SUR LE VERBE "CRÉER" CHEZ SAUSSURE

Hidéo NOMURA
Université de Nagoya, Japon

(Texte inédit en français [*])

Voici la phrase qu’Engler a citée, dans son édition critique, en tant que celle du Cours de linguistique générale (abrégé désormais en CLG ) et qu’il a jugée « très importante pour la pensée de Saussure »:

Il y ajoute encore trois sources dont Bally et Sechehaye auraient profité en élaborant le texte du CLG :

Après avoir énuméré ces sources, Engler cite la même phrase que (a), issue des notes prises par Constantin qui ont été découvertes après la publication du CLG. Etant donné que la phrase de Constantin était tout à fait identique à celle du CLG, Engler a cru pouvoir affirmer à bon droit que la rédaction du texte par Bally et Sechehaye qui ont abouti à la phrase (a) à partir des notes incomplètes trouve ici sa justification incontestable. Pourtant, à y regarder de plus près, un défaut d'attention se décèle dans l'affirmation d'Engler : en fait, la phrase (a) n'était pas celle du CLG, mais, d'entrée de jeu, celle des notes de Constantin. Engler a pris à tort la phrase de Constantin pour le texte du CLG. Le texte du CLG élaboré par Bally et Sechehaye est le suivant :

La confusion qu’un éditeur aussi méticuleux qu’Engler a commise tout à fait inconsciemment s’expliquera peut-être par la contrainte de l'autorité du CLG dont on a déjà parlé. Il se peut qu’Engler ait cru lire la phrase du CLG dans la phrase de Constantin. Mais une autre raison réside évidemment dans le fait que les deux phrases se ressemblent à s’y méprendre. À part cette erreur, on peut apprécier naturellement l’effort fait par Bally et Sechehaye pour perfectionner le texte au point de provoquer une telle confusion avec les notes de Constantin, notes auxquelles ils n'avaient pas eu accès, et que Godel considère comme « complètes et détaillées » (Cahiers F. de S. 16 (1953), p. 24. Nouveaux documents saussuriens ? Les cahiers E. Constantin).

Une confrontation, même assez rapide, montrerait que la différence majeure entre les deux phrases se trouve dans les verbes employés. Quant aux autres termes tels que « concept », « sonorité », « substance » ou « qualité », ils sont utilisés dans la même structure syntagmatique. Si l'on met à part l'article et l'adjectif, la différence se réduit alors au seul fait que la phrase (a) comporte le verbe « devenir » tandis que la phrase (b) utilise le verbe « être ». Cependant, étant donné que le verbe « être » peut prendre une acception de « devenir », on est certes en mesure d'assimiler le dernier au premier. Les notes d’étudiants auxquelles les éditeurs du CLG se sont référés s’accordent à employer le verbe « devenir ». Or, la substitution du mot « être » au mot « devenir » n'est-elle vraiment qu'un détail insignifiant ? L'unanimité des notes d'étudiants y compris les notes de Constantin suffit à faire penser que le verbe « devenir » a été prononcé effectivement dans le cours par Saussure lui-même. D’ailleurs, si l’on tient compte de ce que nul n’était plus prudent et plus rigoureux dans sa terminologie que Saussure, on ne peut pas s’empêcher de considérer que le verbe « devenir » dont il s’est servi mérite une attention particulière. En tel cas, négliger le choix du terme serait négliger « la pensée de Saussure ». Le contexte où la phrase (a) apparaît nous révèle que Saussure portait son attention moins aux termes (indiqués par les noms) qu’au changement ayant lieu entre eux. Par ailleurs, toutes les notes insistent sur l'importance décisive accordée à ce phénomène de transformation d’un état en un autre.

Voici le passage du CLG où la phrase (b) apparaît. La citation suivante est susceptible de nous poser encore un autre problème non moins important :

Il saute aux yeux que l’important est l’« association » et non pas les termes associés. Saussure nous prévient du risque que l’on court « à tout moment » de se laisser attacher aux termes sans saisir le changement (« devenir ») qui accompagne l’« association ». Le verbe qui convient à la phrase (b) doit donc être « devenir » apte à indiquer une transformation ; l’emploi du verbe « être » suppose au contraire que les deux termes gardent leur identité et pour cette raison il risque de trahir ou contredire l’argumentation menée dans le passage. Quand on dit qu’« un concept est une qualité de la substance phonétique... » (la phrase (b)), cela revient, malgré la restriction (« dans la langue »), à délimiter la notion et empêche de voir autre chose que la fixation de l’objet. Mais la phrase (a) énonçant que « le concept devient une qualité de la substance acoustique » insiste au contraire sur la transformation dans et par l’« association ». Ainsi là surgit un monde tout autre que celui représenté par la phrase (b).

À vrai dire, Bally et Sechehaye n’ont pas complètement négligé le verbe « devenir » : ils l’ont déplacé à la phrase précédente: « ils ne deviennent entités linguistiques que par association avec des images acoustiques ». Mais le verbe, isolé de son contexte original, ne fait qu’aggraver davantage le risque de déformer « la pensée de Saussure » de la même façon que l’a fait la substitution du verbe « être ». Le mot « ils », sujet du verbe « deviennent », indique ici « maison », « blanc » ou « voir », c’est-à-dire que ce sont autant de concepts. Alors, cela voudrait dire qu’un concept, associé à l’image acoustique, devient une entité linguistique. Mais c’est là justement la suppression totale de la pensée saussurienne, puisque, comme Saussure ne cesse d’y insister, ce n’est ni l’image acoustique ni le concept mais leur association qui devient l’entité linguistique. Le concept, quoique associé à l’image acoustique, reste toujours le concept sans jamais pouvoir être une entité linguistique. On ne saurait trop souligner que le concept ne peut être une « entité linguistique ». Cela se comprend mieux si l’on remplace « le concept » par « le signifié ». Si l’on admet la proposition au début du passage cité, c’est-à-dire que « l’entité linguistique n’existe que par l’association du signifiant et du signifié », on ne peut pas dire, sans trahir ou altérer celle-ci complètement, que le concept, associé à l’image acoustique, devienne entité linguistique. Ce qui doit rester comme un des éléments constitutifs s’est fait entité linguistique dans le texte du CLG.

Les notes d’étudiants s’accordent unanimement à montrer que le déplacement du verbe « devenir » va entraîner inévitablement une altération encore plus grave de la « pensée de Saussure ». Ainsi dans les notes de Dégallier :

D’après celles de Mme Sechehaye :

On y remarquera la précision de la restriction (l’appartenance à l’ordre linguistique) en dehors de laquelle il n’y resterait plus qu’une abstraction pure et simple, complètement étrangère à l’ordre linguistique. Il en va de même pour les notes de Joseph qui sont plus lacunaires que celles de Mme Sechehaye :

Les notes de Constantin, revêtant la forme synthétique de ces trois notes, sont les plus précises :

Toutes les notes soulignent, on le voit, que le concept n’est qu’une « valeur ». Par conséquent, rien n’autorise à affirmer qu’il « devient entité linguistique ». Nous examinerons plus tard la « valeur » saussurienne, à propos de laquelle ici nous rappelons simplement qu’elle consiste à mettre en rapport une série de termes similaires (par exemple la monnaie) et une autre de termes dissemblables (le pain). La phrase qu’ « il faut que le concept ne soit que la valeur d’une image acoustique » correspond donc à celle (a) selon laquelle « le concept devient une qualité de la substance acoustique ». De même que la tournure de « (...) devient une qualité de (...) » dans la phrase (a) laisse deviner le souci de la désubstantialisation, celle de « (...) ne soit que la valeur de (...) » vise à un lieu non-substantiel où s’échangent le même et l’autre. Pour s’en rendre compte, citons le passage tiré des notes de Constantin, qui correspond au texte cité précédemment du CLG.

Nous nous sommes préoccupés jusqu’à présent de la confrontation du texte du CLG avec les notes d’étudiants sans nous pencher sérieusement sur le phénomène de 1’« association ». Mais l’essentiel, c’est que cette « association » comporte ce qui est de nature à heurter de front notre manière de penser habituelle. Saussure souligne maintes fois l’obscurité de cette association à cause de l’idée fausse que celle-ci risque de suggérer: elle ne doit pas s’entendre comme une simple combinaison de deux choses. La singularité de ce phénomène vient de ce qu’il ne peut s’exprimer que d’une façon inverse comme dans les remarques que « dès qu’on ne retient qu’un de ces éléments, elle s’évanouit » ou « nous avons aussitôt falsifié l’unité linguistique ». Mais c’est seulement devant notre pensée substantialiste ou positive qu’elle apparait d’une telle façon. Nous sommes toujours enclins à penser l’association à partir de deux termes tels que le « signifié » et le « signifiant" ou bien « les deux éléments ». Mais Saussure ne cesse pas de nous faire remarquer que lorsque l’on parvient à une telle interprétation, l’unité linguistique aura déjà disparu ou aura déjà été falsifiée. En d’autres termes, il faut envisager l’entité linguistique comme un lieu impensable où s’accomplit « deux en un ».

Si l’erreur de Bally et Sechehaye est fatale quand ils font de « la valeur d’une image acoustique », c’est-à-dire d’un des éléments, une entité linguistique, c’est qu’ils n’ont pas pu deviner qu’il s’agissait là du « point le plus difficile de la sémiologie », lequel « aura été négligé aussi par la manière indiquée d’envisager la question ». Leur erreur ainsi que celle d’Engler ne sont donc pas simplement une faute d’inattention, mais consistent à laisser de côté justement ce sur quoi le paragraphe précédent vient d’insister en disant qu’« A tout moment on risque de ne saisir qu’une partie de l’entité en croyant l’embrasser dans sa totalité ». Pour mieux s’en rendre compte, il n’est que de consulter les notes d’étudiants. Selon celles de Dégallier:

Dans celles de Joseph, l’expression est contraire à cause de la suppression de « on risque (...) ».

Et voici les notes de Constantin :

Ce qui retient notre attention est, ici comme ailleurs, la différence du verbe. La tournure d’« on risque (...) » dans le texte du CLG implique la possibilité d’éviter un tel danger, alors que les notes d’étudiants font remarquer au contraire que le danger est « à tout moment » inévitable. Celle d’« il arrive (...) » dans les notes de Constantin va dans le même sens. Dans le texte du CLG l’entité linguistique se présente comme déjà déterminée et posée comme objet, tandis que les notes d’étudiants la font apparaître comme ce qui peut échapper toujours à notre appréhension. On s’aperçoit aisément que la « pensée définitive » prétendue par Bally et Sechehaye va à l’encontre du « souci » de Saussure. Le problème pour Saussure, c’est de saisir le rapport entre les termes dans et par lequel se révèle l’entité linguistique. Mais au contraire, à la base de la rédaction par Bally et Sechehaye on reconnaît exactement le même défaut qui consiste à retrancher de l’entité linguistique l’un des termes dont seule l’association peut la constituer. D’ailleurs, c’est afin de montrer l’insaisissabilité extrême de ce rapport que Saussure a mis avec circonspection, tout juste après la phrase (a), la fameuse image de l’eau.

Avant d’aborder la comparaison avec l’eau, reprenons ici encore une fois la phrase (a) tirée des notes de Constantin. Comme on l’a vu, deux propositions incompatibles s’y combinent de telle façon qu’elles s’emboîtent l’une dans l’autre comme en chiasme: le concept subit une désubstantialisation dans la proposition « le concept devient une qualité de la substance acoustique » et la sonorité est à la fois désubstantialisée dans la proposition « la sonorité devient une qualité de la substance conceptuelle ». D’ailleurs, ces deux relations sont liées par le mot « comme » qui y instaure une autre relation réversible. Comme on l’a remarqué plus haut, devant une telle relation où A devient B comme B devient A, notre pensée positive vient nous imposer nécessairement une alternative qui consiste à choisir A ou B et passe ensuite à l’établissement d’un rapport d’équivalence « A est B, et B est A » pour enfin parvenir à la formule d’identité « A est B ». Mais, par la phrase (a), nous nous trouvons confrontés à une tentative désespérante de renversement de notre pensée ordinaire, condamnée presqu’entièrement à la substantialisation, puisque ce n’est que résistant à tout prix contre cette tendance insurmontable que nous est enfin offerte la possibilité de l’accès au langage. Le but auquel vise aussi la comparaison avec l’« eau » linguistique, c’est justement l’affranchissement si délicat et si difficile du langage hors de cette immense force centripète de la substance. Mais les notes d’étudiants nous révèlent que ce souci constant de Saussure est occulté ou altéré complètement dans le CLG. Commençons par le texte « reconstitué » par Bally et Sechehaye :

La brièveté de ce passage, ne comportant à première vue aucun problème, n’est pas sans équivoque quant à la singularité de l’association. La comparaison substantielle avec l’eau est moins « satisfaisante » que celle avec le corps et l’âme, dans la mesure où l’hydrogène, l’oxygène et l’eau sont indépendants les uns des autres et par là se constituent comme autant de substances. Il en résulte la « disparition » de 1’ « association » (= « unité »). La préoccupation de Saussure est justement de se garder d’une telle réduction. Passons donc aux notes de Dégallier :

L’équivoque de l’« eau » qui s’occultait dans le texte du CLG est dissipée ici sous la forme de l’opposition d’ordre entre la chimie et la linguistique plutôt que sous la forme de leur différence. Les notes de Dégallier soulignent que ce qui est valable dans la chimie (ressortissant aux sciences fondées sur la considération d’une substance) ne l’est plus dans la linguistique. Cette opposition se précise davantage dans les notes de Mme Sechehaye :

Ici l’opposition des deux ordres est plus clairement mise en relief (« Au contraire »). On remarque, de plus, une nette insistance sur la difficulté (« difficile ») de l’observation de « la première condition » qui en découle. Les notes de Joseph présentant très peu de différence, passons ensuite à celles de Constantin où la comparaison avec l’eau, supprimée dans les notes de Dégallier et confirmée dans les notes de Mme A. Sechehaye, trouve son expression la plus complète et la plus détaillée :

Par l’analyse précédente on a pu voir à quel point la modification apportée au verbe de la phrase (a), loin de n'être qu'un détail négligeable, pourrait renvoyer aux problèmes fondamentaux de la « pensée de Saussure ». On est ainsi amené à aborder un des points cardinaux dans la conception saussurienne de la linguistique générale. C’est le point qui concerne 1’ « association » de « la substance acoustique » et du « concept », c’est-à-dire du « signifiant » et du « signifié »‘, et dont on peut inférer « le principe de l’arbitraire » sur lequel reposent « la différence » et « l’identité » pour passer au rapprochement avec « la valeur ». Ce n’est rien d’autre que la question de 1’ « unité » en tant que grandeur, envisagée dans les notes d’étudiants, au même titre que 1’ « unité » en tant que ce qui n’a pas de partie et qu’on a mise en apposition avec la « différence », 1’ « opposition » ou la « valeur ». Evidemment, il ne s’agit point là d’un simple procédé grammatical d’apposition. Que Saussure ait accordé la même valeur à l’unité qu’à la « différence », l’ « opposition », ou la « valeur », est d’une importance vitale pour la compréhension de sa théorie linguistique générale. Et c’est justement sur ce point que la divergence entre le CLG et les notes d’étudiants apparaît la plus grande. Ainsi, dans le CLG, se lit le passage suivant qui ne paraît présenter aucun problème au premier abord :

La source de ce texte, selon l’édition d’Engler, se retrouve dans les cahiers du IIe cours par Riedlinger :

Or, Bally et Sechehaye ont incorporé au texte du CLG cette source d’une autre provenance. Ce qu’ils y ont résumé en une simple locution de « premier principe » correspond, en fait, à ce passage suivant, qui suit la phrase (d).

La phrase (c) qui a réduit la phrase (e) au seul terme « premier principe » nous donne l’impression que le problème posé par la phrase (e) a déjà été résolu. La différence entre le texte du CLG et les sources réside une fois encore dans le choix du verbe. La phrase (c) du CLG emploie le conditionnel au présent (« remplirait ») qui introduit une nuance d’atténuation, alors que dans la phrase (d) des notes de Riedlinger sont utilisés le futur simple (« sera la tâche ») et le futur antérieur (« aura rempli ») qui marque l’antériorité de l’achèvement de « toute la tâche de la linguistique » par rapport à la « détermination des unités ». Il en va de même pour les notes de Gautier où on constate l’emploi du conditionnel passé (« aurait rempli ») et celui de la proposition participiale (« ayant rempli’) qui indique que le problème de la détermination des unités est postérieur à toute la tâche de la linguistique. Dans les notes de Bouchardy, on retrouve le même temps verbal.

Il est maintenant clair que la portée du problème ne se limite pas simplement à la différence du temps verbal. Ce problème révèle l’écart qui s’est creusé entre deux interprétations de la « pensée de Saussure ». Ou bien faut-il considérer la linguistique comme un système dont le principe a été déjà établi ? Ou bien doit-on penser que « toute la tâche » de la linguistique reste à remplir ? Les notes de Constantin semblent éclaircir ce point :

Il est donc faux de considérer avec les éditeurs du CLG la linguistique comme déjà construite, car ce serait prendre à tort le commencement du problème pour sa fin. En effet, dans cette perspective se trouvera inversé l’ordre même selon lequel c’est après l’accomplissement de toute la tâche de la linguistique que vient « la tâche la plus pressante » de la détermination des unités. Outre cette inversion, ce qui est plus grave, c’est que se trouve rompue la relation telle que l’anneau de Moebius dans lequel le commencement à résoudre (« la détermination des unités ») vient immédiatement après la fin (l’accomplissement de « toute la tâche de la linguistique »). Si bien que l’objet linguistique, qui ne se maintient qu’avec la condition improbable de s’être déjà terminé au moment même de commencer, disparaît d’entrée de jeu ou se trouve « falsifié » d’emblée. Ce qui est exprimé dans la phrase (e), c’est bien cette « vérité paradoxale » qu’ « il n’y a pas une différence en linguistique, entre le phénomène et les unités » et qu’« étude des formes et <étude> des fonctions, c’est la même chose ». L’expression « créer un milieu intermédiaire de telle <nature> que le compromis entre la pensée et le son aboutit d’une façon inévitable à des unités <particulières> » veut dire que la désubstantialisation réciproque qui fait que l’un devient « une qualité » (ou valeur ») de l’autre « crée » un vide qui n’est et qui n’a été nulle part. Pour le dire autrement, le langage ne peut se fonder paradoxalement que sur ce vide privé de toute substance. Ce que laisse apparaitre l’identification dans cet itinéraire « unité - différence - opposition - unité », c’est justement le processus d’auto-réduction du langage, un peu comme Benveniste l’a nommé « sui-référentiel ».

À la différence du CLG qui la transpose ailleurs, c’est bien ici que toutes les notes d’étudiants placent l’une des comparaisons les plus habiles et les plus belles de l’unité linguistique chez Saussure, c’est-à-dire celle de l’air en contact avec une nappe d’eau.

Le passage du CLG où apparaît cette comparaison semble s’appuyer presqu’entièrement sur les notes de Riedlinger, mais là aussi, il faut voir de plus près les graves altérations qu’elles y ont subies.

Les notes de Riedlinger présentent à la suite de la phrase (e) le texte ci-dessous :

Le texte du CLG utilise pour ce passage les notes suivantes de Gautier:

La suite des notes de Riedlinger se lit comme suit :

Quant à ce passage, il n’y a pas de différence capitale entre les notes de Riedlinger et celles des autres. Pourtant le CLG nous propose le texte suivant :

La confrontation du texte (h) avec le texte (i) permet de voir que les éditeurs du CLG ont ajouté au premier quelques expressions telles que « la substance phonique », « une matière plastique » ou « fournir les significations dont la pensée a besoin ». Ainsi, il faut le noter, ce qui n’est pas un moule dans le texte (h), c’est « le langage », tandis que dans le texte (i) c’est « la substance phonique ». Le rapprochement entre le passage suivant du CLG et ses sources met en lumière la portée de cette différence. Les notes de Riedlinger commencent par souligner le refus de l’idée de « moule »:

On dit que les étudiants ont parfois échangé leurs notes après le cours. Effectivement, ce passage est également rédigé de la même façon dans les notes de Bouchardy. Gautier et Constantin disent sensiblement la même chose, tout en réduisant le passage de moitié. Voici le texte du CLG qui y correspond :

A première vue, on pourrait avoir l’impression que l’idée de Saussure va s’éclaircir et se préciser davantage en passant de la phrase (j) à la phrase (k). Cependant, on ne peut pas laisser passer le détail infime que les éditeurs du CLG ont supprimé l’adjectif « finale » qualifiant « les unités » dans la phrase (j). En fait, cette légère modification témoigne de leur grave incompréhension à l’égard du rapport paradoxal du commencement et de la fin dans la théorie générale. Le passage (j) peut s’analyser de la façon suivante, selon l’ordre inverse de la fin au début :

  1. Ce sont les unités qui combinent le son et la pensée eux-mêmes amorphes.
  2. Ces unités sont des divisions finales de la linguistique.
  3. C’est la pensée-son qui implique ces divisions.
  4. C’est un fait mystérieux que cette pensée-son implique des divisions-unités.

Il est à noter que la fin (iv) rejoint le commencement (i) en bouclant le cercle. En d’autres termes, deux directions contraires mais complémentaires s’en dégagent. D’une part, au bout du processus de réduction scientifique, le phénomène le plus banal en vient à se révéler le plus « mystérieux »; de l’autre, l’unité (= « association » = « signe ») va revenir au point de départ en reconstituant de nouveau la langue. Mais ce cercle est rompu dans le passage (k) qui se résume comme suit, en comparaison avec le passage (j):

  1. La pensée-son implique des divisions.
  2. la langue élabore ses unités.
  3. (iii) (i) et (ii) sont un fait mystérieux.

Le rapport entre (i) et (ii), juxtaposé l’un à l’autre, n’est pas explicité ici. Cependant le passage laisse voir que la pensée-son correspond à la « langue » et les « divisions » aux « unités ». Les éditeurs ont ainsi rompu le cercle de l’identification singulière en y ajoutant le mot « élaborer ». La conséquence en est que là s’est perdu le statut des « unités » qui réside dans le fait que la fin rejoint le commencement, si bien que l’entité linguistique y disparaît ou se trouve falsifiée. C’est la raison pour laquelle Saussure a essayé de maintenir jusqu’au bout la boucle de l’identification qu’il aurait pu rompre facilement. D’ailleurs, c’est pour éclairer cette irréductibilité essentielle que représentent les unités que Saussure invoque la comparaison avec l’eau et l’air.

Cette comparaison est décrite de la façon suivante dans les cahiers de Riedlinger :

 La description de ce passage se réduit au fur et à mesure qu’on passe de Gautier à Bouchardy, puis à Constantin. On voit que le texte suivant du CLG s’est appuyé sur les notes de Riedlinger :

En apparence, il y a très peu de différence entre les deux textes. Pourtant, on retient que le texte (m) du CLG a supprimé une petite phrase apposée « chaîne intermédiaire qui ne forme pas substance ! ». Mais on pourra se rendre compte que cette petite réserve mise en apposition n’était point superflue mais indispensable, si on lit dans les notes de Gautier le faux commentaire fort substantialiste que « Dans l’eau est le domaine de la phonologie, l’air celui de la psychologie ». Peut-être pouvait-il paraître aussi inutile aux éditeurs d’insister sur le fait que les « unités » font le commencement de la « chaîne ». Quand le vent se lève, des rides se propagent à la surface de l’eau. Mais, comme le souligne l’expression « qui ne forme pas substance ! », cette ondulation n’est réductible ni à l’eau ni à l’air. Il s’agit de ces « phénomènes de frontière »(le deuxième cours) où l’eau et l’air sont liés indissolublement l’un à l’autre. C’est donc un lieu impensable qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre, mais aux deux à la fois. Le langage se révèle ainsi lié étroitement au lieu de l’absence, lequel ne peut se réduire à aucune substance.

Voici une petite conclusion, bien qu’elle soit un peu provisoire : le verbe « créer » a l’acception suivante selon un dictionnaire :

Il s’ensuit que le langage, en tant que «  phénomène de frontière » et « milieu intermédiaire » absent, est l’acte de « créer » par lequel vient à l'existence ce « qui n’existait pas encore ». En d’autres termes, c’est bien l’acte de « créer » qui se trouve au centre de l’entité linguistique. 


[*] NDLR : Version originale parue en japonais, ici révisée et remaniée à l'occasion de la traduction française : « Saussure no ikku o megutte "Ippan gengogaku" to Ippan gengogaku, kogi no mondai » [Sur une phrase de Saussure : des rapports problématiques entre la linguistique générale et le Cours de linguistique générale], in Gendai Shiso [La Revue de la pensée d'aujourd'hui], 1973, vol. I, n°10, Tokyo : Seido-sya, p. 53-71.


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©  janvier 2007 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : NOMURA, Hidéo. Sur le verbe "créer" chez Saussure. Texto! [en ligne], janvier 2007, vol. XII, n°1. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Nomura.html>. (Consultée le...).