LA LINGUISTIQUE GÉNÉRALE DE FERDINAND DE SAUSSURE :
TEXTES ET RETOUR AUX TEXTES

Simon BOUQUET
Université de Paris 10

(Communication inédite présentée au Congrès ICHOLS, septembre 1999)


Introduction

On entend parler depuis quelque temps de " retour à Saussure ". Il y avait eu l'ébullition saussurolâtre ou saussuromane des années structuralistes (en France). Puis une période d'accalmie avec le déclin du structuralisme. Et maintenant le " retour à Saussure ". J'en veux pour exemple le titre d'un article de 1994 de Jean-Claude Milner (" Retour à Saussure ", précisément) [1], ou d'un article de Jean-Claude Chevalier en 1997 dans la Quinzaine Littéraire (" De nouveau Saussure ") ou par exemple encore le titre d'une communication que Christian Stetter va donner à Zürich dans quelques semaines " Am Ende des Chomsky-Paradigmas : zurück zu Saussure ? ".

Cette expression " retour à Saussure ", en raison de l'histoire éditoriale singulière qui a été celle des textes de linguistique générale du grand Genevois, enveloppe de fait une réelle ambiguïté : s'agit-il d'un retour à des idées de Saussure que l'on a connues grâce au Cours de linguistique générale ; ou s'agit-il d'un retour à des textes qui, eux, sont demeurés et demeurent encore assez largement méconnus, voire qui sont totalement inédits, - des textes que le Cours de linguistique générale recouvre, comme celui d'un palimpseste ?

La réponse à cette question est quasi inextricable (sauf chez quelqu'un comme Milner qui a toujours, avec des arguments assez étranges, refusé de s'intéresser à d'autres textes que celui du Cours). En fait, les deux retours se mêlent et se motivent mutuellement : les textes originaux permettent de susciter de nouvelles interprétations de cette " pensée de Saussure " qu'on a chacun dans notre tête, ... et nos interprétations de cette " pensée de Saussure ", le plus souvent largement fondées sur le Cours, peuvent nous mener à la quête de confirmations dans les textes originaux.

En bref, le " retour à Saussure ", s'il en est - mais, au fond, il est évident qu'il en est, puisqu'il suffit que des linguistes repensent à Saussure pour que retour il y ait - eh bien ce retour à Saussure est confronté, au minimum, à une situation philologique particulièrement compliquée.

C'est pourquoi je voudrais contribuer à éclairer cette question du " retour à Saussure " en revenant sur l'histoire éditoriale singulière des textes saussuriens de linguistique générale.
 

1. Les textes saussuriens de linguistique générale : une histoire éditoriale singulière

1.1. Définition de l'expression textes de linguistique générale 

Tout d'abord " textes saussuriens de linguistique générale ", qu'est-ce que ça veut dire ?

Saussure ne s'est jamais préoccupé, ni lors de ses cours, ni dans aucun écrit connu, de définir de manière explicite cette expression. On sait qu'elle recouvre à son époque un ensemble assez hétéroclite de problématiques (je renvoie aux travaux de S. Auroux [2]). -- Finalement, sans perdre l'arrière-plan historique, on peut préciser le sens qu'elle prend de facto dans le domaine spécifique de la production intellectuelle de Saussure.

J'ai proposé, dans mon Introduction à la lecture de Saussure [3], d'envisager cette " linguistique générale " saussurienne comme relevant de trois approches distinctes : 1° une réflexion sur les principes d'une science existante, dont le linguiste genevois était un expert : la grammaire comparée (autrement dit une épistémologie de la grammaire comparée) ; 2° une réflexion sur une discipline à venir, conçue comme susceptible de devenir aussi scientifique que la grammaire comparée (en d'autres termes un pari épistémologique ou encore une épistémologie programmatique) ; 3° une réflexion sur le fait de la signification linguistique , qu'on peut appeler philosophie du langage, et que je préfère appeler, dans un sens technique, métaphysique.

C'est donc à l'ensemble de ces domaines que j'attacherai l'étiquette de linguistique générale concernant Saussure - et qu'a été couramment attachée, de fait, cette étiquette, quand bien même la partition de ces domaines n'était-elle pas nécessairement évoquée dans les termes que je propose. Il est clair, par ailleurs, que si ces trois domaines de réflexion de la pensée saussurienne, pris proposition par proposition, obéissent à une logique qui permet de les distinguer, il arrive bien souvent que leurs propositions s'entrecroisent au sein des mêmes textes.

1.2. Le corpus disponible

Avant d'aborder l'histoire proprement dite des éditions des textes saussuriens de linguistique générale, un bref rappel de l'état des textes existants. On peut répartir ces textes en trois catégories.

1° catégorie : les textes autographes de Saussure. Parmi ces textes, très peu de textes achevés : il y a le manuscrit des trois leçons inaugurales de la chaire de grammaire comparée, (novembre 1891), et des cahiers d'aphorismes qui peuvent être considérés comme des textes achevés ; à côté de cela, on trouve un très grand nombre de brouillons, d'ébauches de chapitres, de notes éparses en vue d'un livre à venir, de notes prises pour les cours genevois de linguistique générale. La plupart de ces textes ne peuvent pas être datés avec précision (il s'échelonnent entre 1891 et 1912). Leur très grande majorité est conservée en grande majorité à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève (comprenant une importante donation récente en cours de classement, sur laquelle je reviendrai). Et un petit nombre de textes ont été vendus par la famille Saussure à la Houghton Library de l'université d'Harvard [4].

2° catégorie de textes : les notes d'étudiants des trois cours genevois de linguistique générale. Il en existe aujourd'hui : 2 versions pour le cours de 1907 ; 3 versions pour le cours de 1908-1909 ; 5 versions pour le cours de 1910-11 (toutes conservées à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève) [5].

3° catégorie de textes : le texte rédigé par Bally et Sechehaye intitulé Cours de linguistique générale.

1.3. Les deux paradigmes éditoriaux

J'en viens maintenant aux éditions de ces textes. Mon intention ici n'est pas de prendre en compte toutes les parutions des textes saussuriens de linguistique générale, mais de relever les événements éditoriaux qui, en langue française et sous la forme achevée d'un livre, auront balisé la diffusion de la pensée saussurienne et auront servi de référence à la critique (ou devraient se montrer propre à lui servir de référence, si l'on considère les futures éditions). De fait, ces événements éditoriaux auront concouru à créer deux objets distincts - correspondant à ce que j'appellerai deux paradigmes éditoriaux [6].

Le premier paradigme éditorial peut être nommé paradigme du Cours de linguistique générale comme oeuvre. Au plan du contenu, le caractère remarquable de ce paradigme est qu'il revient, fondamentalement, à construire et à légitimer la pensée de Saussure dans sa dimension d'une épistémologie programmatique de la linguistique.

Le second paradigme peut être nommé paradigme des leçons orales et des autographes de Saussure comme oeuvre. Ce second paradigme éditorial a pour caractère spécifique de refléter, sans opérer de tri, une pensée beaucoup plus multiforme : à savoir, selon mon analyse, celle qui envisage à la fois une épistémologie programmatique de la linguistique, mais aussi une philosophie des sciences (en l'occurrence d'une épistémologie de la grammaire comparée) et une philosophie du langage (ou, pour utiliser ma terminologie, d'une métaphysique ).

Examinons maintenant l'histoire des éditions qui constituent ces paradigmes.

A. Le paradigme du Cours comme oeuvre

a. Le Cours de 1916 [7]

Si le Cours peut être considéré comme l'oeuvre de Ferdinand de Saussure, c'est en tout cas comme une oeuvre bien particulière. Cette particularité s'enracine dans la vision et dans la volonté de Bally et Sechehaye. Ceux-ci, quelques semaines après la mort de Saussure, après avoir consulté des notes d'étudiants et quelques autographes du linguiste disparu, vont, d'une part, imaginer un livre et, d'autre part, infléchir le contenu de ce livre vers une pure épistémologie programmatique de la linguistique, en élaguant quelque peu ce qui dans les textes originaux (notes d'étudiants et autographes de Saussure) ressortissait à une réflexion épistémologique au sens strict (autrement dit à une épistémologie de la grammaire comparée) et, bien plus systématiquement encore, ce qui ressortissait à une métaphysique (la conséquence en sera une réduction, dans le Cours, de la place tenue par la sémiologie dans les leçons orales et dans les autographes). Si la rédaction du Cours aura été une oeuvre menée conjointement par les deux collègues, Bally semble avoir joué un rôle crucial dans le projet initial - dans la conception de l'oeuvre à créer. Deux témoignages récemment retrouvés en attestent. Ils datent tous deux de 1913 (Saussure étant mort le 22 février 1913). Un premier témoignage remonte au mois de mai. C'est une lettre de Bally à Meillet (que j'ai découverte dans les papiers de ce dernier au Collège de France il y a quelques années). Bally y prend vigoureusement parti contre un projet d'édition des leçons de Saussure d'après les cahiers d'étudiants - projet conçu avec l'appui de Meillet par un auditeur des cours de linguistique générale, Paul Regard [8]. Ce projet consistait en une publication, partielle, des notes de Regard. Si, par retour de courrier, Meillet répond à Bally :

l'examen de la correspondance entre Bally et Meillet, tout au long des années suivantes, n'en montre pas moins que le savant parisien aurait, sans aucun doute, préféré une édition philologiquement fidèle aux leçons. Bally, lui, ne voit pas les choses ainsi et, lorsqu'il critique le projet de Regard en mai 1913, c'est déjà sa vision qu'il défend : un livre reconstruit, et non la publication des notes d'étudiants. Un second témoignage, issu lui aussi des archives Meillet, corrobore le premier. C'est une lettre de Marie de Saussure, la veuve de Ferdinand, remerciant Meillet pour sa notice nécrologique. La lettre, datée du 30 novembre 1913, se termine ainsi :

Ainsi, en novembre 1913, le titre du livre, qui reflète sa conception, existe déjà : c'est "  le Cours de linguistique générale " ; et Bally en est le maître d'oeuvre incontesté.

La vision de Bally, relayée par Sechehaye, a été claire et ferme : là où le maître, dans ses écrits et dans ses cours, élaborait une méditation de philosophie des sciences à propos de la grammaire comparée, ou se livrait à une réflexion métaphysique parfois effilée et hésitante, les élèves se devaient de réduire la pensée saussurienne au pur programme d'une linguistique future. C'est à ce prix que la " recréation " du Cours pouvait avoir lieu. Aussi le Cours ne pouvait-il naître qu'en tronquant de son caractère multiforme et foisonnant, lié à son esprit exploratoire, la parole qui avait tenu ses auditeurs sous son charme. On comprend que Regard ait pu dire après la parution du Cours:

Si Regard est déçu par le Cours, il en va de même de Riedlinger, quand bien même ce dernier, contrairement à Regard, n'a jamais fait ouvertement part de sa déception ; une lettre (inédite à ma connaissance) écrite en 1957, soixante ans après qu'il a entendu les cours de linguistique générale, en conserve cependant la trace. C'est une réponse à son ancien condisciple Gautier qui l'a prié d'écrire un article sur Saussure pour la Tribune de Genève. Riedlinger décline l'invitation en ces termes, bien durs à l'égard de Bally : 

Si la nostalgie des étudiants s'explique, leur critique du texte de 1916 porte néanmoins partiellement à faux. Car il était probablement nécessaire de n'être pas fidèle à la lettre des leçons et des écrits, de n'être pas fidèle, même, à la complexité de la pensée saussurienne, pour être fidèle à Saussure d'une autre manière. En simplifiant son discours et en l'unifiant, dans l'énonciation d'une épistémologie programmatique de la linguistique, la mise en forme de Bally et Sechehaye aura permis une réception des idées du linguiste genevois qui justifiera leur parti-pris. En d'autres termes, ils auront bien contribué à réaliser une oeuvre- quand bien même on saurait dire que Saussure en est l'auteur, ou qu'ils en sont, eux, les auteurs.

b. L'édition critique de R. Engler, titrée Cours de linguistique générale, Tome 1 (1968) [13]

Si l'ouvrage publié en 1957 par R. Godel sous le titre Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale est un événement capital pour l'histoire des textes saussuriens, ce n'est pas à proprement parler une édition de textes, mais (entre autres objectifs) un travail préparatoire pour une édition des textes. (Je ne parle donc pas de ce livre, sauf pour mentionner que son point de vue - et, plus particulièrement, celui de l'édition qu'il projette - est, de fait, le point de vue de l'autre paradigme éditorial, le paradigme que j'ai baptisé des leçons orales et des autographes de Saussure comme oeuvre, paradigme que soutenaient Regard et Meillet dès le printemps 1913.)

Or, retour des choses, l'édition de texte qui s'appuiera sur le travail de Godel, celle de R. Engler, va adopter très nettement le point de vue opposé, à savoir celui du Cours comme oeuvre.

L'ouvrage monumental qui paraît en 1968 sous le titre de Cours de linguistique générale, Tome 1 est en effet explicitement l'édition critique du texte de 1916. Celui-ci est donné dans sa continuité en première colonne, fragmenté en 3281 segments, en regard desquels figurent (aux colonnes 2, 3 et 4) des passages des cahiers d'étudiants (parmi lesquels des cahiers inconnus de Bally et Sechehaye) rapprochés, sur la base de l'analyse de Godel, du texte de Bally et Sechehaye et (en colonne 6) des brouillons de cours de la main de Saussure ainsi que quelques rares autres fragments de textes autographes. Il est, de fait, bien difficile de lire, dans cette édition, les minutes des leçons orales dans leur continuité. Il en va de même des textes autographes. Le but de l'ouvrage est de permettre, partant du texte du Cours de linguistique générale, et considérant des segmentations très courtes de celui-ci, d'avoir accès aux textes originaux qui, selon Godel, lui correspondent. Autrement dit : permettre d' " interpréter " des passages problématiques du Cours de linguistique générale.

En bref, ce qui est d'une certaine façon barré par cette édition - alors même qu'elle fournit les textes de tous les cahiers d'étudiants [14] et de la quasi-totalité des trois cours [15] -, c'est l'accès aux leçons orales considérées en elles-mêmes (c'est-à-dire l'accès au développement de l'argumentation sur une leçon entière, sur un cours entier, voire sur les trois cours).

B. Le paradigme des leçons orales et des autographes de Saussure comme œuvre  

J'en viens au second paradigme, celui des leçons orales et des autographes de Saussure comme oeuvre.

a. Les leçons orales (autrement dit les trois cours genevois de linguistique générale)

Je laisse de côté des publications d'extraits, données principalement dans les Cahiers Ferdinand de Saussure, et antérieures à 1968.

Au titre de ce paradigme, on peut mentionner, bien sûr, le Tome 1 de l'édition Engler, - mais comme on l'a vu, bien que les textes y soient présents, ils sont pratiquement illisibles, du point de vue de la logique de leur continuité.

De fait, ce paradigme, appelé de leurs voeux par Meillet et par Godel, est resté largement virtuel au cours du siècle : il aura fallu attendre 1993 pour que paraisse, sous forme de livre, la première édition (partielle) des leçons genevoises dans leur continuité. Elle a été établie par E. Komatsu, et concerne une partie du premier cours et le troisième cours. Outre certains problèmes philologiques,  cette édition se limite à un seul cahier d'étudiant et ne comporte ni variantes, ni réel apparat critique, ni - ce qui est plus handicapant - aucun système de correspondance permettant de la rapprocher du texte de l'édition de 1968. Une édition partielle du deuxième cours est parue - même éditeur (Komatsu) et même principe - en 1997.

Cette situation éditoriale nous a conduit à mettre en chantier ces dernières années une édition critique qui procurera les trois sessions intégrales des leçons genevoises de linguistique générale, dans leur continuité naturelle. Un seul cahier d'étudiant - Riedlinger pour le premier cours, Constantin pour le deuxième et le troisième cours - constituera à chaque fois le texte de base, complété en notes de bas de page par des variantes significatives issues des autres cahiers. Et, surtout, il y aura un appareil de correspondance permettant d'utiliser, en complément de cette édition, l'édition synoptique de 1968, pour avoir ainsi accès aux variantes de tous les cahiers d'étudiants - et, du même coup, au Cours de linguistique générale, si l'on veut s'y référer.

Les volumes de cette édition devraient paraître à la fin de l'année prochaine. Ils figureront dans la Bibliothèque de Philosophie de Gallimard, c'est-à-dire seront accessibles à un prix raisonnable.

b. Les écrits

Il y a d'abord des éditions fragmentaires d'écrits genevois, dans les Cahiers Ferdinand de Saussure.

Il y a ensuite les fragments qui se trouvent en colonne 6 de l'édition Engler de 1968.

Il y a surtout le second tome de cette édition, paru en 1974, consacré exclusivement aux écrits de linguistique générale, qui reprend tous les textes genevois disponibles à l'époque [16]. Mais ce volume est conçu comme une annexe au tome 1, et certains de ces écrits se trouvent de nouveau fragmentés, avec renvoi à la colonne 6 du tome 1 pour les morceaux manquants. Les écrits ne sont donc pas totalement lisibles dans leur continuité.

Mentionnons encore de très rares écrits retrouvés à Genève dans les années 70 et 80, comme la " note sur le discours ", publiés dans les Cahiers Ferdinand de Saussure ; ainsi qu'une édition partielle par H. Parret, toujours dans les Cahiers Ferdinand de Saussure des manuscrits de Harvard.

Et puis il y a eu la donation récente à la Bibliothèque publique et universitaire d'un gros corpus d'écrits de linguistique générale retrouvés récemment dans l'orangerie de l'Hotel de Saussure à Genève, dont un extrait vient de paraître dans les Cahiers Ferdinand de Saussure.

Cette situation éditoriale et cette donation nous ont amenés, R. Engler et moi, à préparer un volume procurant tous les écrits déjà publiés dans les tomes 1 et 2 de l'édition critique de 1968-1974 (défragmentés cette fois), les quelques écrits genevois publiés depuis, et surtout l'intégralité des textes nouvellement découverts. Ce volume devrait paraître avant la fin de cette année, ou début 2000.

Ainsi, si le développement du paradigme des leçons orales et des autographes a été quelque peu chaotique au cours du siècle, on peut espérer qu'au XXIe siècle ce paradigme accède à une meilleure reconnaissance. C'est l'un des objectifs que s'est fixés l'Institut Ferdinand de Saussure, récemment créé, qui entend soutenir également des travaux philologiques concernant les autres aspects de l'oeuvre écrite du linguiste.
 

2. Pour illustrer le " retour à Saussure "

Pour terminer, quittant la pure philologie, je voudrais illustrer - illustrer seulement, et très brièvement - ce que pourrait être un " retour à Saussure " en terme de contenus.

Nous vivons probablement actuellement un tournant dans les sciences du langage. Le XXe siècle a été celui de théories linguistiques fondées sur des présupposés épistémologiques fortement liés au positivisme logique - ou disons, moins restrictivement, à une approche logico-grammaticale du langage (je reprends ici termes et contenus de la réflexion épistémologique que mène depuis plusieurs années François Rastier, à laquelle je souscris largement). On en arrive, lentement, aujourd'hui à réarticuler l'approche logico-grammaticale à l'autre tradition des sciences du langage, qui depuis plus de 2000 ans considère le sens par l'autre bout de la lorgnette, si j'ose dire, à savoir la tradition rhétorico-herméneutique.

Du côté logico-grammmatical, on est frégéen (on analyse la compositionalité atomique du sens). Du côté rhétorico-herméneutique, on prend en compte une approche non-frégéenne (on interprète l'agencement des atomes de sens sur d'autres bases que leur compositionalité).

La pensée de Saussure a beaucoup servi à accréditer le paradigme logico-grammmatical de ce siècle. Ce phénomène a été favorisé par le fait que les éditeurs du Cour sont renchéri sur le caractère logico-grammatical de la pensée saussurienne, pour lui conférer son statut unifié de programme épistémologique. Le geste, ici, est lourd de conséquences ; et il est signé par la dernière phrase du texte de 1916 - posant que la linguistique sera la science de la langue et reléguant aux oubliettes l'importance qu'accordait Saussure à ce qu'il appelait " linguistique de la parole ".

Or, une réflexion sur la linguistique de la parole, c'était bien le projet de Saussure pour la dernière partie de son ultime cours de linguistique générale, une partie dont il avait annoncé le titre au début de l'année : " la faculté et l'exercice du langage chez les individus " [17]. C'était aussi son projet pour le quatrième cours de linguistique générale. L'importance le la linguistique de la parole apparaît encore dans la remise en question, faite dans le troisième cours, de la distinction langue/parole sur le chapitre de la syntaxe. Et elle apparaît encore dans la réaffirmation de la dualité de la linguistique - dans le dernier texte autographe connu traitant de linguistique générale, écrit en 1912 à l'occasion de la création de la chaire de stylistique de Bally [18]. Ainsi, s'appuyer sur la dernière phrase, parfaitement apocryphe, du Cours - présentant la linguistique comme science de " la langue en elle-même et pour elle-même " - revient à faire de Saussure le héraut d'une conception des sciences du langage qui n'a jamais été la sienne.

En effet, si la théorie saussurienne du signe traite bien d'un signe compositionnel, finalement Saussure thématise la valeur linguistique de telle sorte qu'il laisse largement ouverte la question du sens (ou de la signification, ou de la référence des énoncés) : de sorte qu'à cette ouverture, puisse correspondre le domaine de la linguistique de la parole, qu'il concevait, contrairement à ce que laisse entendre la dernière phrase du Cours, comme formant un tout avec la linguistique de la langue.

Aussi Saussure peut apparaître aujourd'hui comme le théoricien, non seulement de la seule dimension logico-grammaticale du langage, mais encore de sa dimension rhétorico-herméneutique. (Si l'on peut parler d'herméneutique, regardant Saussure et regardant une science du langage aujourd'hui, il ne s'agit pas, en l'occurrence, d'une herméneutique métaphysique à la Heidegger, mais d'une herméneutique matérielle- fondée sur une épistémologie des sciences du langage -, au sens que cette expression de Schleiermacher a pu prendre dans des réflexions contemporaines comme celle de P. Szondi ou de F. Rastier.)

De ce Saussure-là témoigne dans le corpus de textes inédits, une formulation étonnante. Il s'agit d'un fragment qui peut être considéré comme une théorie non plus du " signe de langue ", mais du " signe de parole " - autrement dit, une représentation du biface composé par un constituant phonologique (propre à être conçu tout autant comme segmental que comme supra-segmental) et par un " sens " qu'on peut dire " textuel ", dans l'acception que Hjelmslev donnait à ce terme, un sens ressortissant à une approche rhétorico-herméneutique de nature à instancier les traits logico-gramaticaux qui le constituent :

Quelle que soit la date de rédaction de ce texte, on peut y voir l'esquisse d'une conception de ce qu'en 1911 le professeur genevois proposera de nommer signifiant et signifié, - mais ici la bifacialité du langage serait envisagée non plus dans la tradition logico-grammaticale d'un théorie du signe ; elle le serait au contraire dans la perspective rhétorico-herméneutique d'une théorie du texte [19].

Je n'en dirai pas plus sur ce point, je voulais juste comme je l'ai dit, illustrer brièvement l'intérêt de relectures de Saussure.

Une relecture a pu faire apparaître par exemple que la pensée saussurienne n'a pas seulement présidé à la fondation du structuralisme, mais tout autant à celle de la grammaire générative [20]. D'autres relectures permettront peut-être, au XXIe siècle, de découvrir dans les écrits et les leçons du professeur genevois une inspiration pour une linguistique rhétorico-herméneutique -, donnant raison à Rudolf Engler, sur une phrase duquel je terminerai mon exposé : il parlait en effet, en juin dernier lors de l'inauguration de l'Institut Ferdinand de Saussure, de " la vigueur d'une pensée qui, à l'image du phénix, ne s éclipse que pour resurgir de plus belle ".


NOTES

[1] A certains égards, écrit Milner, on peut affirmer que la linguistique aujourd'hui n'est plus du tout saussurienne. Pour autant la tentative de Saussure (...) oblige les linguistes à ne rien tenir pour évident ; ceux-là mêmes qui s'en sont écartés devraient reprendre étape par étape l'itinéraire théorique du Cours et affronter les objection, explicites ou implicites, qui s'en déduisent. " (" Retour à Saussure ", Lettres sur tous les sujets, Le perroquet, p. 17)

[2] Notamment : S. Auroux, " La notion de linguistique générale ", Histoire Epistémologie Langage, tome 10, fasc. II, 1988

[3] S. Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure, Payot, Paris, 1997

[4] Il faudrait mentionner aussi de rares passages de travaux édités de linguistique historique mentionnant des questions de linguistique générale.

[5] Il faudrait ajouter ici les notes d'étudiants de quelques autres cours genevois, pour quelques rares remarques de linguistique générale.

[6] On trouvera la recension des textes saussuriens publiés dans les Bibliographies saussuriennes de R. Engler, in  : Cahiers Ferdinand de Saussure, n°30 (1976), n°31 (1977), n°33 (1979), n°40 (1986), n°43 (1989), n°50 (1997). -- Cf. aussi mon article intitulé " Les deux paradigmes éditoriaux de la linguistique générale de Ferdinand de Saussure ", Cahiers Ferdinand de Saussure, n°51, 1999, dont le présent article reprend une partie du contenu.

[7] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par C. Bally et A. Sechehaye avec la collaboration de A. Riedlinger, Lausanne-Paris, Payot, 1916 [Payot, Paris, 1995]

[8] Correspondance Bally-Meillet (1906-1932) " (R. Amacker et S. Bouquet, éds.), Cahiers Ferdinand de Saussure,43, 1989, p. 102-103

[9] Ibid. , p. 103-104.

[10] In S. Bouquet, " Documents retrouvés dans les archives d'Antoine Meillet au Collège de France ", C.F.S. n° 40, 1986, p. 9.

[11] P.-F. Regard, préface à Contribution à l'étude des prépositions dans la langue du Nouveau Testament, E. Leroux, Paris, 1919, p. 6

[12] Bibliothèque publique et universitaire de Genève, Papiers L. Gautier.

[13] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique par R. Engler, tome 1, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1968 [Reproduction de l'édition originale, 1989]

[14] R. Godel, Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, Droz, Genève, 1957

[15] Sauf le cahier Patois, non découvert à l'époque

[16] A l'exception des parties indo-européennes de deux de ces cours

[17] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique par R. Engler, tome 2 : Appendice, Notes de F. de Saussure sur la linguistique générale, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1974 [Reproduction de l'édition originale, 1990]

[18] Cours de linguistique générale/Edition Engler : 1.24.122

[19] Cf. mon Introduction à la lecture de Saussure, notamment pp. 264-269 et 334-345.

[20] Il n'est pas certainement inintéressant de trouver dans les noms qu'on a cités pour commencer pour illustrer cette mouvance d'une " retour à Saussure " des épistémologues de la grammaire générative, fer de lance de la linguistique logico-grammaticale.


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©  décembre 1999 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : BOUQUET, Simon. La linguistique générale de Ferdinand de Saussure : textes et retour aux textes. Texto ! décembre 1999 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Bouquet_Linguist-gen.html>. (Consultée le ...).