Alain HERREMAN : ÉLÉMENTS D'HISTOIRE SÉMIOTIQUE DE L'HOMOLOGIE


Chapitre II. L'analyse sémiotique des textes

La suite de cette introduction est consacrée à l'exposé de nos principes sémiotiques. Il convient de bien distinguer deux types d'analyses que nous mènerons conjointement. La première consiste à considérer les textes comme des systèmes de signes. Elle reprend, avec des différences importantes que nous expliciterons, quelques éléments de la théorie du langage de Hjelmslev (glossématique). Dans la seconde, qui sera exposée ensuite, nous nous intéressons aux énoncés dans lesquels l'auteur prend lui-même en considération les signes qu'il utilise.

A. Les textes comme systèmes de signes

A.1 Signes et système sémiotique

Définition de l'expression

L'historien des mathématiques est confronté à des textes. Selon l'époque qu'il étudie, la nature des textes dont il dispose varie et avec elle celle des problèmes que pose leur étude. Or, un texte se présente comme un ensemble de marques graphiques et c'est là une manifestation objective. A partir de là nous pouvons distinguer des expressions, c'est-à-dire des segments ou plus généralement des groupements de marques. Nous ne tiendrons généralement pas pour distinctes deux marques quand l'une prend une majuscule parce qu'elle se trouve au début d'une phrase ou qu'elle est coupée par un retour à la ligne etc. Nous ne tiendrons pas non plus compte des transformations que la grammaire de la langue leur fait subir. Ce sont là autant de variantes d'une seule expression. Une expression est donc un ensemble de marques graphiques identifiées suivant des principes qui ne requièrent en général que la connaissance de la grammaire de la langue naturelle dans laquelle le texte est écrit. Il n'y a pas là de difficultés compte tenu des langues dans lesquelles les textes de notre corpus sont écrits. Nous n'allons, bien sûr, pas considérer toutes les expressions d'un texte ; nous nous limiterons à celles qui interviennent dans les énoncés relatifs à l'homologie. Les expressions que nous considérons sont constituées d'un ou plusieurs mots : "variété", "-chain", " dimensional simplex", "set of circuits" ou encore des notations , , , . Pour bien distinguer les expressions considérées en tant qu'expressions nous les écrirons entre deux barres obliques : /variété/, /-chain/, // etc.

Définition du contenu

Mais un texte mathématique n'est pas seulement un ensemble d'expressions ; il est aussi composé de segments pourvus d'une signification. Or, il est évident que la notion d'expression est insuffisante si l'on veut attribuer une signification à des segments tels que :

"bornons-nous aux cycles non bouclés"
"the intersection of and "
"the vertices of the complex"

En tant qu'expression, /cycle/ ne peut être "bouclé", // et // ne peuvent avoir d'"intersection", /complexe/ est composé de lettres mais pas de sommets...

Comme nous n'entendons pas épuiser tous les niveaux de signification d'un texte, nous devons circonscrire et définir le niveau de signification que nous allons considérer. Au lieu de la notion vague de signification, nous convenons d'associer à chaque expression un contenu défini par toutes les relations qu'entretient cette expression avec d'autres expressions du texte considéré au sein de segments pourvus d'une signification. Ainsi, dans les exemples précédents, le contenu associé à l'expression /cycle/ est tel qu'il puisse être "bouclé", le contenu de l'expression // supporte une relation d'intersection et le contenu de /complexe/ peut avoir des "sommets". Nous nous noterons entre crochets le contenu associé à une expression : [cycle], [] etc.

Il importe de faire ici plusieurs remarques.

Suivant ces principes, et comme cela ressort des exemples que nous avons donnés, nous ne réduisons pas les mathématiques à leurs formules ou à ce qu'il est courant d'appeler un "langage symbolique" ; nous considérons aussi bien les expressions de la langue naturelle.

Il n'est fait a priori aucune hypothèse ontologique sur la nature des contenus. En particulier, nous n'avons pas repris le traditionnel triangle sémiotique commun à la plupart des théories linguistiques. Il nous a pas semblé nécessaire d'introduire a priori un référent, mais nous le verrons s'introduire en cours d'analyse.

Définition de la fonction sémiotique et du signe

Nous avons défini l'expression et le contenu. Ce dernier a été introduit dans la perspective de rendre compte de l'attribution d'une signification aux différents segments d'un texte. Mais toutes les expressions n'entretiennent pas le même rapport avec leur contenu. Nous appellerons ce rapport une fonction sémiotique. En introduisant une telle fonction sémiotique nous nous donnons la possibilité d'apprécier son rôle, notamment dans les relations d'homologie.

L'expression, le contenu et la fonction sémiotique définissent à eux trois un signe. Nous noterons les signes en italique. Ainsi, cycle est un signe, ayant pour expression /cycle/, un contenu et une fonction sémiotique qu'il nous faudra décrire et qui dépendront du texte considéré. Il est commode de représenter un signe par un schéma dans lequel la fonction sémiotique peut être représentée soit par un trait soit par une flèche :

Nous ferons souvent l'abus d'appeler "signe", "expression", "contenu", "fonction sémiotique" une occurrence particulière, quand ces notions désignent par définition un ensemble d'occurrences.

La description des signes, avec les limites inhérentes à notre définition, permet de reconsidérer certains des différents courants qui sont intervenus dans le développement de l'homologie, qu'il s'agisse de la géométrie, de la théorie des équations, de l'algèbre moderne ou de la théorie des ensembles (il faudrait ajouter la théorie des fonctions, la géométrie algébrique et la théorie des noeuds que nous n'aborderons pas ici).

Le système sémiotique d'un texte

Nous tâche sera, en partie, de décrire les signes et leurs fonctions sémiotiques dans les textes de notre corpus, avec les limites que nous avons précisées quant aux signes que nous étudions et quant à la détermination de leurs contenus. Nous ne considérerons pas tous les signes d'un texte, mais ceux qui interviennent dans les relations d'homologie. Décrire ces signes à partir de leurs relations mutuelles, c'est ce que nous appelons décrire le système sémiotique du texte. Ainsi, notre objectif est-il de décrire le système sémiotique de textes de notre corpus, de comparer ces systèmes sémiotiques et d'en tirer un certain nombre de conséquences épistémologiques et historiques.

L'intérêt de connaître les fonctions sémiotiques

L'association de quelques types de fonctions sémiotiques à chaque texte détermine tout un ensemble de questions. Qu'en est-il par exemple de la transmission des fonctions sémiotiques d'un texte à l'autre? A quoi correspond un corpus de texte partageant les mêmes fonctions sémiotiques? Cela correspond-il à une communauté linguistique? Une communauté géographique? Une époque? Ou cela est-il tout à fait indépendant de ces catégories et ne se transmet-il d'aucune façon? Existe-t-il des fonctions sémiotiques qui aient été totalement absentes et qui ont surgi à un moment précis? D'autres disparaissent-elles? Qu'en est-il de la simultanéité de ces apparitions ou disparitions dans différents textes? Ce ne sont là que quelques-unes des questions auxquelles il est possible de proposer des réponses et qui pourront être ensuite confrontées à celles proposées par d'autres approches. Nous en aborderons certaines, d'autres, notamment celles en rapport à une grande échelle de temps, à d'autres parties des mathématiques (théorie des fonctions, arithmétique, géométrie différentielle, géométrie algébrique etc.), ou relatives à la totalité de l'oeuvre d'un individu (Poincaré, Veblen, Alexander, Lefschetz...) ne le seront pas ici.

Le contenu et ses limites

Nous avons restreint la détermination du contenu d'un signe aux relations que ce signe entretient avec les autres signes au sein d'un même texte. Il est certain qu'un signe n'est pas seulement en relation avec les signes du texte considéré : il est pour chaque lecteur un élément de systèmes sémiotiques bien plus vastes. Selon l'époque, la culture etc., un mot, une notation ont une histoire dont on ne peut totalement faire abstraction même quand ils sont redéfinis. Le signe + que Poincaré utilise pour noter la relation entre les termes d'une homologie n'est pas vierge et appartient à une longue tradition qui détermine pour une part le choix de cette expression et les propriétés de ce signe. De même /espace/, /variété/, /complex/, /chain/ etc., sont autant d'expressions qui s'inscrivent dans un vaste système de références englobant d'autres textes mathématiques ou non, des lettres échangées, des conférences, des conversations etc., et qui contribuent à leur signification. Une analyse exhaustive devrait donc rapporter la détermination du contenu d'un signe à un corpus allant bien au delà d'un texte unique. Mais cette extension est très vite arrêtée par de nombreuses difficultés et le texte est le plus grand corpus dont nous sommes assurés qu'il est commun à tous ses lecteurs. En limitant notre description à un texte nous obtenons donc un noyau de caractérisations que chacun pourra compléter suivant ses propres perspectives, en étendant son corpus en conséquence et avec les conséquences que cela comporte sur la maîtrise des analyses.

Nousne ferons donc pas appel aux Mémoires de Poincaré pour décrire le contenu d'un signe dans un livre de Veblen, comme nous ne ferons pas appel à ce livre, ou à ceux de Mac Lane, de Spanier etc., dans notre analyse des Mémoires de Poincaré. En revanche, nous ne nous priverons pas de comparer les signes et les fonctions sémiotiques des textes qui auront été décrits indépendamment.

A.2. Les plans de l'expression et du contenu

Le plan de l'expression

Nous avons introduit le contenu d'une expression parce qu'il apparaît vite que la notion d'expression est très insuffisante pour rendre compte de l'attribution de la moindre signification à la plupart des segments d'un texte. Les expressions peuvent néanmoins en tant qu'expressions entretenir des relations entre elles. L'expression /set of circuits/ dérive par exemple de l'expression /circuit/, et cela sans qu'il soit besoin de considérer leur contenu. De même les expressions // et // dans le segment "the vertex of ", ont une relation indépendamment de leur contenu. Le plan de l'expression d'un texte est alors l'ensemble de ses expressions considérées avec leurs relations en tant qu'expressions.

Parmi celles-ci, il convient de distinguer celles qui sont des unités ; c'est-à-dire celles dont dérivent d'autres expressions sans dériver elles-mêmes d'aucune. Ainsi, /circuit/ et //, dans nos exemples, ne dérivent elles-mêmes d'aucune autre expression. Il est toujours facile et parfois intéressant de repérer ces unités d'expression. Pour l'étude du plan de l'expression nous nous attacherons principalement à la structure du lexique et des notations : leurs unités, les modes d'engendrement des termes à partir des unités etc. Ces éléments peuvent être décrits et comparés entre eux et aux autres structures que nous allons définir.

Les plans de contenu

Sur le modèle de la définition du plan de l'expression, nous pouvons définir le plan de contenu comme étant l'ensemble des signes considérés avec les relations qu'ils entretiennent au niveau de leur contenu. Ainsi, le segment "the points of the complex" établit une relation entre les signes point et complex. Or, ce n'est ni l'expression ni le contenu du signe point qui appartient à l'expression /complex/ : la relation relève du plan de contenu.

Suivant cette définition, un texte n'a qu'un seul plan de contenu, mais celui-ci n'est pas nécessairement connexe : il peut exister des ensembles de signes tels qu'aucun signe de l'un n'ait de relation au niveau du contenu avec un quelconque signe de l'autre. Nous appellerons donc plutôt plan de contenu une composante connexe du plan de contenu précédemment défini. Un texte peut dès lors avoir plusieurs plans de contenus. Ainsi, si notre texte contient les segments "the points of the complexe" et "a cell of the complex", les signes point, cell et complex ont des contenus qui relèvent d'un même plan. Si ce texte contient par ailleurs le segment "a matrix whose elements are integers", nous aurons probablement à distinguer un autre plan de contenu.

L'analyse des textes de notre corpus nous a conduit à distinguer quatre plans de contenu, que nous avons convenu d'appeler :

- géométrique
- arithmétique
- ensembliste
- algébrique

Ces appellations ont été choisies pour être conformes avec un certain usage. Mais ces différents plans seront définis et c'est exclusivement sur la base des caractéristiques que nous aurons retenues que nous déciderons si un contenu donné relève d'un plan ou d'un autre. En aucun cas nous ne pensons recouvrir toutes les acceptions qui peuvent êtres données à ces adjectifs, pas plus que nous n'entendons donner des définitions pertinentes pour tous les textes de l'époque que nous considérons et moins encore pour d'autres époques.

Nous avons ainsi choisi de considérer qu'un signe a un contenu algébrique quand son expression a elle-même la fonction d'un contenu, ce qui revient encore à dire que certains segments du texte instaurent des relations qui relèvent du plan de l'expression. Par exemple, dans le segment "the vertex of ", l'expressions // fait bien partie de l'expression // ; la relation établie par "the vertex of " peut être considérée sur le plan de l'expression. Les signes et ont donc un contenu algébrique. Les raisons pour lesquelles nous appelons "algébrique" ce type de contenu sont évidentes, mais nous n'entendons pas pour autant suggérer que l'algèbre se définit par le fait de considérer de tels signes, ni qu'elle ne considère que de tels signes. Une partie de notre analyse des Mémoires de Poincaré montrera qu'ils font intervenir de manière essentielle le plan de contenu algébrique. Nous pourrons en caractériser le statut et le comparer à celui qu'il a dans d'autres textes, notamment ceux d'Alexander et de Lefschetz. Nous serons en particulier conduits à analyser le rôle des combinaisons linéaires, , par lesquelles ce plan de contenu intervient. Cela permettra déjà de mettre en évidence d'importantes différences entre nos textes.

Nous considérons qu'un signe a un contenu ensembliste quand les seules relations dans lesquelles il intervient sont l'intersection, l'union et l'inclusion.

Un de nos principaux résultats sera de montrer que ce plan de contenu ne se manifeste dans aucun des textes de notre corpus. L'article de Vietoris de 1927, que nous avons déjà cité, aurait été un exemple de texte où il intervient et c'est, à notre connaissance, le premier texte traitant d'homologie où il en est ainsi. Le livre de Lefschetz, publié en 1930, montrera, lui, qu'il peut être absent de textes plus tardifs. En revanche, si l'on ne se restreignait pas aux travaux relatifs à l'homologie, certains articles de Cantor, de Schönflies, de Brouwer, d'Alexandroff etc. seraient des exemples de textes qui font intervenir le plan de contenu ensembliste. Si la considération de ce plan de contenu ne permettra donc pas de dégager des différences significatives entre nos textes (il aurait fallu pour cela considérer l'article de Vietoris), il nous permettra en revanche de découvrir que sa manifestation dans les textes relatifs à l'homologie aura été tardive. Nous avons ainsi un moyen d'apprécier de manière un peu précise l'influence du développement de la théorie des ensembles sur celui de la topologie.

Nous n'avons pas cherché à donner une caractérisation spécifique du plan de contenu arithmétique. Compte tenu de notre corpus, il suffisait pour nos analyses de considérer que les nombres relatifs avaient un contenu arithmétique. Il ne nous a pas été possible de mettre en évidence des différences significatives entre le contenu de ces nombres suivant les textes. Il n'en serait certainement pas de même avec un autre corpus.

Quant au plan de contenu géométrique, les caractéristiques que nous avons retenues seront dégagées en cours d'analyse. Nous accorderons une attention particulière à la distinction entre contenus ensembliste et géométrique. Nous verrons par exemple que les expressions /set of points/ ou /set of simplexes/, qui jouent un rôle essentiel dans nos textes, ont un contenu géométrique et non pas ensembliste. On pourrait en revanche montrer que l'expression /Menge von Simplexen/ a bien un contenu ensembliste dans l'article d'Alexandroff "Simpliziale Approximationen in der allgemeinen Topologie" publié en 1925 (qui ne concerne pas directement l'homologie). Nous montrerons plus généralement que le plan de contenu géométrique intervient dans tous les textes de notre corpus, mais nous verrons que son statut n'est pas pour autant toujours le même.

La poly-isotopie des textes

On peut s'attendre à ne trouver dans les textes scientifiques et particulièrement dans les textes mathématiques qu'un très petit nombre, voire un unique plan de contenu, alors que les textes littéraires en contiendraient de nombreux. Les relations entre les plans (expression et contenu) seraient très simples et stéréotypées pour les premiers, complexes et variées pour les seconds. Cette simplicité supposée ne résiste pas à un examen attentif. Les textes de notre corpus font tous intervenir au moins deux plans de contenu. Notre étude sémiotique des relations d'homologie consistera d'ailleurs dans une large mesure à étudier comment un texte mathématique peut être poly-isotopique, c'est-à-dire comment coexistent et s'articulent plusieurs contenus dans un même texte, voire dans un même signe. Nous montrerons, par exemple, que le signe variété des Mémoires de Poincaré a non seulement un contenu géométrique, mais qu'il a aussi un contenu algébrique et même un contenu arithmétique. C'est certainement là une caractéristique très remarquable et que nous étudierons précisément. Nous verrons aussi, avec l'analyse du livre de Veblen, un texte dont les signes ont un double contenu, arithmétique et géométrique et dans lequel tout l'art de son auteur a consisté à donner des définitions qui soient conformes à cette ambivalence, c'est-à-dire, en définitive, à découper les plans de contenu arithmétique et géométrique de manière à les rendre isomorphes. Bien que l'homologie qu'il définit modulo réponde à cette exigence, cette ambivalence ne sera pas parfaite : l'orientation, les "homologies par division" etc., compromettront la symétrie du système sémiotique de ce livre. Un texte qui, en revanche, offre un exemple accompli d'une semblable ambivalence est donné par une lettre des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.

L'invariance des plans de contenu

Un plan de contenu étant a priori propre à un texte, il faudrait le distinguer suivant les textes, et ainsi distinguer par exemple, le plan de contenu géométrique d'un texte de Poincaré de celui d'un texte de Lefschetz. L'introduction de ces distinctions ne ferait qu'ajouter en confusion sans contrepartie. Nous montrerons en effet que leur fonction, leur statut, leurs relations mutuelles etc. peuvent varier d'un texte à l'autre, mais que ce n'est pas le cas de leurs principales caractéristiques. C'est ainsi qu'il a été possible d'adopter pour chaque plan des définitions communes à tous les textes de notre corpus. La permanence de ces ensembles de caractéristiques n'est donc pas un principe posé a priori, mais un résultat que nous établirons au fur et à mesure de nos analyses. Cette permanence tient certainement à la période relativement courte sur laquelle s'étend notre corpus. Savoir si elle serait toujours vérifiée sur une plus longue période incluant des textes de l'antiquité grecque, chinoise etc. reste néanmoins une question ouverte.

Comparaison du plan de l'expression et des plans du contenu d'un texte

Le plan de l'expression et les différents plans de contenu d'un texte décrits, il est possible de comparer leurs structures et de mettre ainsi certaines correspondances en évidence. Comme pour le plan de l'expression, il importe de repérer les contenus qui sont, relativement à leur plan et à un texte, des unités de contenu. La description du plan de l'expression et celle des plans de contenu étant indépendantes, il est intéressant d'étudier les correspondances qui peuvent exister entre eux.

Chaque texte faisant intervenir plusieurs plans de contenu, l'étude de ces correspondances permet d'apprécier l'adéquation du plan de l'expression avec chacun d'eux. En particulier, si les unités d'expression correspondent aux unités du plan de contenu géométrique plutôt qu'à celle du plan de contenu arithmétique, on relativise ainsi la part globale de chaque plan dans le système sémiotique du texte.

Comparaison des plans et comparaison des textes

Un des principaux intérêts de la connaissance des systèmes sémiotiques est qu'elle permet la comparaison les textes entre eux. Nous verrons en effet qu'un même plan de contenu n'a pas la même fonction selon les textes et que les relations des divers plans entre eux peuvent varier d'un texte à l'autre. Il est ainsi possible d'observer l'évolution du statut des plans de contenu géométrique, arithmétique, algébrique et ensemblistes dans le traitement de l'homologie, cela dans les limites des définitions que nous avons adoptées. Par exemple, l'introduction dans le premier Mémoire de Poincaré du plan de contenu algébrique est certainement, quarante ans après la définition des nombres de connexion par Riemann, un événement dans l'histoire de l'homologie. Néanmoins le statut de ce plan change et le plan de contenu géométrique, omniprésent dans les Mémoires de Poincaré, s'estompe progressivement (nous le verrons par exemple dans l'article d'Alexander de 1926) jusqu'à disparaître complètement dans certains textes à la faveur des plans de contenu ensembliste ou algébrique (par exemple Mayer 1929, Tucker 1933).

Ce sont là quelques-uns des thèmes historiques et épistémologiques que la comparaison des correspondances entre les plans d'expression et de contenu des textes de notre corpus permet d'aborder. Si le retrait de la géométrie, le développement du plan de contenu algébrique, et la généralisation de l'influence de la théorie des ensembles sont déjà connus dans leurs grandes lignes, l'approche sémiotique donne un sens bien défini à chacun de ces termes, aux changements qui leur correspondent, et elle permet de les analyser plus en détail. De plus, si le rôle de la théorie des ensembles dans le fondement des mathématiques a été très tôt et depuis longtemps investi par des logiciens, des mathématiciens, des philosophes et des historiens des mathématiques, il n'en est pas de même de son influence dans le développement même des concepts (des signes...) et des méthodes mathématiques. C'est là pourtant, selon nous, un thème majeur de l'histoire et de l'épistémologie des mathématiques au xxe siècle.

A.3. Comparaison avec la théorie du langage de Hjelmslev

Les quelques éléments de sémiotique que nous venons d'introduire sont pour l'essentiel repris de la théorie du langage de Hjelmslev. Néanmoins, notre propos n'est pas d'appliquer fidèlement la glossématique à l'analyse des textes mathématiques. Le projet de la glossématique est bien plus vaste que le notre. Les différences portent sur au moins trois points essentiels : 1º) nous étudions exclusivement des textes, 2º) ce sont des textes mathématiques et 3º) nous les étudions dans une perspective historique. Ces différences nous ont conduits à ne pas reprendre certains des principes de Hjelmslev. Nous allons nous arrêter sur les plus importants afin de mieux faire ressortir les caractéristiques de ceux que nous avons adoptés.

La théorie du langage de Hjelmslev et la parole

La plupart des linguistes du début du xxe siècle ont développé des théories du langage dont le principal objet était les langues naturelles. Dans ce cadre, Saussure énonce explicitement la primauté de l'oral sur l'écrit :

"Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l'unique raison d'être du second est de représenter le premier ; l'objet linguistique n'est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet. Mais le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé dont il est l'image, qu'il finit par usurper le rôle principal ; on en vient à donner autant et plus d'importance à la représentation du signe vocal qu'à ce signe lui-même. C'est comme si l'on croyait que, pour connaître quelqu'un, il vaut mieux regarder sa photographie que son visage".

C'est un préjugé qui a aussi été exprimé par Bloomfield :

"les systèmes très élaborés de geste par exemple, ou de langage des sourds-muets, les codes à signaux, l'usage de l'écriture, de la télégraphie, etc. se révèlent être, après examen, de simples dérivés du langage."

Il l'est aussi par Gadamer :

"Certes, par rapport à la langue (Sprachlichkeit), l'écrit (Schriftlichkeit) apparaît comme un phénomène second. En effet, le langage qui recourt aux signes de l'écriture se réfère au langage véritable, celui du discours (Rede)."

Plus récemment, Eco a pu considérer que cette primauté de la langue parlée était un trait caractéristique de la linguistique moderne :

"C'est une classification des signes écrits qui prévaudra tout au long de l'histoire de la linguistique et de la philosophie du signe : en un certain sens, ce n'est qu'avec la linguistique moderne que l'on a explicitement posé la primauté de la langue parlée".

Ainsi, les langues naturelles étant considérées avant tout comme des productions orales et l'écrit n'en étant qu'un produit dérivé, la plupart des linguistes se concentreront sur les langues parlées en s'inspirant bien souvent de la phonologie . Hjelmslev n'a, lui non plus, pas complètement échappé à cette orientation :

"Le linguiste peut et doit concentrer toute son attention sur la langue parlée et laisser à d'autres spécialistes, et principalement aux logiciens, la tâche d'étudier les autres structures linguistiques."

Il n'a cependant pas restreint sa théorie aux langues naturelles, et l'une des caractéristiques de la glossématique est de vouloir considérer ces langues comme des systèmes sémiotiques parmi d'autres et ainsi, de développer une orientation qui avait été suggérée par Saussure. Hjelmslev a ainsi introduit un ensemble de distinctions essentielles, que nous avons repris en partie, et il a proposé des analyses exemplaires de systèmes de signes très simples qui ne sont pas des langues naturelles. Cependant, en développant sa théorie à partir des langues naturelles, fut-ce à des fins heuristiques, Hjelmslev y a introduit des principes et des caractéristiques liés à celles-ci. Sans l'ériger lui même en principe, et en le récusant même, il a néanmoins laissé pénétrer dans sa théorie cette préséance de la langue parlée sur l'écriture. Le nombre important d'études qu'il a consacrées à la phonétique en est déjà un indice, et ce sont surtout ses continuateurs qui s'attacheront à l'analyse d'autres systèmes sémiotiques : le système de la mode vestimentaire écrite, la littérature, le cinéma, la peinture, la publicité, l'architecture etc. Cette préséance, que nous n'entendons pas discuter en général, ne peut être maintenue si l'on veut appliquer une théorie sémiotique à notre corpus de textes mathématiques.

Quelle que soit la période sur laquelle il travaille, l'historien des mathématiques étudie des textes et ses analyses doivent en tenir compte. Sans affirmer que les mathématiques se réduiraient elles-mêmes à une activité strictement scripturale (il suffit de les pratiquer un peu pour s'en rendre compte...), nous avons cependant choisi de les considérer telles qu'elles se présentent : c'est-à-dire comme un ensemble de textes. Ce choix est en partie une contrainte historiographique. Mais notre sujet et notre période présentent sur ce point une particularité que nous avons déjà soulignée : le support par lequel l'historien connaît les mathématiques qu'il étudie coïncide dans une proportion très favorable avec le support par lequel les mathématiques ont été développées et communiquées par les mathématiciens de l'époque considérée : Veblen, Alexander, Lefschetz, Alexandroff etc. lisent certainement les Mémoires de Poincaré dans les revues où ils ont été publiés et dans lesquelles nous les lisons nous-mêmes. Nous en voulons pour preuve certains renvois à des énoncés accompagnés du numéro de page et dont il est facile de vérifier la concordance avec le texte que nous avons.

Par ailleurs, les mathématiques s'offrent en contre-exemple de cette préséance de la parole sur l'écriture : il suffit de considérer les "formules mathématiques" qui ne dérivent généralement pas d'une expression orale. Les manifestations du plan de contenu algébrique que nous rencontrerons en donneront d'autres exemples. Nous verrons, en effet, que si les mathématiques ne doivent pas être réduites à leurs textes, il n'est pas non plus possible de les en dissocier totalement. Car de même que les textes anciens peuvent faire références à des cailloux, des baguettes etc., nous montrerons (par la considération des combinaisons linéaires) que certains textes de notre corpus font référence aux expressions mêmes qui les composent. Il y aurait ainsi quelques traces d'encre dans le ciel des idées mathématiques...

Parole et langue, procès et système, texte et système sémiotique

Hjelmslev introduit dans ses travaux la distinction entre procès et système et reprend ainsi, en la précisant, l'opposition fondamentale entre parole et langue. La parole serait quelque chose comme l'ensemble des faits observables, les phénomènes sur lesquels le linguiste fondent ses théories. La langue serait la structure sous-jacente induite par l'analyse de la parole : la langue se manifeste dans la parole, et elle est, pour Saussure, l'unique objet de la linguistique.

Le procès est le terme qui correspond chez Hjelmslev à la parole chez Saussure. Celle-ci n'est pas pour lui nécessairement orale : le procès peut être un ensemble de textes, l'enregistrement du carillon d'une horloge pendant une journée, les différents états d'un feu de signalisation observés pendant un certain temps, les mimiques qui accompagnent un discours, des monuments etc. Le recours à ce mot indique d'ailleurs la volonté d'introduire un terme qui ne privilégie aucune substance d'expression (orale, écrite, etc.). Dans notre travail, le procès sera toujours un texte (un article ou un livre) et nous n'avons donc pas jugé utile d'introduire un autre terme.

Le système est la structure induite par l'analyse du procès. L'analyse est conduite suivant des principes que Hjelmslev entend déterminer complètement. En particulier, le rapport entre le système et le procès doit être arbitraire et adéquat :

"les données de l'expérience ne peuvent jamais ni confirmer ni infirmer la validité de la théorie, mais seulement son adéquation à l'expérience"

Hjelmslev attribue a priori au système un certain nombre de propriétés d'invariance. Il considère notamment que des corpus différents peuvent déterminer un même système. Ainsi, un individu parle la même langue à des moments différents de la journée, de sa vie etc. La langue est aussi commune à tous les individus qui la parlent. Elle est de plus indépendante de la substance de son expression : elle reste la même qu'elle soit écrite, parlée, télégraphiée, mimée etc. :

"la substance ne peut en elle-même définir la langue. On doit concevoir qu'il est possible que des substances radicalement différentes du point de vue de la hiérarchie de la substance soient rattachés à une seule et même forme linguistique. La relation arbitraire entre la forme linguistique et le sens en fait une nécessité logique."

ou encore :

"L'expérience confirme toutefois que n'importe quel système d'expression linguistique peut se manifester par des substances d'expression extrêmement différentes."

Le système a donc une existence qui transcende un ensemble de conditions qui seraient dès lors contingentes et inhérentes à ses manifestations. Cette conception permet aussi d'accorder le système avec d'autres traits fondamentaux du langage telle que la communication ou la possibilité de former des énoncés nouveaux et néanmoins conformes au système d'une langue que nous connaissons. Ce sont là autant de principes fondamentaux qui sont repris dans d'autres théories, notamment en grammaire générative.

Mais ces invariances retenues par Hjelmslev sont, à notre avis, autant de décisions a priori, d'ordre épistémologique ou historiographique, relatives à l'indépendance du système sémiotique. Or, nous entendons au contraire revenir sur ces diverses indépendances ; nous ne saurions donc les adopter en principe. Le fait que nous mettions en évidence des manifestations du plan de contenu algébrique va déjà à l'encontre du principe selon lequel le système sémiotique est indépendant de sa substance d'expression.

Nous sommes donc conduits à adopter une conception du système sémiotique plus restreinte que celle de Hjelmslev. Ainsi, puisque nos procès sont exclusivement des textes, le système sera toujours ce que nous avons appelé le système sémiotique d'un texte. C'est là le seul système que nous reconnaissons. Il est donc exclusivement rapporté à un texte et nous ne lui attribuons a priori aucune existence au delà du texte considéré. En particulier, nous ne supposons pas que le système sémiotique soit invariant à travers l'histoire des mathématiques, ou seulement dans les textes de topologie, nous ne supposons pas non plus qu'il soit partagé par un groupe de personnes, ni même qu'il soit invariant à travers l'oeuvre d'un auteur. Ces invariances sont autant de questions historiques et épistémologiques qui demandent à être étudiées et auxquelles nous espérons contribuer par ce travail.

Les signes ayant un contenu algébrique

Nous venons de voir que la considération du plan de contenu algébrique conduisait à nuancer l'indépendance du système par rapport à sa substance d'expression. Cela n'est pas en contradiction avec la théorie de Hjelmslev, puisque l'existence de ce plan de contenu n'y est pas reconnue. C'est, là encore, un point fondamental sur lequel nous nous démarquons de sa théorie. En effet, pour Hjelmslev, "un "signe" est d'abord et avant tout un signe de quelque chose d'autre". Il exclut ainsi les signes qui n'ont qu'un contenu algébrique, c'est-à-dire les signes dont le contenu se confond avec leur expression. Or, nous ne voyons pas de raison de mettre à part des signes qui sont fréquents dans les textes de notre corpus. Cela d'autant plus qu'ils se mêlent à d'authentiques signes, au sens de Hjelmslev, et qu'ils ne sont pas nécessairement distingués par les auteurs. Nous en verrons un exemple avec le signe variété dans les Mémoires de Poincaré.

Ne pas reprendre ce principe admis par Hjelmslev est d'autant plus nécessaire qu'il est lié à sa conception des mathématiques, auxquelles il réserve une place à part des langages :

"Nous proposons d'appeler systèmes de symboles ces structures qui sont évidemment interprétables, puisqu'on peut leur rattacher un sens de contenu, mais qui ne sont pas biplanes".

Il accorde ainsi a priori une spécificité aux signes mathématiques et développe une théorie du langage qui intègre donc ce préjugé. Or, selon nous, un des intérêts de l'analyse sémiotique est de permettre une analyse des mathématiques qui ne leur accorde pas a priori une spécificité. C'est elle, notamment, qui est en jeu dans la place particulière que Hjelmslev réserve aux signes qui ne sont pas le "signe de quelque chose d'autre" ; il était donc impératif que sur ce point aussi nous nous démarquions de lui.

Rappelons à ce propos que la glossématique développe un projet (une théorie universelle), des concepts et une épistémologie qui sont très nettement influencés par l'algèbre et la logique du début du xxe siècle. Hjelmslev se réfère notamment aux travaux en logique de Russell, de Hilbert, de Carnap... et partage avec Tarski l'idée de caractériser les langues naturelles par leur intertraductibilité.

Une autre raison pour laquelle Hjelmslev réserve une place particulière aux signes qui ne désignent pas quelque chose d'autre, vient du principe selon lequel un signe s'analyse en "figures" (encore appelées "taxèmes de l'expression" ou "composantes de signes"). Rappelons de quoi il s'agit.

Une remarque fondamentale de la phonologie est que l'analyse d'une chaîne parlée signifiante conduit à des entités (les phonèmes), dépourvues de signification. Reprenant cette remarque, Hjelmslev affirme que la langue n'est pas qu'un système de signes, puisqu'"un "signe" est d'abord et avant tout un signe de quelque chose d'autre" et qu'"au cours d'une rigoureuse analyse continue (...) nous passons du signe à des parties de signes qui ne constituent pas en elles-mêmes des signes". Il est ainsi amené à distinguer des signes et des figures, ces dernières étant des unités dépourvues de signification. On voit ce que cette distinction doit à l'analyse des langues, aussi bien parlées qu'écrites cette fois, puisque dans l'écriture alphabétique les lettres ne sont pas, en général, des signes. Mais il n'y a, pourtant, pas non plus de raison que nous reprenions ici le principe de l'analyse des signes en figures.

Considérons, par exemple, le segment "la variété " extrait d'un Mémoire de Poincaré. est bien un signe puisqu'il est "un signe de quelque chose d'autre" et pourtant, il n'est pas possible de le décomposer en figures. De plus, quand Lefschetz note une cellule de dimension , les lettres qui composent cette expression sont chacune le signe d'un sommet de la cellule. Ce ne sont donc pas non plus des figures et pourtant ce sont les plus petites unités auxquelles on arrive par l'analyse du signe . Les textes mathématiques offrent ainsi de très nombreux exemples de signes pour lesquels, en dépit d'"une rigoureuse analyse continue", nous ne passons pas "du signe à des parties de signes qui ne constituent pas en elles-mêmes des signes".

La distinction entre les signes et les figures, le refus de considérer des signes sans contenu sont autant d'échos du privilège accordé à l'étude des langues naturelles et à une idée a priori sur la nature des signes mathématiques. Il faut accepter que l'expression d'un signe puisse en être aussi le contenu. Les figures sont ainsi des signes parmi d'autres. Suivant cette définition, une langue est à nouveau un système de signes. Cela ne retire rien à l'importance de la remarque selon laquelle l'analyse continue d'une langue naturelle conduit à des signes sans contenu (autre qu'algébrique), même s'il faut peut-être la restreindre aux langues qui ont justement une expression écrite...

Ainsi, la plupart de ces distinctions sont en définitive liées à la distinction entre langage et non langage qui parcourt l'oeuvre de Hjelmslev. Se fondant sur cette dichotomie, il considère et cherche à caractériser les signes, les fonctions sémiotiques, les plans, les systèmes etc. propres aux langages. Le système du carillon d'une horloge qui ne sonne que les heures ou le système des feux de signalisation routière sont pour lui des exemples de systèmes de signes qui ne sont pas des langages. Mais pour des analyses qui n'entendent pas s'appliquer à tous les systèmes sémiotiques mais seulement à un certain corpus de textes mathématiques rapportés à notre projet, cette distinction n'apparaît pas pertinente.

Forme et substance

L'indépendance de la langue par rapport à son support ou à sa substance d'expression conduit Hjelmslev à distinguer au niveau de l'expression une forme et une substance. La forme d'expression se manifeste dans une substance, mais elle est indépendante de celle-ci et, comme nous l'avons déjà signalé, des substances d'expressions différentes (écrit, phonique, gestuelle, signaux sonores etc.) peuvent définir la même forme d'expression.

Distinguer une forme et une substance graphique ne ferait apparaître, dans notre cas, aucune opposition pertinente puisque l'écrit est un trait commun à tout notre corpus. L'étude des contraintes imposées par la substance de l'expression (sable, phonique, encre, électronique) sur ses formes possibles et ses conséquences sur les correspondances entre plan d'expression et de contenu, sur les propriétés des signes et en particulier sur leur reproduction et leur transmission nous semble néanmoins pertinente pour l'histoire et l'épistémologie des mathématiques, mais nous ne pourrons la développer dans ce travail.

La distinction entre forme et substance est bien sûr reprise du Cours de Saussure, mais Hjelmslev la systématise et l'étend au plan du contenu. Ainsi distingue-t-il une forme du contenu et une substance du contenu. Les deux plans ont dès lors des structures identiques qui permettent d'envisager leur permutation au point qu'il ne soit finalement plus possible de les distinguer :

"Dans le signe linguistique, le signifiant et le signifié sont deux faits complémentaires, interchangeables et exactement égaux ; il serait erroné d'attribuer à l'un des deux plans une priorité par rapport à l'autre, et de vouloir prétendre que l'un des deux plans soit subordonné à l'autre et non inversement."

"Le rapport entre forme et substance est arbitraire au même titre que celui entre contenu et expression : l'arbitraire du signe se trouve ainsi dédoublé d'un arbitraire entre forme et substance dans chacun des plans."

"Les deux plans de la langue (...) offrent dans leur structure une analogie parfaite."

"En effet, une des thèses que nous allons soutenir (...) implique, à certains égards, une relation analogue entre la substance du contenu, la forme du contenu, la forme de l'expression et la substance de l'expression"

Un des exemples que donne Hjelmslev de plans de contenu ayant même substance mais des formes différentes est celui du spectre des couleurs dont le découpage n'est pas le même en gallois et en français :

Cette substance du contenu implique à notre avis l'idée d'un sens, d'une nature ou d'un monde communs (introduisant, ou au moins faisant écho, à une dimension ontologique) : les couleurs seraient les mêmes pour tous les individus et s'offriraient comme un "continuum amorphe" dont les différentes langues proposeraient simplement des découpages (formes) différents. Sans entrer dans le détail de cette discussion, il nous semble que l'on pourrait aussi bien analyser cet exemple en trois systèmes mis en correspondance (le systèmes des couleurs en français, le système des couleurs en gallois et le système spectral des couleurs) plutôt qu'en deux ayant une substance commune. Quoi qu'il en soit, nous ne voyons pas bien quelle serait la substance des différents plans de contenu arithmétique, géométrique, ensembliste et moins encore en quoi elles pourraient différer les unes des autres. Hjelmslev semble reconnaître lui-même que les exemples de substance sont bien plus difficiles à trouver pour le contenu que pour l'expression :

"Du principe même de l'arbitraire de la manifestation, c'est-à-dire de la relation entre forme et substance, découle la conséquence logique qu'une même forme peut revêtir diverses substances. Dans l'état actuel des recherches ce fait apparaît avec une netteté particulière dans le plan de l'expression, où il se présente très souvent à l'observation immédiate: une même forme peut être manifestée, par exemple, par une substance phonique et par une substance graphique."

Nous ne retiendrons donc pas plus dans nos analyses la substance du contenu que nous n'avons retenu la substance de l'expression.

Sur les textes poly-isotopiques

La postérité de l'oeuvre de Hjelmslev a été, au moins en France, pour une large part assurée par Greimas et ses collaborateurs. L'influence des mathématiques (bourbakistes) sur le style, le souci d'universalisme et de scientificité de ces travaux est incontestable. Il est, à cet égard, significatif que ce soit à l'Institut Henri Poincaré que Barthes et Greimas tinrent leur séminaire, d'où ont été tirés leurs livres Eléments de sémiologie et Sémantique structurale.

Si les éléments de sémiotique que nous avons considérés jusqu'à présent s'inscrivent dans ce courant (il n'en sera pas de même de ceux de la partie B), notre perspective s'en écarte pourtant nettement. Car, comme nous l'avons dit, la sémiotique est pour nous un outil adapté à un projet épistémologique. Les mathématiques ne sont pas notre modèle, mais notre objet d'étude. Nous ne sommes pas à la recherche d'un formalisme ou d'abstractions : ce sont là au contraire deux notions que nous nous gardons d'utiliser, pensant que la sémiotique donne au contraire les moyens de les reconsidérer et d'aller au delà de l'idée que les mathématiques seraient "formelles" ou "abstraites".

Si la diversité des champs d'application des analyses sémiotiques est bien réelle (ethnologie, système de la mode, psychanalyse, rhétorique, architecture, publicité, musique etc.), l'absence des textes mathématiques n'en ressort que mieux. Le fait que les mathématiques aient été prises comme modèle et l'idée qu'elles sont un système formel semblent avoir empêchés les sémioticiens qui ne craignaient pourtant ni James Bond ni Superman..., de considérer tout simplement les textes. La plupart des analyses que nous connaissons ont été menées sur des textes littéraires, Bernanos (Greimas), Jarry, Mallarmé, Maupassant (Greimas), Rimbaud (Zilberberg) etc. et ils se sont donc singulièrement tenus à l'écart des textes mathématiques, ou plus généralement scientifiques. La littérature a été en revanche un domaine privilégié et ce sont, en particulier, surtout sur des oeuvres romanesques, poétiques ou populaires, que se sont concentrées les études de poly-isotopie. Nous avons déjà évoqué la poly-isotopie des textes de notre corpus et son rôle dans le développement du calcul homologique. Pourtant, toujours influencé par la logistique, Hjelmslev se fait une idée particulièrement réductrice de la structure isotopique des mathématiques :

"Pour décider si les jeux, ou d'autres systèmes de quasi-signes tels que l'algèbre pure, sont ou non des langages, il faut voir si leur description exhaustive exige que l'on opère sur deux plans, ou si le principe de simplicité peut être appliqué de telle sorte qu'un seul plan soit suffisant."

Peut-être est-elle moins complexe que celle d'un poème de Mallarmé, mais doit-on penser pour autant qu'il y aurait une limite dans le nombre et la diversité des relations entre les plans d'un texte mathématique? Peut-on séparer a priori les textes mathématiques des textes littéraires sur la base de leurs caractéristiques isotopiques respectives comme Greimas le suggère pour les récits mythiques? Il est certain que si le plan de l'expression (graphique) intervient dans nos textes, ce n'est jamais le cas du plan de l'expression phonique : aucune signification ne tient à la phonation d'une expression écrite. L'exclusion de ce plan nous ramène à la question du rapport privilégié des mathématiques à l'écriture, ou plutôt à l'exclusion de l'oralité. Mais est-ce là une nécessité, et ne peut-on concevoir des mathématiques qui perdraient une partie de leur sens si l'on ne tenait pas compte de ce plan? Si nous n'aborderons pas cette question, qui exigerait un autre corpus, nous allons néanmoins montrer que des textes mathématiques offrent des exemples de poly-isotopies assez élaborées.


B. Le conditionnement sémiotique

Les éléments de sémiotique que nous venons d'introduire relèvent d'une analyse que l'on peut qualifier de structurale dans la mesure où nous associons à chaque texte un système sémiotique et que le contenu d'un signe est déterminé par l'ensemble des relations dans lesquelles son expression est impliquée. Par commodité, et pour la distinguer de l''analyse que nous allons présenter maintenant, nous l'appellerons l'"analyse structurale".

Il existe une classe d'énoncés, et plus généralement de procédés, auxquels nous voulons accorder une attention particulière et qui échappe à l'analyse structurale. Il s'agit de l'ensemble des procédés par lesquels un auteur instaure des fonctions sémiotiques, fixe des expressions et des contenus, organise le système de son texte. Il constitue ce que nous appelons le conditionnement sémiotique. Nous appellerons opérateur sémiotique le procédé par lequel une des composantes d'un signe ou du système sémiotique est ainsi instaurée. Cette dimension sémiotique de l'activité du mathématicien se manifeste notamment à travers ce que nous appellerons des énoncés sémiotiques.

Bien sûr, l'auteur n'introduit pas exactement des expressions, des contenus ou des fonctions sémiotiques ; ce sont des distinctions que nous avons nous-mêmes introduites et qui dépendent de la théorie du signe que nous avons adoptée. Néanmoins, nous verrons que de nombreux procédés peuvent leur être rapportés.

Une définition, notamment, comporte au moins un énoncé sémiotique. L'opérateur sémiotique est souvent un verbe, "j'appelle", "je nomme", "je note" etc. Mais ce n'est pas pour autant nécessairement une relation verbale.

Considérons par exemple ce début de définition extraite du livre de Veblen :

"An -dimensional complex consists of..."

C'est un énoncé sémiotique dans la mesure où il introduit deux expressions, /-dimensional complex / et //, et un contenu défini par la suite du texte, que nous n'avons pas reproduite. Le conditionnement du contenu est explicite : le verbe "to consist" en est l'opérateur. La fonction sémiotique serait ainsi de l'ordre d'une relation d'essence. En revanche, l'opérateur sémiotique qui associe au signe son expression est en l'occurrence un procédé non verbal et purement typographique : ce sont les italiques qui indiquent au lecteur que l'expression /-dimensional complex / intervient en tant qu'expression. L'expression symbolique // est aussi introduite, mais, elle, sans italiques ; ils sont dans ce cas à peine perceptibles et les expressions notationnelles sont elles-mêmes caractéristiques.

Au cours de cette définition, Veblen n'instaure pas seulement une relation entre deux expressions et un contenu, il associe aussi, par apposition, les deux expressions /-dimensional complex / et //.

La structure d'un signe de notre corpus sera généralement la suivante :

  1. une expression de la langue naturelle;
  2. une expression notationnelle;
  3. un contenu.

On retrouve une structure triangulaire qui n'est pas :

signifiant - signifié - référent

mais :

expression naturelle -expression notationnelle - contenu(s)

avec une double expression qui permet l'articulation, suivant des modalités diverses, entre les expressions naturelle et notationnelle.

Le dédoublement de l'expression n'est certainement pas une constante de l'histoire des mathématiques. C'est, il nous semble, un élément que ne devrait pas manquer de prendre en compte une histoire générale de la structure des signes mathématiques.

Mais les définitions ne sont pas les seuls segments qui peuvent comporter des énoncés sémiotiques. Leur fonction n'est pas d'ailleurs de définir un signe. Nous verrons que la partie explicite de l'élaboration peut se faire tout au long du texte. Ainsi, l'expression notationnelle n'est pas toujours introduite lors de la définition et même quand c'est le cas, de nouvelles expressions peuvent être introduites ultérieurement. Cela montre que le statut des deux types d'expression n'est pas le même. Il est ainsi intéressant de repérer dans un texte les composantes des signes qui sont introduites lors des définitions et celles qui le sont ailleurs. Certaines caractéristiques du contenu peuvent ne pas être introduites dans des définitions, mais dans des remarques ou, de manière plus subreptice, au cours d'un raisonnement. Inversement, les caractéristiques introduites lors de la définition peuvent ne pas intervenir dans la suite du texte ; nous le verrons notamment avec l'analyse du livre de Veblen.

Les remarques ne sont pas rares qui comportent des énoncés sémiotiques. On trouve assez fréquemment des verbes comme "interpréter", "illustrer", "signifier", "représenter" ou des concepts comme "l'intuition", le "sens" ("meaning"). Les textes que nous étudions peuvent aussi faire intervenir des adjectifs tels que "symbolique", "formel", "abstrait", "géométrique". L'intervention de ces adjectifs fait apparaître une distinction entre, par exemple, la notation qualifiée de "symbolique" et les autres. Toutes les notations ne seraient donc pas "symboliques", elles ne seraient donc pas toutes, dans un même texte et selon leur auteur, de même nature. Il importera dès lors d'examiner ces distinctions reconnues par le mathématicien, de voir quelles sont celles qu'il retient, celles qu'il ignore, et de les rapporter aux résultats de notre analyse structurale.

Nous avons vu que l'analyse structurale négligeait l'ordre dans lequel les énoncés interviennent ou encore le découpage du texte en chapitres, définitions, théorèmes, remarques, démonstrations etc. Ce sont des éléments néanmoins chargés de signification et qui peuvent participer aussi au conditionnement sémiotique du texte. Nous nous attacherons particulièrement aux oppositions qui ressortent de l'analyse du découpage de certains énoncés. Nous nous intéresserons notamment au découpage du texte d'une définition, aux oppositions qui peuvent exister entre ses phrases, et plus généralement à tous les éléments qui interviennent dans une définition et qui constituent ce que nous appellerons la mise en définition. Nous pourrons aussi considérer la mise en théorème, la mise en remarque et plus généralement la mise en texte. Nous verrons que ces analyses peuvent nous renseigner sur le statut des différents plans de contenu.

Bien qu'ils soient le plus souvent singuliers, il suffit d'y prêter attention pour se rendre compte que les énoncés sémiotiques ne sont pas rares. Ils nous font découvrir que le mathématicien n'est pas seulement celui qui propose des définitions, énonce des théorèmes, invente des démonstrations ou résout des problèmes : il produit aussi des signes et peut faire preuve d'une créativité sémiotique. Cette dimension sémiotique n'est donc pas seulement une méthode d'analyse que nous introduisons ; c'est un élément auquel le mathématicien est lui-même confronté et qui s'exprime dans cet ensemble d'énoncés ou de procédés que nous avons appelés sémiotiques. Ces derniers constituent, en quelque sorte, la partie sémiotique émergée, l'analyse structurale nous donnant la partie immergée.

S'il est vrai que la production des signes échappe à l'analyse structurale, il est aussi impossible d'analyser complètement les signes à partir de leur conditionnement. Celui-ci n'en donne pas une description complète et ne rend pas compte de tous les signes considérés. Ces analyses offrent deux regards sur chaque texte qu'il est dès lors possible de confronter et à partir desquels nous pourrons obtenir d'autres résultats intéressant l'histoire et l'épistémologie.

Cette confrontation nous permettra notamment de compléter notre analyse de l'influence de la théorie des ensembles. En même temps que nous montrerons que le plan de contenu ensembliste est absent de nos textes, nous verrons que la théorie des ensembles intervient néanmoins dans le conditionnement sémiotique de certains d'entre eux.

Nous verrons aussi qu'une caractéristique sémiotique, mise en évidence par l'analyse structurale d'un texte, peut se manifester dans le conditionnement sémiotique d'un autre. Ainsi, Alexander recourt à la notion d'"interprétation" pour associer à certaines expressions un contenu géométrique, alors que cette relation était assurée, dans les Mémoires de Poincaré, par une fonction sémiotique, et n'apparaissait donc qu'au terme de leur analyse structurale.