DOXA ET LEXIQUE EN CORPUS
—    POUR UNE SÉMANTIQUE DES « IDÉOLOGIES »

François RASTIER
C.N.R.S.

(Texte à paraître dans les Actes des Journées Scientifiques en linguistique 2002-03,
J. Pauchard et F.Canon-Roger (éds.), CIRLLLEP, Presses Universitaires de Reims, 2004, n° 22)


Il n’existe que les atomes et l’espace vide ; tout le reste est doxa

Démocrite

1. Positions et propositions

L’idéologie comme formation sémiotique. — L’idéologie de Destutt de Tracy [1] était une théorie des idées ; partie intégrante de sa théorie du langage, elle joue, à l’égard de la grammaire, le rôle d’une sémantique. Marx a, comme on sait, repris le concept d’idéologie, pour en faire un ensemble de représentations collectives déterminées en dernière instance par une formation socio-économique. Cette conception est maintenant bien ancrée dans la vulgate sociologiste. Renouvelant la critique platonicienne de la doxa, le monisme matérialiste dénonce l’idéologie comme illusion et formule un programme de démystification pour la réduire à un tissu d’apparences. La critique de la culture (Kulturkritik) conduite par l’école de Francfort, l’althussérisme, la théorie de Bourdieu vont diversement dans ce sens.

L’école française d’Analyse du discours a fait de la description des idéologies un de ses objectifs ; mais leur étude échappe de fait à la sémantique, car la notion de « formation discursive » a été entendue comme position de classe, supposée correspondre à une position de parole. Pour cette école explicitement althussérienne, l’analyse peut repérer les marques de l’énonciation, mais en définitive c’est à une autorité politique de dire le vrai sur le sens. D’où la réticence à traiter de l’idéologie comme d’un problème sémantique. La question des idéologies reste liée au matérialisme dialectique et aux débats qui l’ont accompagné, de telle manière que le mot idéologie, comme victime du concept qu’il exprime, reste idéologiquement marqué, qu’on l’emphatise ou qu’on l’emploie péjorativement. Enfin, dans le marxisme vulgaire qui réunit des courants sociologiques fort influents, idéologie renvoie à des représentations collectives liées à une catégorie sociale, mais sans rapport déterminé avec les textes et discours.

Alors que l’idéologie est d’autant moins définie et étudiée qu’elle est partout invoquée comme un principe explicatif qui se tiendrait en-deçà des discours et des autres pratiques, elle est en général rapportée à des classes ou catégories sociales. En revanche, la doxa est plutôt considérée comme un esprit du temps ou Zeitgeist répandu, car les topoï qui la composent sont par définition reçus généralement.

Nous préférerons donc le terme doxa, en entendant par là l’ensemble des normes sémantiques transgénériques et transdiscursives. S’il reste excessif de supposer des règles sémantiques à l’image de règles logiques, la sémantique doit évidemment décrire des normes. Elles sous-tendent par exemple les actualisations « par défaut » de traits sémantiques ; si bien que les traits sémantiques inhérents, pour être définitoires, ne sont pas pour autant dénotatifs, mais simplement hérités de normes doxales.

Peu importe ici que la doxa s’euphémise en « sens commun » ou se stigmatise en « idéologie » : on admettra que son étude peut contribuer à préciser le problème des idéologies. Nous souhaitons restituer son substrat sémiotique, l’étudier dans la diversité de ses concrétisations et par là contribuer à reconnaître son autonomie. Elle ne se réduit pas à des représentations collectives déterminées par la réalité socio-économique et qui détermineraient à leur tour les productions linguistiques : elle est une part commune du monde sémiotique où nous vivons et ne peut être comprise que dans une théorie de la culture. En préférant à idéologie le terme doxa, nous entendons enfin situer notre réflexion dans le prolongement de la rhétorique en évitant de partager les objectifs somme toute moralisants de la démystification.

Il reste que les recherches sur la doxa, longtemps tributaires des préjugés de la critique idéologique (la Kulturkritik), le demeurent dans les analyses de discours politiquement orientées [2], ou, dans le domaine anglo-saxon, politiquement correctes (cf. des revues comme Discourse and Society).

Voies d’étude. — Deux courants de recherche contemporains traitent du problème des normes sémantiques partagées.

a) La topique cherche à identifier les lieux communs [3] qui sous-tendent les argumentations. Développée par des courants néo-rhétoriques (Perelman) ou pragmatiques (Ducrot), elle prolonge la réflexion d’Aristote et de la tradition rhétorique sur les axiomes partagés qui peuvent entraîner la conviction [4].

Depuis une vingtaine d’années, les études sur les stéréotypes (chez Rosen puis Amossy) et la doxa (chez Sarfati) ont repris et développé, sans technicité logique, les thèmes de la pragmatique argumentative. Ces recherches gagneraient, nous semble-t-il, à être replacées dans le cadre général d’une théorie de la séduction, dont relève la persuasion.

b) Si la topique traite de formes propositionnelles et formule les topoï comme des propositions, la lexicologie s’en tient au palier d’analyse inférieur. On sait que la lexicologie, dès 1830, s’appellait idéologie. Certes, le mot idéologie évoquait alors Tracy (et non encore Marx), qui avait développé la réflexion des auteurs que Bréal appelait : « nos pères de l’école de Condillac » (1897, p. 255).

Au début des années 1950, Matoré et Greimas, dans leur étude La méthode en lexicologie, rappelaient qu’un vocabulaire exprime “un état de civilisation”. Ce propos dérive d’une autre tradition que la rhétorique aristotélicienne, celle de la linguistique de Humboldt, qui fait du langage non simplement un moyen d’expression, mais le lieu de structuration des représentations collectives liées à une société et à une culture.

Le lien historique du lexique aux représentations collectives reste toutefois ténu. Ainsi à la queue leu leu demeure en français alors que les loups ont disparu de nos campagnes, tout comme le mot leu. Mais le lien culturel demeure évident, ce qui permet à l’étude du lexique de caractériser pour une part l’idéologie : par exemple, une expression comme j’ai trois enfants et quatre filles, en français de Marseille, doit sans doute quelque chose à l’androphilie méditerranéenne de l’antique colonie phocéenne.

La notion de doxa doit être redéfinie en termes linguistiques : comme, dans la perspective différentielle, elle se constitue par des oppositions sémantiques, elle n’est pas « dans les mots » mais « entre les mots », dans leurs relations. Comme ces relations ne sont pas statiques mais dynamiques, il faut caractériser les structures doxales (endoxales et paradoxales) : entre les lexies se placent des seuils évaluatifs, et des parcours génératifs et interprétatifs se déploient entre les zones qu’ils délimitent [5].

Nous privilégions ici le lexique ; mais la doxa ne se résume pas à des relations lexicales et ne relève pas seulement de la composante thématique des textes : par exemple, dans le roman français du XVIIIe siècle, quand une femme monte à cheval, elle ne tarde pas à tomber. Ce menu motif narratif relève de la dialectique, mais sa valeur doxale est évidente.

On peut cependant considérer que la concrétisation la plus simple d’une doxa (ou système axiologique) reste un lexique : la doxa commande en effet la constitution des classes lexicales minimales (taxèmes) et ainsi la définition différentielle des sémèmes et des sèmes en leur sein. La méthodologie de construction de lexiques ouvre ici un domaine d’application crucial, y compris pour les traitements automatiques du langage.

Précisons encore le cadre linguistique de cette étude.

a/ Le lexique ne se limite pas aux lexèmes et comprend aussi les grammèmes, même si leur diachronie ne relève pas de la même échelle temporelle. Les conventions des linguistes opposent cependant le lexique à la syntaxe et réduisent trop souvent la sémantique à la sémantique lexicale.

Or, la notion de lexique reste confuse. La conception ordinaire, non critique, souvent de mise dans les traitements automatiques du langage, en fait un inventaire de mots graphiques (chaînes de caractères). Cependant, le mot graphique n’est pas une unité linguistique – sinon au sens très restreint de la graphématique. Quand les auteurs de l’ontologie multilingue EuroWordnet déplorent que dans certaines langues les concepts ne correspondent pas à des mots (ainsi potato correspond à un mot simple à la différence de pomme de terre), au lieu de souligner un fait linguistique pertinent, ils soulignent qu’ils partagent le préjugé onomastique le plus commun.

En outre, tout texte appartient à un genre, et tout genre relève d’un discours. On a pu montrer l’incidence des genres et des discours sur l’ensemble des catégories morphosyntaxiques, ainsi que sur des variables comme la longueur des mots et des phrases (cf. Malrieu et Rastier, 2001). Les variations de tous ordres induites par les genres et les discours suscitent ces questions : (i) Existe-t-il véritablement un lexique de la langue ? La langue exerce des contraintes générales (transgénériques et transdiscursives) sur le plan de l’expression (syllabe, syntagme) ; mais qu’en est-il sur le plan du contenu ? (ii) Les lexèmes sont indexés dans des domaines sémantiques qui correspondent à des discours et, en dernière analyse, à des pratiques sociales. Les lexiques sont-ils donc déterminés par des types de pratique et par les discours qui leur correspondent ?

Pour clarifier ces questions, il importe de distinguer deux lexiques [6].

(i) Le lexique des morphèmes appartient à la langue. Même si certains morphèmes ne se rencontrent que dans certains discours, c’est le statut théorique du morphème qui est en jeu : le locuteur puise dans leur répertoire – et il reste très difficile d’inventer et d’imposer un morphème. En outre, l’inventaire des morphèmes d’une langue ne correspond aucunement à l’image que l’on se fait d’un dictionnaire.

(ii) Le lexique des lexies, combinaisons stabilisées de morphèmes, appartient en revanche à l’ordre du discours ou parole saussurienne — ce pourquoi nous estimons que leur lexique n’appartient pas à la langue. En effet, connaissant des règles de combinaison des morphèmes, qui constituent la syntaxe interne du « mot », chaque locuteur peut composer et interpréter des néologismes, petites combinaisons discursives inédites. Si les lexies sont des syntagmes intégrés, un continuum s’étend des lexies simples aux lexies complexes et jusqu’aux phraséologies : les figements discursifs connaissent divers degrés – et restent d’ailleurs susceptibles de défigements (cf. l’auteur, 1997).

L’intégration se traduit par la solidarité des unités qui composent le syntagme : plus il est intégré, moins on peut y insérer d’autres éléments. Or le figement peut passer à bon droit pour un des indices de la doxa : sans s’y réduire, son incidence se perçoit aisément dans la stéréotypie lexicale (cf. infra, III).

b/ L’unité du lexique semble un artefact de la lexicographie. En outre, pas plus qu’il n’existe un lexique, il n’existe une doxa (cf. infra, III). La majeure partie du lexique, celle des lexèmes, reste en effet spécialisée à des domaines, ou, dans les cas de polysémie, prend selon des domaines des acceptions spécifiques. Rien donc ne permet de postuler l’unité de ces lexiques spécialisés. Seuls certains grammèmes se rencontrent dans tous les discours.

Par ailleurs, même dans un domaine déterminé, la langue ne reflète pas une doxa, mais plusieurs, et elle est le lieu d’affrontements entre ces doxa. S’il n’existait qu’une doxa, comme le pensait Barthes, la langue serait fasciste, selon la formule délibérément absurde de sa leçon inaugurale au Collège de France.

c/ Dans les années 1930, chez Trier et Weisgerber notamment, les comparaisons entre champs sémantiques ont servi à rompre avec la conception naïvement dénotative du langage et à élaborer les premiers modèles de structures lexicales. Elles ont servi également depuis en lexicologie diachronique (chez Geckeler notamment). Il reste à les étendre systématiquement, en synchronie, à la comparaison des discours et des genres [7].

S’il existe des paradigmes thématiques et topiques, la méthodologie de leur (re)constitution diffère sans doute de celle des paradigmes lexicaux, car ils n’ont pas le même statut. Le problème de l’organisation paradigmatique des thèmes et topoï se pose d’une façon différente de celle des paradigmes lexicaux proprement dits et à un palier de complexité supérieur. Les classes de thèmes ne relèvent donc pas de la lexicologie, encore moins de la lexicographie, mais de la thématique ou de la topique, si l’on convient de nommer ainsi l’étude des formes sémantiques stéréotypées au palier intermédiaire de la période ou du paragraphe.

Les thèmes relèvent des idiolectes et par là d’une étude des styles (cf. l’auteur, 2001, ch. 6). Les topoï relèvent de sociolectes et donc d’une étude des genres et des discours ; ils se constituent par innovation et reprise de thèmes, se diffusent ou se cantonnent à des discours désuets puis disparaissent.

Dans le domaine du lexique, la topique et la thématique se traduisent par des formes de cooccurrence restreinte : par exemple, dans un corpus composé des romans de Frantext (1800-2000) et de dix années du Monde, l’adjectif le plus fréquemment associé à homme est remarquable, l’épithète préférée pour femme est nue [8]. On retrouve là les oppositions entre l’esprit et la chair, les qualités morales et les propriétés physiques, etc.

Lexicométrie et sémantique de corpus. — Les méthodes de la linguistique de corpus et les corpus numérisés permettent à présent de tester des hypothèses sur la doxa.

Les traitements linguistiques de corpus s’appuient fréquemment sur la lexicométrie. Née dans les années 1950, elle dérive des théories de l’information – c’est du moins la théorie de l’information qui lui permet d’articuler le qualitatif et le quantitatif, par l’hypothèse qu’un événement rare ou à l’inverse fréquent est plus pertinent qu’un autre. Appuyée sur les théories statistiques (Benzecri), la lexicométrie a accumulé une grande expérience et mis au point d’excellents logiciels (comme l’Hyperbase de Brunet ou le Lexico de Salem).

Par la réduction informatique des textes à des ensembles de chaînes de caractères, la lexicométrie connaît certaines limites de fait – que je ne crois pas infranchissables. (i) Elle se limite aux mots, bien que les textes, moins encore que les phrases, ne soient pas faits de mots. Il importe donc de pouvoir travailler sur des textes balisés, où sont délimitées des unités supérieures, comme les configurations textuelles (dialogues, descriptions, etc.). (ii) Elle se limite en général à l’éventail des fréquences moyennes, car elle privilégie les lexèmes, et les grammèmes occupent en général les fréquences les plus hautes. Mais pour des raisons de poids statistique, elle ne retient pas les lexèmes de basse fréquence. Or, par exemple, les mots de fréquence 1 constituent en général la moitié des occurrences d’un texte.

En somme, les études lexicométriques ne traitent ordinairement que le quart des occurrences. Cela relativise leurs résultats, mais ne les invalide pas. En général, si l’hypothèse est bonne, les régularités sont assez fortes pour s’imposer à une vérification partielle.

Il reste que la lexicométrie a mis au point des outils devenus indispensables, et permet par exemple de repérer les mots absents, les rafales, etc. L’intuition littéraire naît en fait de la fréquentation, sensible aux régularités comme aux exceptions, et la lexicométrie ne peut que l’étayer – tout en permettant de dévoiler certains préjugés [9].

Les méthodes de la linguistique de corpus qui se développe à présent permettent en somme de mettre en évidence de nouveaux observables, qui pourraient contribuer à modifier rapidement les théories du lexique [10].


2. Illustrations

Sous l’influence de la lexicographie, la lexicologie reste trop souvent monographique. Pour restituer une intelligibilité et qualifier des relations, nous opposerons des lexies, généralement par paires, de manière à établir ou discerner des différences. Le point de vue différentiel nous conduira en outre à opposer les parasynomymes, voire les formes du même lemme. Nous en viendrons ensuite à des antonymes. Dans tous les cas, nous nous attacherons aux valorisations qui les opposent, dans l’hypothèse que ces valorisations témoignent de la doxa, voire la constituent.

2.1. Affinités sélectives et oppositions entre formes du même lemme

La lexicologie et la lexicométrie privilégient en général les lexèmes. Cependant, la sémantique des grammèmes est liée à celle des lexèmes : selon qu’ils sont au singulier ou au pluriel, au féminin ou au masculin, leurs contextes changent, leur sens aussi, et ils ne participent pas à la construction des mêmes formes textuelles. Voici des exemples, produits en appliquant la méthode différentielle aux mêmes termes, selon qu’ils varient en genre ou en nombre.

Le genre.— Dans une étude sur un corpus de textes de fiction (romans et nouvelles de Frantext, Bourion (2001, p. 117), a noté le nombre plus important de formes du féminin pour le participe du verbe parer : « on trouve 81 fois parée et 35 fois parées, pour 18 paré et 7 parés. Le masculin peut cependant représenter le pluriel des deux genres : "des hommes et des femmes parés") ; par ailleurs, paré peut se trouver dans des contextes où le trait /féminin/ est propagé comme "je veux que mon infante en ait le front paré" ou "la femme, triste spectre paré"). 

Les contextes lexicaux sélectionnés par le test de l’écart réduit confortent cette indication : femme (score 12), fille (score 5), dame (6), ainsi que fiancée (10) ou mariée (4) ces deux lemmes attestés seulement au féminin.

La doxa ne revêt pas ici la forme prédicative classique que lui attribue la topique. La prévalence du suffixe féminin après paré- pourrait cependant être considérée comme une prédication concrétisée dès le palier de la composition des lexies : la mise en relation des sémèmes du radical et du suffixe peut suffire. Cependant, les associations statistiques ne correspondent pas simplement à des prédications attributives : le topos les femmes sont coquettes résumerait de façon normative des associations contextuelles diverses entre fiancée, dame, etc. et parure, parée, bijoux, etc.

Le nombre. —  Du point de vue grammatical, un mot (ou plus exactement une lexie) est une unité ; du point de vue de la sémantique des textes, c’est un passage. Relativement à une forme textuelle, comme une molécule sémique ou une isotopie, il en lexicalise [11] une partie.

a) Prenons l’exemple de la lexie au pied de. Bourion a relevé que les contextes de au pied de et aux pieds de n’ont rien de commun. Quel que soit le discours et le genre, dans l’ensemble de la banque Frantext, au pied de (singulier) est toujours un localisant dans une description, aux pieds de (pluriel) appartient toujours à un récit d’imploration ou de vénération. Comme ces deux syntagmes n’ont aucun contexte commun, cette lexie devrait donc figurer sous deux entrées différentes dans un lexique de ce corpus, voire dans un dictionnaire de langue [12].

L’étude des interactions sémiques au sein du syntagme met ainsi en évidence des corrélations non triviales, qui supposent des parcours interprétatifs à la fois complexes et réguliers. Par exemple, on peut proposer les inférences suivantes :

Si Au pied de (/inanimé/ —>/spatial/) alors /position spatiale inférieure/
Si Aux pieds de (/humain/ —>/moral/) alors /position morale inférieure/

ou encore :

Si Au pied de (/inanimé/ —>/non-mouvement/) alors /locatif statique/
Si Aux pieds de (/humain/ —>/mouvement/) alors /locatif télique/

Ces actualisations ne sont possibles que si l’on tient compte de fonctions narratives comme l’imploration ou la déprécation. Aussi, l’identification des formes textuelles commande l’actualisation des sèmes. L’étude de la stéréotypie permet ainsi de lier les occurrences de lexies à des formes textuelles.

Cette forme de la doxa ne semble pas avoir été aperçue, ni a fortiori étudiée. Ajoutons que au pied de ne fait même pas partie des lexèmes et que cette expression est considérée comme un grammème libre. En somme, la doxa peut se décrire tout autant « dans » le lexique que dans la morphosyntaxe. Partout présente, souvent interprétable, elle ne possède pas de « marques » particulières.

b) Des différences dans la catégorie du nombre peuvent aussi opposer des discours. Par exemple, femme au singulier est commun en littérature, mais rare dans le discours politique où femmes prédomine. Pour en avoir le cœur net, nous avons comparé la répartition de ces deux formes dans les discours des premiers secrétaires aux Congrès du PCF et dans les œuvres complètes de divers écrivains. Le mot femme n’apparaît guère au singulier dans les discours communistes, alors que quelques sondages en littérature laissent apparaître une prééminence numérique du singulier sur le pluriel (Balzac : 7989 occurrences de femme contre 2746 de femmes ; Baudelaire 93/65 ; Eluard 542/168, Gracq : 197/100 [13]), les textes politiques inversent la proportion (24/142).

Retenons que le discours politique privilégiera les femmes (ou la femme en général), le discours littéraire la femme exemplaire ou singulière. On pourrait, non sans malice, trouver une image de cette disparate chez un poète communiste comme Eluard : le pluriel l’emporte sur le singulier dans les périodes militantes (en 1937 la distance entre les deux formes s’établit à -1. 8/ +4.9), cette proportion s’inversant avec la période de coexistence pacifique (1951 : 4.9/-3.5), sans doute plus propre au lyrisme.

2.2. Phénomènes de canonicité

L’incidence des normes de la doxa se manifeste très simplement par les phénomènes de canonicité. On peut dire que le système numéral du français appartient au système de la langue. Mais de fait les chiffres canoniques, comme dix ou trente-six, sont beaucoup plus fréquents que neuf ou trente-sept : cela dépend de normes qui restent à décrire.

Par exemple, dans le corpus roman 1830-1970 de la banque Frantext, qui compte environ 350 œuvres, on trouve seulement 5 sortes de fractions de seconde, et, sur 241 occurrences du nom seconde 18 nombres de secondes (sur une infinité théoriquement possible ; cf. Deza, 1999, p. 227, et annexe 1 ci-dessous).

On pourrait objecter que la canonicité des nombres n’appartient pas à la doxa, et semble fort loin de la conception marxiste de l’idéologie. Soit, mais en tant que système de normes, l’idéologie ne se limite pas à refléter des rapports humains qu’il serait « politiquement correct » de résumer à des relations de domination. Par exemple, l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne articule des relations entre castes, mais également une division du cosmos en trois mondes, sans que l’on puisse dire que la division en castes est la cause de la division en mondes.

Prenons cependant un autre exemple, celui des âges des personnages, qui correspond mieux à la notion ordinaire de la doxa comme système de préjugés, et illustre également le phénomène de la canonicité. En lisant cette phrase de La Cousine Bette, « à quarante-sept ans passés la baronne Hulot pouvait encore être préférée à sa fille par les amateurs de couchers de soleil », j’avais formulé l’hypothèse que certains âges n’apparaissaient pas dans les romans. Elle a été vérifiée par Deza (1999) dans le corpus Roman de Frantext (1830-1970). En utilisant des patrons d’extraction automatique, elle a relevé 4488 mentions d’âge. On en compte 2650 pour les personnages masculins (59 %) et 1838 (41%) pour les personnages féminins [14]. Certains âges n’apparaissent pas : 41 ans pour les femmes (en revanche 40 ans est un âge canonique) [15], 49 ans pour les hommes (en revanche 50 ans est un âge canonique), 71 ans ou encore 92 ans ; d’autres sont sur-représentés, par exemple 15, 18 et 20 ans pour les deux sexes ; 16 ans pour les personnages féminins (Deza, 1999, p. 235). Dans le roman français, on a presque toujours vingt ans... Nathalie Deza a pu ainsi, ce n’était pas si simple, vérifier ce qui peut paraître évident, comme le caractère canonique des nombres de secondes ou des âges des personnages romanesques. Sous une apparente banalité, les résultats transforment des intuitions en faits établis qu’une sémantique de la doxa se doit d’interpréter.

2.3. Antonymies

Comme la doxa est affaire de valorisations et que les valeurs s’opposent en premier lieu par paires, étudions quelques antonymes.

Amour et argent.— Depuis le Romantisme, le roman a massivement opposé l’amour et l’argent. Dans l’ensemble des romans de Balzac, nous trouvons une corrélation négative de —0,42 entre les deux termes (ou plus exactement formes : amour et argent). En somme, plus un roman parle d’amour (ex. Le lys dans la vallée, la Duchesse de Langeais et les Mémoires de deux jeunes mariées) moins il parle d’argent [16].

Si nous cherchons à présent les mêmes corrélations dans l’œuvre de Rimbaud, nous obtenons la plus grande opposition entre les Poésies, de prime jeunesse, ou amour est relativement très fréquent (coefficient 8,7) et argent rare (-1,7), et les dernières lettres, où la corrélation est inverse (-10,9 pour amour et +5,4 pour argent), car les trafiquants d’armes souffrent on le sait d’un déficit d’amour.

Cependant, cette opposition n’a rien de propre au discours littéraire. Dans le discours religieux, par exemple, on la trouve chez Montalembert [17] : « Mais ce n’est pas par des présents ni avec de l’argent que la jeune princesse pouvait satisfaire son amour pour les pauvres du Christ » ; et chez Monod, « une heure où l’éclat de trente pièces d’argent effaça aux yeux de l'apôtre celui des paroles, des œuvres, de la sainteté et de l'amour de Jésus ».

Dans le discours historique, on la retrouve trouve chez R. de Vertot : « le petit peuple reprit cœur, et quoiqu' il n’y eût à Rome ni hommes, ni armes, ni argent, on trouva tout cela dans cet amour pour la république qui faisoit le véritable caractère d'un romain », voire en philosophie chez l’abbé de Mably : « La soif de l’argent qui nous dévore, a étouffé l’amour de la patrie».

Cette opposition reste vivace dans le discours politique contemporain. Prenons par exemple pour corpus le texte des discours des premiers secrétaires aux congrès du Parti communiste. Au VIIIe congrès, chez Thorez, l’amour (+3,9) l’emporte sur l’argent (+0,2), alors qu’au XXIe congrès, qui préluda à l’Union de la Gauche, l’argent (+4,8) l’emporte sur l’amour (-4). Est-ce à dire qu’à l’époque Front Populaire ait prévalu un révolutionnarisme du cœur, ou que le XXIe congrès soit le Harrar du PCF ? Ce serait persifler. Il ne s’agit d’ailleurs sans doute point du même amour que dans les romans, si l’argent reste peut-être le même partout.

L’antonymie entre amour et argent dans le discours communiste de l’entre-deux-guerres traduit peut-être ce que Staline nommait le romantisme révolutionnaire ; mais nous ne prétendrons pas qu’il dérive directement du romantisme littéraire. On peut parler ici d’une opposition transdiscursive. Certes, dans les différents discours, les formes amour et argent, reçoivent différentes acceptions, et manifestent donc différents sémèmes. Leurs traits communs se situent donc à un niveau inférieur, microsémantique, avec une opposition comme /expansion/vs/restriction/. Leur ubiquité en fait des catégories prégnantes, historiquement très stables. Déjà, dans le Banquet de Platon (§ 203), Eros est le fils de Pénia (la racine est la même que pénurie) ; et jusqu’à nos jours, jusqu’à Amélie Poulain, on imagine que les jouvenceaux vivent d’amour et d’eau fraîche – sans même recourir aux cartes de paiement.

Des maris et des amants.— Dans les Confessions, Rousseau formule cette réflexion éclairante sur la « possession » d’une dame : « Je ne puis pas ajouter : Auctius atque Di melius fecere ; mais n’importe, il ne m’en fallait pas davantage ; il ne m’en fallait pas même la propriété : c’était assez pour moi de la jouissance ; et il y a longtemps que j’ai dit et senti que le propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes très différentes, même en laissant à part les maris et les amants » (livre V, p. 72) . Or, voici que Proudhon, dans Qu’est-ce que la propriété  ?, essai politique qui relève évidemment d’un autre discours et d’un autre genre, écrit : « Si j’ose me servir de cette comparaison, un amant est possesseur, un mari est propriétaire » (1840, p. 157) [18].

Nous obtenons ainsi une proportion à quatre termes qui semble assez générale. Poursuivant la recherche d’homologations attestées dans divers genres et discours (politique, philosophique, littéraire, etc., dont nous donnons une liste dans l’annexe 2) [19], nous sommes parvenus à un tableau d’oppositions, en notant simplement les oppositions associées, par exemple dans Les mémoires de deux jeunes mariées, Louise de Chaulieu écrit à Renée de Maucombe : « L'homme qui nous parle est l’amant, l'homme qui ne nous parle plus est le mari. » (p. 230). Soit :

Mari

Amant

propriétaire

possesseur

refusé

comblé

corps

âme

public

privé

argent

gloire

tranquillité

bonheur

puissant

soumis

présent

absent

bon sens

[folie]

trompé

jaloux

prosaïque

romanesque

qui ne parle plus

qui parle

vivoter

vivre

liards

pierreries

province

Paris

abaisser

élever

affaires

passion

popote

restaurant

objet de complaisances

objet de vivacités

droite

gauche

Tableau 1 : Des maris et des amants

De faible poids statistique, ces résultats ne doivent rien à la lexicométrie et nous en restons ici à l’analyse qualitative. Ce qui semble ici caractéristique de la doxa, c’est la corrélation entre isotopies : entre les diverses isotopies, économique (propriétaire vs possesseur, liard vs pierreries, etc.), géographique (province vs Paris), culinaire (popote vs restaurant), etc., de multiples correspondances peuvent s’établir : le mari rabaisse le corps, l’amant élève l’âme, etc.

Ces homologations semblent caractéristiques du mythe — dont dérive sans doute le discours littéraire. En revanche, le discours scientifique n’admet pas la pluralité des isotopies, puisqu’il constitue un champ d’objectivité en domaine sémantique. Il admet encore moins leur corrélation, et c’est pourquoi l’on discute tant du statut de la métaphore au sein du discours scientifique (cf. l’affaire Sokal, etc.) : la corrélation entre domaines sémantiques qu’elle établit révélerait une « dérive » mythifiante.

Le travail et l’œuvre, le mariage et l’adultère. — Pour éclairer ces phénomènes d’homologation, poursuivons donc notre enquête en prenant l’exemple d’une corrélation entre paires d’antonymes.

L’opposition entre le travail et l’œuvre remonte sans doute à l’opposition platonicienne entre prattein et poïen, la praxis et la poiesis. Toutes les théories romantiques de la création opposeront le poète au fabricant ou faiseur. Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt porte cette opposition à un plan métaphysique, en opposant le travail (labour) et l’œuvre (work). Cela rappelle fort la polarité romantique, d’abord hégélienne puis marxiste, entre le travail aliéné et la possession ; voire, sans persifler, l’opposition romanesque — bovaryenne — entre le mariage et l’adultère. Voici, en littérature française, quelques indices qui justifient cette analogie.

Le travail s’oppose à l’adultère. — Dans Pierrot mon ami, Queneau écrit : “ allons au travail, dit Léonie en retirant brusquement sa main de l'étreinte adultère. ” (1942, p. 45).

L’œuvre s’oppose au mariage. — Montherlant, dans Pitié pour les femmes, formule cette hypothèse panique : “ Supposé que ce mariage se fît, il était fatal qu'un jour vînt où il lui faudrait divorcer, à la fois pour sauver son œuvre, et sauver son âme ”(1936, p. 1130). Il y revient dans Le démon du bien  : “ Après quelque temps, il voit, d'évidence, que le mariage nuit à ce qu'il appelle son œuvre ”(1937, p. 1272). Jean Dutourd renchérit sur un autre ton : “ Il faut dire ce qui est, si irritant que cela soit pour un célibataire et un philosophe du célibat : Boulard, s'il a manqué son œuvre, a réussi son mariage. ”(Pluche ou l’amour de l’art, 1967, p. 141).

Le travail complète le mariage. — Dans la première conversation de la troisième partie de La Prétieuse, l’abbé de Pure remarquait : “ comme le travail sied bien à un nécessiteux et décrie un homme aisé, de même aussi le mariage est honneste à un homme sensuel ” (1658, p. 237).

Cette heureuse convenance se retrouve dans les contes de fées : “ Je ne vous ai pas dit que, dès le premier mois, j'avais obtenu son consentement au mariage de ses six garçons avec six jeunes filles pauvres, mais belles, sages, pieuses et pleines d'amour pour le travail, qui en étaient adorées. ” (Nodier, La fée aux miettes, 1831, p. 171).

On s’en doute, les romans réalistes sont des formes rassises du conte de fées : “ Sandoz expliqua ses idées sur le mariage, qu'il considérait bourgeoisement comme la condition même du bon travail, de la besogne réglée et solide, pour les producteurs modernes. ” (Zola, L’œuvre, 1886, p. 174).

Le lien entre le mariage et le travail est évidemment l’argent et la propriété : le code civil français, dit code Napoléon, commence son chapitre Des moyens d’acquérir la propriété par une section intitulée Le mariage. On en voit l’incidence dans des exemples comme ceux-ci : “ Son père, ingénieur intelligent, inventif et débrouillard, ouvert aux idées nouvelles, avait fait sa fortune grâce à son travail, ses relations politiques et son mariage. ” (Romain Rolland, Jean-Christophe, 1910, p. 1103) [20].

L’adultère fait son œuvre.— Paul Bourget en atteste par trois fois : “ Ce venin de l'adultère, dont il avait infecté cette créature, accomplirait son œuvre de destruction. ” (Un crime d’amour, 1886, p. 271 ; cf aussi p. 286 ; et Cruelle énigme, 1886, p. 108)

Le lien établi entre l’adultère et l’œuvre (ou du moins entre ces mots en français) tient à un stéréotype verbal issu de la traduction autorisée du Décalogue : “ l’œuvre de la chair ne désireras qu’en mariage seulement. ” (cité entre autres par Maupassant, La confession de Théodule Sabot, Contes et nouvelles, 1883, p. 43 ; Roger-Victor Pilhes, La rhubarbe, 1965, p. 225) [21].

Avec la laïcisation progressive de la société, l’œuvre de chair s’est identifiée avec l’adultère, car le mot chair reste associé au péché [22]. Quoiqu’il en soit, l’expression œuvre de chair permet de poser le problème du caractère formulaire de la doxa. Les normes sémantiques se concrétisent dans des formules sémiotiques : elles ne sont pas séparables de leurs expressions privilégiées, même si l’on se plaît à innover en leur trouvant de nouvelles formulations. Les formules prégnantes sont en fait des passages de mythes oubliés ou du moins ritualisés.

Alors que le mariage et le travail sont liés par la loi civile, l’œuvre et l’adultère sont liées par la loi religieuse. Ces deux lois ne sont évidemment sans rapport, mais retenons que la littérature, surtout la mauvaise, reflète la doxa, formée et sous-tendue par ces lois. 

Enfin, l’esthétique romantique tardive, du moins sous la forme affadie et vulgarisée qui fait à présent partie du sens commun, ne pouvait qu’opposer l’œuvre au travail, comme l’amour à l’argent, la possession à la propriété, le poète au bourgeois, et l’amant au mari.

2.4. Des homologations au discours mythique

Quoi qu’il en soit, les relevés d’occurrences ne sont qu’un moyen fruste d’éprouver des hypothèses et il faudrait bien entendu varier les interrogations, car les « unités » sémantiques ne sont pas des termes, mais des groupements structurés de sèmes, susceptibles de diverses lexicalisations.

Prenons l’exemple des homologations dans le discours raciste. L’analyse distributionnelle permet d’y relever des classes lexicales de position. Par exemple, d’une série comme : "bandes ethniques" "bande ethnique" "gangs ethniques" "gang ethnique" "racaille allogène" "racaille black" "bande allogène", on peut tirer les classes d’équivalence : bande=gang=racaille ; ethnique=allogène=black. Aussi des syntagmes comme ceux-ci, relevés chez Le Pen (cf. l’auteur, 2002) :

Syntagmes  :

idéologie
complot
mafia
financier
lobby de
juive

mondialiste
mondialiste
cosmopolite 
étranger 
l'immigration 
internationale 

Catégories sous-jacentes :

/hostile/
/dissimulé/ 
/intéressé/ 

/allogène/
/multiple/ 
/hétérogène/ 

Ces syntagmes sont tout à fait homologables, y compris dans le rapport sémantique entre le nom et l’adjectif à l’exception du dernier (le nom porte les traits /dissimulé/ et/ou /intéressé/, l’adjectif les traits /multiple/ et /hétérogène/). D'où l’on tire l’équation, moins surprenante qu’il n’y paraît : idéologie = complot = mafia = financiers = lobby = juifs. Non seulement la confusion est bienvenue, car elle incarne le caractère dissimulé du complot international, mais elle repose sur les deux traits /hostile/ et /allogène/ qui s’opposent à la sereine unité du Peuple et de la Race.

2.5. La structure des univers sémantiques

Nous avons proposé une première typologie des structures des univers sémantiques, en tableaux, arbres, ou réseaux (l’auteur, 2003a, pp. 35-36). À la structure en réseau des univers scientifiques et techniques (qui se présentent comme des systèmes de concepts interconnectés) s’opposent les structures tabulaires des univers mythiques (religieux, littéraire, voire politiques) qui joignent par des séries d’homologations des oppositions articulées sur différentes isotopies, et illustrent ainsi ce que Lévi-Strauss appelait la structure feuilletée du mythe.

Ces homologations créent des classes d’acteurs constituant des sphères d’activité que l’on peut appeler des agonistes, comme, par exemple, les deux classes ci-dessous :

A  

B

Argent

Amour

Mari

Amant

Travail
 

Œuvre
 

Devoir

Plaisir

Société

Individu

Matière

Esprit

Vraisemblablement, les agonistes sont opposés par des catégories très générales, comme /expansion/ et /restriction/ [23]. La question du nombre des agonistes et celle de la prévalence du binarisme restent posées. On peut leur conférer une portée anthropologique en formulant des hypothèses séduisantes sur l’imagination [24] : les dualités archaïques (parèdres, couples primordiaux, yin et yang), fréquemment attestées, pourraient encore témoigner de la polarisation sexuelle des religions de la préhistoire.

On peut rappeler caractère indo-européen du binarisme épique, du Marhabarata au Seigneur des anneaux qui s’en inspire, et à la Guerre des étoiles qui futurise Tolkien.

Risquons toutefois une bénigne hypothèse cognitive : le binarisme séduit parce qu’il est facile à comprendre. Les travaux expérimentaux menés depuis un siècle sur les associations et l’organisation du lexique mental ont toujours confirmé que l’antonyme vient à l’esprit dans le temps le plus court. Aussi la relation d’antonymie reste privilégiée par les discours de propagande, car elle exige peu d’efforts.


3. Directions de recherche

Un agenda.­— Les illustrations qu’on vient de lire utilisent de manière opportuniste des méthodes relativement frustes : elles croisent des résultats lexicométriques et des attestations d’occurrences sans poids statistique. Par ailleurs, l’exposé, centré sur le lexique, a évoqué sans pouvoir le développer ici le problème des formes textuelles ; or, bien entendu, les évolutions et les répartitions d’une lexicalisation ne sont aucunement isolées, mais dépendent de la molécule sémique qu’elle manifeste : par exemple, chez Saint-John Perse, la forme femmes disparaît avec le temps, mais aussi la forme fille, etc.

Dans certains domaines, on pourrait cependant faire état de résultats plus élaborés [25]; mais il faudrait pour aller plus loin des corpus différenciés, codés, documentés, des programmes de recherches coordonnés, une évolution sensible de la doxa des décideurs, etc.
Il reste que les méthodes de la linguistique de corpus peuvent transformer le problème des idéologies en question empirique. Par exemple, bien des points évoqués ci-dessus ont trouvé une application dans le projet européen Princip, consacré à la détection automatique de sites racistes [26]

Doxa et société. — Nous nous sommes appuyé sur des corpus littéraires, la plupart constitués de textes du même genre (roman). Si la littérature, comme tout discours hédonique sans doute, met en œuvre des normes sémantiques de la doxa, ces normes ne lui sont pas extrinsèques, mais lui appartiennent. Comme le rappelait Saussure, le linguistique est du social : la doxa comme formation sémantique, et, plus largement, sémiotique, ne jouit d’aucune autonomie à l’égard de son expression : elle n’agit pas sur une « autre scène », en-deçà ou au-delà du langage et des autres systèmes de signes.

Son statut en littérature reste ambigu. Depuis le romantisme tardif, la fonction critique que la littérature a toujours exercée est conçue comme une « pratique asociale ». Cependant la littérature n’est pas découplée du social : la littérature est une pratique sociale, certes radicalement originale, parmi d’autres qui n’ont pas vocation à l’éclairer [27]. Pas plus qu’une autre discipline, la sociologie n’a de valeur explicative à son égard, et si des corrélats sociologiques de la littérature peuvent passer pour des conditions, ils ne sont pas pour autant des déterminations ni des causes.

Enfin, la doxa ne se concrétise pas seulement dans la littérature ni même dans les autres discours. C’est un phénomène polysémiotique et l’on retrouve des topoï analogues dans les textes, les images, etc. La doxa est ainsi un puissant facteur d’intersémioticité : par exemple, l’analogie des topoï mis en œuvre peut assurer la conformité du texte et des images qui l’accompagnent, d’où l’indigeste redondance dont abusent les genres multimédia comme le feuilleton télévisuel.

Instances de la doxa. — Diverses voies s’ouvrent pour l’étude de la doxa, identifiée au « sens commun ». (i) Soit on la rapporte à un « dictionnaire mental » comme le faisait Vico [28], soit à des primitives diverses comme le font aujourd’hui les cognitivistes (de Schank à Lakoff). (ii) Soit on la rapporte à des langues, comme firent les linguistes nationalistes qui se recommandaient abusivement de Humboldt et comme le fait aujourd’hui Wierzbicka. (iii) Soit enfin, dans la perspective d’une sémantique textuelle historique et comparée, le problème devient celui d’une description de l’espace des normes – et étend sa portée des normes linguistiques aux normes sémiotiques.

Aucun texte n’est écrit seulement « dans une langue » : il est écrit dans un genre, en tenant compte des contraintes d’une langue. D’ailleurs, l’analogie des pratiques et celle des genres qui en découle permet l’intercompréhension et favorise la traduction ; d’où la nécessité de tenir compte des genres dans toute étude de textes en linguistique contrastive, et, au-delà, des champs génériques et des discours.

On peut proposer la représentation suivante :

Fig 1  Espace d’une linguistique des normes

Les deux linguistiques, celle de la langue et celle de la parole, que Saussure cherchait explicitement à articuler, sont ainsi articulées par l’espace des normes. Au sein de cet espace, le niveau des genres est bien le niveau stratégique qui permet de passer de la généralité de la langue aux particularités des textes, car les relations sémantiques entre textes s’établissent préférentiellement entre textes du même genre.

Entre l’espace normatif des règles et le désordre apparent des usages, entre l’universel de la langue et le singulier de l’emploi, l’espace des normes s’étend de la généralité de la doxa à la particularité des styles (au sens d’idiolectes), qui ne répugnent pas aux paradoxes.

Les règles de la langue sont sans doute des normes invétérées et corrélativement les performances de la parole ne restent pas exemptes de normativité : elles instancient et manifestent les règles de la langue et diverses normes sociolectales. En somme, la doxa n’est pas une totalité indifférenciée ni un système qui s’appliquerait uniformément à tous les textes, genres, champs génériques et discours.

Une question cruciale touche alors le caractère transgénérique et trandiscursif de la doxa : on peut admettre que les normes sémantiques propres à un genre et à un discours constituent des doxa régionales (comme le romanesque au XIXe). Si ces doxa régionales recèlent vraisemblablement des éléments communs, il serait tendant et abusif de les attribuer à la langue : si c’était le cas, elle imposerait une vision du monde — et cette thèse forte a, on le sait, la préférence des théories nationalistes les plus dangereuses [29].

En somme, nous obtenons cette hiérarchie :

Figure 2 : Niveaux de la doxa

C’est sans doute la doxa transdiscursive qui correspondrait le mieux à ce qu’on appelle informellement l’idéologie. Cependant, il n’est aucunement certain qu’une même doxa, même réduite à une poignée de « préjugés » ou de topoï, se retrouve dans tous les discours.

Les discours scientifiques se sont en principe construits non pour valider la doxa, mais pour l’infirmer, ce pourquoi la thèse qu’il existerait des sciences bourgeoises ou prolétariennes a fait long feu. Bien entendu les discours scientifiques restent pétris de préjugés, mais l’activité critique des sciences se fixe précisément pour but de les récuser comme tels.

Bref, les univers sémantiques sont relatifs à des discours, champs génériques et genres, mais non à des langues, ce qui invalide l’idée de mentalité liée à une langue, devenue totalité close et réservoir de représentations. Toutefois, les discours (philosophique, scientifique, littéraire, religieux, etc.) et les champs génériques, même s’ils sont inégalement délimités et différenciés selon les langues, conservent une validité translinguistique. Par exemple, dès le XVIIIe siècle, la notion de roman français n’a plus guère de sens, c’est à l’échelon européen qu’il faut apprécier l’évolution de ce genre ; de même a fortiori pour des domaines scientifiques comme la physique ou la géographie. On retrouve ainsi dans diverses langues des pratiques sociales et des discours comparables, auxquels correspondent des univers sémantiques analogues mais non identiques.

Évaluations et paradoxes.— L’idée que le langage est un moyen de représentation s’accorde avec le préjugé tenace qu’il est un simple instrument idéographique à l’usage de la pensée rationnelle. Outre que le langage n’est pas un instrument mais un milieu où se déroule notre vie, convenons que l’univers humain est constitué d’évaluations sociales et individuelles, qui pourraient faire l’objet d’une esthétique fondamentale [30].

Si les inégalités qualitatives au sein des classes lexicales peuvent être décrites en termes d’intensité et d’extensité (Hjelmslev), nous lions cela à l’hypothèse de l’esthétique fondamentale : les langues articulent non seulement des descriptions (comme le voudrait la tradition objectiviste), mais aussi des évaluations qui en sont inséparables [31]. Notamment, les inégalités qualitatives au sein des classes lexicales semblent liées à des évaluations sociales qui évoluent historiquement. La sémantique structurale n’a pas rendu suffisamment compte de ces inégalités qualitatives. Nous avons formulé deux sortes de propositions pour combler cette lacune. a) Distinguer des zones évaluatives au sein du taxème (en s’inspirant de descriptions données naguère par Coseriu, 1968). C’est une façon de rompre avec la dénotation, car aucune métrique ne permet de distinguer ‘grand’ de ‘immense’ ou ‘froid’ de ‘glacial’. b) Rendre compte des variations diachroniques du signifié : par des variations de seuils au sein du taxème, par des changements de taxème ; enfin, par des changements de domaine (cf. l’auteur, 2000).

Malgré le caractère normatif des représentations du lexique issues de la lexicographie voire de la lexicologie, il reste douteux que le lexique fasse système au sens fort. Il reflète localement diverses formes de doxa, liées à des genres ou des discours différents voire incompatibles : en cela, tout lexique étendu est hétérodoxe. La polysémie d’acceptions est un effet lexicographique de cette hétérodoxie. Or la linguistique a hérité le caractère normatif de la grammaire et tend inévitablement à imposer diverses orthodoxies en usant notamment de normes d’acceptabilité.

L’étude sémantique des paradoxes peut contribuer à les relativiser en décrivant l’activité créatrice des contextes. Alors que l’activité endoxale consiste à établir et à diffuser des valorisations, en diffusant des topoï, par homologation au sein des textes et par transposition de discours à discours, l’activité paradoxale déplace les seuils et inverse les évaluations, comme ce petit garçon, cité par Chamfort, qui demandait ainsi des confitures à sa mère : « Donne m’en trop ! ». Doxa et paradoxes restent naturellement liés, car tout paradoxe suppose naturellement une doxa : pour faire sens, il définit une norme individuelle qui s’oppose à une doxa attestée ou supposée.

Mais à ces deux types de normes, endoxales et paradoxales, s’en ajoute une troisième, celle sur laquelle s’appuie l’amateur de paradoxe pour mettre en scène les deux premières : elle est faite de jugements ordinaires, qui ne sont pas infirmés ni approuvés comme tels, et échappent ainsi à l’affrontement des valorisations antithétiques. Chamfort écrit par exemple : “ M..., connu pour son usage du monde, me disait que ce qui l’avait le plus formé, c’était d’avoir su coucher, dans l’occasion, avec des femmes de 40 ans, et écouter des vieillards de 80 ” (Maximes, pensées, caractères, § 700). L’opposition entre ‘coucher’ et ‘écouter’ paraît originale, mais n’en réarticule pas moins la distinction traditionnelle entre le corps et l’esprit. Quant à l’opposition entre 40 et 80, elle reprend l’antique topos qu’une femme n’est que la moitié d’un homme (d’où par exemple l’expression familière ma moitié ). Cela souligne une aporie du paradoxe : pour dévaluer une doxa, on est obligé de s’appuyer sur une autre, et la critique des idées reçues s’appuie, inévitablement peut-être, sur un sens commun si banalisé qu’il reste inaperçu ; si bien que la langue elle-même semble faite de doxa invétérées, dont naturellement aucun texte ne s’exempte [32].

Essayons donc, à propos de la genèse du lexique, de discerner comment la doxa perceptible et les paradoxes s’appuient également sur une doxa imperceptible car invétérée.

Doxa et genèse du lexique. — Nous n’entendons pas ici critiquer, comme il est toujours tentant et facile de le faire, le caractère idéologique des dictionnaires [33], mais plus profondément examiner comment les figements endoxaux président à la constitution des lexies.

Même si les morphèmes sont des unités de langue, toute cooccurrence de morphèmes est un phénomène de « parole » au sens saussurien du terme : tous les phénomènes de cooccurrence restreinte, du syntagme stéréotypé à la lexie intégrée, relèvent ainsi de normes discursives voire textuelles. En d’autres termes, la lexicalisation des unités sémantiques dépend non de la langue mais des normes d’une doxa constituée dans et par les textes et les autres performances sémiotiques.

Par exemple, dans le cas de l’expression l’œuvre de chair, nous avons vu la prégnance d’une formule sur la connexion sémantique entre ‘travail’ et ‘adultère’. En outre, la présence du signifiant œuvre transcende la distinction entre ‘œuvre de chair’ et ‘œuvre artistique’, etc.

En-deçà des expressions formulaires comme œuvre de chair, il en va de même pour des lexicalisations simples. Revenons par exemple à l’opposition entre amour et argent : non seulement ces deux expressions lexicalisent des acceptions différentes (on admettra sans peine que l’amour divin et l’amour profane, l’amour de la patrie et l’amour de ses enfants sont des contenus différents) mais elles le font sur diverses isotopies, religieuse, érotique, politique, qui se rencontrent dans différents genres et discours.

Ce cas particulier définit la prégnance d’un signifiant ; or, cette prégnance est caractéristique des rituels. On sait que la loi religieuse, comme ultérieurement la loi civile, exigent des formules invariables ; par exemple, avant l’écriture, du moins en Grèce archaïque, les lois étaient non seulement récitées mais chantées et revêtaient une forme métrique favorisant la mémorisation. Il en allait et en va toujours de même de même pour la transmission du corpus védique, comme pour la mémorisation du Coran, qui s’apprend par répétition. L’efficacité du rituel dépend de l’usage de formules idoines, voire de prononciations et cantillations canoniques [34].

Les formules rituelles archaïques se sont transposées dans le mythe, puis dans l’épopée : bien des formules homériques reprennent sans doute des titulatures divines et en transposent le mode compositionnel aux héros (Achille aux pieds légers). Les attributs caractéristiques des personnages des contes (le Petit chaperon rouge) ou des légendes dorées (le gril de saint Laurent, etc.) participent du même mode formulaire.

Or, on sait que le lexique se forme continûment par un processus de figement de syntagmes, qui deviennent des lexies, puis enfin des morphèmes. On peut rapporter ce figement continu et partout attesté à la formation et à la concrétisation de la doxa. Il ne s’agit pas simplement de lexicalisation de contenus préexistants, mais de stabilisation de structures sémiques par leur lien privilégié voire exclusif avec une expression.

Alors que le genre définit la sémiosis textuelle, la doxa ainsi comprise comme processus de figement détermine la sémiosis aux paliers inférieurs : ceux des syntagmes, des lexies, puis des morphèmes. On peut distinguer, à des fins didactiques, six phases de figement : elles se caractérisent par une intégration morphologique croissante qui interdit les insertions et par une désémantisation progressive qui traduit l’appauvrissement des relations contextuelles au sein du syntagme. En bref, on relève ces degrés (le chevron symbolise un figement en diachronie) :

Passage > syntagme libre > syntagme phraséologique > lexie > morphème (lexème>grammème)

On peut ainsi admettre que l’activité discursive, par ses répétitions endoxales, facteurs de figements, crée continuellement le lexique. En cela encore, la linguistique de la parole commande celle de la langue.

L’intégration syntagmatique, qui institue en unité [35] une combinaison de morphèmes, s’accompagne d’une intégration sémiotique qui fixe un syntagme en formule ou un mot en symbole. Par là, nous n’entendons ni le symbole logique (pure expression d’un contenu variable) ni le symbole « romantique » ou mythique (mot qui recèle un contenu in(dé)fini et hiératique), mais un phénomène de lexicalisation privilégiée par l’association préférentielle d’un signifiant et d’une molécule sémique, qui institue le symbole au sens saussurien du terme. Par exemple, si l’on peut rencontrer dans les corpus exploités plus haut des oppositions entre désir et richesse, tendresse et opulence, etc., les lexicalisations amour et argent semblent privilégiées.

Le contenu du symbole saussurien ainsi redéfini est une sémie (combinaison des sémèmes) correspondant à une unité textuelle (thème, acteur, position dialogique) ; par exemple, l’opposition entre amour et argent ne reflète pas seulement une relation entre les deux mots, mais entre les deux thèmes dont ils constituent une lexicalisation privilégiée. Inséparable de son expression, le symbole saussurien revêt ainsi une fonction quasi-terminologique : exprimer un « concept », entendu ici comme forme sémantique.

Cependant, un terme est lié à un domaine, notamment scientifique. En revanche, un symbole mythique doit son aura au fait qu’il conserve le même signifiant dans différents domaines et peut donc se rencontrer dans différents discours. Cette ubiquité est un indice de désémantisation par virtualisation du sème générique de domaine, car le figement de l’expression s’accompagne d’une telle désémantisation de la sémie [36]. En ce sens, les noms propres sont des symboles mythiques, dans la mesure où ils renvoient rigidement à la même entité dans tous les mondes (du moins selon la théorie absurde et brillante de Kripke), c’est-à-dire dans les différents domaines sémantiques [37].

Au-delà, on peut se demander si la permanence des référents n’est pas l’effet de la décontextualisation propre aux symboles mythiques. Le premier effet du figement est la discrétisation des contenus qu’on prend pour des « objets » et leur stabilisation comme référents. L’objet réifie ainsi un préjugé partagé : aussi des cultures différentes ne concrétisent pas les mêmes objets et il en est où l’esprit d’un ancêtre a tout autant d’objectivité, sinon plus, qu’une calebasse ou un arbre. À l’exemple de la Grèce antique, où le nom personnel (onoma), doté d’une aura car donné par le père et pouvant survivre à la mort, a successivement signifié le nom propre, puis le substantif, puis le mot en général. Le nom propre, par sa force symbolique, est peut-être la source du monde des objets.

Bref, le sens dénotatif semble la réification de la doxa et non le témoignage d’une identité des substances, qui ferait, selon Aristote, que les mots ont un sens parce que les choses ont un être : la pérennité des substances trahit simplement une doxa invétérée. Corrélativement, sans postuler une origine religieuse du langage, ni même une origine linguistique des religions (voir pourtant Cassirer, 1973), on peut faire l’hypothèse que le mythe est la dimension textuelle ordinaire du langage, car les autres discours, scientifiques compris, doivent faire des efforts indéfinis pour s’en émanciper.

Au-delà, c’est le rapport du mot, défini comme formule figée et intégrée, au texte mythique qui doit être questionné. On a souvent souligné que les mythes sont des jeux de mots qui ont réussi — du moins à se faire prendre au sérieux. Cela nous permet de préciser le rapport complexe du mot au texte, en l’occurrence du passage au mythe. On connaît la circularité entre mot et texte : les textes stabilisent des mots, sur lesquels on s’appuie pour composer les textes. Par ailleurs, alors que tout figement désémantise ses éléments, tout simplement parce qu’il limite l’incidence de contextes nouveaux, le texte resémantise les mots : donner l’initiative aux mots (selon le principe de Mallarmé) revient à retrouver et redéployer le corpus des associations sémantiques oubliées et virtualisées dans leur figement [38]. Resémantiser les mots par l’activité textuelle, « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », c’est aller contre leur figement en symboles, et exercer une activité paradoxale au sens fort.

Des valeurs partagées (qui se concrétisent dans la topique) aux valeurs linguistiques (qui se construisent et manifestent dans mille différences contextuelles), le rapport n’est cependant pas celui de l’externe à l’interne, mais du global au local. Les perturbations locales, comme les paradoxes, peuvent finir par perturber l’équilibre global de la doxa en cours. En outre, et par bonheur, une doxa n’est jamais universelle : des doxa alternatives ou opposées rivalisent et s’affrontent au sein d’un même univers culturel.

Aussi, l’étude de la doxa, tâche éminente de la sémantique, l’invite à déployer toute la vigueur critique propre aux disciplines herméneutiques, car, en raison de sa clarté même, faite de toutes les évidences (c’est-à-dire de tous les préjugés), la doxa resterait, sans une extrême exigence critique, définitivement inaperçue et indescriptible.


ANNEXES

Annexe 1 :  Formes de canonicité dans le roman français (1830-1970)

Cette annexe synthétise des données présentées dans Deza, 1999, ch. VII.

1.1. Les secondes

L’histogramme ci-dessous est réalisé à partir d’un total de 241 occurrences du mot seconde. Leur quantification  figure en ordonnées et le nombre d’occurrences dans le corpus en abscisse : par exemple, on relève 65 occurrences de l’expression dix secondes.

1.2. Les âges des personnages

L’âge des personnages masculins

On dénombre 2650 occurrences d’âge. Sur la centaine de nombres disponibles pour décrire l’âge d’un personnage masculin, certains sont fréquemment utilisés, d’autres peu voire jamais. L’histogramme ci-dessous montre clairement cette distribution inégale (les chiffres au-dessus des colonnes désignent l’âge qui leur est associé). Certains âges n’apparaissent pas du tout, comme 49 ans, 71 ans ou 92 ans. D’autres sont surreprésentés par rapport aux autres, par exemple 15, 18 et 20 ans.  Aucun âge de l’enfance n’est absent.

Par contre, on note assez peu de personnes âgées de plus de 70 ans. À partir de ce seuil, certains âges ne sont pas du tout représentés (77, 78, 79, 81, 82, 83, 85, 86, 87, 88, 89, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99). Au dessus de la centaine, on note une petite dizaine de centenaires, un homme de 104 ans et un autre de 110 ans.

La jeunesse des personnages se justifie car que le roman est un genre de formation, censé concerner les jeunes gens.

Ce sont presque essentiellement les nombres à base dix et (plus généralement) à base cinq qui présentent des valeurs saillantes - il en allait de même pour les secondes. Pour chaque fourchette de 9, le nombre s’achevant par 5 est le mieux représenté : ainsi, de 1 à 9 c’est 5, de 11 à 19, c’est 15, de 21 à 29, c’est 25, etc.  De même, pour chaque fourchette de 19, le nombre des dizaines est le mieux représenté. Ainsi, de 21 à 39, c’est 30, de 31 à 49, c’est 40, etc. Seul 10 échappe à cette règle (pour la fourchette de 1 à 19, ce sont d’abord 15, puis 18 puis 16 et seulement ensuite 10 qui sont les mieux représentés).

L’âge privilégié des personnages masculins est vingt ans. On relève dans le corpus Roman de Frantext (1830-1970) 278 occurrences de cet âge pour les hommes. Les âges qui viennent ensuite sont 30, 40 et 15 ans avec respectivement 135, 131 et 128 occurrences, soit moins de la moitié de celles de vingt ans.

L’âge des personnages féminins

On relève 1838 occurrences concernant l’âge d’un personnage féminin, soit un peu moins des trois quarts de ce que l’on avait pour les personnages masculins (2650). Là aussi les multiples de cinq qui dominent. Les deux histogrammes montrent d’ailleurs beaucoup de points communs ainsi qu’un contour global similaire.

Comme sur l’histogramme des âges masculins, si l’on définit des fourchettes allant de 1 à 9, puis de 11 à 19, etc., on remarque que c’est quasi systématiquement le multiple de cinq qui a la valeur la plus élevée à l’intérieur de ces fourchettes. De 21 à 29, c’est 25, de 31 à 39, c’est 35, etc. Deux exceptions à cette tendance, la fourchette 1 à 9 dominée par 8 ans, 6 ans puis 5 ans et la fourchette 11 à 19 dominée par 16 ans, 18 ans puis 15 ans.

Si ensuite on définit des fourchettes allant de 1 à 19, de 11 à 29, de 21 à 39, etc., c’est alors le chiffre des dizaines qui présente la valeur la plus élevée de la fourchette. Par exemple, de 11 à 29, c’est 20, de 21 à 39, c’est 30, de 31 à 49, c’est 40, etc. Seule la fourchette de 1 à 19 échappe à la règle : ce n’est pas 10 qui présente ici la valeur la plus élevée mais 16 ans puis 15 ans et seulement ensuite 10 ans. La remarque faite pour les personnages masculins paraît encore pertinente ici : la majorité des romans traitant d’histoires d’amour, il n’est pas surprenant que les jeunes filles de 16 ans soient mieux représentées que les fillettes de 10 ans. C’est sans doute pour la même raison que 20ans, 16 ans, 18 ans et 15 ans sont les quatre âges qu’on retrouve le plus souvent chez les personnages féminins.

L’histogramme des personnages féminins et celui des personnages masculins présentent une forme globale similaire : maximum à 20, multiples de cinq aux valeurs saillantes, valeurs faibles ou nulles après 70. Afin d’obtenir un graphique plus lisible, nous ne l’avons volontairement présenté que jusqu'à 54 ans en abscisse. Seuls quatre âges (sur quelques 110 représentés) ont plus d’occurrencesféminines que d’occurrences masculines : 15, 16, 18 et 19 ans. L’âge moyen des femmes du roman, 22,7 ans, reste inférieur à celui des hommes puisqu’ils ont en moyenne 26, 8 ans. La majorité des personnages n’a pas la trentaine.


Annexe 2 : Amour et argent

La bibliographie des citations ci-dessous, ainsi que celle de l’annexe suivante, est consultable sur le site de l’Atilf-Cnrs.

TZARA. T / MANIFESTES, LAMPISTERIES, ARTICLES, 1912-1924 / 1924 page 623 / TRISTAN TZARA VA CULTIVER SES VICES ª (1922)
« Mais j'ai très peu d'argent et j'ai beaucoup  de malheurs en amour. »

SARTRE. J-P / HUIS-CLOS / 1944 page 165
« Moi, je me foutais de l' argent, de l' amour. »

PREVERT. J / PAROLES / 1946 pages 122-124 / LA LESSIVE
« des scapulaires... des suspensoirs...
des bonnets de nuit... des bonnets de police...
des polices d' assurance... des livres de comptes...
des lettres d' amour où il est question d' argent
des lettres anonymes où il est question d' amour »

SOREL. CH / LES NOUVELLES FRANCAISES / 1623 pages 257-258 / NOUVELLE 3 LA SOEUR JALOUSE : 
« il possedoit une bonne somme d'argent qu'il avoit espargnee de ses gages, de laquelle il esperoit se servir quand il en seroit besoin, et ne faisoit pour lors le pauvre que par maxime d'amour. »

BOURGET. P / NOUV. ESSAIS PSYCHOL. CONTEMP. / 1885 page 35 / M. ALEXANDRE DUMAS FILS :
« Toute vénalité détruit le sentiment, nous le savons trop, et l'argent et l' amour n'ont jamais pu vivre de compagnie ».

DU LORENS. J / SATIRES / 1646 page 207 / SATIRE 24
« L' argent commande à tout, ce trait de Cupidon / est un terme inventé pour figurer un don, / et quiconque d'amour ou d'amitié se pique / doit offrir de l'argent pour toute rhétorique »

DELECLUZE. E-J / JOURNAL / 1828 page 154 / 1825
« Le jeune homme, touché de cette conduite et poussé par son amour, persiste dans sa résolution, et par une somme d'argent achète le silence de la mère. »

MONTALEMBERT. CH / HISTOIRE DE STE ELISABETH / 1836 page 55
« Mais ce n' était pas par des présens ni avec de l'argent que la jeune princesse pouvait satisfaire à son amour pour les pauvres du Christ »

MONOD. H / SERMONS, FRAGMENTS ET LETTRES / 1911 page 180 
« une heure où l'éclat de trente pièces d'argent effaça aux yeux de l'apôtre celui des paroles, des oeuvres, de la sainteté et de l'amour de Jésus »

VERTOT. R DE / HISTOIRE DES REVOLUTIONS / 1719 page 320 / LIVRE 8
« le petit peuple reprit coeur, et quoiqu'il n' y eût à Rome ni hommes, ni armes, ni argent, on trouva tout cela dans cet amour pour la république qui faisoit le veritable caractere d'un romain. »

MABLY. ABBE DE / ENTRETIENS DE PHOCION / 1763 page 40 / ENTRETIEN 1
« La soif de l'argent qui nous dévore, a étouffé l' amour de la patrie. »

HELVETIUS. C-A / DE L'HOMME / 1771 page 121 / SECTION 6 CHAPITRE 16
« L'amour de l'argent est destructif de l'amour de la patrie, des talens et de la vertu. »

FLAUBERT.G / CORRESPONDANCE 1875-1876 / 1876 page 386 / 1876 T 7
« Mais quelle préoccupation de l'argent et quel peu d'amour de l'art ! »


Annexe 3 : Des  maris et des amants

CREBILLON FILS / LETTRES DE LA MARQUISE DE M*** / 1732 page 412
C’auroit été effectivement un caprice singulier de donner à mon mari ce que je venois de refuser à mon amant.

CREBILLON FILS / LETTRES DE LA MARQUISE DE M*** / 1732 page 425
Un mari ne voit que la statue, l'âme n'est faite que pour l'amant.

MARIVAUX / LE PAYSAN PARVENU 1E-4E PARTIE / 1734 page 187
Figurez-vous ce que c'est qu'un jeune rustre comme moi, qui, dans le seul espace de deux jours, est devenu le mari d'une fille riche, et l'amant de deux femmes de condition.

TENCIN. MARQUISE DE / LE SIEGE DE CALAIS / 1739 page 33
Le caractère de Mademoiselle De Roye ne laisse rien à désirer pour assurer le bonheur d'un amant, et la tranquillité d'un mari.

PREVOST. L'ABBE / LETTRES ANGLOISES, T.2 / 1751 pages 238-239 / LETTRE 65
Mon dessein alors est d'observer attentivement par quels degrés le mari impérieux prendra la place de l'amant soumis ;

PREVOST. L'ABBE / NOUVELLES LETTRES ANGLOISES / 1755 page 50 / LETTRE 61
Ce changement m' a causé beaucoup de joie : il me fait juger qu' à mesure que l'amant touche de plus près à la qualité de mari, les vivacités excessives d' une maîtresse se perdent dans les complaisances d'une femme obligeante.

ROUSSEAU. J-J / EMILE OU DE L'EDUCATION / 1762, page 824
Il est beau qu' un amant puisse vivre sans sa maitresse, mais un mari ne doit jamais quiter sa femme sans necessité.

DIDEROT. D / SALON DE 1767 / 1768 page 308
C'est qu'il faut d'abord avoir le sens commun, avec lequel on a à peu près ce qu' il faut pour être un bon père, un bon mari, un bon marchand, un bon homme, un mauvais orateur, un mauvais poète, un mauvais musicien, un mauvais peintre, un mauvais sculpteur, un plat amant.

MARMONTEL J-F / ESSAI SUR LES ROMANS / 1799 page 314 /
et si quelqu'un, dans ces intrigues, jouait un rôle ridicule, c'était l'amant trompé ou le mari jaloux.

SOREL. CH / LE BERGER EXTRAVAGANT / 1627 page 348 / PARTIE 2 LIVRE 9
Et en septiesme lieu que la jalousie d' un amant qui n'a jamais jouy est plus grande et plus forte que celle d'un mari qui jouyt tous les jours.

JOUY. V DE / L'HERMITE DE LA CH. D'ANTIN / 1813 page 218 / N 75 1ER MAI T 3
Je suis encore tenté de faire entrer en ligne de compte (car il vient un tems où l'on ne néglige rien) un privilège que je dois à mon âge, et dont je jouis sans en être fier, celui d'être admis à toute heure, en tout lieu, dans l'intimité des plus jeunes et des plus jolies femmes, sans éveiller les soupçons d'un mari ou la jalousie d'un amant.

CONSTANT. B / JOURNAUX INTIMES / 1816 page 106 / JUILLET 1804
Necker dans une de ses pensées, les intérêts matériels n'étant jamais si communs entre un amant et une maîtresse qu' entre un mari et une femme, il y a beaucoup moins de points de réunion, de motifs de conversation et d'occupation communs entre eux.

STENDHAL / DE L'AMOUR / 1822 page 243 / LIVRE II
Il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant romanesque.

PROUDHON. P-J / QU'EST-CE QUE LA PROPRIETE ? / 1840 page 157 / PREFACE
Si j'ose me servir de cette comparaison, un amant est possesseur, un mari est propriétaire.

BALZAC. H DE / MEMOIRES DE DEUX JEUNES MARIEES / 1842 page 230 / PREMIERE PARTIE, VII LOUISE DE CHAULIEU à RENEE DE MAUCOMBE
L'homme qui nous parle est l'amant, l'homme qui ne nous parle plus est le mari.

BALZAC. H DE / MEMOIRES DE DEUX JEUNES MARIEES / 1842 page 332 / XXXVI DE LA VICOMTESSE DE L'ESTORADE à LA BARONNE DE MACUMER 
Socialement parlant, un mari ne doit pas plus paraître l'amant de sa femme quand il l'aime en amant, qu'une épouse ne doit jouer le rôle d'une maîtresse.

BALZAC. H DE / UNE FILLE D'EVE / 1842 page 298
On vivote avec son mari, ma chère, on ne vit qu'avec son amant, lui disait sa belle-soeur, la marquise de Vandenesse.

CHAMPFLEURY / LES BOURGEOIS DE MOLINCHART / 1855 page 129 /
Lui reconnût-elle quelques qualités, à ce mari, qu'à l'intérieur, sur les plateaux de cette petite balance que chaque femme a dans le coeur, elle mettrait d'un côté les pièces de six liards du mari, et de l'autre les monceaux de trésors, de bijoux et de pierreries qui sortent par la bouche d'un jeune amant.

VIGNY. A DE / LE JOURNAL D'UN POETE / 1863 page 947 / 1832 :
Elle va voir de temps à autre à la campagne son mari et loge à Paris avec son amant.

VIGNY. A DE / LE JOURNAL D'UN POETE / 1863 page 962 / 1832 
Amour plus chaste que le mariage, un amant cherchant à élever sa maîtresse tandis que le mari l'abaisse continuellement.

TAINE. H / VIE ET OPINIONS DE GRAINDORGE / 1867 page 210 /
Mme Gabrielle Chabrière ayant un mari intelligent, spirituel, gai, laborieux, dévoué et très-tendre, veut partir avec un amant, parce que son amant lui parle de passion et son mari d'affaires ;

ZOLA. E / MADELEINE FERAT / 1868 page 211 /
Attends, balbutia-t-elle, je vais te rendre tes cent sous... l'argent d'un mari, c'est sacré... je pensais que ce monsieur était ton amant, et il n'y avait pas de mal, n'est-ce pas ?

ZOLA. E / MADELEINE FERAT / 1868 page 245 / à éDOUARD MANET 1ER SEPT. 1868
lorsqu'elle voulait raisonner l'étrangeté de ses sensations, elle finissait par s'accuser de goûts monstrueux en voyant son impuissance à oublier son amant et à aimer son mari.

BOURGET. P / MENSONGES / 1887 page 279 / XIII AT HOME
… disent à leur amant les femmes en puissance de mari ou d'entreteneur, lorsqu'elles ont à subir une de ces grotesques scènes de jalousie où se manifeste la sottise de celui qui ne veut pas partager !

BOURGET. P / PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE / 1890 page 217 / MéDITATION XI, BONHEURS CONTEMPORAINS. III LES DESASTRES (Suite). - LES JALOUSIES.
L'amant sait très bien que sa maîtresse se donne au mari ou à l'entreteneur.

BOURGET. P / PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE / 1890 page 87 / MEDITATION IV, DE L'AMANT MODERNE.
.. J'ai une théorie, voyez-vous, c'est qu'une femme mariée qui prend un amant ne cherche pas dans cet amant un second mari... Elle veut quelqu'un qui lui donne ce que son mari ne lui donne pas, non plus la popote du coeur et des sens, mais de la cuisine de restaurant, du relevé, de l'épicé, du poivré en diable.

FARAL. E / VIE QUOTID. TEMPS DE ST-LOUIS / 1942 pages 148-149 / 2 CONDIT. SOC., TRAVAIL, MŒURS 
Ces fards, dont la chambre est encombrée, ces robes à traîne, ces perruques, ces cornes dans la coiffure, c'est la ruine du mari et l'espoir de l'amant

GIRAUDOUX. J. / POUR LUCRECE / 1944 pages 182-183 / ACTE 3 SCENE 5 
Quel niais j'ai été, de revêtir cinq ans pour le lit conjugal une toge de candeur et de convention... ce corps, qui déclinait toute invite du mari, a tout accepté de l'amant... ô ciel, au lieu de ces pauvres mariages d'onction et timidité, que de nuits de Marcellus j'aurais pu me donner...

T'SERSTEVENS. A / L'ITINERAIRE ESPAGNOL / 1963 page 245 / DE MADRID à PLASENCIA
Nos épouses devraient adopter ces chapeaux-souvenirs, avec les photos, en pendants, de leur mari et de leur amant, cette dernière, bien entendu, du côté gauche, qui est celui du coeur et des liaisons extra-conjugales.


NOTES

[1] Eléments d’idéologie, Paris, Courciez, 1805-1817,  3 vol.

[2] L’analyse du discours politique, par une hypallage prévisible, se réduit souvent à une analyse politique de ce discours.

[3] On peut distinguer trois acceptions du mot topos. La plus traditionnelle, depuis la rhétorique d’Aristote, est une forme argumentative stéréotypée ; elle a été reprise, avec une extension moindre, par certains pragmaticiens. La seconde, que nous avons utilisée (1987), est un axiome normatif socialisé (comme Les gascons sont vantards) qui permet une afférence. La troisième désigne une structure thématique stéréotypée, familière en histoire de la littérature : ainsi, le topos du locus amoenus.

[4] Les recherches sur l’argumentation restent cependant limitées. D’une part, elles s’appuient sur des exemples et non sur des corpus ; d’autre part, elles la mettent au fondement du sémantique (cf. la théorie de l’argumentation dans la langue)[4]. Or l’argumentation suppose une rationalité qui ne peut être postulée, sauf préjugé logiciste sur l’esprit humain ; par ailleurs, l’argumentation ne peut jouer un rôle fondateur, car elle n’est qu’une partie auxiliaire de la persuasion. On comprend certes que la rationalité argumentative séduise les théoriciens, mais les « sujets parlants » qui ne sont pas linguistes ne semblent pas fort sensibles à la rationalité des arguments.

[5] Cf. infra, II, et l’auteur, 1996 et 2000.

[6] Cf. aussi l’auteur (1994, III, 1.3).

[7] C’est par exemple un des objectifs des travaux de l’équipe Sémantique des textes en linguistique de corpus. Cf. Malrieu et Rastier, 2001.

[8] Données communiquées par Gaston Gross. Cela ne surprend personne, mais imaginons un instant l’angoisse de nos moralistes dans un monde peuplé d’hommes nus et de femmes remarquables.

[9] Rien qui pèse ou qui pose, tel est l’art poétique. La lexicométrie est réputée peser : certains collègues littéraires affichent leur horreur pour les « tableaux de chiffres ». En fait, toute tentative d’objectiver les textes et de soumettre les hypothèses à un contrôle ne peut être que suspecte, dès lors qu’elle contredirait de talentueuses intuitions et que le bon plaisir du texte aurait à se soumettre à des validations.

[10] Cf. l’auteur, sous presse.

[11] Lexicaliser s’entend ici également pour les grammèmes.

[12] Une lemmatisation serait à décommander, car elle interdirait d’apercevoir ce type de différences.

[13] Ces effectifs se réduiraient de façon inquiétante si l’on écartait des Œuvres complètes de Gracq  la traduction de la Penthésilée de Kleist : les femmes abondent évidemment dans cette histoire d’amazones.  Dès qu’on tient compte des genres au sein des recueil d’œuvres complètes, des disparités apparaissent. Hors des romans et des poèmes, les femmes manquent au singulier comme au pluriel ; par exemple dans les Paradis artificiels de Baudelaire, ou dans les lettres du Harrar, alors qu’elles abondent dans les Poésies de Rimbaud.

[14] La disparité entre  le nombre de mentions d’âge pour les hommes et pour les femmes peut être due au fait que les personnages masculins sont plus nombreux, ce qui reste à établir, ou plutôt à ce que les mentions d’âge, par courtoisie sans doute, sont moins nombreuses pour les femmes. Mais comme quatre âges (sur quelques 110 représentés) ont plus d’occurrences féminines que d’occurrences masculines : 15, 16, 18 et 19 ans, on peut en conclure aussi qu’après vingt ans les femmes intéressent moins les narrateurs et leurs lecteurs implicites.

[15] Il y a là, comme souvent en perception sémantique, un phénomène d’inhibition latérale : les femmes de 41 ans sont « absorbées » par les femmes de 40 ans, les hommes de 49 ans par ceux de 50 ans.

[16] Les contrastes d’effectifs sont tels que l’on peut négliger les polysémies. Bien entendu, argent  est polysémique, comme le montrent les contextes où l’argent est tantôt une couleur, un métal, du numéraire). Dans le roman, la dernière acception domine, à l’inverse de la poésie.

[17] Les références se trouvent en annexe 3.

[18] Tout cela est bien bourgeois, et il fut un temps, sous Henri II, à l’époque où se déroule La Princesse de Clèves, où les maris pouvaient être des amants ; Madame de La Fayette écrivait du moins de M. de Clèves : « pour estre son mari, il ne laissa pas d’estre son amant, parce qu'il avoit toujours quelque chose à souhaiter au delà de sa possession » (1678, p. 33). Non seulement la Princesse avait un amant, mais c’était son mari, et le ressort principal du romanesque ultérieur est ainsi mis en pièces, avec toutes les lectures romantiques du chef-d’œuvre de Mme de La Fayette.

[19] Nous avons simplement sélectionné dans la banque Frantext les phrases contenant les formes amant et mari.

[20] Cf. aussi Georges Duhamel, dans sa préface au Notaire du Havre : “ Issu de paysans très pauvres, il acquit, moitié par son travail et moitié grâce à son mariage, un petit bien dont il vécut. ” (1933, p. 14).

[21] On trouve aussi diverses mentions obliques, comme celle de Joséphin Péladan (Le vice suprême, 1884, p. 234) : “ celles qui désirent d’accomplir l’œuvre de chair hors le mariage, bien que l'effet ne s'ensuive pas, pèchent mortellement. ”

[22] L’expression le péché de la chair désignait l’adultère. Le droit canon ne condamne aucunement l’œuvre de chair, mais met en garde contre la fornication dans le mariage – dès lors que l’œuvre de chair ne prend pas pour but la procréation ; cependant, ces distinctions ne sont évidemment plus comprises par les Modernes.

[23] Cf. l’auteur 1989, I, sur l’archithématique.

[24]  « L’imagination, docile à une suggestion qui émane de la matière,  tend à dissocier en figures contrastées et de sexes opposés des notions que la raison considère comme simples et permanentes. La langue, les légendes, témoignent de cette dualité, que les poètes réinventent chaque fois et d’autant plus sûrement que leur expression est plus authentique » (Benveniste, L’eau virile, in Moïnfar, Mohammad Djaffar (1992) L’œuvre d’Emile Benveniste, Linx, 26, pp. 24).

[25] Par exemple sur la thématique des sentiments dans le roman français, cf. l’auteur et coll. 1995. Rééd. : http://www.revue-texto.net

[26] Pour plus d’informations, se reporter au site du projet (http://www-poleia.lip6.fr/~princip/). Cf. aussi l’auteur, 2002 c.

[27] Si intéressantes soient-elles, les recherches sur la photographie et la machine à vapeur nous apprennent moins sur le roman du XIXe siècle que sur l’imaginaire des dix-neuviémistes.

[28] « Le sens commun (senso comune) est un jugement sans aucune réflexion, senti en commun par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation ou par le genre  humain dans son entier »  (Principì di scienza nuova, 1744, § 142, cf. aussi 145).

[29] On pourrait évoquer à ce propos l’hypothèse de Sapir-Whorf, sous laquelle on confond déterminisme et relativisme. Si le déterminisme linguistique, comme tous les déterminismes, est réducteur ; en revanche le relativisme sous-tend nécessairement la démarche comparative propre aux sciences de la culture, car il s’oppose à l’universalisme de principe qui a toujours, jusqu’au cognitivisme inclus, entravé la réflexion sur les rapports entre langage et pensée.

[30] Elle relève de la linguistique quand elle prend pour objet le matériau linguistique lui-même. Au palier morphologique, toutes les langues comprennent des morphèmes appréciatifs (cf. e.g. l’affixe -acci- en italien). Au palier immédiatement supérieur, le lexique des langues fourmille d’évaluations, et des seuils d’acceptabilité structurent les classes lexicales élémentaires (cf. e.g. des oppositions comme grand  / énorme ou froid / glacial), a fortiori les unités phraséologiques, fort nombreuses dans tout texte, qui reflètent et propagent diverses formes de doxa. Au palier de la phrase, on peut considérer que toute prédication est une évaluation. Au palier textuel enfin, l’analyse narrative, par exemple, a maintes fois souligné l’importance des modalités dites thymiques. En somme, l’esthétique fondamentale définit le substrat sémiotique sur lequel s’édifient les arts du langage, et d’autres performances sémiotiques,  mais demeure en-deçà  des esthétiques philosophiques.

[31] C’est pourquoi nous refusons de distinguer entre dénotation et connotation et de postuler que les langues décriraient un réel objectif simplement coloré çà et là par des “attitudes propositionnelles”. D’ailleurs, aucun critère consistant ne permet d’opérer ces distinctions.

[32] Cf. l’auteur, 1996 d et 2001, ch. 8 n. 60.

[33] Cf. par exemple cet article du Larive et Fleury, 1904, Dictionnaire français illustré des mots et des choses, 3 volumes, s.v.  : « Nègre, Négresse : Individu de l'espèce humaine, homme ou femme, ainsi appelé de la couleur de la peau toujours d'un noir plus ou moins pur. (...) Les nègres sont éminemment (sic) dolichocéphales. Ils ont les cheveux laineux, mais disposés sur la tête à la manière d'une toison et non en touffes, comme les Cafres. (...) Les vrais (sic) nègres sont en outre remarquables par la maigreur de leurs mollets. (...) Les nègres, pris en masse, ne sont pas susceptibles d'un haut développement intellectuel, même dans un milieu social favorable, comme on l'observe aujourd'hui aux Etats-Unis d'Amérique. Ils semblent ne pouvoir franchir les stades les plus bas de la civilisation. (...) // Travailler comme un nègre : travailler sans relâche, être astreint à un travail pénible et continuel. Cette locution est presque (sic) une contrevérité, car l'indolence et la paresse des nègres sont connues de tout le monde. »

[34] Aussi la théorie moderne des performatifs reprend, en l’affadissant passablement et en la transposant dans le domaine des institutions et usages sociaux, la théorie scolastique des sacrements. Pour la félicité d’un performatif, il faut en effet que la personne habilitée prononce une formule « consacrée ».

[35] Syntagmatique et donc paradigmatique – ce serait une erreur que de confondre l’opposition langue/parole avec l’opposition paradigme/syntagme.

[36] Le sémème est le contenu  du morphème, la sémie celui d’une lexie.

[37] Cela reste relatif, car bien des noms propres restent liés à un domaine (par exemple scientifique).

[38] Toute son entreprise étymologique, celle des Mots anglais va dans ce sens, et Raymond Roussel n’y contredit pas.  


BIBLIOGRAPHIE

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©  décembre 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : RASTIER, François. Doxa et lexique en corpus - pour une sémantique des idéologies. Texto ! décembre 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Doxa.html>. (Consultée le ...).