LANGUE ET PAROLE

Louis HJELMSLEV

(Texte publié dans les Cahiers Ferdinand de Saussure, 1942, n°2, p. 29-44)

 

1. – A l'époque où Ferdinand de Saussure professait ses cours de linguistique générale, la linguistique s'était cantonnée complètement dans l'étude du changement linguistique, conçu sous un angle physiologique et psychologique. Cette sorte d'étude était seule à faire autorité ; l'exclusivisme était absolu ; il fallait s'accommoder au mot d'ordre sous peine d'être qualifié de profane ou d'amateur.

Il suffit de rappeler ce fait pour se rendre compte des difficultés qui ont dû se présenter à la pensée du maître et de l'importance que celle-ci était appelée à prendre.

Les difficultés ne sauraient guère être surestimées. Pour juger utilement du Cours de linguistique générale, il faut l'envisager comme le produit d'une situation. C'est ainsi seulement que s'explique mainte particularité dans les termes et notions utilisés, reflets du compromis inévitable et nécessaire pour établir le contact avec le passé et avec le présent, et c'est ainsi également que s'expliquent les retouches et les insistances, reflets de la réaction accomplie par la pensée du maître contre les influences du milieu.

L'importance est à la fois dans la simplicité, dans la cohésion et dans l'évidence de la doctrine qu'il oppose, tacitement, aux opinions convenues. Cette doctrine, ramenée à son essence absolue, est la distinction opérée entre langue et parole. L'ensemble de la théorie se déduit logiquement de cette thèse primordiale. C'est cette thèse qui se porte fatalement contre l'attitude accoutumée. F. de Saussure fait la découverte de la langue ; du même coup on prend conscience du fait que la linguistique de l'époque n'avait envisagé que la parole, et que la linguistique avait jusque-là négligé «son véritable et unique objet».

Il est vrai que sous l'aspect de l'histoire, la découverte de la langue se réduit à une redécouverte. Cette constatation ne sert nullement à diminuer la valeur de l'exploit. Il s'agissait de dégager et d'introniser un principe oublié et dédaigné. Pour ce faire, il fallait en rétablir l'estime sur une base entièrement nouvelle ; la linguistique qui avait abandonné la langue était une linguistique profondément différente de celle qui l'avait maintenue ; on avait fait dans l'intervalle la découverte du changement linguistique, du mécanisme physiologique de la parole, des variations psychologiques, de l'irrémédiable défaillance de la grammaire antique. Il n'y avait aucun retour possible. La tâche consistait à établir une théorie dans laquelle les découvertes récentes retrouveraient leur place et leur droit.

Les termes dans lesquels se posait tout problème de la linguistique présaussurienne étaient ceux de l'acte individuel. Le dernier et capital problème était celui de la cause du changement linguistique, cherchée dans les variations et glissements de la prononciation, dans les associations spontanées, dans les actions de l'analogie. En dernière analyse, dans la linguistique présaussurienne, tout se ramène à l'action de l'individu ; le langage se réduit à la somme des actions individuelles. C'est ce qui constitue à la fois la profonde différence avec la nouvelle théorie et le point de contact qu'elle devrait exploiter pour se faire comprendre. C'est ainsi que, tout en admettant l'importance de l'acte individuel et son rôle décisif pour le changement, et en faisant de la sorte ample concession aux recherches traditionnelles, F. de Saussure arrive à établir quelque chose qui en diffère radicalement : une linguistique structurale, une Gestaltlinguistik destinée à supplanter ou du moins à compléter la linguistique purement associative de jadis.

Le point de vue structural une fois introduit en linguistique, il reste à faire un travail de très longue haleine pour en déduire toutes les conséquences logiques. Il est certain qu'encore aujourd'hui ce travail est loin d'être accompli.

On abordera cette tâche dans cet esprit positif qui a été si heureusement formulé par M. Sechehaye [1] : il s'agira d'une «collaboration» avec l'auteur du Cours de linguistique générale, «soit pour creuser plus avant qu'il n'a pu le faire les assises de la science linguistique, soit pour édifier d'une façon plus définitive la construction dont le Cours n'a pu fournir qu'une première et imparfaite ébauche ». On félicite le monde linguistique de la création d'une Société organisée en vue de favoriser cet ordre de recherches, et d'un organe qui y sera consacré.

2. – Puisqu'une structure est par définition un tissu de dépendances ou de fonctions (dans l'acception logico-mathématique de ce terme), une tâche principale de la linguistique structurale consistera à étudier les fonctions et leurs espèces. Il s'agira de faire un relevé des espèces de rapports nécessaires et suffisants pour pouvoir décrire de la façon à la fois la plus simple et la plus complète toute structure sémiologique. Cette tâche précède logiquement toutes les autres. Il nous suffira cependant ici de présenter brièvement d'entre les diverses espèces de fonctions celles dont nous aurons besoin pour l'argumentation qui va suivre [2]. Il s'agira de deux fois deux notions, très simples d'ailleurs : nous distinguons d'une part, 1° les dépendances bilatérales ou interdépendances, ayant lieu entre termes qui se présupposent mutuellement, et 2° les dépendances unilatérales ou déterminations, ayant lieu entre termes dont l'un (dit le déterminant) présuppose l'autre (dit le déterminé) mais non inversement. Nous distinguons d'autre part les commutations et les substitutions : à l'intérieur d'un paradigme il y a commutation entre deux termes du signifiant dont l'échange peut entraîner l'échange de deux termes correspondants du signifié, et entre deux termes du signifié dont l'échange peut entraîner l'échange de deux termes correspondants du signifiant. Il y a au contraire substitution entre deux termes d'un paradigme qui ne remplissent pas cette condition. Ainsi il y a toujours substitution entre variantes, commutation entre invariantes. [3]

Cet armement de notions élémentaires nous permettra d'aborder le problème de savoir quelle est l'espèce de fonction qui existe entre langue et parole. C'est ce problème qui a été discuté récemment par M. Sechehaye dans le travail auquel il a été fait allusion plus haut [4]. Nous l'aborderons pour notre part sans tenir compte au préalable de l'opposition entre synchronie et diachronie, et en nous cantonnant délibérément dans les cadres de la synchronie.

Pour résoudre le problème il faut procéder d'abord à une analyse des notions. Cette analyse fera voir que – si nous voyons juste – chacun des deux termes introduits par le Cours admet des acceptions différentes. Nous pensons qu'une grande partie des difficultés provient de cette ambiguïté.

3. – Considérons d'abord la langue. On peut la considérer

  1. comme une forme pure, définie indépendamment de sa réalisation sociale et de sa manifestation matérielle ;
  2. comme une forme matérielle, définie par une réalisation sociale donnée mais indépendamment encore du détail de la manifestation ;
  3. comme un simple ensemble des habitudes adoptées dans une société donnée, et définies par les manifestations observée.

Nous opérons au préalable la distinction entre ces trois acceptions ; on sé réserve d'étudier ensuite dans quelle mesure il sera utile de les conserver distinctes. Pour la commodité de notre exposé il est souhaitable de choisir des noms pour les désigner. Nous dirons :

  1. schéma [5], c.-à-d. langue forme pure ;
  2. norme, c.-à-d. langue forme matérielle ;
  3. usage, c.-à-d. L'ensemble des habitudes.

Pour fixer les idées, esquissons brièvement une application choisie au hasard : examinons la position de l'r français vis-à-vis de ces trois possibilités.

a) d'abord l'r français pourrait être défini 1° par le fait d'appartenir à la catégorie des consonnes, définie comme déterminant celle des voyelles ; 2° par le fait d'appartenir à la sous-catégorie des consonnes admettant indifféremment la position initiale (soit rue) et la position finale (soit par-tir) ; 3° par le fait d'appartenir à la sous-catégorie des consonnes avoisinant la voyelle (r peut prendre la deuxième position dans un groupe initial [soit trappe] mais non la première [6] ; r peut prendre la première position dans un groupe final mais non la deuxième [7]) ; et 4° par le fait d'entrer en commutation avec certains autres éléments appartenant avec lui à ces mêmes catégories (soit l).

Cette définition de l'r français suffit pour fixer son rôle dans le mécanisme interne (réseau de rapports syntagmatiques et paradigmatiques) de la langue considérée comme schéma. Elle oppose l'r aux autres éléments appartenant à la même catégorie par le fait fonctionnel de la commutation ; ce qui le distingue de ces autres éléments n'est pas sa qualité propre et positive, mais simplement le fait qu'il ne se confond pas avec eux [8]. Elle oppose la catégorie à laquelle r appartient aux autres catégories par les fonctions qui les définissent respectivement [9]. L'r français est ainsi défini comme une entité oppositive, relative et négative ; la définition donnée ne lui attribue aucune qualité positive, quelle que ce soit. Elle implique qu'il est un réalisable, non qu'il soit un réalisé. Elle laisse ouverte n'importe quelle manifestation : qu'il prenne corps dans une matière phonique ou graphique, dans un langage par gestes (soit dans l'alphabet dactylologique des sourds-muets) ou dans un système de signaux par pavillons, qu'il se manifeste par tel ou tel phonème ou par telle ou telle lettre d'un alphabet (soit l'alphabet latin ou l'alphabet morse), tout cela n'affecterait en rien la définition de notre élément.

Avec les autres éléments définis de façon analogue, l'r français constituerait la langue française considérée comme schéma, et, de ce point de vue, quelle qu'en soit la manifestation, la langue française reste identique à elle-même : la langue exécutée par les sourds-muets au moyen de leur alphabet par gestes, par les navires au moyen de leur alphabet par pavillons, par celui qui envoie un message au moyen de l'alphabet morse et par ceux qui parlent au moyen des organes vocaux, serait invariablement la langue française. Même si la prononciation habituelle du français changeait du tout au tout, la langue, considérée comme schéma, resterait la même, pourvu que les distinctions et les identités préconisées par elle soient sauvegardées.

b) Ensuite l'r français pourrait être défini comme une vibrante, admettant comme variante libre la prononciation de constrictive postérieure.

Cette définition de l'r français suffit en effet pour fixer son rôle dans la langue considérée comme norme. Elle oppose l'r aux autres éléments du même ordre, mais, cette fois, ce qui le distingue de ces autres éléments n'est pas quelque chose de purement négatif ; l'r français se définit maintenant comme une entité oppositive et relative il est vrai, mais munie d'une qualité positive : c'est par ses vibrations qu'il s'oppose aux non-vibrantes ; c'est par son articulation postérieure qu'il s'oppose aux autres constrictives ; c'est par sa prononciation constrictive qu'il s'oppose aux occlusives. La définition présuppose une manifestation phonique donnée produite au moyen des organes vocaux. D'autre part elle réduit au minimum différentiel les qualités positives qu'elle lui attribue : c'est ainsi qu'elle n'implique aucune précision quant au lieu d'articulation. Même si la prononciation habituelle du français changeait à l'intérieur des limites prescrites par la définition, la langue, considérée comme norme, resterait la même.

Selon cette acception du terme langue, il y aurait autant de langues qu'il y aurait de manifestations possibles rendant nécessaire une défini. Lion différente : le français écrit serait une autre langue que le français parlé, le français exécuté au moyen de l'alphabet morse serait une autre langue que le français exécuté au moyen de l'alphabet latin, et ainsi de suite.

c) Enfin, l'r français pourrait être défini comme une vibrante sonore roulée alvéolaire ou comme constrictive sonore uvulaire.

Cette définition comprendrait toutes les qualités trouvées dans la prononciation habituelle de l'r français, et le fixerait ainsi comme élément de la langue considérée comme usage. La définition n'est ni oppositive ni relative ni négative ; elle épuise les qualités positives caractéristiques de l'usage, mais d'autre part elle s'y arrête : elle laisse à l'improvisation occasionnelle la possibilité de varier la prononciation à l'intérieur des limites prescrites par la définition. Même si la prononciation occasionnelle varie à l'intérieur de ces limites, la langue, considérée comme usage, reste la même. D'autre part, tout changement de la définition donnée entraînerait un changement de langue, et le français prononcé avec un r différent, mettons par exemple rétroflexe, pharyngal, chuintant, serait une autre langue que le français que nous connaissons.

4. – On s'aperçoit facilement que, d'entre ces trois acceptions du mot langue, celle qui conçoit la langue comme schéma est la plus proche du sens qu'on a l'habitude d'assigner à ce mot, lorsqu'il s'agit en pratique d'identifier une langue : le français télégraphié et le français des sourds-muets est en effet la même «langue» que le français «normal». Si on veut parvenir à une définition qui touche l'essentiel du sens attribué dans la vie quotidienne et pratique au mot langue, c'est évidemment le sens de schéma qu'il faut retenir.

Aussi paraît-il que c'est cette première acception du terme langue que le Cours de linguistique générale vise surtout à soutenir. C'est elle seule qui dépouille la langue de tout caractère matériel (phonique par exemple [10]) et qui sert a séparer l'essentiel de l'accessoire [11]. C'est elle seule qui justifie la fameuse comparaison avec le jeu d'échecs, pour lequel le caractère matériel des pièces reste sans importance, tandis que leur position réciproque et leur nombre seuls importent [12]. C'est encore elle qui seule justifie l'analogie établie entre une grandeur linguistique et une pièce d'argent [13], échangeable avec une autre pièce d'un métal différent ou d'une autre effigie, avec un billet de banque, un papier de change, un chèque. C'est elle enfin qui est derrière la maxime fondamentale selon laquelle la langue est une forme, non une substance [14]. On peut ajouter que c'est elle qui est derrière tout le Mémoire sur le système primitif des voyelles du même auteur, où le tout du système indo-européen est conçu comme un pur schéma composé d'éléments qui (bien que qualifiés de «phonèmes» faute de mieux) se définissent uniquement par leurs fonctions réciproques internes [15]. Cette conception de la langue a, en effet, été reprise et développée par M. Sechehaye qui, dans son travail de 1908, soutient avec raison qu'on peut concevoir la langue sous un aspect algébrique ou géométrique et symboliser ses éléments arbitrairement de façon à en fixer l'individualité, mais non pas leur caractère matériel [16].

D'autre part, cette idée du schéma, bien que nettement prédominante dans la conception saussurienne, n'en est pas le seul facteur constitutif. L'«image acoustique» dont il est parlé à maint endroit du Cours ne saurait être que la traduction psychique d'un fait matériel ; elle attache donc la langue à une matière donnée et l'assimile à la norme [17]. Il est dit en outre que la langue est l'ensemble des habitudes linguistiques [18] ; la langue ne serait donc rien qu'un usage [19]. Il paraît, somme toute, que la définition de la langue n'est ni dans l'une ni dans l'autre des trois acceptions que nous avons distinguées, et que la seule définition universellement applicable consiste à déterminer la langue, dans l'acception saussurienne, comme un système de signes [20]. Cette définition générale admet de nombreuses nuances dont le maître de Genève a pu avoir pleinement conscience [21] mais sur lesquelles il n'a pas jugé utile d'insister ; les motifs qui ont pu déterminer cette attitude nous échappent naturellement.

5. – Les distinctions qu'on vient d'établir présentent l'avantage de nous éclairer sur les rapports possibles entre langue et parole dans l'acception saussurienne. Nous croyons pouvoir montrer que ces rapports ne se laissent pas fixer d'emblée, et que langue-schéma, langue-norme et langue-usage ne se comportent pas de la même façon vis-à-vis de l'acte individuel qu'est la parole. Considérons de ce point de vue successivement la norme, l'usage et le schéma.

1° La norme détermine (c.-à-d. présuppose) l'usage et l'acte, et non inversement. C'est, à notre avis, ce qui a été montré récemment par M. Sechehaye [22] : l'acte et l'usage précèdent logiquement et pratiquement la norme ; la norme est née de l'usage et de l'acte, mais non inversement. Le cri spontané est un acte sans norme, ce qui n'empêche pas d'autre part qu'il soit en vertu d'un usage : notre nature psycho-physiologique nous impose incontestablement certains usages, mais derrière ces usages il n'y a pas nécessairement dans l'ordre matériel des signes quelque chose d'oppositif et de relatif qui rende possible d'en déduire une norme. La thèse de M. Sechehaye se justifie donc pleinement à condition de considérer la langue comme une norme, et sous cette condition seulement.

Entre usage et acte il y a interdépendance : ils se présupposent mutuellement. A l'endroit du Cours où l'auteur enseigne l'interdépendance de la langue et de la parole il est question expressément des «habitudes linguistiques » [23]. En opérant la distinction entre norme et usage on arrive à faire disparaître la contradiction apparente entre la vue professée dans le Cours et celle qui vient d'être avancée par M. Sechehaye. Diuersi respectus tollunt omnem contradictionem.

3° Le schéma est déterminé (c.-à-d. présupposé) par l'acte aussi bien que par l'usage et par la norme, et non inversement. Pour le faire voir il suffit de rappeler la théorie des valeurs établie par F. de Saussure, théorie intimement liée à la conception de la langue comme schéma. Cette face de la doctrine saussurienne mérite notre attention dans tous ses détails finement calculés. A ne considérer que l'aspect extérieur du problème on pourrait être tenté peut-être de comparer la valeur linguistique à une valeur purement logico-mathématique : tout comme 4 est une valeur attribuable à la grandeur a, les sons et les significations seraient les valeurs par rapport aux formes ; les formes seraient dès lors les variables et les faits matériels les constantes. Mais la comparaison qui se justifie est, on le sait, une autre : c'est celle qui rapproche non la valeur purement logico-mathématique, mais la valeur d'échange des sciences économiques. De ce point de vue, c'est la forme qui constitue la valeur et la constante, et c'est la substance qui renferme les variables, auxquelles différentes valeurs sont attribuables selon les circonstances. Ainsi une pièce de monnaie et un billet de banque peuvent changer de valeur, tout comme un son ou un sens peuvent changer de valeur, c.-à-d. d'interprétation [24] par rapport à différents schémas. Il est vrai d'autre part que, pour être de beaucoup préférable à la comparaison avec la valeur purement logico-mathématique, la comparaison avec la valeur d'échange cloche sur un point fondamental, ce qui ne manque pas d'être observé par le maître : une valeur d'échange est définie par le fait d'égaler telle quantité déterminée d'une marchandise, ce qui sert à la fonder sur des données naturelles, tandis qu'en linguistique les données naturelles n'ont aucune place [25]. Une valeur économique est par définition un terme à double face : non seulement elle joue le rôle de constante vis-à-vis des unités concrètes de l'argent, mais elle joue aussi elle-même le rôle de variable vis-à-vis d'une quantité fixée de la marchandise qui lui sert d'étalon. En linguistique au contraire il n'y a rien qui corresponde à l'étalon. C'est pourquoi le jeu d'échecs et non le fait économique reste pour F. de Saussure l'image la plus fidèle d'une grammaire. Le schéma de la langue est en dernière analyse un jeu et rien de plus. D'ailleurs on pourrait dire que dès le moment où les diverses nations ont abandonné l'étalon métallique pour adopter l'étalon papier, il s'est produit dans le monde économique une situation plus comparable à la structure simple d'un jeu et d'une grammaire. Mais la comparaison de la langue schéma avec un jeu reste plus exacte et plus simple. D'autre part, c'est la notion de valeur, empruntée (pour le jeu aussi bien que pour la grammaire) aux sciences économiques, qui sert le mieux à nous éclairer sur l'espèce de fonctions qui lie le schéma aux autres couches du langage : tout comme une pièce d'argent est en vertu de la valeur et non inversement, le son et la signification sont en vertu de la forme pure et non inversement. Ici comme partout, c'est la variable qui détermine la constante et non inversement. Dans tout système sémiologique, le schéma constitue la constante, c'est-à-dire la présupposée, tandis que par rapport au schéma la norme, l'usage et l'acte sont les variables, c'est-à-dire les présupposantes.

En conservant au préalable les distinctions opérées plus haut, on arrive donc au tableau suivant, où  est employé comme signe d'interdépendance et  comme signe de détermination (constante  constante ; variable constante ; constante variable) :

6. - Les quatre notions sur lesquelles nous avons jusqu'ici opéré ne sont évidemment pas sur le même pied. Les diverses espèces de fonctions qu'on vient de reconnaître entre elles le font déjà voir. En outre on se rend compte immédiatement qu'en passant successivement du schéma par la norme et l'usage vers l'acte, on n'accomplit pas une descente proportionnellement graduée ; on franchit dans cette marche certaines frontières qu'il convient maintenant de fixer.

Selon la doctrine du Cours, la frontière principale et décisive est celle entre langue et parole. Or c'est à dessein que pendant les dernières parties de notre argumentation nous avons suspendu ces deux termes ; il s'agira maintenant de les réintroduire en vue de discerner leurs projections exactes sur notre tableau provisoire de quatre termes. L'heure nous est venue pour considérer la parole.

Selon la doctrine du Cours, la parole se distingue de la langue par trois qualités : elle est 1° une exécution, non une institution [26] ; 2° individuelle, non sociale [27] ; 3° libre, non figée. [28]

Or ces trois caractères s'entrecroisent : toute exécution n'est pas nécessairement individuelle ni nécessairement libre ; tout ce qui est individuel n'est pas nécessairement une exécution ni nécessairement libre ; tout ce qui est libre n'est pas nécessairement individuel. Il paraît donc que les trois caractères sont également indispensables pour la définition, et que la suppression d'un seul d'entre eux servirait à la fausser.

La notion de parole se révèle donc comme une notion aussi complexe que celle de la langue, et il serait tentant de la soumettre à une analyse analogue à celle qui vient d'être accomplie pour la notion de langue, et de voir ce qui arriverait si on supprimait les deux des trois caractères alternativement pour n'en conserver chaque fois qu'un seul. Il nous suffira d'envisager une seule de ces diverses simplifications possibles :

On pourrait considérer l'exécution en faisant abstraction des distinctions entre l'individuel et le social et entre le libre et le figé.

Du même coup on serait amené à identifier le schéma seul à l'institution et à identifier tout le reste à l'exécution.

Une discipline qui aurait pour objet l'exécution du schéma se trouverait posée devant deux tâches, qui ont été en effet nettement formulées par le Cours en parlant de la parole [29]: il s'agirait de décrire 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code du schéma, et 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons.

D'un point de vue sémiologique, il parait évident que le Cours a raison en renfermant tout le mécanisme psycho-physique dans les cadres de la parole, et de déterminer la «phonologie» comme une discipline qui ne relève que de la parole [30]. C'est ici que se trouve la frontière essentielle : celle entre la forme pure et la substance, entre l'incorporel et le matériel. Cela revient à dire que la théorie de l'institution se réduit à une théorie du schéma, et que la théorie de l'exécution renferme toute la théorie de la substance, et a pour objet ce que nous avons appelé jusqu'ici la norme, l'usage et l'acte. Norme, usage et acte sont d'autre part intimement liés ensemble et se ramènent naturellement à ne constituer qu'un seul objet véritable : l'usage, par rapport auquel la norme est une abstraction et l'acte une concrétisation. C'est l'usage seul qui fait l'objet de la théorie de l'exécution ; la norme n'est en réalité qu'une construction artificielle, et l'acte d'autre part n'est qu'un document passager.

En fait, l'exécution du schéma serait nécessairement un usage : usage collectif et usage individuel. Nous ne voyons pas comment de ce point de vue il serait possible de maintenir la distinction entre le social et l'individuel. Tout comme la parole peut être considérée comme un document de la langue, l'acte peut être considéré comme un document de l'usage individuel, et l'usage individuel à son tour comme un document de l'usage collectif ; il serait même vain et inutile de les considérer autrement. On répondra que dans ces conditions on ne tiendrait pas suffisamment compte du caractère libre et spontané, du rôle créateur de l'acte ; mais ce serait une erreur, puisque l'usage ne saurait être qu'un ensemble de possibilités entre lesquelles tout acte aurait libre choix ; en décrivant l'usage il convient de tenir compte de la latitude de variation qu'il admet, et cette latitude, pourvu qu'elle soit enregistrée de façon exacte, ne serait jamais dépassée par l'acte ; du moment où elle le serait apparemment, la description de l'usage serait à remanier. Il paraît donc que par définition il ne peut rien y avoir dans l'acte qui ne soit pas prévu par l'usage.

La norme, d'autre part, est une fiction, – la seule fiction qu'on rencontre parmi les notions qui nous intéressent. L'usage, comprenant l'acte, ne l'est pas. Le schéma non plus. Ces notions représentent des réalités. La norme, par contre, n'est qu'une abstraction tirée de l'usage par un artifice de méthode. Tout au plus elle constitue un corollaire convenable pour pouvoir poser les cadres à la description de l'usage. A strictement parler, elle est superflue ; elle constitue quelque chose de surajouté et une complication inutile. Ce qu'elle introduit, c'est simplement le concept derrière les faits rencontrés dans l'usage ; or la logique moderne nous a suffisamment instruits sur les dangers qui résident dans une méthode tendant à hypostasier les concepts et à en vouloir construire des réalités. A notre avis certains courants de la linguistique moderne se réfugient à tort dans un réalisme mal fondé au point de vue de la théorie de la connaissance ; il y aurait avantage à redevenir nominalistes. La preuve est que le réalisme complique au lieu de simplifier, et sans élargir si peu que ce soit le domaine de notre connaissance. Le linguiste, qui a pour tâche d'étudier le rapport entre le nom et la chose, devrait être le premier à éviter de les confondre.

Par une analyse préalable des notions, nous croyons avoir dégagé ce qu'il y a d'essentiel et de vraiment neuf dans la langue saussurienne : c'est ce que nous avons appelé le schéma. Ce résultat nous a conduit, d'autre part, à une nouvelle simplification qui nous amène à proposer de considérer la distinction entre Schéma et Usage [31] comme la seule subdivision essentielle qui s'impose à la sémiologie, et de substituer cette subdivision à celle entre Langue et Parole qui, si nous voyons juste, n'en constitue qu'une première approximation, historiquement importante, mais théoriquement imparfaite.


NOTES

1 Les trois linguistiques saussuriennes, p. 3 (Vox Romanica V, 1940).

2 Pour les termes et notions employés et pour des exemples voir ici-même, p.157 sv. Pour un tableau complet des fonctions sémiologiques que nous reconnaissons, le lecteur est prié dese reporter à notre travail Contours d'une théorie du langage, actuellement sous préparation dans les Travaux du Cercle linguistique de Copenhague.

3 Pour plus de détails, voir nos travaux Die Beliehungen der Phonetik zut. Sprachwissenscbaft (Archiv fiir vergleichende Phonetik II, 1938) et Neue Wege der Experimentalphonetik (Nordisk Tidsskrift for Tale og Stemme II, 1938) ; cp. aussi Studi baltici VI (1937), p. 9.

4 Op. cit., surtout p. 8 sv.

5 Dans quelques travaux antérieurs (v. dernièrement Mélanges linguistiques offerts à M. Holger Pedersen, p. 39 avec note et p. 40 [Acta Jutlandica, Aarsskrift for Aarhus Universitet vol. IX, fasc. 1, 19371) nous disions système au lieu de schéma. Il nous a cependant paru utile de conserver le terme de système (et de même celui de structure) sans la restriction technique comportée par un tel emploi spécifique.

6 Un cas comme rsy est à interpréter comme r -sy (- indiquant la frontière syllabique).

7 Un cas comme katr est à interpréter comme ka-tr .

8 Cf. Cours p. 164 (nous citons la 2e édition).

9 Entre position initiale et position finale (2°), ainsi qu'entre position voisine de voyelle et position non voisine de voyelle (3°) il y a détermination. On se dispense cependant d'entrer sur ce point dans le détail de la démonstration, puisque cela présupposerait nécessairement une analyse totale de la syllabation et du consonantisme français (analyse dont les détails les plus délicats et en même temps les plus décisifs sont ceux de la position des éléments a et b).

10 Cours p. 21, 36, 56, 164.

11 Cours p. 30.

12 Cours p. 43, 153 sv.

13 Cours p. 159 sv., 164.

14 Cours p. 157, 169.

15 Nous avons eu l'occasion d'appeler l'attention sur ce fait dans un travail datant de 1937 (Mélanges Pedersen, p. 39 sv.).

16 Programme et méthodes de la linguistique théorique, p. 111, 133, 151.

17 Surtout Cours p. 32 et 56.

18 Cours p. 112.

19 Ce terme se trouve occasionnellement dans le Cours (ainsi p. 131, 138). C'est un héritage évident de la théorie présaussurienne (cf. p. ex. H. Paul, Prinpipien der Sprachgeschichte, 5e éd., p. 32 sv., 405, etc.). D'autre part il parait que le terme de norme (usité également par H. Paul et ses contemporains, v. loc. cit.) est à travers tout le Cours soigneusement évité.

20 Cours p. 26. Cf. A. Sechehaye, Les trois linguistiques saussuriennes, p. 7. – Sur la distinction entre social et individuel, voir plus loin.

21 A la p. 25 du Cours il est dit que la langue «est à la fois un produit social de la faculté du langage et un ensemble de conventions nécessaires, adoptées parle corps social pour permettre l'exercice de cette faculté chez les individus».

22 Les trois linguistiques saussuriennes, p. 8 sv.

23 Cours p. 37.

24 Cours p. 37.

25 Cours p. 116.

26 Cours p. 50.

27 Cours p. 24, 30 sv., 38.

28 Cours p. 172.

29 Cours p. 31.

30 Cours p. 56.

31 Nous proposerions comme traduction de ces termes: en anglais, pattern et usage; en allemand, Sprachbau et Sprachgebrauch (ou Usus) ; en danois, sprogbygninget sprogbrug (usus), respectivement. En français il serait peut-être possible de se servir du terme charpente (de la langue) comme synonyme de schéma.


ANNEXE : Kyheng, R. Langue et parole : dichotomie ou dualité ?.


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©  décembre 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique: HJELMSLEV, Louis. Langue et parole. Texto! [en ligne], décembre 2005, vol. X, n°4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Hjelmslev_Langue.html>. (Consultée le ...).