SÉMANTIQUE COGNITIVE ET ESPACE

Jean-Michel FORTIS
CNRS /
Université Paris 7 

(Extrait de Rastier, F. (éd.), Sens et Textes, Paris, Didier, 1996)

1. Présentation générale

1.1. L'approche de la sémantique cognitive

Cette étude traite au premier chef des théories qui se proposent d'aborder d'un point de vue psychologique l'usage des prépositions spatiales. Le projet général de ces théories est d'analyser la langue de façon à faire apparaître en elle les représentations et processus cognitifs nécessaires à la production et à la compréhension de ces expressions spatiales. Leur objet peut se résumer ainsi : comment appliquons-nous des expressions aux situations qu'elles décrivent, et en particulier, quelles sont les conditions d'application que nous sommes susceptibles d'extraire de ces situations et qui permettent l'emploi de telle ou telle expression ? Nous verrons dans la suite que l'énoncé des conditions perceptives d'applicabilité d'une expression spatiale sera regardé comme une solution acceptable à la première de ces questions, qui est pourtant plus large.

Ce type d'investigation n'enveloppe pas forcément l'adoption d'une thèse représentationnaliste aussi forte que celle qui identifie le signifié à une représentation. On peut en effet étudier le traitement cognitif qui préside, par exemple, à l'application d'une préposition spatiale sans pour autant identifier les représentations qui interviennent dans ce traitement au signifié des prépositions. Or, le signifié d'une expression et la conceptualisation qui préside à son application possible sont considérés par les théories que nous avons en vue comme équivalents. Comment la représentation des conditions d'applicabilité peut-elle alors être confondue avec le signifié ? Sans doute parce que les prépositions sont regardées comme autant de manières de coder certaines conceptualisations de la réalité externe. La contribution sémantique des prépositions est alors identifiée aux modes de conceptualisation qu'elles imposent, et en cela, la sémantique cognitive reconduit l'assimilation séculaire du signifié au concept (Rastier, 1991 et 1993). Il est d'ailleurs important de noter que cette assimilation est affirmée, quelle que soit la modalité privilégiée pour l'expression du concept (visuelle chez Langacker, propositionnelle chez Jackendoff).

Si le signifié vient se réduire à la représentation, il n'est pas aisé de savoir si la représentation qui est le corrélat d'un signifiant linguistique n'est qu'un aspect de la pensée incarnée par ce signifiant, ou est la pensée même, qui accompagne la production ou la compréhension linguistique. L'orientation transcendantale des sémantiques cognitives fait que ce problème se résout de lui-même : la pensée qui s'exprime dans le langage sert aussi à structurer et filtrer la réalité, d'une manière telle que celui-ci constitue en définive un cadre indépassable de notre connaissance des objets. Dès lors, les représentations sont induites par la langue et en même temps s'expriment dans celle-ci (nous reviendrons sur cette question dans la section V).

Afin de conjuguer la conception des représentations comme structures, et le fait que la pensée est sujette à la variabilité indéfinie des contextes, appréhendés le plus souvent comme des situations de discours concrètes, nos auteurs ont cherché à importer dans la pensée considérée comme processus le maximum de structure. En tout et pour tout, la variabilité contextuelle a pour corrélat mental seulement deux types d'opérations : la modification d'une structure préexistante, modification justifiée de façon interne à cette structure ; la particularisation ou la supplémentation d'une structure préexistante. En ce qui concerne le premier type d'opération, nous verrons plus loin, en abordant l'analyse par Lakoff de la préposition over, que les schémas existants motivent leurs extensions possibles, si bien que la variabilité sémantique se développe de façon acontextuelle. Le second type d'opération est à l'oeuvre chez Jackendoff, lorsqu'il intègre à la structure symbolique qui est le corrélat mental d'une expression, l'information contextuelle qui est soit véhiculée par cette structure, soit simplement exprimable par elle. Ainsi, le syntagme prépositionnel compris dans The ball went under the table sera représenté par deux structures propositionnelles, selon qu'il est interprété comme signifiant un but ou une route (1983, p. 164-6) :

[PATHVIA([PLACEUNDER([THE TABLE])])] et

[PATHTO([PLACEUNDER([THE TABLE])])]

Quant au second type d'opération, il peut être la particularisation ou l'enrichissement d'une image schématique, ou bien l'addition d'une structure symbolique, comme le fait Kintsch, sur la base de principes assez similaires à la théorie de Jackendoff, quand il nous explique que la forme de surface « I'm starved » est produite à partir de la structure (STARVE, I) & (WANT, I, DINNER) (cf. 1974, p. 72).

Nous venons de caractériser l'orientation générale de la sémantique cognitive. Il nous reste à préciser certaines thèses d'arrière-plan, qui donneront au lecteur une idée des opinions qui sont largement partagées au sein de l'école des grammaires à composant spatial. Nous nous intéresserons ensuite à ce que nous pouvons raisonnablement avancer des contraintes perceptives et cognitives facilitant l'emploi d'une préposition. Nous aborderons enfin la conceptualisation impliquée dans l'emploi et la compréhension des prépositions.

1.2. Principes corollaires des grammaires « spatiales »

Outre les partis-pris que nous venons de mentionner, qui définissent une manière d'approcher les faits linguistiques, un certain nombre de principes corollaires de cette approche sont partagés par les tenants de la sémantique cognitive. Certains de ces principes sont plus particulièrement propres aux tenants des grammaires « spatiales », où les représentations iconiques sont, pour le domaine qui nous intéresse, prépondérantes ; c'est leur présentation qui nous occupera maintenant.

Tout d'abord, les représentations iconiques admises ne sont pas nécessairement définies ou consciemment mises en oeuvre. Leur degré d'abstraction fait d'elles des phénomènes quasi visuels sui generis et ainsi les place, semble-t-il, en dehors des objections philosophiques traditionnellement portées à l'encontre d'images quasi visuelles. Or, ces images non orthodoxes ne sont pas incompatibles avec ce que nous savons par ailleurs de l'image mentale comme phénomène absolument original (Fortis, 1994).

Peut-on étendre les représentations imagées au-delà de domaines où la théorie les trouve en parfaite conformité avec leurs objets, comme celui des prépositions spatiales ? Il est clair que la tendance à spatialiser les représentations sous-jacentes aux processus linguistiques entraîne une difficulté particulière dans le traitement du temps. Le temps représenté peut être à la fois le temps des processus mentaux eux-mêmes, lorsque la pensée se prend elle-même pour objet, et le temps contenu dans la prédication elle-même. Or, loin de faire du déroulement temporel un simple paramètre de la représentation résultante, Langacker considère que le processus mental est identique à la représentation elle-même. Dès lors, le temps des opérations mentales et le temps contenu dans la prédication viennent à coïncider, et il faut alors expliquer comment l'élimination du temps constitue plutôt la règle que l'exception. Par exemple, les opérations successives de comparaison sur l'axe vertical impliquées dans le traitement de The hill gently rises from the bank of the river forment le contenu de la prédication rises ; ces opérations sont ensuite synthétisées dans une configuration statique, qui est parcourue séquentiellement dans le verbe rises (elle serait parcourue « d'un seul regard » si rise était employé comme nom). Malheureusement, il n'est nullement aisé de comprendre comment se produit cette saisie statique du temps. Nous reviendrons sur ce point dans la dernière section.

De plus, comme Langacker ne dispose pas de la distinction langue/parole, la saisie fondamentale du temps propre à la langue doit être réitérée autant de fois que le sujet fait référence à cette dimension. Si la chose est vraisemblable lorsque cette saisie constitue le sémantème du mot, elle est plus douteuse lorsque l'analyse traite de formes grammaticales ; faut-il supposer que le sujet met en oeuvre le système complet du temps livrée par l'analyse à chaque emploi, ou bien utilise-t-il de façon plus ou moins médiate cette compétence ? Guillaume, qui oppose système et discours, se garde de dire que le sujet développe le système des temps de sa langue quand il emploie une forme qui présuppose le développement complet de ce système dans le temps de la pensée (cf. Guillaume, 1984).

En l'absence de la dichotomie compétence/performance, nos auteurs semblent voir dans la production et la compréhension d'une forme la réitération des opérations mentales qui en permettent la saisie. En outre, ils ne paraissent pas admettre de formes sémantiquement virtuelles ou incomplètes. C'est ainsi qu'il regardent les termes que la tradition appelle syncatégorématiques comme sémantiquement « complets ». Chez Langacker, un syncatégorème est généralement une structure dépendante dont le site d'élaboration sera particularisé par un catégorème indépendant, mais cette dépendance ne signifie aucunement incomplétude ; le site d'élaboration est simplement une partie de la représentation susceptible d'être particularisée. En outre, la structure qui communique au schéma complexe son mode de visée n'est pas nécessairement la structure indépendante (cf. 1987, p. 277s et 1988).

De même qu'il n'y a pas de représentation sémantique qui, isolée, serait à l'état purement virtuel, les morphèmes grammaticaux peuvent également avoir un contenu sémantique indépendant. Bien plus, les classes de morphèmes peuvent avoir une réalité psychologique, du fait qu'elles ne sont qu'à un degré d'abstraction supérieur par rapport à ces morphèmes. Cela est manifestement vrai chez Langacker, mais est aussi susceptible de valoir pour Lakoff, dans la mesure où il n'impose pas de limite au degré d'abstraction de ses schémas. On notera que, chez Guillaume, la représentation de la partie du discours fait partie intégrante de la représentation totale du mot, et que l'opération mentale, généralisatrice, qui établit cette représentation est homogène à celle qui abstrait, sous un mode de visée particulier, certaines caractéristiques des états de choses. Cependant, cette dernière opération est retenue dans la particularité par une opération inverse d'attention aux caractéristiques de l'état de choses. Ainsi, la double opération de généralisation et de particularisation, qui constitue la matière du mot ou l'idée particulière évoquée, coexiste avec une opération de généralisation pure qui donne au mot sa forme et le fait appartenir à une partie du discours donnée. La distinction forme/matière peut être marquée explicitement par la distinction morphèmes grammaticaux/sémantèmes, mais les opérations qui sont le corrélat psychique de ces classes sont similaires (Guillaume, s.d., p. 9-49). Le mouvement de généralisation permet donc de conférer à tous les morphèmes et aux classes reçues dans l'analyse un corrélat psychologique qui leur communique leur sens.

Le principe de dérivation des acceptions d'un morphème étant cognitif, le rôle de classes proprement linguistiques dans les effets de sens contextuels, tel qu'il est formulé par Rastier (1987), en est diminué d'autant. Il semble que les extensions sémantiques dues au contexte proviennent essentiellement du processus de métaphorisation. Chez Lakoff la métaphorisation paraît refléter l'extension du concret à l'abstrait ; celle-ci passe par l'application de schémas structurant notre perception du monde, comme ceux de CONTENANT, de PARTIES-TOUT, de CENTRE-PÉRIPHÉRIE, à des domaines abstraits. Chez Langacker elle exprime l'intégration du plan objectif de l'énoncé à celui de l'énonciation et aux conditions subjectives de la connaissance objective. C'est ainsi que dans la phrase The guardhouse is through the tunnel, on remarquera d'abord un mouvement subjectif du regard mental objectivé comme un trajet statique, et d'autre part, l'identification du point de référence de ce trajet au lieu de l'énonciation. Chez les deux auteurs, on observera la même prégnance de l'objectivité concrète dans la dérivation d'effets de sens inouïs.

Après cette brève présentation de quelques principes des grammaires à composant spatial, nous en viendrons maintenant au cas plus spécifique de leur analyse des prépositions spatiales.


2. Contraintes
perceptives et cognitives sur lemploi des prépositions spatiales

Les contraintes sont des conditions facilitant lemploi de telle préposition plutôt que de telle autre lorsque les conditions dapplications inhérentes à la situation spatiale relative des objets nemportent pas la décision.

2.1. Le thème et le site

Les prépositions spatiales sont des relations situant un objet, le thème, par rapport à un objet de référence que nous conviendrons dappeler, à la suite de Vandeloise (1986), son site. Dans la phrase « le panier est sur la table », « panier » est le thème et « table » est le site.

Daprès Talmy (1983, p. 230-231), un certain nombre de propriétés sont souvent associées avec le site quoiquelles ne constituent pas des conditions déterminant de manière nécessaire lobjet qui devra faire office de site. Ces propriétés sont notamment le fait davoir des caractéristiques spatiales connues, dêtre localisé de manière moins transitoire, dêtre plus grand, plus complexe géométriquement, moins saillant, et dêtre apparu plus tôt. Cest ainsi que, pour reprendre un exemple de Vandeloise (1986 : 33), la phrase (1) est plus acceptable que la phrase (2) :

(1) La cigarette est à gauche du fauteuil.

(2) Le fauteuil est à droite de la cigarette.

Soulignons-le encore, ces propriétés typiques du site ne sont pas des critères absolus. Il est facile dimaginer un contexte où lacceptabilité de la phrase (2) serait nettement améliorée (une cigarette géante, une indication scénique, une description de tableau, un conte de fée avec des personnages lilliputiens, etc.). Il est vraisemblable que ces propriétés du site concourent en fait à signaler lobjet le mieux connu ou dont la position est la plus aisée à déterminer dans le contexte de discours et dans le contexte perceptif où se trouvent les locuteurs. Un objet immobile, plus volumineux ou déjà reconnu tendra donc à servir de site, tandis quun objet mobile, moins volumineux et nouvellement apparu ou mentionné recevra de préférence le rôle de thème.

Toutes choses étant égales par ailleurs, dans un contexte expérimental où les éléments pragmatiques ou « conversationnels » sont insignifiants, limportance de la discriminabilité de lobjet peut apparaître assez clairement. Dans une expérience très simple où il était demandé de décrire les schémas ci-après, Clark et Chase ont pu observer que les sujets choisissaient majoritairement demployer above pour le diagramme de gauche et below pour le diagramme de droite (voir le résumé de cette expérience dans Clark, Carpenter & Just, 1973, p. 332).

Bien que limportance perceptive du site soit prééminente, il est vrai quun autre facteur intervenait également, à savoir une préférence assez marquéee pour lemploi de above dans les deux cas. Dans ce dispositif simplifié, la description spontanée résulte vraisemblablement de la satisfaction simultanée de deux contraintes (contradictoires pour le second diagramme), cest-à-dire limportance perceptive et la préférence pour la direction ascendante, manifestée par lemploi de above. Le choix de la réponse finale procède sans doute dune pondération différente (et variable avec les sujets) des facteurs en cause qui permette de résoudre les conflits éventuels. En outre, chaque facteur nest pas, par lui-même, nécessaire, puisquil y a des cas où la valeur anaphorique de lexpression désignant le site peut devenir déterminante et faire delle le second argument de la relation.

Un tel système satisfaisant des contraintes multiples répond à ce que Jackendoff (1987b) a baptisé un « système à règle de préférence », système qui opère en particulier au niveau perceptif, par exemple pour effectuer le groupement de formes visuelles suivant les facteurs de proximité et de similarité, et balance leffet des facteurs par des poids qui leur sont attachés, ce qui permet de résoudre déventuels conflits (cf., pour un exemple de groupement obéissant aux lois gestaltistes de proximité et similarité, op. cit., p. 144-5). Un système de ce genre, destiné à la satisfaction souple de contraintes multiples est justiciable dun traitement connexionniste.

Toutes choses étant égales par ailleurs, limportance spécifique de la fixité du site peut aussi être démontrée. Huttenlocher et al. (Huttenlocher, Eisenberg & Strauss, 1968 ; Huttenlocher & Strauss, 1968) ont mis en évidence les difficultés que pouvaient rencontrer des enfants dans une tâche où, suivant une prescription verbale, ils devaient placer des blocs de couleur à différentes hauteurs lun par rapport à lautre. Lorsque le thème était fixe et le site mobile, les performances se trouvaient affectées de façon significative.

Il est intéressant de noter que chez des patients dont la mémoire à court terme est défaillante, placer des objets conformément à la relation spatiale décrite par une phrase savère également plus difficile lorsque le site est mobile et le thème est immobile. Par exemple, un patient, à qui on demande de disposer un bloc noir au-dessus dun bloc blanc, place correctement un bloc noir au-dessus dun bloc blanc si le premier est mobile, mais échouera si le bloc noir est fixe et le bloc blanc mobile (McCarthy & Warrington, 1987 et 1990, p. 293-4). On peut interpréter ce type de performance dun point de vue pragmatique, ainsi que le font McCarthy et Warrington, en attribuant au premier mot de la description la fonction dattirer lattention sur son référent. Cette convention pragmatique serait violée dans la condition mentionnée et requerrait que le sujet retraduise mentalement la phrase en déplaçant le thème au début. Cette interprétation, cependant, est moins générale que celle faisant du site lélément servant de repère, par conséquent lélément le plus connu ou le plus facilement localisé. Il est vraisemblable que dans la condition où il échoue, le sujet doive de toute façon réorganiser mentalement le codage linguistique de la scène, ou changer lancrage imaginaire dans la représentation du mouvement à accomplir, ou les deux, mais ny parviendrait pas, faute de pouvoir maintenir en mémoire la structure (linguistique ou imagée) initiale.

2.2. Les expériences de Clark et Chase (1972)

Il est possible de faire des hypothèses sur la manière par laquelle le sujet accorde une description linguistique à une scène perceptive afin de comparer lune à lautre. Il sagit de savoir, dans les cas où il semble que le sujet doive réorganiser mentalement une scène ou sa description, à quelle stratégie il obéit. Afin destimer les facteurs influençant le codage dune relation spatiale, Clark et Chase (1972) ont demandé à des sujets de juger si des phrases de complexité variable décrivaient correctement une image très simple ; sur limage était figurée une étoile au-dessus ou au-dessous dune croix, et les descriptions fournies comportaient comme variables la préposition choisie (above ou below), la présence dune négation, et lordre des arguments de la relation.

Dans leur modèle, Clark et Chase font les prédictions suivantes : above est le terme non marqué et sera utilisé de préférence ; below nécessitera un temps dencodage supplémentaire ; une phrase négative sera vérifiée plus lentement quune phrase affirmative. Ils supposent en outre que lorsque le dessin est présenté après la phrase, celle-ci détermine la manière dont le dessin est codé ; lorsquil est présenté avant, Clark et Chase présument que le sujet modifie la structure de la relation telle quelle est formulée dans la phrase, de façon à lapparier au codage implicite du dessin. La vérification se décompose dans les étapes suivantes : un temps de base t0 compte pour la durée que prend le traitement de A above B ; un temps supplémentaire a correspond au traitement de below ; à t0 et a sajoute b, la durée du traitement de la négation ; enfin, c et d sont les temps mis, respectivement, pour contrôler lappariement des arguments, et pour vérifier si les deux codes sont tous deux ou non à la forme affirmative ou négative. Dans le cas où la phrase est présentée après le dessin, sajoutent les temps mis pour inverser les arguments de la phrase sils ne correspondent pas au codage implicite du dessin (e) et pour détecter un défaut dappariement des prépositions une fois les arguments du dessin et de la phrase unifiés (f). Ainsi, le temps de vérification de B below A nous donne a, par différence davec le temps de base t0 correspondant à la vérification de A above B ; le temps de vérification de B above A nous donne c, suivant le même principe. Le temps de vérification de B not above A nous permet dévaluer t0 + b + c+ d, et le temps de vérification de A not above B nous livre t0 + b+ d ; par simple soustraction, on en déduit une valeur de c que lon peut corréler à la première. De proche en proche, les valeurs de tous les paramètres peuvent être estimées. Or, on peut vérifier que le décompte des temps de traitement valide assez fortement cette décomposition (et les recoupements de valeurs effectués) plutôt que dautres modèles possibles. Enfin, Clark et Chase rejettent un modèle faisant appel à un codage par limagerie, du fait de linteraction entre la forme affirmative ou négative des phrases et leur valeur de vérité. Selon eux, une image dune phrase affirmative ne se distingue pas dune image dune phrase négative, et par conséquent, ce facteur ne peut pas interagir avec la valeur de vérité.

Si la durée de traitement est bien une manifestation de la façon dont nous privilégions certaines formes dexpression spatiale, on peut dire que les expériences de Clark et Chase nous permettent de discerner un certain nombre de contraintes favorisant une forme de codage linguistique sur une autre.

2.3. La direction

Il semble que la direction ascendante soit favorisée par les sujets. Cette préférence pourrait également provenir de la plus grande familiarité ou fréquence de above, mais il resterait alors à expliquer pourquoi above est plus familier ou plus fréquemment utilisé.

La prégnance de la direction ascendante sexpliquerait selon H. Clark (1973) par le fait que le sol est pris comme repère inférieur de la localisation. Non seulement la prédominance de above en témoigne, mais aussi le fait que les adjectifs susceptibles de désigner une position sur laxe vertical sont pris aussi comme indiquant une direction ascendante ; ainsi, lexpression "high off the ground" est acceptable, mais lexpression high to the ground lest beaucoup moins (un contexte favorisant son acceptabilité pourrait justement correspondre à une situation où le bas ne coïncide plus avec le sol).

Dans le même article, Clark avance que pour les prépositions qui ont un antonyme, le terme non marqué correspond à une direction perceptivement privilégiée, le terme marqué indiquant une valeur négative sur cette direction. À lappui de son hypothèse, il constate que les conditions dapplication dun adjectif référant à une dimension spatiale semblent influencer leur ordre dacquisition, de sorte que, par exemple, le nombre de dimensions de lobjet dont ils peuvent être prédiqués est corrélé à lordre dans lequel ils sont compris par lenfant (la paire tall-short est ainsi acquise avant la paire wide-narrow, et celle-ci avant la paire thick-thin). Clark considère que ce résultat étaye la thèse plus générale que les qualités de lespace perceptif contraignent le traitement des prépositions spatiales.

2.4. Affirmation et négation

Toutes choses étant égales par ailleurs, les sujets traitent plus aisément une phrase affirmative quune phrase négative, et lon peut donc présumer quils préféreront aussi utiliser un code affirmatif pour décrire une relation spatiale qui leur est soumise. De même, Gough (1966) a trouvé que des sujets prenaient 250 msec supplémentaires pour vérifier quune image correspondait bien à une phrase négative quils avaient lue auparavant. Comme le délai séparant la lecture de la fin de la phrase et la présentation de limage était de trois secondes, il apparaissait très peu probable que ce retard fût causé par létape dencodage de la phrase.

Il est intéressant de joindre ces données à dautres constatations faites dans le domaine du raisonnement inductif. En effet, cette préférence pour la formulation positive de linformation peut être rapprochée de lobservation que les sujets considèrent dun biais favorable les informations « affirmatives » qui viennent confirmer une hypothèse ; plus exactement, on a maintes fois constaté que les sujets regardaient comme plus pertinente ou plus valide la corroboration dune hypothèse par une information positive, que linfirmation dune hypothèse alternative par un cas négatif (cf. Richard, 1990, p. 183-206). Au cours de leur évolution cognitive, les enfants semblent passer par un premier stade où ils sont insensibles à la confirmation indirecte que constitue le rejet dune hypothèse alternative, et jusquà dix ans, les enfants persistent à maintenir une hypothèse en dépit dune information négative deux fois plus souvent quils ne conservent une hypothèse infirmée par une information positive (par exemple, si lhypothèse est « petit », si lobjet est grand et linformation est Oui). Certes, ces données concernent au premier chef la logique du raisonnement inductif plutôt que le codage implicite dune représentation visuelle, mais elles suggèrent une tendance générale à favoriser laffirmation.

2.5. Emploi adjectival

Dans certains cas, les prépositions sont employées de manière non relationnelle, cest-à-dire sans que largument dénotant le site soit mentionné. À première vue, cet emploi (que nous qualifierons dadjectival, faute dun meilleur terme) ne se distingue de lusage explicitement relationnel des prépositions que par lellipse dun argument. Or, il semble bien que lellipse du site, et plus généralement du second terme dune expression relationnelle, modifie profondément le traitement de la relation. Que ce soit dans la vérification de phrases comparatives ou locatives, on observe que lellipse du second argument a pour résultat de réduire leffet des qualités perceptives du stimulus sur le traitement des phrases en question.

Ainsi, quand on demande à des sujets dindiquer si la préposition above ou la préposition below décrit correctement la place dune figure sur un diagramme à deux éléments, above perd lavantage qui le favorisait par rapport à below (cf. Clark & Chase, 1972, expérience IV, p. 503s). Il se peut que les prépositions soient alors utilisées comme des index pointant vers une région de lespace plutôt que comme des expressions relationnelles (Clark & Chase, ibid., p. 506).

De même, sil sagit de déterminer lequel de deux stimuli est plus brillant, plutôt que de vérifier si A est plus brillant que B, leffet de conguence se trouve nettement diminué (Audley & Wallis, 1964). À première vue, les deux phénomènes semblent hétérogènes, puisque le premier manifeste la perte par une forme de codage de son avantage systématique, et le second la diminution dun effet contextuel. Nous entrevoyons pourtant entre ce phénomène et le précédent un point commun, à savoir que la qualité perceptive du référentiel ne favorise plus, ou favorise moins, le traitement dune forme de codage.

Bien que nous nayions pas connaissance détudes abordant ce point particulier, nous soupçonnons que le traitement dune préposition employée de manière adjectivale soit plus aisé que lorsque son second argument est explicitement mentionné. À cet égard, il serait intéressant de tester les patients déjà cités de McCarthy et Warrington (1987), afin de voir si lobstacle dun thème immobile peut être surmonté lorsque la requête omet de mentionner le site. Luria (1970) signale le cas de patients qui mésinterprètent systématiquement des phrases telles que le cercle est au-dessus du carré et au-dessous du triangle et semblent attribuer aux prépositions un sens adjectival. Ainsi, ils comprennent le dernier membre de la description citée comme signifiant « et en dessous, le triangle » ; il sensuit quils placent le triangle sous les autres figures (cité par McCarthy & Warrington, 1990, ch. 8, p. 188). On a observé par ailleurs que les plus jeunes enfants ont davantage tendance à négliger lexpression du site, en tout cas dans une condition où la situation est explicite (comme dans Jai mis sur le jaune, au lieu de Jai mis le cube jaune sur le cube vert ; cf. Le Rouzo, 1977, cité par E. Clark, 1984, p. 745). De même, de jeunes enfants trouvent plus aisément le devant dun objet quils ne placent un objet devant un autre (Kuczaj & Maratsos, 1975).

Ces données peuvent indiquer que la mention du site (et peut-être aussi du point de comparaison) rend nettement plus complexe le traitement des relations spatiales (et peut-être aussi comparatives) ; de plus, les résultats de Clark et Chase nous invitent à voir dans le traitement des emplois adjectivaux des prépositions un processus non seulement plus complexe, mais différent par nature. Remarquons en particulier que dans lusage adjectival quils font de la relation spatiale, les sujets nauraient pas besoin de maintenir dans la mémoire de travail lobjet servant de point dancrage.


3. Critères
de sélection et conceptualisation de lespace

Les tenants de la linguistique cognitive cherchent parfois à établir dans quelles conditions perceptives telle préposition sera choisie plutôt que telle autre, mais ils sefforcent aussi de décrire la conceptualisation de lespace en fonction de ces conditions (cf. les travaux de Talmy, 1983 ; Vandeloise, 1986 ; Lakoff, 1987, appendice 2 ; Langacker, 1987a : 140s et 225s ; Langacker & Casad, 1985 ; Hill, 1991). Ainsi, de ce que linclusion partielle du thème dans le site est une condition réelle de lemploi de dans, ils concluent que nous avons un schéma correspondant à un site inclusif ? La conclusion est peut-être incertaine et ces deux projets de la sémantique cognitive ne coïncident pas nécessairement.

Comment passe-t-on de lidée peu contestable que des conditions réelles du monde perçu déterminent en partie le choix dune préposition, à la thèse beaucoup plus forte que les prépositions imposent une « schématisation » du monde ?

Dans les lignes qui suivent, nous exposerons les postulats qui mènent à cette thèse, pour en venir ensuite aux difficultés quelle entraîne.

3.1. Conditions communes et minimales dapplicabilité

Tout dabord, dans la sémantique cognitive, les conditions minimales requises du référent pour permettre lemploi dune préposition sont identifiées à une schématisation de ce référent. Ainsi, la propriété minimale commune aux thèmes des phrases (1), (2) et (3), est dêtre linéaire et au moins unidimensionnel :

(1) The trickle flowed along the edge.

(2) The snake lay along the edge.

(3) There was milk along the edge.

Cest ainsi que Talmy (1983, p. 236-7) en vient à énumérer les schématisations possibles du référent en position de thème : il peut être représenté comme un point, une figure unidimensionnelle et linéaire orientée (« trickle »), la même figure mais non orientée, bidimensionnelle et plate, ou une collection discrète de particules homogènes sur une surface bidimensionnelle (« droplets of milk spilled over a table »), ou encore une collection discrète de particules répandues dans un fond tridimensionnel (« droplets of milk throughout the aquarium »). Si les prépositions impliquent que les scènes perceptives soient conceptualisées dune certaine manière, quand il sagit de décrire une scène perceptive par des moyens linguistiques, la schématisation de la scène doit en retour la conformer aux possibilités expressives de la langue ; autrement dit, lapproche de la sémantique cognitive suggère fortement que les prépositions décrivant des relations spatiales ne sont applicables que si nous conceptualisons ces relations de la manière schématique qui correspond aux conditions communes et minimales dapplicabilité.

3.2. Polysémie et pluralité des conceptualisations possibles

Ensuite, nos auteurs partent généralement dun point de vue sémasiologique. Ils sont donc amenés à constater que les prépositions sont polysémiques, cest-à-dire, de leur point de vue, ont des conditions dapplicabilité variables qui peuvent être hétérogènes, et qui nont pas de caractères communs minimaux. Dans la sémantique cognitive, les variations des processus de schématisation dérivent les unes des autres et motivent les variations apparemment erratiques des acceptions des lexèmes (Lakoff fait grand usage de cette notion de motivation). Les diverses acceptions nétant pas arbitraires, un emploi « excentrique » dune préposition sera relié aux acceptions focales par le biais dune schématisation. Par exemple, alors que les sites de la préposition dans sont généralement des contenants, lextension de lusage de dans à des situations comme « loiseau vole dans le pré » implique, daprès Vandeloise, lintervention dune conceptualisation permettant de dériver cet usage dun sens focal dinclusion. Soit le pré est conceptualisé comme un volume, soit loiseau est représenté par sa projection au sol, et dans les deux cas, le thème est inclus dans le site.

Lappel à une imagerie schématique introduit une liberté considérable dans la manière de penser ces conceptualisations, qui a pour conséquence dautoriser des schémas alternatifs, comme ceux représentés ci-dessus.

Les diverses acceptions dune préposition locative sont regardées comme formant une catégorie non classique, soumise à des effets de typicalité, et éventuellement centrée sur un sens focal. Tantôt lacception centrale est identifiée au prototype de la catégorie (Lakoff, 1987, appendice 2), tantôt elle est lacception la plus générale, en quelque sorte génératrice des autres acceptions, et elle est distinguée du prototype, qui est une conceptualisation plus spécifique (Langacker, 1986b). Létude qui, à notre connaissance, est la plus explicite à cet égard est sans doute celle de Lakoff sur la préposition over (1987, appendice 2). Comme cette étude a lavantage de proposer une analyse détaillée dans lesprit de la sémantique cognitive, et aussi de fournir un exemple de catégorie organisée de manière non classique, nous en reproduirons les résultats essentiels.

Les acceptions de over sont réparties suivant six conceptualisations fondamentales. La première combine les sens de above et across, et sans autre spécification, indique simplement quun objet-thème (ou trajector, noté TR) voyage de part en part au-dessus dun site (ou landmark, noté LM). La deuxième acception est une interprétation statique de over, signifiant à peu près au-dessus de. La troisième acception correspond aux emplois où over se dit dun « trajecteur » qui couvre un site. La quatrième acception comprend les cas où le trajecteur de over est à lui-même son propre site, et regroupe donc les emplois réflexifs de la préposition, tels que dans « Roll the log over ». La cinquième acception indique lexcès, le trop-plein, et se signale par le fait quover est alors préfixé à la racine verbale, comme dans overeat, overflow, overextend. La dernière acception présente selon Lakoff la particularité que le site dover est laction signifiée par le verbe auquel over est postposée. Lemploi de over pour indiquer la répétition est dans ce dernier cas la conséquence dune extension métaphorique du chemin concret que le trajecteur parcourt. La métaphore fait de laction accomplie par le verbe un chemin, dont over indique quil est traversé à nouveau.

Les diagrammes ci-après, baptisés « schémas », représentent les acceptions fondamentales, dont un exemple illustre dans chaque cas la teneur.

Les acceptions peuvent être spécifiées par les traits variables du trajecteur et du site, ou modifiées par lapport sémantique du contexte verbal. Ces spécifications particularisent les schémas fondamentaux, et certaines particularisations peuvent même motiver la dérivation de schémas ; cest ainsi que le sens répétitif de over dans do it over est dérivé de la représentation particulière dun trajecteur passant sur un chemin étendu (deux traits symbolisés respectivement par C, pour « contact », et X pour « extension »). Ces particularisations des schémas fondamentaux produisent elles-mêmes des schémas plus spécifiques. Dans la figure ci-après, nous navons représenté que les particularisations du schéma central, considéré comme le schéma générateur, du fait que tous les autres schémas fondamentaux lui sont reliés directement. Tous ensemble, ils constituent ce que Lakoff appelle une catégorie radiale, et illustrent ce quil regarde comme une forme dorganisation essentielle de nos représentations.

Lapproche embrassée par la sémantique cognitive a de nombreuses implications et pose de nombreux problèmes, qui sont de deux ordres : dune part, la théorie manque de contraintes et les schémas acceptables dans son cadre paraissent jusquà un certain point arbitraires ; par ailleurs, dautres difficultés ressortissent selon nous au fait que ce genre de théorie vise à la fois à décrire a priori les emplois possibles de lexèmes, tout en revendiquant dêtre une théorie psychologiquement plausible. Nous examinerons maintenant ces difficultés.


4. Sur le manque de contraintes de lanalyse en schémas

Une liberté considérable est laissée aux descriptions de la conceptualisation qui est censée intervenir lors du traitement (de la production ou de la compréhension) dune préposition spatiale. Nous avons déjà remarqué que des conceptualisations alternatives sont possibles pour une même phrase (« loiseau vole dans le pré »). Mais dautres sources de difficultés signalent le manque de contraintes inhérent à de telles théories.

4.1. Degré de schématisme des schémas

Dune part, si les schémas particularisant des schémas fondamentaux sont spécifiés à partir des traits minimaux requis par les référents dans le système de la langue, la distinction entre les schémas fondamentaux eux-mêmes nobéit plus à ce type de restriction. Le schéma 1 de over recouvre des particularisations très diverses, et est donc, pris dans toute sa généralité, extrêmement abstrait. Lakoff a dailleurs soin de souligner que la figure qui le représente le spécifie encore trop, et par conséquent quon ne doit pas la prendre pour une figuration adéquate de lapport sémantique de ce schéma. Sil existe des représentations à ce degré de schématisme, on ne voit pas pourquoi on devrait distinguer un schéma 1 et un schéma 2. Lappel à une différence intuitive claire entre le schéma 1 et le schéma 2, à savoir le contraste entre une conceptualisation statique et une représentation du mouvement, ne suffit pas, parce que les représentations dun degré élevé de schématisme pourraient nêtre pas conscientes ; ainsi, il se pourrait que leur niveau de schématisme les place au-delà du niveau privilégié de traitement conscient.

À linverse, les représentations permettant de reconnaître les conditions dapplication dune préposition (ici les schémas) pourraient être plus spécifiques. Dans la théorie dite contextuelle de la catégorisation (Medin & Schaffer, 1978), lappartenance dun patron de propriétés (objet ou situation) à une catégorie est décidée essentiellement à partir de la similarité de ce patron à un ou plusieurs exemplaires individuels de cette catégorie. Selon cette théorie, le prototype de la catégorie nest pas construit ou activé lors de la catégorisation, ni chaque propriété considérée indépendamment des autres.

Enfin, la conceptualisation pourrait être plus spécifique que la représentation dune situation schématique, mais moins spécifique que celle dun exemplaire individuel. Une remarque de Talmy (1983, p. 271) nous suggère ce problème. Il nexiste pas en anglais de préposition exprimant exactement la traversée dun plan surmonté dun élément matériel ou dune multiplicité dobjets considérés comme une masse uniforme (champ de blé). Si un locuteur anglophone emploie through, il néglige le fait que le trajet passe par un plan, et sil emploie across, il néglige lélément matériel qui domine le plan. La conceptualisation active dans le traitement dune préposition pourrait donc impliquer des composantes « superflues ». Il en va de même si nous prenons en considération les manières quont différentes langues dexprimer la même situation. Lorsque lallemand dit Ich steige die Treppe hinauf, impose-t-il une conceptualisation absolument distincte du français Je monte lescalier, faisant ressortir avec une saillance différente différents aspects de la même situation (ici léloignement, indiqué par hin), ou bien nassocie-t-il que conventionnellement une phrase à une conceptualisation semblable à celle du locuteur français ? Dans ce dernier cas, soit lon considère que des morphèmes (comme hin) ne sont pas conceptualisés par le locuteur allemand, soit le locuteur français schématise la phrase susdite dune manière plus spécifique que ce quelle requiert strictement. Le choix de lune de ces solutions devrait être justifié théoriquement.

4.2. Spécification complète et spécification minimale

Même en admettant que les propriétés de lobjet-thème qui sont conceptualisées doivent appartenir aux caractéristiques pertinentes reçues dans la langue, au système de spécifications que celle-ci requiert, les schémas demeurent encore insuffisamment contraints. En effet, la contribution sémantique de la préposition nest pas assez clairement distinguée de celle du contexte. Un étude locale partant dun lexème particulier, comme celle de over, aura alors tendance à intégrer aux acceptions du lexème en question les traits sémantiques potentiellement actualisables dans des contextes. En revanche, une étude plus globale du système de la langue tendra sans doute à répartir la contribution sémantique des lexèmes (ou des morphèmes) plus équitablement, comme cest le cas chez Langacker. Lakoff est dailleurs conscient de ce problème, comme en témoigne le passage suivant :

Prenez, par exemple, une phrase comme Sam walked over the hill (...). Nous pouvons considérer quover, dans cette phrase, est représentée par le schéma 1 de la figure 1 [voir ici la figure correspondant au schéma 1], lequel est spécifié au minimum ; nous pouvons considérer que linformation supplémentaire est ajoutée par lobjet et le verbe. Ainsi, une colline est verticale et étendue (VX) et marcher requiert un contact (C) avec le sol. Appelons cela linterprétation de la spécification minimale. De la même façon, nous pouvons regarder over dans la figure 1, telle quelle est spécifée au minimum, comme engendrant tous les schémas pleinement spécifiés (...). Daprès cette interprétation de la spécification complète, il est loisible de considérer over dans Sam walked over the hill comme ayant la spécificité complète du schéma 1.VX.C (...). Le verbe walk remplirait la spécification de contact (C), et lobjet direct hill remplirait la spécification dobjet étendu et vertical (VX). La différence réside dans la question de savoir si le verbe et son objet direct ajoutent linformation VX et C, ou sils lui correspondent [whether they match it]. (1987, p. 420)

Il semble que Langacker, quant à lui, adhère à linterprétation de la spécification minimale, en ce que la dimension temporelle est, chez lui, inhérente au verbe. Plus exactement, lécoulement temporel, le flux temporel per se, la continuité des maintenant, sont propres au sens des verbes. En revanche, dans sa terminologie, une préposition profile, cest-à-dire fait ressortir, actualise, une relation de façon telle que lécoulement temporel y est spatialisé en une trajectoire.

Pour Langacker, cette manière de décrire lapport sémantique des prépositions a une portée psychologique. La façon dont la préposition représente le temps implique que les positions que le trajecteur occupe au cours du temps sont saisies suivant un mode spécial de visée intellective, que Langacker baptise inspection récapitulative (summary scanning). Les verbes sont traités par une autre opération cognitive dans laquelle lenchaînement des états du trajecteur par rapport à son site est représentée de manière non cumulative, de sorte que « lactivation dun état commence à décliner à mesure que celle de son successeur est initiée » (1986b, p. 26).

Par opposition à linspection récapitulative, ce type de processus cognitif est appelé « inspection séquentielle » (sequential scanning). Linspection séquentielle et linspection récapitulative relèvent de limagerie conventionnelle, dans le sens que cette imagerie est constitutive du contraste sémantique que lon trouve, en anglais, par exemple entre la préposition across et le verbe cross. Notons que lanalyse de Langacker implique bien que le contraste soit sémantique, quoiquil laisse entendre ailleurs que across et cross diffèrent non par le « contenu conceptuel » mais par le mode dappréhension de ce contenu, cest-à-dire par la nature de linspection mentale qui « accède » au concept (1987b, in 1991, p. 80 ; tr. fr., avec un exemple différent, p. 132).

Il est important de noter que linspection récapitulative ne sexerce pas forcément sur des objets simples, ou dont la configuration est embrassée dun seul coup doeil mental. Considérons en effet les deux phrases suivantes :

(a) There is a bridge across the river.

(b) A hiker waded across the river.

Elles nous livrent deux acceptions de la préposition across, lune, présente dans la phrase (a), figure le trajecteur comme occupant « tous les points sur un chemin qui mène dun côté du site primaire (la rivière) à lautre. » Tandis que dans lautre, « le trajecteur occupe encore tous les points sur le chemin qui mène dun côté du site primaire à lautre, mais ne le fait que successivement au cours du temps. » (1986b, repris et modifié dans 1991, p. 22)

Dans la phrase (a), across exprime une relation stative, tandis que dans la phrase (b), across exprime un relation atemporelle complexe. Ces deux relations sont figurées dans le diagramme ci-après.

Le choix dune conceptualisation atemporelle ou temporelle des prépositions comme over ou across dépend donc de la théorie générale de la catégorisation grammaticale que lon adopte. Chez Langacker, la dimension temporelle caractérise la catégorie générale des verbes, qui désignent des processus, alors que les noms renvoient à des choses ou à des relations et processus réifiés, et les prépositions à des relations (1987b). Si la théorie grammaticale que lon adopte contraint la description sémantique de lexèmes ou de morphèmes isolés, est-il juste de considérer que cette contrainte a aussi une portée psychologique?

4.3. Sur la relativité linguistique des modes de conceptualisation

Dans quelle mesure limagerie conventionnelle repose-t-elle sur des modes de schématisation privilégiés universellement partagés? En guise de première approximation, nous avançons avec Levelt (1989, p. 48s) lidée que le système de référence de la localisation des objets pourrait prétendre à luniversalité. Ce système contient un thème, un site, éventuellement un site secondaire et trois types de relation entre lorigine du repère et le site (cf. Vandeloise, 1986, pour la distinction entre ces systèmes de référence et Levelt, 1989, ibid.).

originesiteobservateurtiersobservateurla table est devant moile chat est derrière larbre

(site sans orientation intrinsèque)tiers?le chat est devant le fauteuil

(site avec orientation intrinsèque)

Outre la manière dont peuvent être conceptualisées des scènes diverses, les langues se différencieraient par la manière dont des schématisations similaires sont réparties entre les prépositions.

Sans augmenter la théorie de contraintes supplémentaires, il nest pas toujours aisé de faire la différence entre la conceptualisation et la répartition des acceptions. Prenons comme illustration la préposition gaba, du hausa (cf. Hill, 1991, daprès Ismail, 1979). Certains de ses emplois correspondent à notre préposition devant ; toutefois, lorsquun objet sinterpose entre le locuteur et le thème (à supposer que ce dernier reste visible) le locuteur Hausa emploiera gaba, alors que nous utiliserions de préférence derrière. Le locuteur anglais a donc tendance à situer les objets par rapport à lui (à faire usage dune imagerie déictique, selon les termes de Hill), alors que les Hausas manifestent une plus grande propension au décentrement. Il est vrai que, ainsi que Hill le remarque, il arrive que nous employions devant dans une situation semblable toutes les fois que le mouvement du locuteur est orienté dans la même direction que laxe devant-derrière. Faut-il alors poser que, lorsquil emploie gaba, le locuteur hausa se projette dans le site et localise ensuite le thème, ou bien quil introduit un élément dynamique dans la conceptualisation? Dans ce dernier cas, la répartition des emplois seule diffère.

4.4. Validité psychologique de la conceptualisation

Le rôle de la psychologie pourrait être de tester les hypothèses avancées par la linguistique cognitive. Vandeloise (1986, p. 49) reconnaît ainsi que le rôle de la psychologie serait dans certains cas de suppléer au manque de contraintes de la sémantique linguistique, en déterminant par exemple, des deux conceptualisations citées plus haut pour « un oiseau vole dans le pré », laquelle est effectivement mise en oeuvre par le sujet.

Il nen demeure pas moins que les hypothèses de la linguistique cognitive sont avancées en loccurrence sans tenir vraiment compte des théories psychologiques du concept, hormis le fait de prendre acte de la théorie non classique de la structure des catégories, à savoir que lappartenance à une catégorie sémantique obéit à des critères disjonctifs qui entretiennent entre eux une certaine ressemblance plus ou moins directe.

Outre les problèmes soulevés ici, plusieurs questions touchant la plausibilité psychologique des hypothèses de la sémantique cognitive demeurent ouvertes. Premièrement, la catégorie est-elle structurée ainsi quon le suppose ? Il sagit de savoir si la catégorie a ou na pas de schéma central ou de schéma prototypique, et si le schéma central et le schéma prototypique coïncident.

Deuxièmement, il faut déterminer linfluence de la structure de la catégorie sur le traitement. Est-ce que la phrase The board is over the hole est comprise en fonction du schéma 1 ? Et sinon, est-on justifié de conserver à ce schéma la centralité que la théorie lui assigne ? Cuykens (1988) considère que lhypothèse dune activation globale de la catégorie over est peu plausible et, en conséquence, propose den modifier la structure, rejetant en particulier la centralité du schéma 1. Cependant, la structure globale pourrait être partiellement activée.

Par suite de ce manque de contraintes, voire tout bonnement de préoccupations psychologiques, nous pouvons légitimement douter que les analyses de la sémantique cognitive constituent une théorie psychologique du traitement des prépositions. Dautres facteurs interviennent dans ce traitement, qui ne découlent pas nécessairement de la conceptualisation de la scène perceptive considérée. Un exemple suffira à illustrer notre propos.

Les locuteurs du tagalog, qui disposent pourtant dun ensemble dexpressions locatives spécifiques, utilisent rarement ces expressions et ont davantage recours au lexème sa qui recouvre ainsi les acceptions de ces expressions. Ainsi, plutôt que de préciser si un objet est sur (sa ibabaw), ou dans un autre (sa loob), ils préfèrent généralement dire quil est « à » un autre (sa). Lemploi de sa peut-il pour autant dépendre exclusivement dune conceptualisation très abstraite des relations spatiales? Nous ne le pensons pas, car lorsque la situation de communication le requiert, une préposition spécifique est employée, par exemple, sil sagit dindiquer à quelquun de passer sur (sa ibabaw) ou sous (sa ilalim) un pont.

Il se trouve que le tagalog possède une voix verbale spéciale, appelée voix locative (marquée par le suffixe -an), qui autorise de placer au nominatif (signalé par lindicateur ang) tout syntagme prépositionnel avec sa à la voix « active ». Par exemple, avec la racine verbale lagay (« mettre ») :

Ilagay mo ang pinggan sa palanggana : mets lassiette sur/dans la bassine (voix « active »).

Nilagyan niya ng pinggan ang palanggana : il a mis lassiette sur/dans la bassine (voix locative).

La voix locative est assez fréquemment utilisée. Nous pouvons dès lors supposer que la non spécification de la relation spatiale est due aussi à lexistence de cette voix, qui ne permet pas de conserver la spécification de cette relation. Les locuteurs seraient dès lors accoutumés à cette sous-spécification, pour autant quelle ne donne lieu à aucune ambiguïté dans la situation de communication.

Cet exemple nous invite à considérer la conceptualisation comme une condition non suffisante de lemploi dune préposition particulière.


5. Sujet
psychologique et sujet transcendantal

Les réflexions qui précèdent suscitent le constat suivant : dans son orientation actuelle, la sémantique cognitive nest pas une théorie du traitement des prépositions mais plutôt une recherche des conditions a priori de nos représentations du monde qui permettent lemploi de ces prépositions. Quand ces conditions sont conçues comme constitutives de nos représentation du monde, et ne servent pas seulement à déterminer lapplication du langage aux objets, la sémantique cognitive se tient au plus près de la problématique du sujet transcendantal.

Le sujet transcendantal est lorigine où les conditions dexistence du réel tel que nous nous le représentons sont conçues comme déterminant ces représentations. Il correspond à un sujet antérieur au sujet psychologique, à un sujet pour lequel la structure objective ou descriptible en troisième personne conditionne les représentations du sujet psychologique. Cette structure est conçue comme une catégorisation et une structuration du monde qui sopère suivant des formes fondamentales de la prédication. Par conséquent, les conditions de la structuration du monde sont également les formes de la prédication qui servent darmature logique à nos représentations. Cette idée a pour conséquence que la philosophie transcendantale dun Kant ou dun Husserl a une orientation descriptiviste, plutôt quempirique.

Il nous semble que Langacker est lauteur qui a le plus daccointances avec la philosophie transcendantale. Chez ce dernier, les conditions objectives fournissent à la conceptualisation linguistique son champ dexercice. Or, cette conceptualisation utilise des processus qui sont aussi constituants de cette réalité objective. De plus, malgré son objectivisme avoué, sa théorie des processus cognitifs est développée de manière a priori, en ignorant superbement les acquis de la psychologie.

Dans certains cas, les conditions de possibilité de lexpérience sont clairement à loeuvre dans la conceptualisation linguistique. Ainsi, les opérations de scanning déterminant la signification de above et below sont identiques à celles identifiant la relation dénotée par les prépositions (1987a : 225). Dautres analyses nous renvoient à la Mannigfaltigkeit kantienne, au divers de lexpérience, cest-à-dire au réel non structuré par lentendement et les formes de la perception. Par exemple, la représentation de la limite virtuelle dune forme globale permet de se représenter un accident qui en rompt luniformité, et constitue aussi le principe de la catégorisation linguistique dune chose en tant que [DENT] ou [BUMP] (1987a, p. 194-5).

Ensuite, les « choses » sont caractérisées comme des figures formées au sein de régions ontologiques ; de fait, la définition de ces domaines obéit à des critères ontologiques plutôt que linguistiques (flash appartient ainsi aux domaines Field of vision, Brightness, Time ; cf. 1987a, p. 191). Les notions de « région », « domaine » et « chose » constituent dailleurs autant déléments dune ontologie formelle au sens husserlien, cest-à-dire dune théorie prescrivant lorganisation générale des catégories dentités matérielles. Mais alors que Husserl concevait ces catégories de lontologie formelle comme des catégories « logiques », Langacker les considère manifestement comme des processus cognitifs. Il tend en effet à objectiver ce que Husserl regarde comme les outils dune science descriptive, concernée non par des questions de fait mais par des « généralités dessence ».

En outre, la complexification sémantique est identifiée à la complexification cognitive. Nous avons déjà présenté les notions dinspection récapitulative (summary scanning) et dinspection séquentielle (sequential scanning). Or, ces deux types de processus peuvent se recouvrir et se combiner, en se prenant lun lautre comme objet. Par exemple, lorsque Langacker analyse le procès dénoté par rises dans la phrase (déjà mentionnée en 1.2) The hill gently rises from the bank of the river, il distingue trois niveaux de traitement : au premier, les positions successives des points de lentité sont repérées dans une inspection récapitulative ; au deuxième, les positions repérées sont comparées entre elles par le même processus, afin que soit représentée lorientation de lobjet ; enfin, ces comparaisons, embrassées ensemble, forment une configuration complexe, représentée comme stable dans le temps. Cette configuration déployée dans le temps est à son tour lobjet dune inspection séquentielle, puisque rises est un verbe. Il sensuit quil ny a pas dans cet emploi de rises de procédé linguistique de métaphorisation, mais une « subjectification », cest-à-dire une projection dans lobjet même des processus cognitifs utilisés pour le construire (1987a, p. 262-7). Nous avons déjà remarqué que cette subjectification constituait une source importante de variation sémantique. Notons maintenant quelle rappelle fortement la notion dapparence transcendantale, que Kant avait définie dans des termes assez similaires comme lapplication de maximes de la raison qui « font prendre la nécessité subjective dune liaison de nos concepts, exigée par lentendement, pour une nécessité objective de la détermination des choses en soi. » (1944, p. 253)

Langacker accorde une grande importance à la « subjectification ». Ce concept lui permet en effet denraciner de nombreux phénomènes linguistiques dans des processus cognitifs qui interviennent lors de lappréhension dobjets externes. En cela, Langacker se conforme à lorientation générale des linguistes cognitivistes comme Jackendoff et Lakoff, qui voient dans la conceptualisation des objets et des propriétés perceptifs la base des conceptualisations « abstraites ».

La subjectification permet par exemple à Langacker de rendre compte de lévolution des verbes dits modaux (will, must, may, can) en montrant que le contenu dynamique de ces verbes est transféré, au cours de lhistoire de langlais, à lévénement postposé (She must leave) (1990 in 1991, p. 333s). La même subjectification, mais à des degrés divers, sobserve pour aller ou go, depuis leurs acceptions interprétables de manière spatiale, jusquà leur emploi comme quasi auxiliaires de temps. Il y a ainsi une gradation dans la subjectification, qui se révèle par limportance croissante de la situation temporelle de lénonciation comme point de référence, et laffaiblissement conjoint de linterprétation spatiale. Ainsi, dans

(1) Elle va fermer la porte.

le référent de Elle peut encore être interprété comme se mouvant dans lespace jusquau point où il accomplit le geste de fermer la porte. En revanche, dans la phrase suivante (2), cette lecture nest guère possible, et lextension au domaine temporel sest déjà produite. Le « conceptualiseur » transfère alors à lévénement lui-même le parcours mental quil effectue sur la dimension temporelle à partir dun point de référence donné :

(2) Un tremblement de terre va détruire cette ville.

Une étape supplémentaire est franchie lorsque ce point de référence est identique au moment de lénonciation comme dans (3) :

(3) She gonna close the door. (1990 in 1991, p. 330s)

Dans la mesure où les principes de la représentation du monde sont à loeuvre dans la conceptualisation linguistique, les signifiés linguistiques sont différenciés selon les conditions du monde qui satisfont (par excellence, dans les exemples de Langacker) les lexèmes. Par exemple, [HEAR] a deux sens, selon que la prédication accentue la saillance du son lui-même ou de la source sonore (Langacker, 1984 in 1991, p. 194-5). Le problème irrésoluble de la polysémie pour une sémantique vériconditionnelle est écarté par le recours, non aux états de choses désignés par la prédication linguistique, mais aux représentations du monde imposées par limagerie conventionnelle dune langue. La phrase : Suzanne a une cigarette dans la bouche nest donc pas (prise de manière littérale) fausse, mais correctement appliquée à une situation où les parties des objets sont conçues par limagerie conventionnelle avec une saillance inégale. Cette différence entre les conditions de validité et leur transformation par limagerie est caractérisée par Langacker comme une « divergence entre zone active et profil » (ibid., p. 191), étant entendu que le profil est un mode dappréhension des relations entre les entités réellement désignées par la prédication ou « zones actives » (dans lexemple ci-dessus, une partie de la bouche de Suzanne et une partie de la cigarette). Cela suppose que le langage accentue, estompe, abstraie ou schématise ce qui est donné à une compréhension ultime du réel qui pourtant le prend pour instrument.

Ce cercle est propre à la philosophie transcendantale : les formes qui, chez Kant, structurent lexpérience (les catégories), sont aussi les formes de la prédication (des jugements). De sorte que le langage sappuie sur lui-même et dépasse éventuellement ses propres pouvoirs, mais ne le fait que suivant les formes ultimes dappréhension quil institue.

Lidée de décrire des structures (linguistiques) en les considérant a priori motivées par des principes cognitifs est au fond la contrepartie moderne dun projet plus ancien qui était, chez Kant, dénoncer les principes qui communiquent à notre expérience du monde sa cohérence et son unité.

Pas plus quil ny a, chez Kant, de chose en soi au-delà des phénomènes qui obéissent à ces principes, il ny a chez Langacker de réalité décelable autrement que par lélaboration linguistique. Or, cette orientation entraîne que les processus étudiés par la psychologie eux-mêmes soient négligés au profit dune description a priori des principes cognitifs.

Dans quelle mesure des structures et des processus qui interviennent de jure dans la compétence sémantique des locuteurs sont-ils mis en oeuvre de facto ? Telle est la question insistante à laquelle nous conduisent ces théories a priori.

Conclusion

Les problèmes épistémologiques posés dans cette étude viennent essentiellement des rapports entre linguistique et psychologie.

Lorientation dune sémantique qui tâcherait de décrire les principes cognitifs motivant la structure de la langue la conduit, nous lavons vu avec Langacker, à décrire ceux-ci a priori. Le degré de liberté accordé à de telles théories du point de vue empirique est dès lors considérable, dautant quelles ne retirent pas du partage de leurs objectifs avec la psychologie le bénéfice quon attendrait .

Cependant, nous ne pensons pas que la principale faiblesse de ces théories réside dans ce manque de contraintes en soi, mais plutôt dans leur inspiration vériconditionnelle : les acceptions des lexèmes y sont en effet constamment définies par rapport aux conditions du monde, mais conceptualisées ; ce qui introduit la question de la spécificité de ces acceptions et de leur structure catégorielle. Dans cette optique, en effet, la description des signifiés nest pas contrainte du point de vue linguistique, comme elle lest pour la linguistique différentielle. Nous sommes donc en présence dune approche définitionnelle et sémasiologique du signifié, qui cherche à identifier le signifié hors de tout contexte, et à le pourvoir dun contenu recouvrant à la fois les effets sémantiques possibles dans tout contexte, et les connaissances sur le monde quil enveloppe.

Malgré la variété des théories sémantiques, certaines conceptions communes et, à notre avis, peu raisonnables, sont donc largement répandues, et font obstacle à une clarification préalable des problèmes.


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©  décembre 1996 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique :  FORTIS, Jean-Michel. Sémantique  cognitive et espace. Texto ! décembre 1996 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Fortis_Espace.html>. (Consultée le ...).