FORMES SÉMANTIQUES ET TEXTUALITÉ

François RASTIER

(Texte paru dans Langages, 2006, n°163, p. 99-114)


1. Cadre épistémologique

Peut-on concevoir les unités textuelles à l’image des unités lexicales ou grammaticales ? Cette opinion a pu prévaloir en sémiotique : Hjelmslev envisageait ainsi la commutation d’unités textuelles. À présent, la linguistique textuelle et l’analyse du discours supposent ordinairement qu’une unité textuelle, paragraphe, séquence, chapitre, serait identifiable comme une chaîne de caractères. Pour éclairer cette question, un recul épistémologique s’impose.

Les deux problématiques. — Deux problématiques, logico-grammaticale et rhétorique/herméneutique, se partagent l’histoire des idées linguistiques occidentales [1]. En bref, nous appellerons la première problématique du signe et la seconde problématique du texte. Convenons que la signification est attribuée aux signes et le sens aux textes. Si l’on approfondit cette distinction, un signe, du moins quand il est isolé, n’a pas de sens ; et corrélativement un texte n’a pas de signification.

La signification résulte en effet d’un processus de décontextualisation, comme on le voit en sémantique lexicale et en terminologie ; d’où son enjeu ontologique, puisque traditionnellement on caractérise l’Etre par son identité à soi. Le sens suppose en revanche une contextualisation maximale, aussi bien par l’étendue linguistique — le contexte, c’est tout le texte — que par la situation, <99> définie par une histoire et une culture, bien au-delà du hic et nunc seul considéré par la pragmatique. Aussi, alors que la signification est traditionnellement conçue comme une relation, le sens peut être représenté comme un parcours au sein du texte et de l’intertexte.

Unités ou formes ? — Les divergences entre problématiques apparaissent clairement à propos des unités textuelles. La conception logico-grammaticale tend à faire de l’unité un élément de « vocabulaire » textuel : à l’image d’une phrase considérée comme un enchaînement de mots, un texte résulterait d’un enchaînement d’unités : propositions, séquences, fonctions narratives, etc. : la linguistique textuelle a ainsi conçu le texte comme une suite structurée de propositions, la narratologie greimassienne a représenté le discours par une concaténation de fonctions narratives. Ces unités sont considérées comme discrètes et localisables, ce qu’atteste, par exemple, le nom de séquence [2].

L’ontologie logico-grammaticale attribue aux unités textuelles la discrétion et la présence, l’identité à soi et l’isonomie, à l’image naïve des objets physiques. La conception rhétorique / herméneutique admet en revanche que les objectivités qu’elle construit soient continues, parfois implicites, varient dans le temps et selon leurs occurrences et leurs contextes, connaissent entre elles des inégalités qualitatives et ne relèvent pas uniformément des mêmes règles. Elle ne rapporte pas exclusivement les formes sémantiques à des localisations spatio-temporelles, car ces formes ne sont pas des objets au sens chosiste du terme ; du moins ne peut-on préjuger de leur forme d’objectivation en les soumettant aux procédures de l’analyse grammaticale : localisation, commutation, hiérarchisation avec unicité des rattachements, typage univoque des relations, caractérisation formelle de l’identité catégorielle. Les manifestations des unités textuelles peuvent en effet rester diffuses (isotopies, faisceaux isotopiques) ou rhapsodiques (thèmes). Une même forme peut au demeurant connaître des manifestations diffuses ou compactes. Bref, une forme n’est pas une unité discrète, stable, identique à elle-même : loin de s’opposer à d’évasives substances, les formes sont des figures qui contrastent sur des fonds.

Comme les textes présentent des contours de formes que l’interprétation a pour objectif de reconnaître et de parcourir, leur identification et leur parcours restant d’ailleurs indissociables, on doit compléter et sans doute dépasser la conception distributionnelle du texte par une conception morphosémantique qui tienne compte des inégalités qualitatives entre formes.

Les problèmes d’identification des unités doivent être abordés en fonction de la dualité des problématiques : par exemple, la phrase est une segmentation logique (Benveniste la définit comme propositionnelle, catégorématique), la période une segmentation physiologique et/ou émotionnelle. Au-delà de la période, dont l’empan est sans doute mesuré par nos capacités motrices <100> et respiratoires, le texte ne présente pas de signifiant identifiable par des procédures de segmentation, sinon les démarcations fortes, comme les pauses longues ou les changements de chapitre. C’est une raison fondamentale pour échapper au modèle du signe : les unités sémantiques textuelles n’ont pas de signifiants isolables comme des parties du discours ; elles sont constituées par des connexions de signifiés des paliers inférieurs de la période, du syntagme, de la sémie. Ces connexions ne constituent pas un réseau uniforme : certaines sont mises en saillance, valorisées, modalisées .

L’opposition entre les conceptions logico-grammaticale et rhétorique / herméneutique de l’interprétation se concrétise enfin par des différences dans les régimes temporel et aspectuel des processus productifs et interprétatifs. À la régularité distributionnelle et itérative des intervalles égaux du temps logico-grammatical s’opposent dans le temps rhétorique / herméneutique les alternances du ponctuel et du duratif, du perfectif et de l'imperfectif.

Redéfinir le signe comme passage. — Il convient de proposer une redéfinition du signe qui s’accorde avec la problématique textuelle. L’unité, quelle que soit sa taille et son palier de description, peut être redéfinie comme un passage : or un passage n’a pas de bornes fixes et dépend évidemment du point de vue qui a déterminé sa sélection.

Définir le signe comme passage, c’est élaborer une définition purement relationnelle et donc contextuelle. Puisque la parole commande la langue, le signe est d’abord un « segment de parole » [3] : au plan du signifiant, c’est un extrait — entre deux blancs, s’il s’agit d’une chaîne de caractères ; entre deux pauses ou ponctuations, s’il s’agit par exemple d’une période. L’extrait peut renvoyer aux étendues connexes, par exemple par des règles d’isophonie, ou de concordance de morphèmes : ce sont des cooccurrents expressifs.

Au plan du signifié, le passage est un fragment qui pointe vers ses contextes gauche et droit, proche et lointain. Cela vaut pour le contenu de la lexie comme pour celui du syntagme ou de la période, de la section, etc. Les méthodes statistiques de la linguistique de corpus permettent aujourd’hui de qualifier les unités contextuelles, qui sont elles aussi des passages de taille variable définis comme corrélats sémantiques :

Figure 1 : Le passage et ses contextes

La redéfinition du signe comme passage permet, nous le verrons, de considérer les unités textuelles comme des moments stabilisés dans des séries <p.101> de transformations textuelles et intertextuelles, rapportées aux discours, champs génériques et genres.

Paliers d’analyse. ­— Faute de compositionnalité du sens, la problématique logico-grammaticale s’applique mal aux textes : les procédures de segmentation utilisant des balises sont utiles pour traiter de l’expression, mais sans plus. Aussi, la sémantique des textes a dû (re)définir d’autres formes d’unités et de relations qui en sont indépendantes : isotopies, thèmes et topoï, motifs et fonctions dialectiques, etc. (cf. l’auteur, 1989, 2001). Les isotopies sont des fonds sémantiques, les thèmes et topoï des formes qui peuvent être décrites comme des molécules sémiques, petits réseaux sémantiques dont les nœuds sont des sèmes et les liens des cas [4]. Voici par exemple la molécule sémique récurrente dans le vers d’Éluard, Allume l’aube dans la source :

Figure 2 : Une molécule sémique

N.B. : ATT abrège attributif, ERG, ergatif, LOC, locatif. Les liens du graphe sont entre parenthèses, les nœuds entre crochets. Cette représentation par graphe sémantique est adaptée des graphes conceptuels de Sowa, 1984.

La même molécule est ici l’objet de trois lexicalisations successives, allume, aube et source, qui laissent apparaître des différences de statut des sèmes : par exemple, /pureté/ est inhérent à ‘source’, mais afférent à ‘allume’ dans ce contexte (cf. l’auteur, 1991, p. 203). Cet exemple permet de souligner quatre points qui ne sont pas sans portée sémiotique : (i) La représentation des formes sémantiques par des molécules sémiques est évidemment une simplification : les sèmes ne sont pas des atomes, mais des moments de parcours interprétatifs. (ii) Une forme sémantique, ici représentée comme une molécule sémique, peut être appariée à diverses formes expressives (ici les lexèmes aube, allume et source). (iii) De l’appariement d’une forme sémantique et d’une forme expressive résulte une forme textuelle. La stabilisation de formes textuelles est cruciale pour rendre compte de la sémiosis au palier méso-textuel [5]. <p. 102> Bien qu’elles soient composées d’unités microsémantiques (sèmes et relations actantielles), la manifestation des formes sémantiques s’étend souvent sur des sections supérieures au paragraphe [6] : elles sont ainsi le lieu de médiation entre micro- et macro-sémantique et revêtent ainsi une fonction cruciale pour la production et l’interprétation du texte. (iv) Les formes textuelles ne satisfont pas à l’idéal d’un appariement bi-univoque entre signifié et signifiant : c’est pourquoi, au plan méthodologique, nous adoptons dans cette étude une perspective onomasiologique élargie qui procède des formes sémantiques aux formes expressives.


2. Formes textuelles et sémantique des parcours

On s’attachera dans cette section à questionner les rapports entre formes et fonds sémantiques au palier textuel, les transformations systématiques entre formes, les relations entre parties régulières et parties singulières des formes, enfin leurs indices de connectivité. Chaque fragment peut en effet manifester une part d’un fond sémantique, une section de forme sémantique ou une forme entière. En outre, chaque corrélat d’un fragment peut être un autre fragment, chaque cooccurrent d’un extrait, un autre extrait.

Les formes textuelles ne sont pas conceptuelles ni cognitives. — On sait que la sémantique cognitive a repris du positivisme logique une conception terminologique du texte, qui en fait une suite diversement structurée de « concepts » indépendants des langues ou de représentations mentales organisées dans diverses formes propositionnelles. Cependant, alors que le concept est sans contexte, sans énonciateur, sans histoire, et sans substrat linguistique, il en va à l’inverse pour les formes sémantiques, qui ne peuvent se décrire qu’au sein de textes. Sans se réduire à des schèmes ou des noèmes phénoménologiques [7], les molécules sémiques permettent de représenter les formes textuelles sans postuler un niveau de représentation abstrait indépendant des langues et plus généralement des systèmes de signes. Enfin, le sens des textes ne se réduit pas à leurs corrélats représentationnels et les formes sémantiques <p. 103> ne sont pas assimilables à des concepts, bien que la sémantique des textes puisse redéfinir les concepts comme des formes textuelles.

Forces et formes. — Décrire les structures sémantiques comme des ensembles de relations statiques a certes le mérite de la simplicité et de l’économie : on peut typer ces relations comme des relations logiques, ce qui a valu leur succès aux premières descriptions par traits sémantiques – employées de fait par les partisans comme par les adversaires de la sémantique structurale. Comme la description des formes n’a de valeur que si l’on peut rendre compte de leur évolution, la morphosémantique a pour objectif de rendre compte des formes en termes de forces. Les deux aspects, force et forme, sont complémentaires : une force s’éprouve et se mesure par les déformations qu’elle induit ; une forme stabilisée résulte d’un équilibre toujours momentané de forces [8]. Le déséquilibre des forces conduit au déplacement des points critiques et à la déformation concomitante des sections normales de la forme.

On distingue en morphodynamique les points réguliers et les points singuliers. Comme une forme est reconnue par ses points singuliers plutôt que par ses points réguliers, certains des rapports que par analogie avec la perception l’on caractérise comme des rapports forme / fond peuvent être décrits ou reformulés comme des rapports entre sections régulières et sections singulières de la forme. Par exemple, au palier textuel, nous avons décrit les isotopies comme des produits de la loi gestaltiste de bonne continuation : elles définissent des portions régulières de formes textuelles, et apparaissent ainsi comme des fonds sémantiques. En revanche, les allotopies sont des points singuliers et certains tropes introduisent des discontinuités qualitatives par rupture d’isotopie [9]. Enfin, le rapport entre sèmes spécifiques et génériques peut se comprendre comme un rapport entre points réguliers et points singuliers : les molécules sémiques se rattachent par leurs sèmes génériques à des fonds et assurent leur continuité avec ces fonds. Les points singuliers des formes assurent leur saillance.

Des relations entre formes et fonds. — L’étude des formes sémantiques se prolonge ainsi dans trois directions : liens entre fonds, dans le cas par exemple des genres qui comportent plusieurs isotopies génériques, comme la parabole ; liens entre formes ; et surtout liens des formes aux fonds, cruciaux pour l’étude de la perception sémantique.

En général, un fond sémantique ne se réduit pas à une seule isotopie et consiste en un faisceau d’isotopies. De ce fait, il n’est pas homogène mais comprend naturellement des irrégularités (pour un faisceau, les différences entre les isotopies, les ruptures ponctuelles et les disparitions d’isotopie) ; ces légères hétérogénéités permettent au demeurant de le percevoir.

D’autre part, toutes les formes ne sont pas à égalité : outre qu’elles se stabilisent et se démembrent dans le cours du texte, a fortiori en diachronie, elles connaissent entre elles des inégalités qualitatives. Certaines formes doivent leur prééminence <p. 104> à leur valorisation : par exemple dans l’œuvre de Spinoza, la Nature est la forme sémantique qui semble dominer toutes les autres ; ou encore, dans Madame Bovary, Emma ; chez Bossuet, la Providence. Dans les textes théoriques, ces formes prééminentes sont les concepts qui subsument les autres (cf. l’auteur, 2005) ; dans les récits, les agonistes qui résument une classe d’acteurs (comme Don Juan). Elles revêtent ainsi le statut de parangons (cf. l’auteur 1991, p. 198 sq.) [10].

Enfin, certaines lexies concourent à l’établissement de fonds sémantiques (isotopies) ; d’autres lexicalisent de façon synthétique des formes sémantiques (molécules sémiques) ; d’autres enfin participent à la construction de formes qu’elles lexicalisent partiellement et manifestent ainsi des contours de ces formes. Soit en bref :

Figure 3 : Médiations entre formes et fonds sémantiques

Par la médiation des contours, les formes et les fonds entrent ainsi au cours du textes dans des relations de diffusion des formes en fonds ou de sommation des fonds en formes. Peu importe ici que les représentations des formes figurent des dynamiques sur un espace ou des rythmes dans le temps : dans les deux cas, il s’agit de relier les formes aux fonds.

Plus qu’à des passages d’un fond à un autre ou d’une forme à une autre, les parcours interprétatifs entre fonds ou entre formes s’apparentent à la perception de formes ambiguës : ainsi, la métaphore fait percevoir simultanément deux fonds sémantiques, d’où l’effet anagogique qui lui est souvent attribué ; une hypallage ou une syllepse font percevoir simultanément deux formes ou deux parties de formes, dans une ambiguïté qui rappelle les classiques illusions visuelles du canard-lapin ou de la duègne-ingénue.

Le rapport interne partie/tout. — Dans la mesure où elle échappe à l’atomisme de la tradition grammaticale, la conception morphosémantique du texte et permet de détailler le concept de parcours interprétatif. Elle engage à concevoir le rapport du global au local d’une façon moins simpliste et moins statique que celle qui unit l’élément à l’ensemble ou la partie au tout. L’accès du global au local, dans la mémorisation par exemple, reste en effet médiatisé par la reconnaissance et le parcours de formes sémantiques.

Le fond sémantique dominant a une fonction d’unification une émanation du tout dans la mesure où il définit la « matière » ou le « sujet » du texte. Le rapport entre tout et partie n’est pas un rapport d’abstraction qui érigerait <p. 105> le « sujet » du texte en type représenté par une « macroproposition » (selon Van Dijk). Alors qu’un fond homogène instaure une globalité du texte, les formes sémantiques la transforment par leurs évolutions en totalité progressive. L’homogénéité relative du fond sémantique et l’évolution des formes font de la textualité un réseau unique et complexe susceptible de divers parcours dont la cohérence postulée définit l’objectivité du sens.


3. Des formes à la textualité
 

Les formes sémantiques et leurs dynamiques. — Le sens d’un texte ne se déduit pas d’une suite de propositions, mais résulte du parcours de formes sémantiques [11] liées à des formes expressives, les formes peuvent faire l’objet de diverses descriptions : par exemple, rapporté aux diverses composantes sémantiques, une molécule sémique peut être décrite comme thème, comme acteur, comme but ou source d’un point de vue modal, comme moment dans la linéarité du texte.

Si la description statique peut convenir à certaines applications, en didactique par exemple, une description plus fine doit restituer l’aspect dynamique de la production et de l’interprétation des textes. La première étape consiste à décrire les dynamiques des fonds et des formes : par exemple, la construction des molécules sémiques, leur évolution, et leur dissolution éventuelle. Ces dynamiques et leurs optimisations relatives sont paramétrées différemment selon les genres et les discours, car les formes et les fonds sont constitués et reconnus en fonction de ces diverses normes. En outre, comme les régimes de production et d’interprétation associés aux genres et aux discours guident le parcours des fonds et des formes, la sémantique des textes doit adapter ses descriptions à ces régimes.

La perception des fonds sémantique semble liée à des rythmes, et celle des formes à des contours dont sur le plan de l’expression les contours prosodiques peuvent présenter un analogue. Si les fonds sémantiques sont constitués par des isotopies, en général produites par la récurrence de traits génériques, la temporalisation de ces récurrences est assurée par des rythmes sémantiques [12]. Comme les fonds sémantiques semblent des suites de points réguliers et comme les formes sont discrétisées par leurs points singuliers, le parcours productif ou interprétatif de ces formes et de ces fonds suppose un rythme, cellule de base de toute action : il détermine les segments réguliers des formes, aux extrémités desquels se détachent les points singuliers. <p. 106>

Au palier macrosémantique, des inégalités qualitatives marquent des lieux ou moments remarquables que l’on pourrait appeler des points nodaux sémantiques, définis par leur haut degré de connectivité : les plus faciles à isoler sont des mots qui connectent plusieurs isotopies génériques, ou des répliques qui transforment la structure narrative. Au-delà d’une concaténation de symboles, on peut concevoir ainsi le texte comme un cours d’action sémiotique, scandé par des moments critiques. Le genre codifie la conduite de cette action, mais ce qu’on pourrait appeler le ductus particularise un énonciateur et permettrait de caractériser le style sémantique par des rythmes et des tracés particuliers des contours de formes.

Les transformations. — Retenons qu’une forme est une famille de transformations : la forme et la métamorphose sont deux moments d’un même processus : cette transformation est diachroniquement orientée dans un temps du texte et de la tradition. Selon les composantes mises en jeu, il faut distinguer les transformations thématiques, dialectiques (narratives), dialogiques (modales, selon les « points de vue » et les « positions de parole »), tactiques (positionnelles). Nous nommerons métamorphismes l’ensemble de ces transformations. Nous y incluons les méréomorphismes, définis comme des relations entre parties du texte qui présentent de manière compacte et locale des formes amplifiées ailleurs de manière globale et diffuse. Par exemple, des configurations codifiées comme la description initiale, la parabole, le rêve annonciateur, sont transposées dans la suite du texte par d’autres formes plus étendues. Les méréomorphismes traduisent en linguistique textuelle des phénomènes de solidarité d’échelle.

Outre les métamorphismes, qui intéressent les formes sémantiques, il faut tenir compte enfin des transpositions qui intéressent les changements du fond sur lesquels elles sont perçues : toute forme est en effet définie par sa transposabilité (d’où les antiques théories des formes pures). Soit, en disposant les exemples selon les quatre composantes sémantiques [13] :

Composantes sémantiques

Métamorphismes

Transpositions

Thématique

Transformation d’un thème

Changement d’isotopie

Dialectique

Transformation narrative

Changement de  séquence

Dialogique

Changement de foyer

Changement de ton

Tactique

Changement de succession
(ex. inversion ou chiasme)

Changement de rythme sémantique

La génération d’un texte consiste en une série de métamorphismes et de transpositions, qu’on peut mettre en évidence à l’oral par l’étude des reformulations, à l’écrit par celle des brouillons. Son interprétation consiste pour une bonne part dans l’identification et l’évaluation des métamorphismes : par exemple, le sens d’un récit est articulé par des transformations thématiques et dialectiques.

La théorie des métamorphismes intéresse les tropes, qui loin d’être des écarts par rapport à une norme, participent des parcours de transformation, <p. 107> à des moments remarquables des parcours génétiques et interprétatifs ; les plus discutés correspondent sans doute à des points critiques [14] Ils assument alors quatre fonctions générales, selon qu’ils modifient les fonds sémantiques, les formes sémantiques ou les relations entre formes et fonds : (i) Rupture de fonds sémantiques (allotopies) et connexion de fonds sémantiques (polyisotopies génériques). (ii) Rupture ou modification de formes sémantiques : ces transformations s’opèrent par addition ou délétion de traits sémantiques des molécules sémiques. (iii) Modification réciproque de formes sémantiques par allotopies spécifiques (antithèses) ou métathèses sémantiques (ex. l’hypallage). (iv) Modification des rapports entre formes et fonds : toute transposition d’une forme sur un autre fond modifie cette forme, d’où par exemple les remaniements sémiques induits par les métaphores : ainsi la blonde chevelure de la Duchesse de Guermantes se métamorphose-t-elle dans les frangipanes que l’on mange à la sortie de la messe de Combray, où elle apparaît inoubliablement.

Figure 4  : Métamorphismes et transpositions

L’exemple de transposition le plus illustre reste la métaphore, mais une syllepse ou une antanaclase par exemple, si le contexte y conduit, peuvent en articuler également. La métonymie, qui est une classe de transformations plutôt qu’une figure, est un exemple de métamorphisme.

Dynamique des métamorphismes. — L’évolution des formes dans le texte est marquée par diverses inégalités qui dessinent des parties : on peut distinguer par exemple les démarcations de l’expression (comme le début et la fin d’une section), ou les tournants sémantiques (thématiques, dialogiques, dialectiques). Ainsi les introductions (thématiques, dialectiques ou dialogiques), les ruptures <p. 108> (thématiques, dialectiques ou dialogiques), les sommations (thématiques) ou les basculements (dialectiques), enfin les révélations (dialogiques).       

Les événements rares se situent aux points de branchement qui ouvrent des possibles. Toute singularité ou point marquant peut devenir un point de branchement. On distingue deux types de points de branchements : ouvrants ou fermants ; par exemple A et C sont ouvrants :

Figure 5 :  Variations et sélections

Dans cette figure élémentaire de textualité, on relève cette succession de séquences Forme 1 > Variation > Formes 2 > Sélection > Formes 3 [15].

Diffusion et sommation. — N’imaginons pas que les formes et les fonds soient indépendants et que l’on puisse transporter les formes d’un fond à l’autre sans qu’elles se modifient dans cette transposition. En effet, les fonds et les formes sont entre eux dans un rapport de diffusion et de sommation : un fond est une forme « oubliée », au sens où elle a perdu sa saillance, et les passages de l’avant-plan à l’arrière-plan se comprennent ainsi.

La diffusion sémantique rend compte des phémomènes d’isotopie locale : comme tout trait sémantique est actualisé et a fortiori propagé à partir et en fonction du contexte immédiat et lointain, les contextes manifestent des redondances locales multiples. Par exemple, dans un corpus de romans français, on trouvera diverses formes du verbe tordre dans les contextes du mot grimace.

Les phénomèmes de diffusion jouent également un rôle important au palier textuel. Par exemple, dans Hérodias de Flaubert, la première phrase commence par ces mots :  « La citadelle de Machaerous se dressait à l’Orient de la mer Morte sur un pic de basalte, ayant la forme d'un cône. » Dans le contexte [16], on peut analyser :  (i) ‘Orient’ : /solaire/, /inchoatif/, /ascendant/, (/vital/) ; (ii) ‘Mer morte’ : /maritime/, /terminatif/, /descendant/, /funèbre/. Soit :

Figure 6 : L’Orient de la mer Morte

<p. 109> Voyons dans la dernière description du panorama sur le désert de Judée, quatre pages plus loin [17], comment les sèmes de la molécule ‘Mer Morte’ sont repris pour constituer un fond : les sèmes /maritime/, /descendant/, /funèbre/ alternent et se combinent : ‘grands flots’ /m/ ‘pétrifiés’ /f/, ‘gouffres’ /m/ /d/, ‘noirs’ /f/’, ‘falaises /m/’, ‘profondeur’ /d/ des abîmes /f/ /d/’, ensevelis /f//d/ ‘plus bas’ /d/ que les ‘rivages’ /m/ sous /d/ les ‘eaux’ /m/ ‘pesantes’ /d/ [18]. De forme initiale, la molécule sémique ‘Mer Morte’ est ainsi devenue un fond : les liens casuels entre ses sèmes ne sont pas conservés et ses sèmes sont manifestés de façon récurrente et rhapsodique. Cette forme sémantique réapparaîtra de façon partielle dans le cours du récit : ultérieurement, les malédictions du Baptiste sont par exemple comparées à des flots [19].

En outre, l’antithèse des deux formes initiales, ‘Orient’ et ‘Mer Morte’, sera reprise, du moins pour certaines oppositions de sèmes : /vie/, /inchoatif/, pour « Orient » ; /mort/ et /terminatif/ pour « Mer Morte ». Elles seront dialectisées dans la suite, jusqu’au lever de soleil final (cf. éd. Wetherill, p. 256), où des Esséniens portent la tête coupée du Baptiste et comprennent enfin ses paroles : « Pour qu’il croisse, il faut que je diminue ». L’ascension à l’orient fait alors antithèse avec : « Il est descendu chez les morts » [20](ibid., deux lignes plus haut). Les oppositions sémantiques de l’incipit sont ainsi reprises dans la clausule, achevant par leur retour la clôture du texte.

Dans les moments de diffusion,  les relations sémantiques exprimées par les liens casuels ne sont pas conservées, ce qui dissout la forme ; mais elles restent paradigmatiquement présentes et remotivables dans les moments de sommation.

L’unité contenu-expression et la sémiosis textuelle. — Manifeste dans les parcours énonciatifs et interprétatifs entre signes, l’interdépendance des deux plans <p. 110> du langage intéresse évidemment les paliers de complexité supérieurs, comme au plan de l’expression les schémas prosodiques ou métriques et au plan du contenu les reprises ou transformations de molécules sémiques (topoï, acteurs, fonctions narratives). Cependant, faute de correspondance assurée entre les formes sémantiques et les formes expressives, on trouve des acteurs ou des thèmes sans nom déterminé, ou dont la désignation évolue (par exemple, l’étudiant au premier chapitre du Père Goriot devient Rastignac dans les suivants).

L’unité entre contenu et expression s’établit par les parcours interprétatifs conformes au genre : par exemple, dans un corpus romanesque, Évelyne Bourion a pu confirmer la corrélation entre des noms de sentiments et les ponctuations dans les contextes où ces noms apparaissent. L’appariement entre formes sémantiques et formes expressives assume ainsi un rôle crucial dans la sémiosis au palier mésotextuel.

Dans la perspective onomasiologique adoptée ici, les formes expressives jouent le rôle d’interprétants. Ainsi, dans Hérodias, nous avons pu rapprocher le Temple de Jérusalem et Salomé, car la description du Temple (« Le soleil faisait resplendir ses murailles de marbre blanc ») est rappelée dans celle de la danse de Salomé : « Des gouttelettes à son front semblaient une vapeur sur du marbre blanc ». Un interprétant supplémentaire se trouve dans les brouillons, au f° 403 : Salomé, arrêtée sur les mains à la fin de sa danse, attend sa récompense, « un peu de sueur sur ses tempes comme de la rosée sur un marbre blanc » : on note la paronomase temple / tempes [21]. Le Temple et Salomé sont ainsi deux acteurs en relation de transposition et de transformation.


4. Directions de recherche

Hypothèses génétiques. — Au plan sémantique, le processus génétique se caractérise par des inhibitions et des propagations de sèmes. On peut distinguer trois sortes de propagations, selon qu’elles permettent de constituer des fonds sémantiques, de construire des formes sémantiques ou de lier ensemble des formes sémantiques apparentées en établissant des relations associatives à longue distance.

Les formes sémantiques ne se construisent pas isolément, mais se définissent par des oppositions qui les discrétisent : elles s’édifient par inhibition réciproque. Par exemple, dans Herodias, le trait /carré/, décrivant les tours de la forteresse de Machaerous vient de Tristram (1873, p. 263), si l’on en croit Flaubert, qui recopie au f° 732 v° l’évocation de : «the ruins of two square towers, which had evidently been the outworks of Herod’s citadel ». Contradictoire avec la forme générale du cône — d’ailleurs reprise du même texte (« a conical hill », p. 258) et avec l’image de la couronne qui le somme, le trait /carré/ sera supprimé, mais propagé des tours de la citadelle à la tour Antonia, qui annonce par son « cube monstrueux » <p. 111> le Temple de Jérusalem. Cet effet d’inhibition a ainsi pour effet de discrétiser par contraste les formes sémantiques, la Citadelle conique et le Temple cubique [22]. Ainsi les deux édifices initiaux, la citadelle conique et sombre de Machaerous et le temple cubique et éclatant de Jérusalem, transposent-ils respectivement le Précurseur (dont la tête coupée est décrite comme un cône) [23] et Salomé, associée au Temple par le marbre blanc de ses tempes.

Hypothèses herméneutiques. — La distinction entre formes et fonds permet d’éclaire certains problèmes classiques de l’herméneutique.

D’une part, les formes compactes sont nécessairement construites, dans la mesure où l’activité macrosyntaxique est consacrée à leur édification. D’autre part, le sens d’un texte est ordinairement résumé par son isotopie dominante ; par exemple, le groupe Mu définit Salut de Mallarmé comme « une histoire de marins ». Aussi, les formes compactes et les isotopies génériques dominantes constituent-elles le premier moment d’appréhension du sens textuel.

Qu’en est-il cependant des formes à l’état diffus et des fonds peu denses ? Ils constituent sans doute une part de l’implicite textuel, dont la reconstruction exige des parcours interprétatifs complexes, car elle met en jeu la perception de morphologies incomplètes ou bruitées. Cependant, le rapport forme/fond ne se réduit pas à un rapport explicite/implicite : les catégories pertinentes sont en effet les oppositions compact/diffus pour les formes, mais dense/rare pour les fonds. Ces distinctions valent au demeurant pour d’autres sémiotiques que la langue [24].

Enfin, outre les formes et les fonds, la perception sémantique appréhende leur arrière-plan, c’est-à-dire le paradigme des autres morphologies concurrentes qui les relient au corpus des expériences linguistiques passées. Hautement culturalisée, elle permet ainsi non seulement une reconnaissance rapide de formes incomplètes (par exemple dans la lecture « en diagonale », sans scrutation ligne à ligne), mais surtout de percevoir les paradigmes, c’est-à-dire les formes absentes tout à la fois évoquées et inhibées par celles qui sont reconnues.

Énonciation et interprétation. — L’activité énonciative et interprétative consiste à élaborer des formes, établir des fonds et faire varier les rapports entre fond et forme. La génération des fonds et des formes s’opère par rectification répétée, reformulations, corrections et reprises, si bien qu’en quelque sorte un texte se génère en se réinterprétant : sa production est déjà une interprétation, <p. 112> et le locuteur ou l’auteur en paraphrasant ou rectifiant son propos ne cesse de s’interpréter lui-même. Ces variations permettent à l’énonciateur de concilier autant qu’il le peut ou le veut les contraintes de la langue, du discours, du genre, de la situation et les rémanences de ce qu’il a déjà dit ou écrit.

Le parcours interprétatif des formes textuelles n’est pas un processus séquentiel déterministe ; il peut être rompu à l’oral par les reformulations et les demandes d’éclaircissement, à l’écrit par des retours en arrière. Bref, tant au cours de l’énonciation que de l’interprétation, le sujet n’est pas ou pas seulement un manipulateur de catégories transcendantales : il est triplement situé dans une tradition linguistique et discursive ; dans une pratique que concrétise le genre textuel qu’il emploie ou qu’il interprète ; dans une situation qui évolue et à laquelle il doit s’adapter sans cesse.

Vers l’intertexte. — Les diverses transformations que nous avons étudiées relient entre elles les différentes formes au sein du texte, mais aussi entre textes d’une même lignée ou d’une même archive. Entre deux occurrences de formes, on doit distinguer trois modes de différences : entre occurrences de la même forme au sein d’un texte ; entre formes différentes au sein d’un texte ; entre formes reprises de texte à texte (cf. l’auteur, 2001, ch. VII). Dans leur principe, les métamorphismes intratextuels et intertextuels sont identiques, mais les premiers se déploient dans un espace connexe, limité par la clôture textuelle, alors que les seconds se déploient dans des espaces lointains, à parcours hypothétiques.

Les métamorphismes entre textes sont notoirement attestés, tant au plan du signifiant qu’au plan du signifié. Ainsi, chez Apollinaire, Le Pont Mirabeau reprend le schéma de rimes d’une chanson de toile du treizième siècle ; La chanson du Mal-aimé reprend, en la transformant, la topique du début du chant II du Paradis de Dante (cf. l’auteur, 2001, ch. VII). Les formes textuelles évoluent ainsi de manière que l’on puisse reconnaître des analogies malgré des transformations. L’intertextualité d’ailleurs se décrit en établissant les lignées de tranformations qu’étudie notamment la topique.

N.B. : J’ai plaisir à remercier Evelyne Bourion et Damon Mayaffre.


NOTES

[1]La première privilégie le signe et la proposition et se pose donc les problèmes de la référence et de la vérité, fussent-elles fictionnelles. Rapportant les faits de langage aux lois de la pensée rationnelle, elle est centrée sur la cognition et le cognitivisme constitue son aboutissement contemporain. L’autre problématique, moins unifiée, de tradition rhétorique ou herméneutique, prend pour objet les textes et les discours dans leur production et leur interprétation. Elle pose les problèmes de ses conditions historiques et de ses effets individuels et sociaux, notamment sur le plan artistique. À la voie dogmatique qui postule des fonctions a priori du langage, elle préfère une voie historico-critique qui renoue avec la tradition philologique de la linguistique et considère le texte tout à la fois dans sa situation et son corpus de référence (pour un développement, cf. l’auteur, 2001).

[2] Il est utilisé tant en linguistique textuelle qu’en narratologie. Définir l’unité par la localisation spatio-temporelle et l’identité à soi reste un geste caractéristique de l’ontologie classique, telle qu’elle a été perpétuée par la tradition aristotélicienne. Dès lors, tout phénomène complexe est conçu comme une combinaison d’unités et la description scientifique elle-même comme une analyse : par diverses formes de compositionalité, cette position suppose la détermination du local sur le global.

[3] Remarquablement, Saussure emploie l’expression signe de parole (cf. ELG, p. 265) mais non signe de langue.

[4] Nous développons ici des rudiments présentés auparavant (l’auteur et coll., 1994, § La morphosémantique, ch. V.5, p. 130 sq. ; 19962, Postface, Les formes sémantiques, p. 282 sq. ; 1997, § 4, De l’ordre herméneutique aux formes sémantiques, pp. 134-142). L’ouvrage de Cadiot et Visetti (2001) les a élaborés et refondus dans une problématique cognitive et phénoménologique souvent stimulante.

[5] Le palier méso-textuel est celui où se décrivent les formes textuelles (acteurs, thèmes, éthos, rythmes).

[6] D’après nos évaluations, la manifestation d’une molécule sémique peut s’étendre à un espace d’environ 300 mots, soit une page standard, mais un mot peut suffire, comme on le voit ici.

[7] Les trois grandes conceptions contemporaines de la forme, le schème, la gestalt et le noème (au sens husserlien) relèvent toutes trois d’un point de vue transcendantal. Comme toute « structure profonde »,  le niveau schématique n’explique rien, car il est universel et anhistorique : il supplée simplement les apories créées par la fausse division entre sensible et intelligible. Avec la disparition de la raison pure, il a perdu sa fonction de médiation pour devenir une rémanence fossile. Quand au niveau phénoménologique des noèmes, il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’un niveau sémantique abstrait, car l’inhibition attentionnelle suffit à déclencher les verbalisations implicites, ce qui réduit de fait de la variation éidétique à un « scanning » du sémème. En revanche, comme la psychologie de la Gestalt a hérité du paradigme de la perception les problèmes de la discrétisation et de la description des invariances, elle peut d’autant mieux inspirer une description de la perception sémantique que le langage n’est pas par nature, malgré le postulat de la sémantique cognitive, l’expression de la perception : il en est un objet. Partie de notre monde, il est un moyen essentiel du couplage avec ce monde. Sur la perception sémantique, cf. l’auteur, 1991, ch. VII.

[8] Cf. Petitot, 1996. Pour une application à la sémantique diachronique, cf. l’auteur 2000.

[9] Sans le lier à un quelconque degré zéro, nous reformulons ainsi le problème de l’écart qui préoccupe traditionnellement la stylistique.

[10]Ces trois instances (fond, formes normales, parangons) se distinguent par des degrés de saillance, et l’on pourrait ainsi reverser à une théorie des formes sémantiques l’opposition saillance-prégnance empruntée aux études de perception animale par Thom et Petitot.

[11] On retrouve même dans la compréhension de textes des problèmes analogues à ceux que pose la reconnaissance de formes bruitées ou incomplètes.

[12] On sait le rôle fondamental des rythmes dans la perception : ils ont un effet de facilitation à court terme, dont le corrélat linguistique est la création de zones de pertinence. Ils rendent ainsi compte pour une part de la présomption d’isotopie qui permet d’actualiser les sèmes (cf. l’auteur, 1987, ch. III).

[13] Nous reformulons ici des éléments présentés dans l’auteur, 2001, ch. I.

[14] Les points critiques d’une forme sont soit les sèmes instables, soit les sèmes saillants, donc caractérisants, nécessaires à son identification à travers ses transpositions (le rouge du Chaperon rouge).

[15] La conception aristotélicienne du muthos ne traite que d’une forme d’organisation, mais elle a le mérite avec la notion de métabolé de discerner le nœud de l’intrigue. De nos jours, le schéma néo-aristotélicien de Labov a réintroduit la notion de péripétie avec celle de complication.

[16] Cf. l’auteur, 1997. Pour les premiers chrétiens, l'Orient était la direction symbolique de Dieu et du paradis. Ici, l'ouest se trouve homologué à la Mort ('la mer Morte'), et l'orient à la Vie ( cf. « l'aube, qui se levait derrière Machaerous », au §4).

[17] « Tous ces monts autour de lui, comme des étages de grands flots pétrifiés, les gouffres noirs sur les flancs des falaises, l’immensité du ciel bleu, l’éclat violent du jour, la profondeur des abîmes le troublaient, — et une désolation l’envahissait au spectacle du désert, qui figure, dans le bouleversement de ses terrains, des amphithéâtres et des palais abattus. Le vent chaud apportait, avec l’odeur du soufre, comme l’exhalaison des villes maudites, ensevelies plus bas que les rivages sous les eaux pesantes. »

[18] Ainsi l’Orient et la Mer Morte annoncent dès la première ligne la splendeur divine et le châtiment des maudits, ensuite détaillés respectivement dans la troisième puis la quatrième description du paysage, enfin développés dans la suite du récit.

[19] Sans doute par la médiation du cliché flots d’injures, resté implicite même dans les brouillons (alors que pluie d’injures figure dans la version finale) ; cf. "ces discours criés à la multitude […] C'étaient comme des flots invisibles qui battent le pied [de la tour] du trône & la [ferait crouler-"(f°553 v°barré). Cela confirme a posteriori le caractère inquiétant pour le tétraque Antipas des "grands flots pétrifiés" du panorama, car il voyait le Baptiste "mêlé" au paysage.

[20] « À l'instant où se levait le soleil [...] Un des hommes lui dit : « Console-toi, il est descendu chez les morts pour annoncer le Christ! » L'Essénien comprenait maintenant ces paroles :  « Pour qu'il croisse, il faut que je diminue » (ibid.).

[21] Cf. l’auteur, 1997a. La paronomase est un métamorphisme de l’expression.
Ces exemples pris dans Flaubert ne limitent pas a priori notre propos à son œuvre ni même aux textes littéraires. Les premières études conduites sur les formes sémantiques des textes théoriques conduisent à des résultats convergents, cf. Loiseau, 2003, Valette, 2003, l’auteur, 1971, 2003.

[22] Le mot cube  provient de l’ouvrage de Melchior de Vogüé, Le Temple de Jérusalem (Paris, Noble et Baudry, 1864, p. 52 : « un cube aux dimensions gigantesques ») ; il est repris dans les brouillons de la brève description du Temple (f° 540 : « Le soleil faisait resplendir ses murailles de marbre [noir]<blanc>& les [cubes] <plaques> d'or ») mais il migre ensuite dans la première description du paysage (« La tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jérusalem »).

[23] Cf. « La tête parut. ses longs cheveux dressés formaient un cône » (brouillon non folioté ; je souligne) ; « la tête <parut> se montra.<Ses avec des cheveux> sous une chevelure formaient/ait un cône"(f° 654 r) ; enfin, « la tête entra sous une chevelure formant un cône » (f° 535 r).

[24] Michel Lorblanchet remarque ainsi, à propos des peintures des aborigènes : « le sens caché de leurs peintures réside plus souvent dans les petits motifs géométriques qui en tapissent le fond, reconnus des seuls initiés, que dans les grandes figures naturalistes, immédiatement reconnaissables, qui occupent le premier plan. C’est peut-être une piste » (2002, p. 70).


Bibliographie

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Référence bibliographique : RASTIER, François. Formes sémantiques et textualité. Texto ! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°3-4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Formes-semantiques.html>. (Consultée le ...).