LANGUE
ET PAROLE : DICHOTOMIE OU DUALITÉ ?
Rossitza
Kyheng
Université
Paris 10
SOMMAIRE :
1. La formule langage = langue + parole
2. Parole
effective
et parole potentielle
3. Parole
potentielle et langue
4. Parole
ou discours ?
5. Langue et parole : deux temps d'un même processus, le langage
La description du langage en tant que système complexe [1] se heurte aujourd'hui au lourd héritage de la tradition logico-grammaticale, qui - après Benveniste (1964 [2]) - pose le niveau de la proposition comme palier supérieur du système de la langue et renvoie brutalement la phrase dans le domaine du discours, en instaurant ainsi une barrière quantitative, et surtout qualitative entre langue et discours. Ainsi la phrase se constitue en niveau limitrophe du langage, si l'on conçoit le langage suivant la formule langage = langue + parole (discours). Cela oblige à réexaminer la relation langue + parole dans le système du langage.
1. La formule langage = langue + parole
Le langage n'est pas une somme mécanique de deux systèmes autonomes « langue » et « parole » comme essaie de nous le faire croire l'approche analytique propre aux courants structuralistes. Le langage est un système global, et une approche véritablement systémique ne peut créditer aucun de ses sous-systèmes d’une autonomie absolue.
Au sein du structuralisme lui-même, Hjelmslev et Guillaume se sont insurgés contre l'interprétation mécanique et simpliste de la formule saussurienne. Hjelmslev a clairement indiqué que la distinction entre langue et parole n'est qu'une « subdivision » des « couches du langage » (cf. Hjelmslev 1971 [1942], p. 86, 89), puisque l'un présuppose l'autre (p. 86). Tout en considérant cette distinction comme « thèse primordiale » de l'épistémologie saussurienne Hjelmslev n'hésite pas à indiquer que la bipartition ainsi opérée ne satisfait pas aux « trois acceptions du mot langue » véhiculées par le Cours de linguistique générale, ce qui le conduit à la déclarer « théoriquement imparfaite » :
Cette doctrine [de Saussure], ramenée à son essence absolue, est la distinction opérée entre langue et parole. L'ensemble de la théorie se déduit logiquement de cette thèse primordiale (Ibidem, p. 77)
[cette subdivision] entre Langue et Parole qui, si nous voyons juste, n'en constitue qu'une première approximation, historiquement importante, mais théoriquement imparfaite. (Ibidem, p. 89).
Dans l'objectif d'examiner « les rapports possibles entre langue et parole dans l'acception saussurienne », Hjelmslev analyse, dans un premier temps, le mot « langue » et en déduit trois acceptions qu'il désigne par les termes schéma, norme et usage (ibidem, p. 80) :
Dans un deuxième temps, il soumet à une analyse analogue le concept de « parole », « une notion aussi complexe que celle de la langue », pour relever son caractère essentiel d'être un acte d'exécution individuelle libre :
Selon la doctrine du Cours, la parole se distingue de la langue par trois qualités : elle est 1° une exécution, non une institution (Cours p. 50) ; 2° individuelle, non sociale (Cours p. 24, 30 sv., 38) ; 3° libre, non figée. (Cours p. 172). (Ibidem, p. 86-87).
L'entrecroisement des quatre termes issus des deux analyses (schéma, norme, usage et acte) conduit à réduire la distinction temporaire entre « norme » [3], « usage » et « acte » à un concept unique, l'usage, en tant qu'exécution de la langue-schéma en deux modes, usage collectif et usage individuel :
C'est ici que se trouve la frontière essentielle : celle entre
la forme pure et la substance, entre l'incorporel et le matériel.
Cela revient à dire que la théorie de l'institution se
réduit à une théorie du schéma, et que la
théorie de l'exécution renferme toute la théorie
de la substance, et a pour objet ce que nous avons appelé
jusqu'ici la norme, l'usage et l'acte. Norme,
usage et acte sont d'autre part intimement liés ensemble et se
ramènent naturellement à ne constituer qu'un seul objet
véritable : l'usage, par rapport auquel la norme est une
abstraction et l'acte
une concrétisation. C'est l'usage seul qui fait l'objet
de la théorie de l'exécution ; la norme n'est en
réalité qu'une construction artificielle, et l'acte
d'autre part n'est qu'un document passager.
En
fait, l'exécution du schéma serait nécessairement
un usage : usage collectif et usage individuel. (Ibidem, p. 87-88).
Ainsi la configuration primaire (p. 86) des quatre termes devient une configuration entre deux instances, Schéma et Usage, et les deux modes de celui-ci, l'usage collectif et l'usage individuel :
=> |
D'où la proposition d'abandonner l'opposition entre le social et l'individuel comme base de la distinction langue - parole, puisque les termes se succèdent naturellement, chacun étant le "document" de l'autre (p. 88) :
Cependant, ce sera Guillaume qui défendra le mieux « l'intégrale réalité » du langage en interprétant la formule saussurienne d'une manière heuristique et, on le verra plus loin, en accord avec la pensée saussurienne. Selon Guillaume le langage est un tout formé par la successivité de ses deux composantes, la langue et la parole :
F. de Saussure distingue langage, langue et parole et il pose l'équation, chez lui fondamentale :
langage = langue + parole
équation
qu'il faut interpréter selon une relation qui fait du langage
le tout, l'intégrale d'une successivité, celle de la
langue à la parole - de la langue, présente en nous, en
permanence à l'état de puissance, et de la parole,
présente en nous, par moment, à l'état d'effet.
Cette
interprétation, que je produis à mon compte, ne se
rencontre pas dans le livre de F. de Saussure, mais, tout de même
bien qu'elle n'y apparaisse explicitement nulle part, elle s'y trouve
partout impliquée. Elle est dans le livre, vu sa teneur
d'ensemble, quelque chose d'implicite. [...]
La langue est bien, comme
l'a indiqué F. de Saussure, un tout relatif à deux
composantes : la langue et la parole. (Guillaume 1948, v. e.).
Ayant conçu le langage comme une transition naturelle entre le potentiel non exprimé de la langue et sa réalisation physique perceptible dans la parole, Guillaume remarque que la relation langue-parole est plus complexe qu'on ne le croit : la langue, avant de devenir « parole effective » passe par l'étape de la « parole idéelle » - un projet psychique de ce qui est réalisable, y compris l'aspect phonique au sens phonologique, c'est-à-dire l'aspect mental des phonèmes à la différence de l'aspect physique des multiples sons articulés qui les réalisent, et qui sont produits par des individus précis dans des circonstances précises :
Le
sujet parlant trouve la langue en lui prête à servir, à
disposition, et il s'en sert pour parler. Il passe, il transite de la
langue à la parole. Or, ici, la théorie exposée
rencontre un obstacle. Le sujet parlant, dans le moment de
l'expression, passe bien, en effet, de la langue à la parole,
c'est-à-dire de la langue à la parole effective,
momentanée, celle qui s'entend, qui a une existence physique.
Mais cette transition de la langue à la parole n'est, en
réalité, sans que Saussure en ait fait l'observation,
que celle de la parole virtuelle, indissolublement liée au
psychisme de la langue, à la parole actuelle, effective et
physique. La parole virtuelle, liée à la langue, et
faisant partie intégrante de celle-ci, est une parole non
physique, silencieuse, que le psychisme des unités de langue
apporte avec soi. De la réalité de cette parole non
physique il est aisé de se <rendre> compte. Chaque
notion de langue emporte avec soi l'idée du ou des sons
signifiants, mais l'idée seulement de ce ou de ces sons, pas
leur réalité.
Il
découle de là - et la science partielle, intérieure
à la linguistique, qu'on appelle la phonologie n'a d'autre
fondement - il découle de là que la parole-idée,
faisant partie de la langue, est autre chose que la parole effective,
qui en est une matérialisation. Et là nous allons
retrouver une relation qui nous est connue à savoir que la
multiplicité est du côté de l'effet, et l'unité
relative du côté de la puissance. A la parole idéelle,
conditionnellement une s'oppose l'immense diversité de la
parole effective, variable selon le sujet parlant, et aussi, pour un
même sujet parlant, selon les circonstances de parole.
Compte
tenu de ce qui vient d'être exposé, le schème
saussurien, plus compliqué qu'il ne l'était d'abord,
mais plus vrai, devient :
La successivité qu'intègre le langage est, selon la donnée de ce schème d'analyse, celle de la langue au discours, et dans la langue comme dans le discours, il y a liaison et congruence d'un fait de parole et d'un fait de pensée. Avec toutefois des différences qu'il importe de relever et de souligner. (Guillaume 1948, v. e.).
On reconnaît volontiers aujourd'hui les mérites d'une interprétation des textes qui tient compte du rapport global - local. En interprétant la formule saussurienne contextuellement, dans la « teneur d'ensemble » du Cours de linguistique générale, Guillaume a choisi la bonne voie et il a vu juste : le manuscrit de « De l'essence double du langage » découvert en 1996 atteste que Saussure envisageait la parole exactement de cette manière, comme « parole effective » ayant une existence réelle et exclusivement linéaire, et « parole potentielle » ayant une existence abstraite d'éléments parallèles « conçus et associés par l'esprit » :
17 [Parole effective et parole potentielle] Nous
appelons syntagme la parole effective, Par opposition à la parallélie ou parole potentielle, ou collectivité d'éléments conçus et associés par l'esprit, ou régime dans lequel un élément mène une existence abstraite au milieu d'autres éléments possibles. (ELG, p. 61-62). |
Guillaume avait donc raison de considérer son interprétation du schéma saussurien comme « plus compliqué qu'il ne l'était d'abord, mais plus vrai ».
Ainsi la formule saussurienne devient : langage = langue <=> parole potentielle <=> parole effective, la bi-directionnalité des flèches indiquant les deux positions d'observation envisageables, celle du sujet parlant et celle du sujet interprétant. Soit :
La fonction du linguiste n'est pas d'être celui qui produit le langage, mais celui qui l'interprète, et en tant que sujet interprétant il doit partir de l'observation de la parole effective ; c'est là que toutes les affirmations de la primauté de la parole prennent sens :
La langue n’est créée qu’en vue du discours (Saussure ELG, p. 277).
Il revient à constater que toute la langue entre d'abord dans notre esprit par le discursif, comme nous l'avons dit, et comme c'est forcé. (ELG, p. 118).
Rien n'entre dans la langue sans avoir été essayé dans la parole. (CLG, p. 231).
On pourrait dire, calquant une formule classique : nihil est in lingua quod non prius fuerit in oratione. (Benveniste 1964, p. 131).
Avant d'aller plus loin, soulignons que :
2. Parole
effective
et parole potentielle
En partant de l'observable, la première différenciation qui incombe au linguiste est celle entre parole effective et parole potentielle. La parole effective est concrète, individuelle (« prononcée par telle personne »), diverse dans l'espace-temps (« à mille endroits et à mille moments »), et momentanée : (« 1° prend un temps pour se réaliser, et 2° tombe dans le néant après ce temps »). Quoique les « faits de parole » soient « le seul fait donné » du langage, ils ne sont pas « l'objet premier » de la linguistique, dans la mesure où la linguistique ne s'intéresse pas aux quand, où, comment et par qui un tel segment verbal a été prononcé. Ce qui intéresse la linguistique, c'est l'identité des diverses exécutions du même segment, autrement dit, leur abstraction dans la parole potentielle qui, de cette façon, se débarrasse de l'accidentel individuel pour atteindre l'essentiel partagé par la collectivité :
« Les
faits de parole,
pris en eux-mêmes, qui seuls certainement sont concrets,
se voient condamnés à ne signifier absolument rien
que par leur identité ou leur non-identité. Le fait par
exemple que aka est prononcé par telle personne à
un certain endroit et à un certain moment, ou le fait que
mille personnes à mille endroits et à mille moments
émettent la succession de sons aka, est absolument le
seul fait donné : mais il n'en est pas moins vrai que seul le
fait ABSTRAIT, l'identité acoustique de ces aka, forme
seul l'entité acoustique aka : et qu'il n'y a pas à
chercher un objet premier plus tangible que ce premier objet
abstrait.
(Il
en est de même d'ailleurs pour toute entité acoustique,
parce qu'elle est soumise au temps ; 1° prend un temps
pour se réaliser, et 2° tombe dans le néant après
ce temps. Où existe
une composition musicale? [...] Réellement cette composition
n'existe que quand on l'exécute ; mais considérer cette
exécution comme son existence est faux. Son existence, c'est
l'identité des
exécutions. » (ELG,
p. 32).
C'est Hjelmslev qui a le mieux saisi l'importance de la notion saussurienne d'exécution : comme on a pu le constater supra, il prévoit une « théorie de l'exécution » dont l'objet est l'usage dans son double mode d'existence : usage collectif et usage individuel (« acte ») :
En fait, l'exécution du schéma serait nécessairement un usage : usage collectif et usage individuel. Nous ne voyons pas comment de ce point de vue il serait possible de maintenir la distinction entre le social et l'individuel. Tout comme la parole peut être considérée comme un document de la langue, l'acte peut être considéré comme un document de l'usage individuel, et l'usage individuel à son tour comme un document de l'usage collectif ; il serait même vain et inutile de les considérer autrement. (ibidem, p. 87-88).
Par rapport à la liberté spontanée qui caractérise l'acte, l'usage collectif n'est qu'un ensemble de possibilités qui se présente comme un objet abstrait, un modèle général d'identification encadrant une « latitude de variation », et qui correspond à la parole potentielle partagée par la collectivité dont il a été question ci-dessus.
On répondra que dans ces conditions on ne tiendrait pas suffisamment compte du caractère libre et spontané, du rôle créateur de l'acte ; mais ce serait une erreur, puisque l'usage ne saurait être qu'un ensemble de possibilités entre lesquelles tout acte aurait libre choix ; en décrivant l'usage il convient de tenir compte de la latitude de variation qu'il admet, et cette latitude, pourvu qu'elle soit enregistrée de façon exacte, ne serait jamais dépassée par l'acte ; du moment où elle le serait apparemment, la description de l'usage serait à remanier. Il paraît donc que par définition il ne peut rien y avoir dans l'acte qui ne soit pas prévu par l'usage. (ibidem, p. 88).
En dépit d'un certain sentiment d'insuffisance théorique exprimée par le changement terminologique, la conception hjelmslévienne de l'usage ne diffère pas dans l'essentiel de la parole saussurienne, grâce, notamment, au concept de « parole potentielle ».
Enfin, la distinction saussurienne entre parole effective et parole potentielle enlève l'ambiguïté au fameux passage du Cours définissant le concept de parole : il y a d'une part « tout ce qui est Phonation » et liberté ou la parole effective en tant que chaîne sonore, et d'autre part « tout ce qui est combinaison — tout ce qui est Volonté » (cf. ELG, p. 299) ou la parole potentielle en tant qu'utilisation conventionnelle du « code de la langue » :
La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons (CLG, p. 30-31).
Ce passage, étant l'un des plus discutés de la théorie saussurienne, a fait couler de l'encre ; néanmoins Saussure est resté mal compris voire complètement incompris, et même accusé d'erreur conceptuelle, comme l'atteste ce texte de De Mauro :
La parole est donc pour Saussure aussi bien une action de communication que le résultat particulier, le matériel linguistique particulier utilisé dans l'action comme il est employé dans cet acte de communication (v. supra n. 63). On parle encore aujourd'hui, avec Prieto 1964, pour désigner les deux faces de la parole, de " signification " et de " phonie " : les deux termes sont nomina actionis également utilisés comme nomina rei. On peut reprocher à Saussure de ne pas avoir distingué terminologiquement entre Sprechhandlung et Sprachwerk (pour reprendre la distinction et la précision de Bühler 1934. 48 et sv), mais dans ce passage la distinction est conceptuellement claire et l'absence de distinction terminologique est commune, dans des cas analogues, à toutes les langues indoeuropéennes, ainsi que dans la terminologie linguistique. Vachek 1939. 95-96 soutient au contraire qu'il s'agit d'une erreur conceptuelle dans la mesure où le 1° (" les combinaisons par lesquelles... ") appartiendrait à la sphère de la langue. La pensée de Saussure oscille sur ce point : C. L. G. 173 n. 251. (p. 423, n. 67).
Dans la mesure où la vraie ampleur de la théorie saussurienne était inconnue à cette époque, certaines « critiques » s'avèrent aujourd'hui justifiées. Buyssens, par exemple, reprochait à Saussure d'avoir réuni sous le terme « parole » deux choses différentes et proposait de différencier la « parole concrète » des combinaisons qu'il désignait par le terme « discours ». Ayant pressenti qu'un troisième terme devait se trouver entre la langue et la parole (« entre la parole et la langue il y a le discours qui les relie », cf. Buyssens 1967, p. 85), il définissait ce terme intermédiaire comme la partie commune (ou fonctionnelle) de la parole :
ce que les grammairiens étudient sous le nom de discours – que l’on songe aux « parties du discours » - ce n’est ni la prononciation particulière à chaque individu, ni l’état de conscience particulier que chaque individu associe à tels sons : c’est ce qu’il y a de commun aux paroles des divers individus d’un même groupe social » (Buyssens 1943, p. 30)
Le linguiste se trouve toujours devant des faits concrets ; il les étudie pour y retrouver, par abstraction, ce qui est fonctionnel : le discours est la partie fonctionnelle de la parole. (Buyssens 1967, p. 85).
Or, la partie commune de la parole chez Buyssens et l'usage collectif chez Hjelmslev ne font que confirmer la réflexion saussurienne que la langue, pour s'imposer à l'esprit de l'individu, passe par « la sanction de la collectivité », cette « consécration de l'usage commun » qui gère la pluralité des exécutions et permet leur identification à travers un fonds partagé de modèles conventionnels qui constituent notamment l'ensemble « d'éléments conçus et associés par l'esprit » de la parole potentielle.
3. Parole
potentielle et langue
Bien que la parole potentielle soit une abstraction, un modèle d'identification, elle relève toujours de l'exécution. Selon Hjelmslev langue et parole s'opposent comme institution et exécution, l'exécution étant liée à l'usage et l'institution à la langue en tant que schéma, « une forme pure, définie indépendamment de sa réalisation sociale et de sa manifestation matérielle » (Hjelmslev 1942, p. 80).
On
pourrait considérer l'exécution en faisant abstraction
des distinctions entre l'individuel et le social et entre le
libre et le figé.
Du
même coup on serait amené à identifier le schéma
seul à l'institution et à identifier tout le reste
à l'exécution.
[...]
C'est ici que se trouve la frontière essentielle : celle entre
la forme pure et la substance, entre l'incorporel et le matériel.
Cela revient à dire que la théorie de l'institution se
réduit à une théorie du schéma, et que la
théorie de l'exécution renferme toute la théorie
de la substance (ibidem,
p. 87).
Pour Hjelmslev le schéma constitue la constante d'une langue tandis que l'usage est composé de variables (p. 86). Le terme « schéma » ou « charpente » (pattern en anglais [5]) fait allusion à un parangon et se veut conforme à « la théorie des valeurs établie par F. de Saussure, théorie intimement liée à la conception de la langue comme schéma » (p. 85). Saussure lui-même définit la langue comme « système de valeurs » :
Quelle que soit sa nature plus particulière la langue, comme les autres sortes de signes, est avant tout un système de valeurs, et cela fixe sa place au phénomène. En effet toute espèce de valeur quoique usant d'éléments très différents n'a sa base que dans le milieu social et la puissance sociale. C'est la collectivité qui est créatrice de la valeur, ce qui signifie qu'elle n'existe pas avant et en dehors d'elle, ni dans ses éléments décomposés ni chez les individus. (ELG, p. 290-291).
Ainsi langue et parole potentielle, étant toutes les deux situées dans le potentiel, se distinguent : 1° par leurs caractères d'institution / d'exécution, 2° par le fait que la langue est extérieure à l'individu (« elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier », CLG, p. 31), tandis que la parole potentielle lui est interne car l'individu est toujours le maître de l'exécution (CLG, p. 30), même quand il s'agit de reconnaître et/ou de reproduire une identité parmi une multitude d'exécutions.
La diversité de la parole individuelle se voit ainsi subir une première réduction généralisante sur le plan de la parole potentielle, et une seconde réduction généralisante, encore plus importante, sur le plan de la langue, ce qui a permis à Hjelmslev de proposer le terme « schéma » pour la langue et « usage » pour la parole, en constatant que « la théorie de l'institution se réduit à une théorie du schéma, et que la théorie de l'exécution renferme toute la théorie de la substance » (p. 87), relative elle-même à l'usage. Le rétrécissement progressif des variations ne dégrade en rien la complexité du langage : comme l'a indiqué Hjelmslev, au fur et à mesure que la généralisation restreint la diversité physique des actes individuels, elle augmente « la latitude de variation » du modèle général, de sorte que le modèle ne soit jamais dépassé par l'acte. Là encore Hjelmslev fait preuve d'une rare perspicacité : Saussure, comme l'atteste le manuscrit De l'essence double, envisageait une latitude de fluctuation au sein d'une valeur :
la langue repose sur un certain nombre de différences ou d'oppositions qu'elle reconnaît et ne se préoccupe pas essentiellement de la valeur absolue de chacun des termes opposés, qui pourra considérablement varier sans que l'état de langue soit brisé. La latitude qui existe au sein d'une valeur reconnue peut être dénommée "fluctuation". (ELG, p. 36).
Enfin, « passer de la langue, conçue abstraitement, à la parole, n’est pas seulement décliner des degrés de systématicité décroissants, mais aussi des statuts épistémologiques divers », remarque à juste titre Rastier (2005). Ces « statuts épistémologiques divers » ne sont pas sans rapport avec le passage du potentiel à l'effectif et vice-versa (voir infra).
4. Parole
ou discours ?
Hjelmslev et Guillaume ont tous les deux réagi contre le choix saussurien du terme « parole » en exprimant les réticences de la plupart des linguistes. « Pernicieux à la linguistique ont été la notion et le terme de parole », déplorait Guillaume (1958, v.e.).
La proposition de Guillaume de substituer « discours » au terme « parole » a été mieux acceptée par les linguistes, et le « discours » guillaumien a fini par supplanter la « parole » saussurienne. A la base elle visait à neutraliser les critiques souvent adressées à Saussure de ne prendre en compte que le côté phonique du langage : « l'on peut parler autrement que par parole, par toute sorte de signes, par geste, par écrit » (cf. Guillaume 1958, v.e.). « Parler autrement » intéresse plutôt la sémiotique générale que la linguistique en particulier, mais il est vrai que le contenu du terme « discours » dans son acception moderne supporte mieux l'aspect écrit du langage que le terme « parole » exclut d'emblée. On découvre aujourd'hui que « parole » chez Saussure est synonyme de « langue discursive » (ELG, p. 117) et même de « discours » (p. 277), ce qui justifie la formule « néo-saussurienne » de Guillaume. Par contre, le terme « discours » dissimule la parole potentielle plus que ne le faisait le terme « parole ».
Cela dit, nous ne sommes pas convaincue que Saussure ait fait une erreur de terminologie : de nombreuses références dans le corpus saussurien attestent le caractère phonique ou oral délibérément recherché du concept de « parole ».
«
chaîne de parole acoustique », (ELG,
p. 325) ; « chaîne de parole
phonatoire ». (p. 326) ; « une
suite quelconque d'éléments dans la parole ce que nous
appelons la théorie de la chaîne sonore. »
(p. 239) ; « la
juxtaposition des phonèmes dans la parole » (p.
245);
« Est
de l'Individu, ou de la parole : a) Tout ce qui est Phonation, b)
tout ce qui est combinaison — tout ce qui est Volonté. »
(p.
299);
Saussure est absolument conscient du caractère oral de la parole qu'il souligne, par ailleurs, par l'opposition parole/lettre :
La
première école de linguistique n'a pas envisagé
le langage dans son caractère de phénomène.
Il faut dire plus. Elle a ignoré le fait du langage, s'est
attaquée directement à la langue soit à
l'idiome (ensemble des manifestations du langage à une époque
chez un peuple) et n'a vu l'idiome qu'à travers le voile de
l'écriture. Il n'y a pas de parole, il n'y a que des
assemblages de lettres.
Un
premier pas se fit : de la lettre on en vint à considérer
le son articulé et du papier on passa au sujet parlant [ ]. Il
n'y a pas encore de langage, il y a déjà la parole. (ELG, p.
130).
Le style dépend de la lettre, et la stylistique se place de préférence hors de la lettre, dans la sphère de pure parole. (Idem, p. 272).
La question qui s'impose est pourquoi Saussure a voulu exclure les productions écrites du concept de langage. Il nous semble que la réponse à cette question réside dans le positionnement historique de Saussure : si on se place dans une perspective temporelle, on constatera que l'Être, le Faire et le Devenir du système du langage dépendent exclusivement de son aspect oral :
1° Le langage écrit n'est pas autonome, il n'est qu'une transcription codifiée du langage oral qui préexiste au langage écrit au départ, et reste parallèle à celui-ci par la suite. « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l'unique raison d'être du second est de représenter le premier », souligne Saussure (CLG, p. 45) [6].
2° Dans l'histoire de l'humanité l'écriture est une invention relativement récente (4e millénaire av. J.-C.) ; elle n'occupe qu'une très petite proportion sur l'axe temporel de l'évolution du langage, compte tenu que le langage oral est supposé avoir apparu dans l'intervalle entre 1.000.000 et 100.000 ans [7].
L'oralité est l'état normal des langues et aujourd'hui encore la situation linguistique dans le monde confirme la prépondérance des langues à tradition orale : selon une approximation grossière en l'an 2000 environ 80% des langues du monde évoluaient toujours dans une tradition orale [8]. Le fait que les linguistes s'attachent à consigner par écrit les grammaires et les lexiques des langues orales étudiées n'a qu'un faible impact sur la pratique des usagers de ces langues.
Étant donné que même aujourd'hui la majorité des langues restent exclusivement orales, il convient de mener la réflexion linguistique en premier lieu par rapport au langage oral, ce qu'a fait Saussure en toute connaissance de cause, comme l'atteste ce passage : « si l'on avait pu [...] phonographier au jour le jour dès l'origine tout ce qui a été exprimé en parole sur le globe ou sur une partie du globe [...] » (ELG, p. 157).
Le terme saussurien « parole » est donc parfaitement adéquat et choisi en fonction des données objectives. Ce que Saussure voulait éviter absolument, c'est, d'une part, « l'inexactitude de l'écriture », et d'autre part « la tyrannie de la langue écrite, cette espèce de corset de force » qui enraye l'évolution naturelle des langues et les rend tout à fait artificielles (ELG, p. 158). Pour lui, « le français réel et authentique » c'est « le français parlé » qu'on étudie « comme on recueille méthodiquement la langue de quelque peuple malais ou africain, ou comme on recueille les patois français » (idem).
Ainsi, parmi « les conditions qui font qu'une chose est linguistique » Saussure cite en premier lieu « non nécessairement ce qui est écrit mais de préférence ce qui est parlé » :
En
résumé : 1° non ce qui est individuel mais ce qui
est consacré par l'usage social, remplissant ainsi
les conditions qui font qu'une chose est linguistique :
2°
non nécessairement ce qui est écrit mais de préférence
ce qui est parlé ;
3°
non dans un but normatif et pour donner les règles de la bonne
expression, mais
4°
enfin, avec le but de généraliser les observations,
d'arriver à une théorie applicable aux langues.
(ELG, p. 273).
Ce passage est la synthèse de tout ce qui a été dit supra : le champ de l'observation est « ce qui est parlé », c'est-à-dire, la parole effective ; de laquelle on ne retient que « ce qui est consacré par l'usage social », c'est-à-dire, la parole potentielle ; à partir de laquelle on « généralise » le pertinent, c'est-à-dire, la langue.
5. Langue et parole : deux temps d'un même processus, le langage
Le processus de généralisation s'effectue donc en deux temps [9] :
On comprend mieux maintenant pourquoi Saussure prévoyait deux parties de la linguistique, une linguistique de la langue et une linguistique de la parole :
Le changement de statut épistémologique par le passage de l'effectif au potentiel s'effectue dans le cadre du premier mouvement, ce qui explique les difficultés à concevoir cette partie de la linguistique qui sera une linguistique de la parole. Rastier a déjà signalé l'embarras des linguistes devant le rapport entre la puissance et l’acte :
Traditionnellement, le rapport entre une grammaire et les productions linguistiques qu’elle règle est conçu comme un rapport entre la puissance et l’acte, dans la tradition aristotélicienne ; ou encore entre energeia et ergon, selon Humboldt qui la reprend ; ou enfin entre compétence et performance selon Chomsky, qui se recommandait de Humboldt sur ce point. Or, faute peut-être de l’avoir posé de façon satisfaisante, aucune théorie linguistique n’est parvenue à résoudre le problème de leur articulation. (Rastier 2005).
Si les humboldtiens et les chomskiens n'ont pas réussi à résoudre l'articulation entre la puissance et l'acte, c'est qu'il leur manquait, d'une part, le terme intermédiaire que Saussure avait prévu et que Hjelmslev, Buyssens et Guillaume ont su discerner : la parole potentielle ou usage collectif ; d'autre part, le dynamisme entre les trois termes, exprimé par les deux temps du mouvement qui les relie, comme l'a indiqué Guillaume. La lecture de Hjelmslev et Guillaume sur ce point est éminemment pertinente [10], et c'est une preuve tangible de la puissance du global par rapport au local dans l'interprétation : malgré les travestissements éditoriaux de la pensée saussurienne qu'on connaît, les deux linguistes sont parvenus à lire dans l'ensemble du Cours la conception saussurienne « authentique » de l'unité de langue et parole dans le langage.
L'effectif et le potentiel partagent un certain nombre d'attributions oppositives résumées dans le tableau suivant :
effectif |
existence
|
perceptible |
concrétisation |
actualisation |
linéaire |
individuel |
diversité |
potentiel |
existence
|
intelligible |
abstraction |
non |
non
|
collectif |
généralité |
***
La différenciation entre parole effective, parole potentielle et langue a été le mieux élaborée en linguistique par les courants fonctionnels qui considéraient les faits du langage à la base de leur fonctionnements oppositifs, c'est-à-dire, à travers leurs différences comme le désirait Saussure. Les fonctionnalistes ont bien vu que le seul moyen de constater ce qui se passe dans « l'esprit collectif » est d'observer le fonctionnement du langage et d'en déduire les distinctions qui peuvent se trouver à la base ; Troubetzkoy a formulé le programme fonctionnaliste de manière très claire :
Il
est impossible en effet de pénétrer dans « l'esprit
de tous les membres d'une communauté linguistique »
(en particulier s'il s'agit d'une langue morte). De même
découvrir ce que « sent » la conscience
linguistique est une entreprise épineuse et extrêmement
difficile. Que la « conscience linguistique »
ne soit pas capable de partager un phonème en parties
successives, et que tous les membres d'une communauté
linguistique possèdent les mêmes phonèmes – ce
sont là deux affirmations tout à fait exactes, mais qui
ne peuvent nullement être considérées comme
définition du phonème. Le phonème est avant tout
un concept fonctionnel, qui doit être défini par rapport
à sa fonction. Sa définition ne peut être obtenue
au moyen de concepts psychologiques. [...]
Tout
cela revient au même, à savoir que toute langue suppose
des oppositions « phonologiques » distinctives
et que le phonème est un terme de ces oppositions (Troubetzkoy
1939, p. 43).
L'erreur principale qu'on peut aujourd'hui reprocher aux fonctionnalistes est d'avoir voulu réduire le langage à un système d'oppositions. Comme le remarque Guillaume, « avant d'être un système d'oppositions, la langue est un système de positions » (1939, p. 119). Les fonctionnalistes s'imaginaient par là pouvoir échapper au psychique, sans s'apercevoir que toute opposition est en fin de compte une opération mentale. En dehors de cette remarque méthodologique, l'utilité des recherches faites au sein du courant fonctionnel est indéniable. Par exemple, la différenciation de variantes générales et individuelles est une projection de la transition de la parole effective (individuelle) vers la parole potentielle (collective) : le fait que l'individu prononce à sa manière « alors », en haussant la voix ou même en criant (ALORS?), relève de la parole effective, mais dès qu'il y introduit un accent d'insistance en allongeant le [o] (aloors?), il produit une variante sociale qui fait partie du fonds collectif de la parole potentielle. Quant aux variantes positionnelles (obligatoires) par rapport aux variantes facultatives (libres) [11], elles tracent la transition entre le non pertinent et le pertinent ou entre parole potentielle et langue : la langue, étant réservée aux « lois générales », ne retient que les caractères pertinents des éléments. Par exemple, le contour prosodique ascendant (alors?) est retenu comme trait pertinent de la proposition interrogative. Ainsi la parole effective contiendrait toutes les variantes d'un fait linguistique, la parole potentielle éliminera toutes les variantes individuelles pour ne garder que celles qui sont reconnues socialement, et la langue choisira les variantes pertinentes, c'est-à-dire celles qui sont porteuses des traits distinctifs essentiels créant la différence entre ce fait et tous les autres faits de langue. Car il s'agit notamment de « ces différences en lesquelles consiste toute la langue », comme le précise Saussure (ELG, p. 66).
Le cheminement vers la langue est en effet un tri par pertinence croissante et un élagage progressif du non pertinent, de façon que la langue devienne la partie moins étendue, mais véritablement essentielle du langage, ce qui explique pourquoi Saussure insistait autant sur l'étude de la langue. Cependant, en dépit de la malheureuse phrase de clôture du Cours de linguistique générale [12] et contrairement aux interprétations structuralistes, pour Saussure la langue est impensable sans l'autre moitié du langage, la parole, « origine véritable des phénomènes » [13] :
Seulement, la linguistique, j'ose le dire, est vaste. Notamment elle comporte deux parties : l'une qui est plus près de la langue, dépôt passif, l'autre qui est plus près de la parole, force active et origine véritable des phénomènes qui s'aperçoivent ensuite peu à peu dans l'autre moitié du langage. Ce n'est pas trop que les deux [ ]. (ELG, p. 273).
Tout est dit dans ce passage qui vient du dernier texte autographe de Saussure (1912 [14]). Le langage est un système dual dont chaque « moitié » à son importance indéniable : l'une reflète la diversité des phénomènes linguistiques à leur origine, l'autre détient les caractères pertinents du système, mais chacune n'existe qu'en vertu de l'autre. Leur réciprocité est dynamique et permanente :
Aujourd'hui on voit qu'il y a réciprocité permanente et que dans l'acte de langage la langue tire à la fois son application et sa source unique et continuelle et que le langage est à la fois l'application et le générateur continuel de la langue, [ ] la reproduction et la production. (ELG, p. 129).
Pour conclure, soulignons encore une fois que le langage n'est pas une addition de systèmes auto-suffisants, et rien n'autorise une vision schismatique des faits du langage. La conception structuraliste des niveaux hiérarchiques relève d'une interprétation dichotomique de la relation langue/parole, au sens étymologique du mot « dichotomie » qui présuppose une coupure. Seulement le mot « dichotomie » n'existe pas dans les textes saussuriens ; pour Saussure langue-parole est une dualité (cf. ELG, p. 299), avec toute l'indécomposabilité que cela implique. Langue et parole ne sont donc pas deux systèmes autonomes, mais les deux faces d'un système unique, le langage, qui se constitue et existe à travers cette dualité.
NOTES
1 Tout système complexe est, par définition, une totalité d'éléments reliés entre eux par un réseau de relations, dont l'organisation en niveaux hiérarchiques fait émerger à chaque niveau de nouvelles propriétés spécifiques, non explicables à partir des propriétés du niveau inférieur. La complexité du langage ne fait pas de doute : Guillaume le considérait comme « un système de systèmes », Saussure disait même qu'il est « trop complexe » (CLG, p. 107), en notant : « il n'y a point d'entité linguistique parmi celles qui nous sont données qui soit simple » (ELG, p. 20).
2 Cf. Emile Benveniste, Les niveaux de l'analyse linguistique. In Proceedings of the 9th International Congress of Linguists, Cambridge, Mass., 1962, La Haye : Mouton & Co., 1964. Repris dans Problèmes de linguistique générale I, Paris : Gallimard, 1966, p. 119-131.
3 Le premier schéma n'est pas représentatif pour la synthèse hjelmslévienne, puisque la norme, selon Hjelmslev, n'est qu'une « fiction », « un artifice de méthode », et une « complication inutile » :
La norme, d'autre part, est une fiction, – la seule fiction qu'on rencontre parmi les notions qui nous intéressent. L'usage, comprenant l'acte, ne l'est pas. Le schéma non plus. Ces notions représentent des réalités. La norme, par contre, n'est qu'une abstraction tirée de l'usage par un artifice de méthode. Tout au plus elle constitue un corollaire convenable pour pouvoir poser les cadres à la description de l'usage. A strictement parler, elle est superflue ; elle constitue quelque chose de surajouté et une complication inutile. (Hjelmslev 1942, p. 88).
Quand à la norme coserienne de la triade sistema-norma-habla, nous ne la discuterons pas ici, car elle 1° ne reconnaît comme "système" qu'un seul terme de la relation triadique ; 2° est explicitement associée à la langue, ce qui ne correspond pas à la conception saussurienne, comme on le verra plus loin.
Le parler (el habla) correspond plus ou moins au concept de parole de F. de Saussure ; le tout composé de la norme (la norma) et du système (el sistema) du langage correspond approximativement au concept saussurien de langue. (cf. Coseriu, E., Lecciones de lingüística general, Madrid : Gredos, 1986, cap. XII. Sistema, norma y tipo).
En revanche, Rastier différencie LA norme, « identifiée à la langue et réductible à des règles », et LES normes appartenant à l'« usage de la langue » qui, par son caractère social, créent divers espaces sociolectaux dont l'expression linguistique sont les genres et les discours :
Distinguons les normes d’usage de la langue de la norme que la linguistique traditionnelle, héritière de la tradition grammaticale, prend pour objet. [...] La norme s’oppose aux normes : elle concrétise en quelque sorte la vocation normative de la grammaire, jadis discipline scolaire d’abord préoccupée de la correction des textes écrits. La norme linguistique, identifiée à la langue et réductible à des règles, serait l’invariant de tous les usages attestés — voire possibles : d’où le projet chomskien de générer toutes les phrases grammaticales d’une langue. En revanche, les normes sont tout à la fois diverses dans l'espace et variables dans le temps. Par exemple, les structures textuelles dépendent des discours et des genres, non de la langue (Cf. Rastier, F., Conditions d’une linguistique des normes, à paraître in A. Steuckardt et G. Siouffi (éds.), Les linguistes et la norme: Aspects normatifs du discours linguistique, Berne : Lang).
4
Voir à ce sujet
Bulea 2005.
5 Cf. Hjelmslev 1942, note 31.
6 Ainsi Buyssens considère l'écriture comme une « sémie substitutive » (1967, p. 45-48). Prieto rajoute qu'en plus d'être un « code substitutif », l'écriture est également un « code parallèle » (cf. Louis J. La sémiologie. In Martinet, A. (dir.). Le langage. Paris : Editions Gallimard, 1968, p. 137-138).
7 Même si l'on prend la limite hypothétique la plus rapprochée de l'apparition du langage, la proportion de la période écrite reste minime par rapport à la période orale.
8
Cf., par exemple, les informations fournies par UNESCO dans Linguistic diversity : 3,000 languages in danger, In UNESCOPRESS, Press Release n°2002-07 [19-02-2002]. Disponible sur :
<http://portal.unesco.org/es/ev.php-URL_ID=1864&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html>. (Consulté le 20/12/2005).
Pour donner un exemple, citons la situation linguistique au Brésil : actuellement dans ce pays sont recensées 235 langues, parmi lesquelles 2 « sign languages » et 233 langues naturelles, dont 79 sont éteintes (32 depuis les recensements des années 80). Des 154 langues vivantes :
- 2 langues possèdent une tradition écrite de longue date (les deux appartiennent à la famille i.-e. : le portugais, langue officielle du pays, et le plattdeutsch, un dialecte du bas allemand).
- 56 langues ont commencé à développer une tradition écrite à partir des années soixante-dix du XXe siècle à la base des descriptions linguistiques et des traductions de livres religieux. 14 de ces langues assurent l'enseignement en langue vernaculaire, dont 3 se développent localement, et 11 bénéficient des développements récents aux pays voisins, plus particulièrement au Pérou où la politique du président Alejandro Toledo, lui-même d'origine quechua, encourage la promotion des langues régionales.
- 21 langues ont bénéficié de textes religieux en langue vernaculaire sans développer leur propre tradition écrite.
- 75 langues ne possèdent aucun texte écrit en langue vernaculaire.
L'interprétation statistique de ces données est concluante : jusqu'aux dernières décennies du XXe siècle seulement 1% des langues du Brésil ont bénéficié d'une tradition écrite ; 36% des langues sont en train d'élaborer une tradition écrite depuis 1970 ; 62% continuent d'évoluer dans une tradition orale. (Données collectées à partir de l'ouvrage Gordon, Raymond G., Jr. (ed.), 2005. Ethnologue: Languages of the World, Fifteenth edition. Dallas, Tex.: SIL International. Online version: http://www.ethnologue.com/).
9 Ces deux temps ont été pressentis par Guillaume, qui affirmait que langue et discours sont tout simplement deux mouvements constructifs du même phénomène, le langage. Selon lui, « l'intégrale réalité » du langage n'est pas le binôme langue-discours, mais un trinôme composé d'un point d'observation (la langue), son « en-deçà », et son « au-delà ». La langue (le « causé construit ») émane du puissanciel par une « causation obverse », et conduit au discours par une « causation déverse ». Autrement dit, le mouvement I construit la langue « en pensée », et le mouvement II « déverse » cette langue dans le discours (Guillaume 1958, v.e.) :
10 De Mauro a qualifié l'interprétation de Hjelmslev d'« une des premières lectures attentives de l'ensemble du C.L.G. » (cf. Saussure 1972, note 45, p. 416). Ci-dessus le lecteur a pu s'assurer de la perspicacité de Guillaume.
11
Pour plus de détails voir, par exemple, l'article « Variantes » dans André Martinet (dir.), La linguistique : guide alphabétique, Paris : Editions Denoël, 1969, p. 386-392.
NB. La variante sociale y figure sous le nom de « variante stylistique ».
12 Bouquet note : « s'appuyer sur la dernière phrase, parfaitement apocryphe, du Cours - présentant la linguistique comme science de "la langue en elle-même et pour elle-même" - revient à faire de Saussure le héraut d'une conception des sciences du langage qui n'a jamais été la sienne. » (cf. Bouquet, 1999).
13 « Pour Saussure, la parole est l’élément déterminant dans la dualité langue / parole », remarque Rastier. (cf. Rastier 2005).
14 Cf. Simon Bouquet : « Réaffirmation de la dualité de la linguistique dans son dernier texte autographe connu traitant de linguistique générale, qu'il a écrit en 1912 à l'occasion de la création de la chaire de stylistique de Bally » (Bouquet 1999a, p. 39).
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Buyssens 1943 : BUYSSENS, Emile. Les langages et le discours : Essai de linguistique fonctionnelle dans le cadre de la sémiologie. Bruxelles : Office de publicité, 1943.
Buyssens 1967 : BUYSSENS, Emile. La communication et l'articulation linguistique. Travaux de la faculté de Philosophie et Lettres, XXXI. Paris : PUF ; Bruxelles : PUB, 1967.
Guillaume 1939 : GUILLAUME, Gustave. Comment se fait un système grammatical. Conférences de l'Institut de Linguistique de l'Université de Paris, Paris : Boivin et Cie, 1939. Repris in Langage et science du langage, Paris : Nizet, Québec : Presses de l'Université Laval, 1964, p. 108-119.
Guillaume 1948 : GUILLAUME, Gustave. Leçon du 20 février 1948, série C, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1947-1948, série C, Grammaire particulière du français et grammaire générale III, publiées sous la direction de R. Valin, W. Hirtle et A. Joly, Québec : Presses de l'Université Laval ; Lille : Presses Universitaires de Lille, 1987, p. 109-117.
Guillaume 1958 : GUILLAUME, Gustave. Observation et explication dans la science du langage (I) [1958]. In Langage et science du langage. Paris : Nizet ; Québec : Presses de l'Université Laval, 1964 p. 25-45.
Hjelmslev 1942 : HJELMSLEV, Louis. Langue et parole. Cahiers Ferdinand de Saussure, 1942, n°2. Repris dans Essais linguistiques, Paris : Editions de Minuit, 1971, p. 77-89.
Rastier 2003 : RASTIER, François. Le silence de Saussure ou l’ontologie refusée, in Bouquet, S. (éd.), Saussure, Paris : L’Herne, 2003, p. 23-51.
Rastier 2005 : RASTIER, François. Saussure au futur : écrits retrouvés et nouvelles réceptions. Texto ! mars 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Rastier_Saussure.html>.
Saussure 2002 : SAUSSURE, Ferdinand de. Écrits de linguistique générale. Établis et édités par S. Bouquet et R. Engler. Paris : Gallimard, 2002.
Saussure
1972 : SAUSSURE, Ferdinand de. Cours de linguistique
générale. Édition
critique de Tullio de Mauro. Paris : Éditions Payot, 1972.
Troubetzkoy 1939 : TRUBETZKOY Nikolaj S. Grundzüge der Phonologie, TCLP, vol. VII. Prague, 1939. Tr. fr. Principes de phonologie, Paris : Klincksieck, 1949. (Cité d'après la réimpression de 1957).
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