LANGUE ET PAROLE : DICHOTOMIE OU DUALITÉ ?

Rossitza Kyheng
Université Paris 10

La description du langage en tant que système complexe [1] se heurte aujourd'hui au lourd héritage de la tradition logico-grammaticale, qui - après Benveniste (1964 [2]) - pose le niveau de la proposition comme palier supérieur du système de la langue et renvoie brutalement la phrase dans le domaine du discours, en instaurant ainsi une barrière quantitative, et surtout qualitative entre langue et discours. Ainsi la phrase se constitue en niveau limitrophe du langage, si l'on conçoit le langage suivant la formule langage = langue + parole (discours). Cela oblige à réexaminer la relation langue + parole dans le système du langage.


1. La formule
langage = langue + parole

Le langage n'est pas une somme mécanique de deux systèmes autonomes « langue » et « parole » comme essaie de nous le faire croire l'approche analytique propre aux courants structuralistes. Le langage est un système global, et une approche véritablement systémique ne peut créditer aucun de ses sous-systèmes d’une autonomie absolue.

Au sein du structuralisme lui-même, Hjelmslev et Guillaume se sont insurgés contre l'interprétation mécanique et simpliste de la formule saussurienne. Hjelmslev a clairement indiqué que la distinction entre langue et parole n'est qu'une « subdivision » des « couches du langage » (cf. Hjelmslev 1971 [1942], p. 86, 89), puisque l'un présuppose l'autre (p. 86). Tout en considérant cette distinction comme « thèse primordiale » de l'épistémologie saussurienne Hjelmslev n'hésite pas à indiquer que la bipartition ainsi opérée ne satisfait pas aux « trois acceptions du mot langue » véhiculées par le Cours de linguistique générale, ce qui le conduit à la déclarer « théoriquement imparfaite » :

Dans l'objectif d'examiner « les rapports possibles entre langue et parole dans l'acception saussurienne », Hjelmslev analyse, dans un premier temps, le mot « langue » et en déduit trois acceptions qu'il désigne par les termes schéma, norme et usage (ibidem, p. 80) :

Dans un deuxième temps, il soumet à une analyse analogue le concept de « parole », « une notion aussi complexe que celle de la langue », pour relever son caractère essentiel d'être un acte d'exécution individuelle libre :

L'entrecroisement des quatre termes issus des deux analyses (schéma, norme, usage et acte) conduit à réduire la distinction temporaire entre « norme » [3], « usage » et « acte » à un concept unique, l'usage, en tant qu'exécution de la langue-schéma en deux modes, usage collectif et usage individuel :

Ainsi la configuration primaire (p. 86) des quatre termes devient une configuration entre deux instances, Schéma et Usage, et les deux modes de celui-ci, l'usage collectif et l'usage individuel :

=>

D'où la proposition d'abandonner l'opposition entre le social et l'individuel comme base de la distinction langue - parole, puisque les termes se succèdent naturellement, chacun étant le "document" de l'autre (p. 88) :

Cependant, ce sera Guillaume qui défendra le mieux « l'intégrale réalité » du langage en interprétant la formule saussurienne d'une manière heuristique et, on le verra plus loin, en accord avec la pensée saussurienne. Selon Guillaume le langage est un tout formé par la successivité de ses deux composantes, la langue et la parole :

Ayant conçu le langage comme une transition naturelle entre le potentiel non exprimé de la langue et sa réalisation physique perceptible dans la parole, Guillaume remarque que la relation langue-parole est plus complexe qu'on ne le croit : la langue, avant de devenir « parole effective » passe par l'étape de la « parole idéelle » - un projet psychique de ce qui est réalisable, y compris l'aspect phonique au sens phonologique, c'est-à-dire l'aspect mental des phonèmes à la différence de l'aspect physique des multiples sons articulés qui les réalisent, et qui sont produits par des individus précis dans des circonstances précises :

On reconnaît volontiers aujourd'hui les mérites d'une interprétation des textes qui tient compte du rapport global - local. En interprétant la formule saussurienne contextuellement, dans la « teneur d'ensemble » du Cours de linguistique générale, Guillaume a choisi la bonne voie et il a vu juste : le manuscrit de « De l'essence double du langage » découvert en 1996 atteste que Saussure envisageait la parole exactement de cette manière, comme « parole effective » ayant une existence réelle et exclusivement linéaire, et « parole potentielle » ayant une existence abstraite d'éléments parallèles « conçus et associés par l'esprit » :

17 [Parole effective et parole potentielle]

Nous appelons syntagme la parole effective,
- ou la combinaison d'éléments contenus dans une tranche de parole réelle,
- ou le régime dans lequel les éléments se trouvent liés entre eux par leur suite et précédence.

Par opposition à la parallélie ou parole potentielle, ou collectivité d'éléments conçus et associés par l'esprit, ou régime dans lequel un élément mène une existence abstraite au milieu d'autres éléments possibles.

(ELG, p. 61-62).

Guillaume avait donc raison de considérer son interprétation du schéma saussurien comme « plus compliqué qu'il ne l'était d'abord, mais plus vrai ».

Ainsi la formule saussurienne devient : langage = langue <=> parole potentielle <=> parole effective, la bi-directionnalité des flèches indiquant les deux positions d'observation envisageables, celle du sujet parlant et celle du sujet interprétant. Soit :

La fonction du linguiste n'est pas d'être celui qui produit le langage, mais celui qui l'interprète, et en tant que sujet interprétant il doit partir de l'observation de la parole effective ; c'est là que toutes les affirmations de la primauté de la parole prennent sens :

Avant d'aller plus loin, soulignons que :

  1. La parole effective est l'unique partie du langage directement observable par le fait qu'elle seule possède une matérialité physique perceptible : la « combinaison d'éléments contenus dans une tranche de parole réelle » c'est en effet la chaîne sonore, « une suite quelconque d’éléments dans la parole » (ELG, p. 239). Saussure précise que le « fait le plus matériel, le plus évidemment défini en soi en apparence » est « une suite de sons vocaux » (ibidem, p. 200).
  2. La langue toute entière se situe dans le mental : « la Langue [...] se trouve ne comprendre que des termes psychiques, le noeud psychique entre idée et signe » (ibidem, p. 334) [4].
  3. Le contact entre langue et parole effective passe impérativement par la parole potentielle : « La langue, pour s'imposer à l'esprit de l'individu, doit d'abord avoir la sanction de la collectivité », dira Saussure (ibidem, p. 299).


2. Parole effective et parole potentielle

En partant de l'observable, la première différenciation qui incombe au linguiste est celle entre parole effective et parole potentielle. La parole effective est concrète, individuelle (« prononcée par telle personne »), diverse dans l'espace-temps (« à mille endroits et à mille moments »), et momentanée : (« 1° prend un temps pour se réaliser, et 2° tombe dans le néant après ce temps »). Quoique les « faits de parole » soient « le seul fait donné » du langage, ils ne sont pas « l'objet premier » de la linguistique, dans la mesure où la linguistique ne s'intéresse pas aux quand, , comment et par qui un tel segment verbal a été prononcé. Ce qui intéresse la linguistique, c'est l'identité des diverses exécutions du même segment, autrement dit, leur abstraction dans la parole potentielle qui, de cette façon, se débarrasse de l'accidentel individuel pour atteindre l'essentiel partagé par la collectivité :

C'est Hjelmslev qui a le mieux saisi l'importance de la notion saussurienne d'exécution : comme on a pu le constater supra, il prévoit une « théorie de l'exécution » dont l'objet est l'usage dans son double mode d'existence : usage collectif et usage individuel (« acte ») :

Par rapport à la liberté spontanée qui caractérise l'acte, l'usage collectif n'est qu'un ensemble de possibilités qui se présente comme un objet abstrait, un modèle général d'identification encadrant une « latitude de variation », et qui correspond à la parole potentielle partagée par la collectivité dont il a été question ci-dessus.

En dépit d'un certain sentiment d'insuffisance théorique exprimée par le changement terminologique, la conception hjelmslévienne de l'usage ne diffère pas dans l'essentiel de la parole saussurienne, grâce, notamment, au concept de « parole potentielle ».

Enfin, la distinction saussurienne entre parole effective et parole potentielle enlève l'ambiguïté au fameux passage du Cours définissant le concept de parole : il y a d'une part « tout ce qui est Phonation » et liberté ou la parole effective en tant que chaîne sonore, et d'autre part « tout ce qui est combinaison — tout ce qui est Volonté » (cf. ELG, p. 299) ou la parole potentielle en tant qu'utilisation conventionnelle du « code de la langue » :

Ce passage, étant l'un des plus discutés de la théorie saussurienne, a fait couler de l'encre ; néanmoins Saussure est resté mal compris voire complètement incompris, et même accusé d'erreur conceptuelle, comme l'atteste ce texte de De Mauro :

Dans la mesure où la vraie ampleur de la théorie saussurienne était inconnue à cette époque, certaines « critiques » s'avèrent aujourd'hui justifiées. Buyssens, par exemple, reprochait à Saussure d'avoir réuni sous le terme « parole » deux choses différentes et proposait de différencier la « parole concrète » des combinaisons qu'il désignait par le terme « discours ». Ayant pressenti qu'un troisième terme devait se trouver entre la langue et la parole (« entre la parole et la langue il y a le discours qui les relie », cf. Buyssens 1967, p. 85), il définissait ce terme intermédiaire comme la partie commune (ou fonctionnelle) de la parole :

Or, la partie commune de la parole chez Buyssens et l'usage collectif chez Hjelmslev ne font que confirmer la réflexion saussurienne que la langue, pour s'imposer à l'esprit de l'individu, passe par « la sanction de la collectivité », cette « consécration de l'usage commun » qui gère la pluralité des exécutions et permet leur identification à travers un fonds partagé de modèles conventionnels qui constituent notamment l'ensemble « d'éléments conçus et associés par l'esprit » de la parole potentielle.


3. Parole potentielle et langue

Bien que la parole potentielle soit une abstraction, un modèle d'identification, elle relève toujours de l'exécution. Selon Hjelmslev langue et parole s'opposent comme institution et exécution, l'exécution étant liée à l'usage et l'institution à la langue en tant que schéma, « une forme pure, définie indépendamment de sa réalisation sociale et de sa manifestation matérielle » (Hjelmslev 1942, p. 80).

Pour Hjelmslev le schéma constitue la constante d'une langue tandis que l'usage est composé de variables (p. 86). Le terme « schéma » ou « charpente » (pattern en anglais [5]) fait allusion à un parangon et se veut conforme à « la théorie des valeurs établie par F. de Saussure, théorie intimement liée à la conception de la langue comme schéma » (p. 85). Saussure lui-même définit la langue comme « système de valeurs » :

Ainsi langue et parole potentielle, étant toutes les deux situées dans le potentiel, se distinguent : 1° par leurs caractères d'institution / d'exécution, 2° par le fait que la langue est extérieure à l'individu (« elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier », CLG, p. 31), tandis que la parole potentielle lui est interne car l'individu est toujours le maître de l'exécution (CLG, p. 30), même quand il s'agit de reconnaître et/ou de reproduire une identité parmi une multitude d'exécutions.

La diversité de la parole individuelle se voit ainsi subir une première réduction généralisante sur le plan de la parole potentielle, et une seconde réduction généralisante, encore plus importante, sur le plan de la langue, ce qui a permis à Hjelmslev de proposer le terme « schéma » pour la langue et « usage » pour la parole, en constatant que « la théorie de l'institution se réduit à une théorie du schéma, et que la théorie de l'exécution renferme toute la théorie de la substance » (p. 87), relative elle-même à l'usage. Le rétrécissement progressif des variations ne dégrade en rien la complexité du langage : comme l'a indiqué Hjelmslev, au fur et à mesure que la généralisation restreint la diversité physique des actes individuels, elle augmente « la latitude de variation » du modèle général, de sorte que le modèle ne soit jamais dépassé par l'acte. Là encore Hjelmslev fait preuve d'une rare perspicacité : Saussure, comme l'atteste le manuscrit De l'essence double, envisageait une latitude de fluctuation au sein d'une valeur :

Enfin, « passer de la langue, conçue abstraitement, à la parole, n’est pas seulement décliner des degrés de systématicité décroissants, mais aussi des statuts épistémologiques divers », remarque à juste titre Rastier (2005). Ces « statuts épistémologiques divers » ne sont pas sans rapport avec le passage du potentiel à l'effectif et vice-versa (voir infra).


4. Parole ou discours ?

Hjelmslev et Guillaume ont tous les deux réagi contre le choix saussurien du terme « parole » en exprimant les réticences de la plupart des linguistes. « Pernicieux à la linguistique ont été la notion et le terme de parole », déplorait Guillaume (1958, v.e.).

La proposition de Guillaume de substituer « discours » au terme « parole » a été mieux acceptée par les linguistes, et le « discours » guillaumien a fini par supplanter la « parole » saussurienne. A la base elle visait à neutraliser les critiques souvent adressées à Saussure de ne prendre en compte que le côté phonique du langage : « l'on peut parler autrement que par parole, par toute sorte de signes, par geste, par écrit » (cf. Guillaume 1958, v.e.). « Parler autrement » intéresse plutôt la sémiotique générale que la linguistique en particulier, mais il est vrai que le contenu du terme « discours » dans son acception moderne supporte mieux l'aspect écrit du langage que le terme « parole » exclut d'emblée. On découvre aujourd'hui que « parole » chez Saussure est synonyme de « langue discursive » (ELG, p. 117) et même de « discours » (p. 277), ce qui justifie la formule « néo-saussurienne » de Guillaume. Par contre, le terme « discours » dissimule la parole potentielle plus que ne le faisait le terme « parole ».

Cela dit, nous ne sommes pas convaincue que Saussure ait fait une erreur de terminologie : de nombreuses références dans le corpus saussurien attestent le caractère phonique ou oral délibérément recherché du concept de « parole ».

Saussure est absolument conscient du caractère oral de la parole qu'il souligne, par ailleurs, par l'opposition parole/lettre :

La question qui s'impose est pourquoi Saussure a voulu exclure les productions écrites du concept de langage. Il nous semble que la réponse à cette question réside dans le positionnement historique de Saussure : si on se place dans une perspective temporelle, on constatera que l'Être, le Faire et le Devenir du système du langage dépendent exclusivement de son aspect oral :

1° Le langage écrit n'est pas autonome, il n'est qu'une transcription codifiée du langage oral qui préexiste au langage écrit au départ, et reste parallèle à celui-ci par la suite. « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l'unique raison d'être du second est de représenter le premier », souligne Saussure (CLG, p. 45) [6].

2° Dans l'histoire de l'humanité l'écriture est une invention relativement récente (4e millénaire av. J.-C.) ; elle n'occupe qu'une très petite proportion sur l'axe temporel de l'évolution du langage, compte tenu que le langage oral est supposé avoir apparu dans l'intervalle entre 1.000.000 et 100.000 ans [7].

L'oralité est l'état normal des langues et aujourd'hui encore la situation linguistique dans le monde confirme la prépondérance des langues à tradition orale : selon une approximation grossière en l'an 2000 environ 80% des langues du monde évoluaient toujours dans une tradition orale [8]. Le fait que les linguistes s'attachent à consigner par écrit les grammaires et les lexiques des langues orales étudiées n'a qu'un faible impact sur la pratique des usagers de ces langues.

Étant donné que même aujourd'hui la majorité des langues restent exclusivement orales, il convient de mener la réflexion linguistique en premier lieu par rapport au langage oral, ce qu'a fait Saussure en toute connaissance de cause, comme l'atteste ce passage : « si l'on avait pu [...] phonographier au jour le jour dès l'origine tout ce qui a été exprimé en parole sur le globe ou sur une partie du globe [...] » (ELG, p. 157).

Le terme saussurien « parole » est donc parfaitement adéquat et choisi en fonction des données objectives. Ce que Saussure voulait éviter absolument, c'est, d'une part, « l'inexactitude de l'écriture », et d'autre part « la tyrannie de la langue écrite, cette espèce de corset de force » qui enraye l'évolution naturelle des langues et les rend tout à fait artificielles (ELG, p. 158). Pour lui, « le français réel et authentique » c'est « le français parlé » qu'on étudie « comme on recueille méthodiquement la langue de quelque peuple malais ou africain, ou comme on recueille les patois français » (idem).

Ainsi, parmi « les conditions qui font qu'une chose est linguistique » Saussure cite en premier lieu « non nécessairement ce qui est écrit mais de préférence ce qui est parlé » :

Ce passage est la synthèse de tout ce qui a été dit supra  : le champ de l'observation est « ce qui est parlé », c'est-à-dire, la parole effective ; de laquelle on ne retient que « ce qui est consacré par l'usage social », c'est-à-dire, la parole potentielle ; à partir de laquelle on « généralise » le pertinent, c'est-à-dire, la langue.


5. Langue et parole : deux temps d'un même processus, le langage

Le processus de généralisation s'effectue donc en deux temps [9] :

  1. parole effective    => parole potentielle
  2. parole potentielle => langue

On comprend mieux maintenant pourquoi Saussure prévoyait deux parties de la linguistique, une linguistique de la langue et une linguistique de la parole :

  1. Le mouvement parole effective → parole potentielle constitue l'objet de la linguistique de la parole ; étant à cheval sur l'effectif et le potentiel, elle ne peut avoir pour objet qu'une langue particulière, plus précisément ses usages collectifs et individuels (en bleu sur le schéma).
  2. Le mouvement parole potentielle → langue constitue l'objet de la linguistique de la langue ; étant entièrement située dans le potentiel, « son mode d’existence "naturel" est autant (doublement) psychologique que social » (Bulea 2005). Ainsi elle peut avoir pour objet aussi bien la généralisation d'une langue particulière que de plusieurs langues, voire de la totalité des langues qui composent le langage (en rouge sur le schéma).

Le changement de statut épistémologique par le passage de l'effectif au potentiel s'effectue dans le cadre du premier mouvement, ce qui explique les difficultés à concevoir cette partie de la linguistique qui sera une linguistique de la parole. Rastier a déjà signalé l'embarras des linguistes devant le rapport entre la puissance et l’acte :

Si les humboldtiens et les chomskiens n'ont pas réussi à résoudre l'articulation entre la puissance et l'acte, c'est qu'il leur manquait, d'une part, le terme intermédiaire que Saussure avait prévu et que Hjelmslev, Buyssens et Guillaume ont su discerner : la parole potentielle ou usage collectif ; d'autre part, le dynamisme entre les trois termes, exprimé par les deux temps du mouvement qui les relie, comme l'a indiqué Guillaume. La lecture de Hjelmslev et Guillaume sur ce point est éminemment pertinente [10], et c'est une preuve tangible de la puissance du global par rapport au local dans l'interprétation : malgré les travestissements éditoriaux de la pensée saussurienne qu'on connaît, les deux linguistes sont parvenus à lire dans l'ensemble du Cours la conception saussurienne « authentique » de l'unité de langue et parole dans le langage.

L'effectif et le potentiel partagent un certain nombre d'attributions oppositives résumées dans le tableau suivant :

effectif

existence
physique

perceptible

concrétisation

actualisation

linéaire

individuel

diversité

potentiel

existence
mentale

intelligible

abstraction

non
actualisation

non
linéaire

collectif

généralité

***

La différenciation entre parole effective, parole potentielle et langue a été le mieux élaborée en linguistique par les courants fonctionnels qui considéraient les faits du langage à la base de leur fonctionnements oppositifs, c'est-à-dire, à travers leurs différences comme le désirait Saussure. Les fonctionnalistes ont bien vu que le seul moyen de constater ce qui se passe dans « l'esprit collectif » est d'observer le fonctionnement du langage et d'en déduire les distinctions qui peuvent se trouver à la base ; Troubetzkoy a formulé le programme fonctionnaliste de manière très claire :

L'erreur principale qu'on peut aujourd'hui reprocher aux fonctionnalistes est d'avoir voulu réduire le langage à un système d'oppositions. Comme le remarque Guillaume, « avant d'être un système d'oppositions, la langue est un système de positions » (1939, p. 119). Les fonctionnalistes s'imaginaient par là pouvoir échapper au psychique, sans s'apercevoir que toute opposition est en fin de compte une opération mentale. En dehors de cette remarque méthodologique, l'utilité des recherches faites au sein du courant fonctionnel est indéniable. Par exemple, la différenciation de variantes générales et individuelles est une projection de la transition de la parole effective (individuelle) vers la parole potentielle (collective) : le fait que l'individu prononce à sa manière « alors », en haussant la voix ou même en criant (ALORS?), relève de la parole effective, mais dès qu'il y introduit un accent d'insistance en allongeant le [o] (aloors?), il produit une variante sociale qui fait partie du fonds collectif de la parole potentielle. Quant aux variantes positionnelles (obligatoires) par rapport aux variantes facultatives (libres) [11], elles tracent la transition entre le non pertinent et le pertinent ou entre parole potentielle et langue : la langue, étant réservée aux « lois générales », ne retient que les caractères pertinents des éléments. Par exemple, le contour prosodique ascendant (alors?) est retenu comme trait pertinent de la proposition interrogative. Ainsi la parole effective contiendrait toutes les variantes d'un fait linguistique, la parole potentielle éliminera toutes les variantes individuelles pour ne garder que celles qui sont reconnues socialement, et la langue choisira les variantes pertinentes, c'est-à-dire celles qui sont porteuses des traits distinctifs essentiels créant la différence entre ce fait et tous les autres faits de langue. Car il s'agit notamment de « ces différences en lesquelles consiste toute la langue », comme le précise Saussure (ELG, p. 66).

Le cheminement vers la langue est en effet un tri par pertinence croissante et un élagage progressif du non pertinent, de façon que la langue devienne la partie moins étendue, mais véritablement essentielle du langage, ce qui explique pourquoi Saussure insistait autant sur l'étude de la langue. Cependant, en dépit de la malheureuse phrase de clôture du Cours de linguistique générale [12] et contrairement aux interprétations structuralistes, pour Saussure la langue est impensable sans l'autre moitié du langage, la parole, « origine véritable des phénomènes » [13] :

Tout est dit dans ce passage qui vient du dernier texte autographe de Saussure (1912 [14]). Le langage est un système dual dont chaque « moitié » à son importance indéniable : l'une reflète la diversité des phénomènes linguistiques à leur origine, l'autre détient les caractères pertinents du système, mais chacune n'existe qu'en vertu de l'autre. Leur réciprocité est dynamique et permanente :

Pour conclure, soulignons encore une fois que le langage n'est pas une addition de systèmes auto-suffisants, et rien n'autorise une vision schismatique des faits du langage. La conception structuraliste des niveaux hiérarchiques relève d'une interprétation dichotomique de la relation langue/parole, au sens étymologique du mot « dichotomie » qui présuppose une coupure. Seulement le mot « dichotomie » n'existe pas dans les textes saussuriens ; pour Saussure langue-parole est une dualité (cf. ELG, p. 299), avec toute l'indécomposabilité que cela implique. Langue et parole ne sont donc pas deux systèmes autonomes, mais les deux faces d'un système unique, le langage, qui se constitue et existe à travers cette dualité.


NOTES

1 Tout système complexe est, par définition, une totalité d'éléments reliés entre eux par un réseau de relations, dont l'organisation en niveaux hiérarchiques fait émerger à chaque niveau de nouvelles propriétés spécifiques, non explicables à partir des propriétés du niveau inférieur. La complexité du langage ne fait pas de doute : Guillaume le considérait comme « un système de systèmes », Saussure disait même qu'il est « trop complexe » (CLG, p. 107), en notant : « il n'y a point d'entité linguistique parmi celles qui nous sont données qui soit simple » (ELG, p. 20).

2 Cf. Emile Benveniste, Les niveaux de l'analyse linguistique. In Proceedings of the 9th International Congress of Linguists, Cambridge, Mass., 1962, La Haye : Mouton & Co., 1964. Repris dans Problèmes de linguistique générale I, Paris : Gallimard, 1966, p. 119-131.

3 Le premier schéma n'est pas représentatif pour la synthèse hjelmslévienne, puisque la norme, selon Hjelmslev, n'est qu'une « fiction », « un artifice de méthode », et une « complication inutile » :

Quand à la norme coserienne de la triade sistema-norma-habla, nous ne la discuterons pas ici, car elle 1° ne reconnaît comme "système" qu'un seul terme de la relation triadique ; 2° est explicitement associée à la langue, ce qui ne correspond pas à la conception saussurienne, comme on le verra plus loin.

En revanche, Rastier différencie LA norme, « identifiée à la langue et réductible à des règles », et LES normes appartenant à l'« usage de la langue » qui, par son caractère social, créent divers espaces sociolectaux dont l'expression linguistique sont les genres et les discours :

4 Voir à ce sujet Bulea 2005.

5 Cf. Hjelmslev 1942, note 31.

6 Ainsi Buyssens considère l'écriture comme une « sémie substitutive » (1967, p. 45-48). Prieto rajoute qu'en plus d'être un « code substitutif », l'écriture est également un « code parallèle » (cf. Louis J. La sémiologie. In Martinet, A. (dir.). Le langage. Paris : Editions Gallimard, 1968, p. 137-138).

7 Même si l'on prend la limite hypothétique la plus rapprochée de l'apparition du langage, la proportion de la période écrite reste minime par rapport à la période orale.

8 Cf., par exemple, les informations fournies par UNESCO dans Linguistic diversity : 3,000 languages in danger, In UNESCOPRESS, Press Release n°2002-07 [19-02-2002]. Disponible sur :
<http://portal.unesco.org/es/ev.php-URL_ID=1864&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html>. (Consulté le 20/12/2005).
Pour donner un exemple, citons la situation linguistique au Brésil : actuellement dans ce pays sont recensées 235 langues, parmi lesquelles 2 « sign languages » et 233 langues naturelles, dont 79 sont éteintes (32 depuis les recensements des années 80). Des 154 langues vivantes :
- 2 langues possèdent une tradition écrite de longue date (les deux appartiennent à la famille i.-e. : le portugais, langue officielle du pays, et le plattdeutsch, un dialecte du bas allemand).

- 56 langues ont commencé à développer une tradition écrite à partir des années soixante-dix du XXe siècle à la base des descriptions linguistiques et des traductions de livres religieux. 14 de ces langues assurent l'enseignement en langue vernaculaire, dont 3 se développent localement, et 11 bénéficient des développements récents aux pays voisins, plus particulièrement au Pérou où la politique du président Alejandro Toledo, lui-même d'origine quechua, encourage la promotion des langues régionales.
- 21 langues ont bénéficié de textes religieux en langue vernaculaire sans développer leur propre tradition écrite.

- 75 langues ne possèdent aucun texte écrit en langue vernaculaire.
L'interprétation statistique de ces données est concluante : jusqu'aux dernières décennies du XXe siècle seulement 1% des langues du Brésil ont bénéficié d'une tradition écrite ; 36% des langues sont en train d'élaborer une tradition écrite depuis 1970 ; 62% continuent d'évoluer dans une tradition orale. (Données collectées à partir de l'ouvrage Gordon, Raymond G., Jr. (ed.), 2005. Ethnologue: Languages of the World, Fifteenth edition. Dallas, Tex.: SIL International. Online version: http://www.ethnologue.com/).

9 Ces deux temps ont été pressentis par Guillaume, qui affirmait que langue et discours sont tout simplement deux mouvements constructifs du même phénomène, le langage. Selon lui, « l'intégrale réalité » du langage n'est pas le binôme langue-discours, mais un trinôme composé d'un point d'observation (la langue), son « en-deçà », et son « au-delà ». La langue (le « causé construit ») émane du puissanciel par une « causation obverse », et conduit au discours par une « causation déverse ». Autrement dit, le mouvement I construit la langue « en pensée », et le mouvement II « déverse » cette langue dans le discours (Guillaume 1958, v.e.) :

10 De Mauro a qualifié l'interprétation de Hjelmslev d'« une des premières lectures attentives de l'ensemble du C.L.G. » (cf. Saussure 1972, note 45, p. 416). Ci-dessus le lecteur a pu s'assurer de la perspicacité de Guillaume.

11 Pour plus de détails voir, par exemple, l'article « Variantes » dans André Martinet (dir.), La linguistique : guide alphabétique, Paris : Editions Denoël, 1969, p. 386-392.
NB. La variante sociale y figure sous le nom de « variante stylistique ».

12 Bouquet note : « s'appuyer sur la dernière phrase, parfaitement apocryphe, du Cours - présentant la linguistique comme science de "la langue en elle-même et pour elle-même" - revient à faire de Saussure le héraut d'une conception des sciences du langage qui n'a jamais été la sienne. » (cf. Bouquet, 1999).

13 « Pour Saussure, la parole est l’élément déterminant dans la dualité langue / parole », remarque Rastier. (cf. Rastier 2005).

14 Cf. Simon Bouquet : « Réaffirmation de la dualité de la linguistique dans son dernier texte autographe connu traitant de linguistique générale, qu'il a écrit en 1912 à l'occasion de la création de la chaire de stylistique de Bally » (Bouquet 1999a, p. 39).


BIBLIOGRAPHIE

Bouquet 1999a : BOUQUET, Simon. D'une théorie de la référence à une linguistique du texte : Saussure contre Saussure ? Cahiers Ferdinand de Saussure, 1999, n°52, p. 37-42.

Bouquet 1999b : BOUQUET, Simon. La linguistique générale de Ferdinand de Saussure : textes et retour aux textes. Texto ! [en ligne], décembre 1999, vol. IV, n°3-4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Bouquet_Linguist-gen.html>.

Bulea 2005 : BULEA, Ecaterina. Est-ce ainsi que les signes vivent ? Texto! [en ligne], décembre 2005, vol. X, n°4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Bulea_Signes.html>.

Buyssens 1943 : BUYSSENS, Emile. Les langages et le discours : Essai de linguistique fonctionnelle dans le cadre de la sémiologie. Bruxelles : Office de publicité, 1943.

Buyssens 1967 : BUYSSENS, Emile. La communication et l'articulation linguistique. Travaux de la faculté de Philosophie et Lettres, XXXI. Paris : PUF ; Bruxelles : PUB, 1967.

Guillaume 1939 : GUILLAUME, Gustave. Comment se fait un système grammatical. Conférences de l'Institut de Linguistique de l'Université de Paris, Paris : Boivin et Cie, 1939. Repris in Langage et science du langage, Paris : Nizet, Québec : Presses de l'Université Laval, 1964, p. 108-119.

Guillaume 1948 : GUILLAUME, Gustave. Leçon du 20 février 1948, série C, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1947-1948, série C, Grammaire particulière du français et grammaire générale III, publiées sous la direction de R. Valin, W. Hirtle et A. Joly, Québec : Presses de l'Université Laval ; Lille : Presses Universitaires de Lille, 1987, p. 109-117.

Guillaume 1958 : GUILLAUME, Gustave. Observation et explication dans la science du langage (I) [1958]. In Langage et science du langage. Paris : Nizet ; Québec : Presses de l'Université Laval, 1964 p. 25-45.

Hjelmslev 1942 : HJELMSLEV, Louis. Langue et parole. Cahiers Ferdinand de Saussure, 1942, n°2. Repris dans Essais linguistiques, Paris : Editions de Minuit, 1971, p. 77-89.

Rastier 2003 : RASTIER, François. Le silence de Saussure ou l’ontologie refusée, in Bouquet, S. (éd.), Saussure, Paris : L’Herne, 2003, p. 23-51.

Rastier 2005 : RASTIER, François. Saussure au futur : écrits retrouvés et nouvelles réceptions. Texto ! mars 2005 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Rastier_Saussure.html>.

Saussure 2002 : SAUSSURE, Ferdinand de. Écrits de linguistique générale. Établis et édités par S. Bouquet et R. Engler. Paris : Gallimard, 2002.

Saussure 1972 : SAUSSURE, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Édition critique de Tullio de Mauro. Paris : Éditions Payot, 1972.

Troubetzkoy 1939 : TRUBETZKOY Nikolaj S. Grundzüge der Phonologie, TCLP, vol. VII. Prague, 1939. Tr. fr. Principes de phonologie, Paris : Klincksieck, 1949. (Cité d'après la réimpression de 1957).


Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à : rkyheng@gmail.com

© décembre 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : KYHENG, Rossitza. Langue et parole : dichotomie ou dualité ? Texto! [en ligne], décembre 2005, vol. X, n°4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Kyheng/Kyheng_Langue.html>. (Consultée le ...).