Exploiter des données morphosyntaxiques pour l'étude statistique des genres -
Application au roman policier

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II.  Etude de cas : le roman policier

C.  Sous-genres et noyau dur du roman policier

1.  Définition d'un sous-corpus du roman policier français

L'analyse de l'usage des temps verbaux en fonction des dates de parution nous a permis de mettre à jour un sous-genre du roman policier historiquement attesté, le « néo-polar », et nous a montré l'importance de prendre en compte l'évolution historique du genre. Pour aller plus loin dans la caractérisation de ces sous-groupes et voir comment les variables morpho-syntaxiques peuvent donner une image plus précise et plus fidèle du roman policier, il paraît intéressant de sélectionner au sein de l'ensemble des romans dont nous disposons des auteurs particuliers et de faire porter l'étude sur leurs œuvres en particulier.

Pour cela, nous avons retenus dix auteurs présentés comme majeurs et représentatifs des courants du polar, qui sont dans l'ordre quasi-chronologique : Leroux, Simenon, San-Antonio, Malet, Manchette, Boileau-Narcejac, Fajardie, Daeninckx, Pouy, Raynal. Ce choix est cohérent avec une théorie des genres où l'on s'attache aux pratiques, en l'occurrence celle de l'écriture : en sélectionnant des auteurs majeurs, on peut être quasi sûr que leurs successeurs chronologiques les ont lus, et qu'ils se sont positionnés par rapport à ces existants. En outre, il s'agit de romanciers qui font date dans l'histoire du genre policier et ont contribué à sa formation : on obtient ainsi une sorte de colonne vertébrale du polar historiquement attestée. Enfin, avantage non négligeable, nous pouvons ainsi facilement identifier les individus et les relier sinon à des textes, du moins à des styles, des mouvements, des tendances ; il devient alors beaucoup plus facile de valider et de rejeter les analyses faites sur ces « individus-auteurs » par la connaissance particulière que nous avons d'eux.

Nous avons utilisé les romans de ces dix auteurs, dont la liste figure en annexe,  de manière individuelle, ce qui représente 118 individus au total, mais nous avons également créé pour chacun un nouvel « individu-auteur » qui est la moyenne pour chaque variable des valeurs de ses romans. Nous définissons ainsi deux paliers d'analyse, le premier pour un travail plus fin, le second pour une vision plus globale ; le problème se pose, pour l'utilisation future que nous allons faire des « individus-auteurs », de la représentativité qu'ils offrent en regard d'œuvres parfois très éclatées et diverses.

Une analyse en composante principale sur l'ensemble des romans ainsi qu'avec les individus POLICIER et SERIEUX, en utilisant les trois sous-groupes de variables ponctuation, temps et personne, permet de valider ce choix d'auteurs. Dans le graphique ci-dessous, les notations des noms d'individus sont données dans la liste figurant en annexe et correspondent aux trois premières lettres du nom de l'auteur suivies de l'année de parution, avec éventuellement un « -1 » et un « -2 » si plusieurs romans du même auteurs sont parus la même année ; les « individus-auteurs » sont signalés par les suites de trois lettres, qui sont les trois premières de leurs noms :

Nous constatons que le POLICIER tient toujours la place centrale du graphique, et que la position du SERIEUX par rapport à lui est similaire à celle obtenue avec l'A.C.P. pratiquée sur tous les individus. Cette ressemblance montre la pertinence et la représentativité de ce sous-corpus qui ne constitue pourtant qu'un quart du corpus initial pour le nombre de romans et 10 auteurs sur les 166 représentés.

2.  Le difficile positionnement des auteurs entre policier et sérieux

Sur ce sous-groupe d'individus, nous avons fait varier les analyses en y incluant les individus POLICIER et SERIEUX afin de déterminer quels auteurs pouvaient être considérés comme centraux par rapport au genre, et lesquels se rapprochent, par leur écriture, du roman traditionnel. Un premier test a été d'établir une classification des auteurs, d'une part sur toutes les variables et d'autres part sur la base des variables ponctuation-temps-personne déjà définies.


Classification basée sur toutes les variables

 


Classification basée sur les variables ponctuation-temps-personne

Le résultat de cette classification est particulièrement démonstratif, et ce à double titre : en premier lieu, il confirme tout le bien que nous pensions du jeu réduit de variables et de sa capacité à représenter au mieux les variations à l'intérieur du roman policier. On le voit, alors qu'une classification basée sur l'ensemble des variables confine POLICIER et SERIEUX dans un même nœud terminal, le deuxième dendrogramme ne réunit les branches du SERIEUX et du POLAR qu'au nœud le plus élevé.

D'autre part, la répartition des auteurs de part et d'autre de la partition principale ainsi que dans les sous-branches est tout à fait parlante :

-  le plus proche du SERIEUX est Leroux, représentant les parutions les plus anciennes du corpus ;

-  un peu plus près du POLICIER, un groupe formé par Simenon, Malet et Raynal, deux auteurs des années cinquante et un dernier dont on sait que le style a été très influencé par Malet ;

-  en se rapprochant du polar, on trouve Fajardie, Pouy, Manchette et Daeninckx, les auteurs les plus récents du corpus ;

-  éloignés à la fois du SERIEUX et du POLICIER, se trouvent San-Antonio et Boileau-Narcejac, deux auteurs (en fait un vrai-faux auteur et un duo d'auteurs) dont l'écriture particulière leur donne une place particulière, presque à cheval entre roman sérieux et polar.

Afin de confirmer ces éléments de classification, nous avons eu recours à l'autre outil dont nous disposions, qui calcule des scores de similarités, afin de quantifier les rapprochements qui pouvaient être faits entre les auteurs ainsi que les romans et les individus POLICIER et SERIEUX. Pour cela, et afin de pourvoir utiliser l'outil dans un but qui n'était pas prévu initialement, nous avons considéré les pourcentages comme des occurrences de chaque variable, en les multipliant tous par cent pour ne pas obtenir de virgules qui empêchaient l'analyse. Au terme de ce travail, on obtient le résultat suivant :

Auteur

Proximité avec le SERIEUX

Proximité avec le POLICIER

 

score

nb. romans

score

nb. romans

Fajardie

9.91148 E-01

20/23

9.82559 E-01

3/23

Leroux

9.87787 E-01

5/5

9.71932 E-01

0/5

Pouy

9.87642 E-01

8/16

9.84606 E-01

8/16

Daeninckx

9.84450 E-01

4/15

9.90329 E-01

11/15

Manchette

9.72340 E-01

0/8

9.90069 E-01

8/8

Simenon

9.85848 E-01

3/6

9.88530 E-01

3/6

Boileau-Narcejac

9.67815 E-01

2/28

9.88279 E-01

26/28

Malet

9.70878 E-01

0/7

9.83957 E-01

7/7

Raynal

9.19850 E-01

0/8

9.62498 E-01

8/8

San-Antonio

9.10907 E-01

0/2

9.33847 E-01

2/2

On constate que le classement produit est similaire à celui réalisé par StatLab, où Leroux se trouve de nouveau placé au sein du groupe du roman sérieux ; l'indication du nombre de romans classés dans le policier ou le roman sérieux nous permet de nuancer certains classements et de voir que certains auteurs se trouvent à cheval entre les deux genres. C'est le cas en particulier pour Jean-Bernard Pouy, et Simenon, dont les œuvres sont également réparties dans l'un et l'autre genre ; c'est également vrai pour Didier Daeninckx, avec 4 romans sur 15 (27 %) placés du côté du roman sérieux, et dans une moindre mesure pour Frédéric Fajardie.

L'examen des contributions montre également que certains auteurs classés dans le roman sérieux sont plus proches par leur score du policier que des auteurs classés dans le policier, ainsi que le montre le tableau ci-dessous et la représentation graphique qui en résulte :

Auteur

Proximité avec le SERIEUX

 

Auteur

Proximité avec le POLICIER

Fajardie

9.91148 E-01

 

Daeninckx

9.90329 E-01

Leroux

9.87787 E-01

 

Manchette

9.90069 E-01

Pouy

9.87642 E-01

 

Simenon

9.88530 E-01

Simenon

9.85848 E-01

 

Boileau-Narcejac

9.88279 E-01

Daeninckx

9.84450 E-01

 

Pouy

9.84606 E-01

Manchette

9.72340 E-01

 

Malet

9.83957 E-01

Malet

9.70878 E-01

 

Fajardie

9.82559 E-01

Boileau-Narcejac

9.67815 E-01

 

Leroux

9.71932 E-01

Raynal

9.19850 E-01

 

Raynal

9.62498 E-01

San-Antonio

9.10907 E-01

 

San-Antonio

9.33847 E-01

Ces résultats invitent à reconsidérer les oppositions policier/sérieux qui ont pu être faites jusqu'alors : les caractéristiques du roman sérieux ne sont pas propres aux romans du début du siècle, comme nous avions pu le croire dans un premier temps, mais perdurent à travers certains auteurs. Frédéric Fajardie et Jean-Bernard Pouy en sont les exemples-type, dont l'écriture oscille entre le roman policier et le roman sérieux : si leurs scores individuels et ceux de leurs romans les placent du côté du roman sérieux, ils sont dans le même temps plus proches du polar que des auteurs comme Patrick Raynal ou San-Antonio. Ces auteurs attestent le fait qu'après une autonomisation du genre et un rejet du roman traditionnel dans les années 1970, certains ont souhaité en quelque sorte réconcilier roman policier et roman sérieux en empruntant des traits de l'un et de l'autre dans leurs romans.

A l'inverse, certains auteurs comme Daeninckx, Manchette, Boileau-Narcejac et Malet sont positionnés comme très spécifiquement policiers, avec à la fois des scores importants de proximité avec le POLICIER, et une majorité sinon la totalité des romans du côté du polar. Dans ce paysage, San-Antonio et Raynal apparaissent comme des individus à part, marquant leur différence à la fois avec le roman policier et le roman sérieux.

3.  Pour un « noyau dur » du roman policier

La combinaison de traits qui rattachent au policier, dans la dernière analyse, Daeninckx, Manchette, Boileau-Narcejac et Malet, nous permet d'y voir un noyau dur du roman policier, qui donnerait une représentation condensée du genre. Celle-ci ne prendrait pas les auteurs les plus récents pour rejeter les pères fondateurs du genre, mais au contraire exprimerait à la fois les spécificités et la diversité du genre : un genre oscillant entre l'enquête (Malet, Boileau-Narcejac) et le roman noir (Manchette, Daeninckx), entre une écriture psychologisante (Daeninckx et Boileau-Narcejac) et un style plus distant et plus « behavioriste » (Malet, Manchette), dans lequel des auteurs comme Pouy ou Fajardie peuvent faire des incursions et y amener des éléments du roman traditionnel.

Pour vérifier cette hypothèse, nous avons créé un nouvel individu, nommé « POLAR », qui est pour chaque variable la moyenne des valeurs des romans de Daeninckx, Manchette, Boileau-Narcejac et Malet. Nous avons ensuite pratiqué une A.C.P. sur l'ensemble des romans en y incluant les individus POLICIER, SERIEUX et POLAR ; l'analyse en composantes principales porte sur toutes les variables, car il ne s'agissait pas de nous baser sur un jeu restreint qui nous a amené à identifier le « noyau dur », mais à confronter ce noyau à l'ensemble des données opposant roman policier et roman sérieux.


A.C.P. portant sur l'ensemble des variables – axes 1 et 2

Ce graphique est, on le remarque, quasi-identique à celui présenté dans la partie A.1., le poids de l'individu POLAR influençant très peu l'équilibre de l'ensemble. Nous constatons que cet individu se situe dans la prolongation de l'axe SERIEUX-POLICIER en s'éloignant plus encore du SERIEUX et en se positionnant dans le centre du graphique. Il semble donc qu'il soit bien représentatif de la spécificité du roman policier par rapport au roman sérieux et qu'il en constitue une représentation raisonnable.

Cette redéfinition du roman policier par le biais des auteurs, puis au sein des auteurs par un sous-groupe représentatif, nous a ainsi permis de redéfinir un individu prototypique qui ne soit pas la simple moyenne de l'ensemble des romans policiers, mais qui tienne à la fois compte des sous-branches du genre et de son évolution historique. Nous voyons là comment, par un travail d'analyse de plus en plus serré, nous pouvons revenir à l'échelle d'analyse de départ et proposer une représentation qui soit à la fois réduite et enrichie du roman policier, dont nous maîtrisons maintenant la composition. Cet individu POLAR nous renseigne sur le genre lui-même, ses racines profondes et ses modèles ; il est aussi un outil d'analyse qui permet de mesurer les tendances du roman policier et peut appuyer une analyse de type automatique de reconnaissance des genres.

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