste, elles confèrent une valorisation artistique qui renoue avec la sculpture et la peinture (cf. ce marbre veiné qui fait le lien entre elles) :
19) les neufchâtels, les limbourgs, les marolles, les pont-l'évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée;
9) Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d'odeur aromatique.
13) Un romantour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres.
On a associé cette personnification vestimentaire à la musique par assimilation de "mettre, ajouter, donner" qui confèrent une parure esthétique. Ici la conciliation du 'sucré' avec le 'fermenté', du 'rêve' romantique avec la matière en décomposition réaliste, s'inscrit dans la série d'oxymores précédentes : sublime et barbarie, rudesse et tendreté, vie et mort (par exemple lors de l'accouchement de vers).


Composition du commentaire

Ce qui fait le sel de cette ode aux fromages, sacralisation de la nourriture et apologie de la matière, c'est le raffinement esthétique et ludique des comparants baroques de la crémerie zolienne. Voici donc le contenu du second axe de lecture, dont l'intérêt méthodologique vient du choix des citations, de leur agencement et de leur intégration au commentaire qui les explique.

A) D'abord, pour ménager le suspense des fromages attendus (manoeuvre dilatoire), voici : - Les beurres, qui, dans leur toile "ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles un sculpteur aurait jeté des linges mouillés". La comparaison avec l'organisme humain\animal est lancée, jusqu'à la "charogne" finale, mais ici avec l'idée dominante de douce rondeur, ainsi que de travail inachevé, un peu comme l'est la description littéraire que propose ici Zola, puisque rien n'empêchait l'énumération de se poursuivre.

- Quant aux autres mottes, toujours taillées, elles le sont par les couteaux, "en rochers à pic, pleines de vallons et de cassures, comme des cimes éboulées, dorées par la pâleur d'un soir d'automne." Ici la nature est rendue esthétique par le net contraste entre la violence des entailles et la douceur du paysage romantique : ruine, saison, couleur.

- Tout cela est inséparable des "mélancolies de lunes éteintes" des trois brie, plus loin, baignés de la même atmosphère, cliché dont se moque ici le descripteur comme en témoigne l'épanchement hyperbolique du dernier, qui n'est pas sans rappeler le paysage lamartinien, ici parodié : "le troisième, dans son deuxième quartier [de lune, bien évidemment], coulait, se vidait d'une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l'aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir." La fin de la description reprendra cette métaphore de liquéfaction, mais en l'associant au ventre fécond et maternel : "un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d'un peuple de vers." La chair putride fait paradoxalement de cette vie l'image de la mort imminente.

- Mais ce beurre, pour en revenir à lui, est indissociable aussi du "cantal géant, comme fendu à coups de hache", voire des "troyes meurtris sur les bords", bref, victimes d'un ravage sadique qui sera repris plus bas. On retiendra donc la profonde harmonie thématique entre mottes de beurre et tomes de fromage.

B) De même, ensuite, la "blancheur de craie" des oeufs, qui prolonge le monde minéral, contraste, de façon non plus sculpturale mais picturale, avec "la table d'étalage, de marbre rouge veiné de gris" sous laquelle ils se trouvent, celle-là même qui clôturera la description : "Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris." On observe que non seulement le minéral unifie oeufs, fromage, beurre et lieu d'exposition, mais aussi que cette phrase conclut sur l'étape ultérieure du développement parasitaire : les vers précédents se sont métamorphosés en mouches, issues du corps de ce géromé. L'hyperbole ainsi perceptible s'interprète ici comme une exagération humoristique concernant cet aliment ainsi à l'abandon.

C) Voici enfin les 21 sortes de fromages (identifiés par des toponymes), spectaculaires et minutieusement personnalisés, voire personnifiés. Abordons ceux dont on n'a pas encore parlé :

- Par le marbre veiné, la table d'exposition est indissociable du comparant ironique\satirique des roquefort, lesquels "prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et jaune, comme attaquées d'une maladie honteuse de gens riches qui ont trop mangé de truffes". La chute de la phrase a un effet réaliste en revenant au domaine alimentaire, lequel est lié à celui de la crémerie par métonymie. Cela, après un détour sur la pathologie sociale des consommateurs qui démontre l'ancrage de l'imaginaire dans l'observation exacte et préalable des "moisissures".

- A cette noblesse pourrie répond l'autre classe sociale antithétique, qui caractérise les olivet : "enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d'un champ, fumantes au soleil" (on n'insistera pas sur la proximité avec le livarot ayant accouché d'un "peuple de vers"). Le pourrissement n'affecte pas ici le physique des humains mais celui de leurs animaux putréfiés, comme cela était déjà le cas des camembert, ayant "un fumet de gibier trop faisandé". Du point de vue olfactif mais aussi visuel, l'alimentation carnée rejoint celle de la crémerie, dont elle est un comparant à peine hyperbolique. De plus, Zola continue à s'amuser de la rencontre entre la vie et la mort puisque les mêmes fromages peuvent respirer la paisibilité, toujours dans le milieu campagnard : "sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivets, qui battait comme une poitrine, d'une haleine lente et grosse d'homme endormi".

- Dans le même milieu social, qui subit une péjoration identique à celle qui touche les "gens riches", il est naturel que les fromages de chèvre en reviennent par métonymie aux boucs, à l'odeur aussi forte, par leur forme et leur matière comparée au minéral, qui n'est pas sans renouer avec une sculpture, certes plus brute : "gros comme un poing d'enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux." Ce monde affectif de l'enfance est de nouveau situé dans un paysage campagnard (provençal, cher à Zola), qui répond au montagnard des premières mottes de beurre, ce qui témoigne d'une organisation géographique très personnelle.

- Aux images provocatrices de la mort par putréfaction, il convient d'ajouter celle des guerriers et de leurs victimes, qui complète la peinture sociale (des princes et paysans) : "un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollande, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort." Ici encore le nom technique et populaire, argotique, du fromage trouve une explication relevant de la mythologie du descripteur qui laisse libre cours à son délire onirique. On observe que le côté sanglant est en cohérence non seulement avec la couleur du comparé mais aussi avec les précédents couteaux, haches, entaille, blessures et autre "marbre rouge veiné" des comparants. On rapprochera de ces barbares, qui mettent une région à feu et à sang, ces diaboliques "livarot, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre".

- De tels forfaits ne méritent sûrement pas ces "médailles" ostentatoires que forment précisément les gournay, ayant la même rondeur, mais sans la barbarie, de la roue et du crâne vide précédents, comme le confirment encore ces "port-salut, semblables à des disques antiques, en exergue" qui ne sont pas sans évoquer la gloire du discobole (que devient alors implicitement la fromagère, ainsi promue par le comparant sculptural). La même richesse valorisante affecte l'or des chester, alors que "les monts d'or, jaune clair, puant une odeur douceâtre", eux, sont dévalorisés. Et quand on découvre cette palette de couleurs subtiles : "les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées", on constate que le début et la fin de cette citation se rejoignent pour faire disparaître la beauté picturale du vernis dans le processus irrémédiable de putréfaction.

- Le descripteur, on le sent (!), s'amuse de ces distinguos subtils : évaluation opposée pour une même couleur ou une même forme ; dégradation d'une belle apparence en une réalité sordide. Ainsi s'il établit la cohérence entre les matières précieuses et les princes roqueforts, "sous des cloches de cristal", c'est pour mieux les déprécier. Autre personnification allant dans le même sens : "Un romatour, vêtu de son papier d'argent, donnait le rêve d'une barre de nougat, d'un fromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres." cette phrase montre l'exception d'un fromage dont la noblesse paradoxale est l'alliance contre-nature des deux goûts opposés (oxymore), à l'image des fromages en général qui reflètent la dégradation partagée par les milieux sociaux différents (et ainsi rapprochés), selon le credo de l'école realiste\naturaliste.

- Par contraste avec les matières brutes, la mort et les excès en tous genres (cf. "trop mangé de truffes"), voici "les neufchâtel, les limbourg, les marolles, les pont-l'évêque mettant leur note aiguë et particulière dans cette phrase rude jusqu'à la nausée". Les arts se complètent : après la poésie des paysages, la sculpture et la peinture, vient le tour du bonheur musical, que procurait aussi ce parmesan, qui, bien que lourd, "ajoutait sa pointe d'odeur aromatique", tel un chant italien. La singularité de la note et de la pointe témoigne d'une finesse au sein de la surcharge. A tel point que le lecteur attentif à la composition de ce morceau descriptif peut déceler dans cette symphonie des produits crémiers une virtuosité et une maîtrise esthétique dans les détails de leurs comparants, qui contraste d'autant plus avec la barbarie des visions et puanteurs beaucoup plus terre-à-terre.

Conclusion :
Si l'on a effectué une mise en ordre de l'énumération, c'est en fonction du sens des comparants, qui se répondent mutuellement. Similitudes et contrastes, voilà ce qu'a tenté de mettre en évidence notre analyse de la description spectaculaire des produits crémiers, tant au niveau visuel (peinture), tactile (sculpture), auditif (musique), gustatif (cf. "mangé", "à la gorge"), qu'olfactif. C'est cette totalité du monde sensoriel, cette profusion voire ce culte de la matérialité à décrire qui fut l'ambition du romancier naturaliste "expérimental". Précisément, ici, plus que la couleur et la forme, c'est la puanteur qui permet de justifier (donc de rendre quelque peu crédible et réaliste) le rapprochement entre ces fromages et les viandes putréfiées, qui justifient alors l'image de la mort. Et c'est dans la mesure où le descripteur veut faire impression, par la surcharge, le foisonnement et la diversité, sur les sens et l'imagination du lecteur, dans une orientation vers la déliquescence, que cet extrait relève de l'esthétique décadente.

Piste globale dans le cadre du roman à ne pas négliger :
La puanteur a une portée symbolique et narrative du fait que cette longue description vient interrompre le dialogue de trois commères, notamment les médisances de Mlle Saget (dont le nom sert d'indice de démarcation à notre extrait) concernant Florent qui n'est pas ainsi en "odeur de sainteté", puisqu'il viendrait du bagne, révèle-t-elle "avec une grimace de dégoût"...

On retrouve cet enchaînement avec les mêmes personnages quelques lignes plus loin :

La personnification contribue à cette unification du narratif et du descriptif, mais aussi du réalisme des relations entre personnages (registre sérieux : le complot contre l'ennemi) et des comparaisons irréalistes (registre ludique : notamment la puanteur macabre).
Quant à cette notation a priori anodine, quelques lignes plus bas, "Une nuit que Florent et ses complices se seraient cachés au fond des caves", elle contribue, là aussi par connexion symbolique, à identifier le jeune homme à l'un de ces fromages malodorants...


ANNEXE - Extraits du Dictionnaire des oeuvres littéraires de langue française , version CD-Rom

LE VENTRE DE PARIS (1873). Ce roman a suscité la réprobation de la part de la critique éprise de "bon goût". Troisième de la série des Rougon-Macquart, il part du personnage de Lisa, et se déploie grâce à l’intervention des deux frères antithétiques, puis du personnel auxiliaire, ces silhouettes que Zola a pu observer lors de visites attentives aux Halles. L’écrivain a également, selon son habitude, consulté toute une documentation livresque, interrogé des amis. Le roman est organisé en 6 chapitres, dont 4 comportent une description générale des Halles ou celle d’un pavillon.

Résumé
Nous sommes en 1858. Recueilli dans la rue par Madame François, une maraîchère, Florent, qui fut arrêté lors du coup d’État, arrive dans le quartier des nouvelles Halles à Paris. Il rencontre le peintre Claude Lantier, qui lui décrit les beautés de l’endroit, Marjolin et Cadine, les jeunes génies du lieu, des commerçants, dont le rôtisseur Gavard, qu’il reconnaît. Il retrouve enfin son frère Quenu, devenu un riche charcutier, dont la femme Lisa tient la somptueuse boutique (chap. 1).
On revient en arrière: Florent, destiné à être avocat, a dû abandonner ses études pour élever son frère après la mort de leur mère. Devenu un orateur républicain, il a été déporté à Cayenne après le coup d’État, alors que son frère se plaçait chez leur oncle, le charcutier Gradelle, où il rencontra Lisa, la fille aînée d’Antoine Macquart. Le couple hérita de Gradelle, et ouvrit son magasin rue Rambuteau, avant d’avoir une fille, Pauline. Retour à l’action: les Quenu recueillent Florent, qui s’est évadé du bagne, et à qui Gavard, républicain lui aussi, trouve une place d’inspecteur à la marée (ch. 2).
Florent tente de s’adapter à ce nouveau milieu. Il apprend à lire à Muche, le fils de Louise Méhudin, dite la Normande, poissonnière ardente et superbe, qui, jalouse de Lisa, tente d’attirer Florent, qu’elle croit l’amant de la belle charcutière. Il fréquente aussi un groupe d’opposants politiques, qui se réunissent chez Lebigre, un cabaretier qui fait office de mouchard (ch. 3).
Marjolin et Cadine animent de leur espièglerie amoureuse les pavillons des Halles. Lisa doit même se défendre des avances de Marjolin en l’assommant. Le peintre Claude, leur ami et celui de Florent, exalte les principes de l’art nouveau, nourri de réel, et développe la grande métaphore allégorique des "gras" et des "maigres", qui définit l’opposition fondamentale de la société (ch. 4).
Les fréquentations de Florent inquiètent de plus en plus Lisa, éprise de prospérité, d’ordre et de tranquillité. Mlle Saget, une vieille fille acariâtre et malveillante, propage la rumeur d’un complot dont Florent est la cheville ouvrière, alors que la rivalité de la charcutière et de la poissonnière s’envenime (ch. 5).
Lisa finit par dénoncer son beau-frère, qui était surveillé dès le début par la police. Tous les conjurés sont arrêtés, au grand soulagement du peuple commerçant et gras des Halles, qui fait taire ses querelles en se réconciliant sur le dos de ces marginaux maigres. Claude peut alors s’exclamer: "Quels gredins que les honnêtes gens!" (ch. 6)

Critique
C'est le grand roman de la nourriture. Il est scandé d’abord par autant de morceaux de bravoure descriptifs qu’il y a de pavillons et de spécialités alimentaires à vendre aux Halles. Poissons, fruits, légumes, fleurs et aussi fromages dont la "symphonie" odorante fit scandale à l’époque! Il est vrai que le procédé peut paraître mécanique, mais le romancier a disposé ces passages de façon à accompagner le récit. Par exemple, lorsque les puanteurs fromagères forment le décor olfactif des ragots colportés par les bavardes du quartier contre Florent. Au début du livre aussi, quand la bourgeoisie grasse et satisfaite des charcutiers s’exprime dans la disposition de leur étalage. Autre présence, plus discrète: celle des noms, lorsque lesdits charcutiers s’appellent Quenu ou Gradelle, que d’autres personnages se nomment Logre, Gavard, Marjolin, la Sarriette!
La première interprétation de toute cette nourriture est politique: le grand affrontement de la vie sociale est celui qui oppose les "gras", qui peuvent et aiment manger, aux "maigres" toujours affamés. Sociobiologie historique un peu courte et trop déterministe, mais très évocatrice. La révolution devient alors la rébellion impossible des ventres vides contre les ventres pleins, dont le symbole est constitué par les Tuileries gorgées de nourriture et dont des marchands spécialisés vendent les restes. Manger ou être mangé, l’alternative est claire: "Les Halles géantes, les nourritures, débordantes et fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l’Empire. Elles mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme de continuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage jaune de mécontent." Le rapprochement ici doit être fait avec Germinal dont un des thèmes essentiels est évidemment la nourriture (mal partagée) qui mène les hommes à s’entre-dévorer: un compagnon de Florent fut d’ailleurs mangé par les crabes...
Mais la nourriture est également l’enjeu central d’une fête, d’une joie, d’une dépense heureuse, et elle sera liée positivement à la satisfaction des appétits qui nous constituent. Apparaît alors une sorte d’élan vitaliste, panthéiste: la nourriture est l’objet de la faim, du goût, mais elle est également la métaphore à peine voilée de la sexualité, elle aussi heureuse et rabelaisienne. La critique a depuis longtemps marqué le rapport entre l’apologie des ripailles et une subversion carnavalesque qui semble nous éloigner beaucoup du conformisme des "gras" économes. On voit alors la richesse et l’ambiguïté du thème: l’aliment est tantôt richesse concrète qu’on peut accumuler, matière thésaurisée et proche de l’excrément ou de l’or en quoi elle se transforme; tantôt aussi, objet de dépense, d’échange et de partage dans la grande table métaphorique des Halles.
Au-delà encore, la nourriture n’est véritablement comprise et sentie que par les artistes et les peintres en particulier, sensibles, comme peut l’être l’écrivain Zola, à la force vitale et féminine (voir le grand nombre des marchandes) qui émane de ces montagnes d’anguilles et de beurre. Ce n’est pas un hasard, en effet, si le coeur du livre est constitué par la profession de foi esthétique de Claude: la nourriture est évidemment le réel même, l’objet qui montre le mieux la vie, sa production et sa consommation. Toutes choses que veut justement représenter l’esthétique naturaliste: l’aliment, naturel et socialisé, se trouve au coeur d’une histoire naturelle et sociale. Chaque spécialité alimentaire est alors comme une couleur de la palette, un goût particulier dans l’éventail des saveurs que l’on peut assimiler, par l’ingestion ou la sensibilité esthétique. Elle est enjeu social, valeur symbolique et défi lancé à l’artiste.


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