LA GENÈSE TEXTUELLE DES CONCEPTS
SCIENTIFIQUES.
ÉTUDE SÉMANTIQUE SUR L'OEUVRE DU LINGUISTE GUSTAVE
GUILLAUME [1]
Mathieu VALETTE
CNRS
/ ATILF
SOMMAIRE :
1. Introduction : une épistémologie numérique ?
2. Génétique du texte, génétique des concepts
3. Lexicalisation de thèmes
4. Construction textuelle d’un concept : l’exemple du
mécanisme
5. Ouvertures
RÉSUMÉ : À partir du moment où l’activité principale des scientifiques est l’écriture, leurs théories peuvent être considérées comme des textes. Notre objectif est de discuter des conséquences de cette affirmation, en élaborant une méthodologie fondée sur la sémantique textuelle et la linguistique de corpus. D’une certaine façon, nous nous inscrivons dans la tradition philologique européenne. L’étude présente repose sur un corpus de 1 600 000 mots fait de conférences, livres et articles écrits par le linguiste français Gustave Guillaume (1883-1960). Après une brève introduction épistémologique, l’article traitera trois thèmes : (i) l’évolution conjointe du lexique et du système conceptuel pendant l’élaboration de la théorie de G. Guillaume (de la spéculation philosophique à la théorie scientifique) : (ii) les liens entre lexicalisation et conceptualisation à travers les variations morphémiques et la créativité lexicale (concept d’acte et ses dérivés) ; (iii) le recours à l’analyse des tropes pour caractériser et définir un concept sans prendre en compte l’objectif du scientifique (concept de mécanisme).
ABSTRACT: When Humanities scientists are writers, their theories can be considered as text. Our purpose is to discuss the consequences of this claim, sketching out a methodology based on text semantics and corpora linguistics. In a certain way, we hope to continue European philological tradition. The present study is based on a 1,600,000-word corpus made up of conferences, books and articles written by French linguist Gustave Guillaume (1883-1960). After a brief epistemological introduction, the paper will focus on three topics: (i) the correlated evolution of lexicon and conceptual systems during the inception of theory (from philosophical speculation to scientific theory); (ii) the linkage between lexicalisation and conceptualisation by means of morphemic variations and lexical creativity (concept of “act” and its derivations) ; (iii) the recourse to trope analysis to characterise and define a concept regardless of the scientist’s aim (concept of “mechanism”).
1. Introduction : une épistémologie numérique ?
1.1. Dans les sciences humaines, les théories sont la plupart du temps énoncées sous la forme de textes : articles, ouvrages, conférences, leçons, etc. Le scientifique est avant tout un lecteur, et un producteur de texte [2]. Mais cette textualité obligée est si banale qu’elle en est pratiquement invisible, et par conséquent non problématisée. D’ailleurs, les théories sont généralement abordées comme des systèmes synchroniques, voire achroniques, en fonction d’objectifs particuliers (décrire tel fait, expliquer tel phénomène). Le scientifique s’approprie le modèle et les concepts comme des outils ; il doit en connaître la fonction et savoir les manipuler ; mais il lui importe peu d’en connaître les modalités d’énonciation et d’exposition. En fait, il les ignore plus ou moins. Mieux encore, celles-ci sont embarrassantes, car elles rendent imprécises les frontières des concepts.
Les lexiques, les glossaires, comme d’ailleurs les manuels pratiques, en décontextualisant le concept, en en figeant la définition, donnent l’illusion de sa stabilité, de son intangibilité. Mais la textualité du concept a forcément une incidence, non seulement sur l’interprétation, mais aussi sur les phénomènes de théorisation. Si le scientifique est un producteur de texte, alors la théorisation relève de la construction du sens. Elle est contrainte par son énonciation ; et il se peut que son produit, par-delà sa matérialité, puisse être assimilé à un texte.
1.2. Le caractère éminemment textuel de l’œuvre scientifique a été bien perçu dans la tradition épistémologique continentale, et notamment française. À cet égard, les travaux de Michel Foucault, dans les années 60, doivent être distingués [3]. Il met en effet en place une analyse philologique des discours scientifiques centrée sur l’agencement et l’évolution de structures discursives spécifiques. Il s’agit d’une part, de reconnaître des formations discursives, c’est-à-dire des relations stabilisées, des régularités, entre objets, type d’énonciation, concepts et choix thématiques [4] ; d’autre part, d’établir des points de rupture dans l’histoire des systèmes de pensée, des mutations de la « syntaxe » des formations discursives.
Foucault s’inspire des travaux de prédécesseurs illustres tels que Georges Bachelard, Georges Canguilhem et Martial Gueroult. Les notions de seuils épistémologiques, de Bachelard, ou de déplacements et de transformations des concepts, que l’on doit à Canguilhem montrent, par exemple, que l’histoire d’un concept n’est pas celle de son affinement et de sa rationalité croissante, mais celle des différents champs dans lequel il a été élaboré et validé, de ses règles d’usage, et des divers environnements théoriques où il s’est constitué. Quant à Martial Gueroult, il est peut-être le premier à prendre conscience des déterminations textuelles des œuvres scientifiques ou philosophiques, ce qu’il appelle l’« architectonique de l’œuvre » [5].
1.3. D’une certaine façon, ce que nous appellerons l’épistémologie numérique consiste en un réinvestissement linguistique de l’épistémologie à la française. Il s’agit d’étudier les textes scientifiques au moyen des outils d’analyse documentaire et statistique développés ces trente dernières années dans le domaine du traitement automatique du langage et de la linguistique de corpus et d’une méthodologie proprement linguistique [6]. Avec l’ingénierie linguistique et la sémantique interprétative [7], nous avons les outils et la méthodologie qui faisaient défaut à Foucault, notamment parce que certains phénomènes textuels demeurent invisibles à une analyse philologique classique, telle que, par exemple, l’évolution du lexique, tributaire de la subjectivité du lecteur. D’une certaine manière, il s’agit d’un travail d’objectivation, comme souhaité par Foucault, ? mais l’objectivité est déplacée au niveau de l’analyse elle-même, et non du discours analysé : l’émergence conjointe des concepts, leur ajustement progressif, l’appropriation des thématiques, le déplacement des problématiques, les revirements, etc. ; toutes ces informations, précieuses quant à la genèse de la pensée scientifique peuvent émerger d’une analyse assistée par ordinateur plus aisément que d’une analyse manuelle.
1.4. Notre objet sera d’étudier l’élaboration des théories sur corpus clos, chez des auteurs déterminés. La somme des écrits d’un auteur constituant une œuvre finie. Les textes théoriques retenus peuvent appartenir à différents domaines, pourvu qu’ils répondent au critère de textualité.
Les analyses présentées ici reposent sur les travaux du linguiste français Gustave Guillaume (1883-1960). Son œuvre est en effet exemplaire : élaborée sur près d’un demi-siècle (1919-1960), elle émane d’un auteur renommé, salué pour ses talents de théoricien par les linguistes du monde entier, et par bon nombre de savants d’autres domaines, comme, par exemple, les philosophes Merleau-Ponty, Deleuze, ou Ricœur. L’œuvre présente par ailleurs l’avantage ? crucial en linguistique de corpus ? d’être abondante et presque entièrement numérisée. Notre corpus électronique avoisine les 1.600.000 mots. Il comprend 2 livres (1919 et 1929), une vingtaine d’articles (1933-1958), le texte intégral et rédigé de 22 années de leçons hebdomadaires, soit environ 450 conférences (1938-1960). Nous lui adjoignons un corpus manuscrit composé de brouillons et essais. Il est ainsi possible de suivre avec une extrême minutie le cheminement intellectuel du théoricien, semaine après semaine
Par le truchement de cet auteur, nous étudierons ci-après trois phénomènes de conceptualisation. Dans un premier temps, nous analyserons l’évolution du vocabulaire de Guillaume entre ses deux premières œuvres, distantes de 10 ans (section 2), nous aborderons ensuite l’évolution lexicale d’un thème conceptuel fondamental dans sa théorie (section 3), enfin, nous analyserons la mise en tropes d’un thème particulier (section 4).
2. Génétique du texte, génétique des concepts
2.1. D’un point de vue pratique, une des principales activités des scientifiques consiste à créer des concepts, les modifier, les ordonner et les articuler entre eux. Le travail de conceptualisation accompagne le travail de théorisation, lorsqu’il ne se confond pas avec lui. Prendre conscience de la nature éminemment textuelle des concepts invite à en réévaluer les modalités d’expression, voire de création.
On attache aujourd’hui, à raison, de plus en plus d’importance aux ratés du discours : autocorrections, lapsus, anacoluthes, etc. Longtemps victimes d’une idéologie de l’homogénéité (notamment dans le cadre des théories génératives anglo-américaines), ces phénomènes apparaissent désormais constitutifs du texte, et non seulement indices de la construction du sens, mais aussi partenaires de cette construction.
Comme le remarquait Bachelard, un concept scientifique est un groupement d’« approximations successives » (Bachelard 1938, 61). Les hésitations d’un auteur, ses renoncements, ses changements d’orientation, ses palinodies, tous ces ratés de la théorisation ne peuvent être ignorés, car ils participent dynamiquement à la conceptualisation et à la théorisation. Ainsi, les discontinuités du discours trouvent leur pendant dans les conditions parfois chaotiques de l’émergence des concepts, tangibles dans le texte scientifique.
2.2. L’analyse statistique appelée connexion lexicale, qui peut s’effectuer sur des formes ou sur des occurrences de formes, nous renseigne sur la répartition du vocabulaire dans notre corpus. Elle permet de comparer de façon macroscopique un ensemble de textes. Si deux textes ont un nombre élevé de formes (ou d’occurrences) en commun, on dira que la connexion lexicale est forte, ou au contraire, que la distance lexicale est faible.
L’analyse du dictionnaire des formes de notre corpus laisse apparaître une organisation diachronique des textes. Autrement dit, l’évolution du lexique global semble dans l’ensemble continue, sans rupture majeure [8]. Toutefois, on constate une distance particulièrement importante entre la première œuvre de Guillaume, Le problème de l’article, rédigé en 1917 (désormais PBA) et ses plus proches voisins, notamment Temps et verbe (TV), publié en 1929 et les premières leçons dispensées en 1938-1939 (cf. figure 1)
Cette distance peut être l’indice d’un remaniement important du dictionnaire idiolectal de l’auteur. Les méthodes de statistique lexicale permettent d’étudier les formes en régression et les formes en progression d’un texte à l’autre. Or, il apparaît que la structure lexicale change du tout au tout entre les deux premiers textes. D’une part, Guillaume abandonne des concepts philosophiques au profit de concepts scientifiques, d’autre part, ce rééquilibrage a des incidences inattendues sur les marqueurs de structuration et de qualification de ces concepts respectifs.
Figure 1 : Analyse factorielle du dictionnaire des formes du corpus
2.3. Parmi les formes en progression, on peut observer 5 grandes catégories sémantiques :
(i) le vocabulaire métalinguistique progresse fortement. Il est structuré en deux lexiques distincts : d’une part, un métalangage traditionnel (temps, aspect, mode, présent, passé, futur, aoriste, optatif, etc.) ; d’autre part, un métalangage idiolectal (chronogénèse, chronogénétique, chronothétique, chronotypes, aspect tensif, détensif, etc.).
(ii) Ce vocabulaire est épaulé par un lexique théorique également organisé autour de deux catégories de lexèmes :
(iii) Parmi les éléments de structuration, on rencontre un champ lexical que l’on pourrait rapporter à l’organisation spatiale : situer, opposer, différer, comprendre, distinction, présence. Ce vocabulaire semble organiser les deux sous-ensembles du lexique théorique vu ci-dessus
(iv) Progresse également une phraséologie dénotant une volonté de qualifier avec précision (par exemple : « nous nommerons », « proprement dit »).
(v) Enfin, un discours métathéorique et épistémologique semble se mettre en place. Guillaume inscrit ses travaux dans l’histoire de la linguistique (linguistique savante, historique, traditionnelle, descriptive).
2.4. Étudions maintenant les formes en régression dans TV ; c’est-à-dire les formes présentes dans PBA qui seront délaissées dix ans plus tard.
(i) La remarque la plus importante concerne le recul très sensible de tout un vocabulaire philosophique :
En comparaison, le vocabulaire métalinguistique semble ne pas régresser. Seuls les termes de grammaire traditionnelle (article, nom) spécifiques à la problématique de PBA perdent du terrain. Cela ne signifie pas que tout le métalangage de ce premier opus est abandonné, mais que Guillaume l’augmente au détriment de concepts non linguistiques, c’est-à-dire non scientifiques.
(ii) Remarquons par ailleurs que les lexies évaluatives et qualificatives régressent : plusieurs, guère, très, trop, peu, assez, tout, souvent, sortes de, diverses, véritable, forte, facile, petit, etc.
(iii) Enfin, notons la régression du modal falloir (« il faut », « il ne faut pas ») et du verbe pronominal impersonnel s’agir (« il s’agit », « il ne s’agit pas », « il ne s’agit plus »). La régression de ces deux verbes dénote peut-être le relatif abandon d’une position hypothétique, ou téléologique.
Pour résumé, dans PBA, on a des données (article, nom), mais peu de concepts outils pour les analyser, et cette carence est compensée par un traitement à base de notions philosophiques (esprit, idée, loi) accompagnées d'évaluations et de modalités (sorte de, presque, guère, etc.). Dans TV, on a une abondance de concepts outils et de métaconcepts très spécifiques (ce qui permet de faire l'économie des évaluations), hiérarchisés et articulés, de manière à former un système. Sa mise en place, au moyen de schémas et d’un vocabulaire de la situation et de la localisation, constitue à proprement parler une théorie, au sens étymologique de « donné à voir », ou « vue de l’esprit ».
On notera enfin, qu’esprit est le mot qui connaît la plus forte régression entre PBA et TV. On dénombre d’ailleurs 337 occurrences d’esprit dans PBA, soit environ 1/6ème des occurrences dans l’œuvre publiée à ce jour, qui comprend plus d’une vingtaine d’ouvrages. Inversement, le lexème ‘constru’- (construire, construction), qui a la plus forte progression entre PBA et TV, est également celui qui a la plus forte progression sur l’ensemble du corpus Guillaume, de 1919 à 1960 [9]. Cela donne une idée du caractère décisif de ce qui se joue entre les deux ouvrages : le renoncement à une approche philosophique du langage au bénéfice d’un recentrage théorique et scientifique.
2.5. Pour conclure, citons une pensée de Paul Valéry qui résume selon nous très bien la prise de conscience de Guillaume (et, d’une certaine façon, notre position épistémologique) :
La philosophie développe cette croyance qu’il y a, dans la profondeur que nous supposons au sens de certains mots, des choses, des objets qui pour être indéfinissables n’en ont pas moins une existence réelle. Et ces mots-là précisément font partie de cette croyance. Ainsi infini, parfait, temps, cause, âme et matière etc. sont idoles philosophiques ? et non considérées [pour] ce qu’ils sont [c’est-à-dire] des instruments défectueux, désastreux en combinaison. [10]
De notre point de vue, Guillaume, entre PBA et TV, s’est affranchi de ses croyances, des idoles philosophiques, parce qu’elles étaient impropres à décrire le langage, et impossibles à « combiner » entre elles de façon satisfaisante.
3. Lexicalisation de thèmes
3.1. La tradition philosophique donne la prééminence au lexique, et plus particulièrement aux groupes nominaux, dans la détermination des concepts. Or, la science du langage, depuis Saussure, pose que le versant psychique d’un signe, le signifié, ne se confond pas avec le concept. Un concept n’est donc pas systématiquement lié à un signe particulier, mais peut s’actualiser dans un thème, c’est-à-dire dans un groupement d’unités sémantiques non nécessairement lexicalisé. Autrement dit, à un concept ne correspond pas forcément une lexie.
La lexicalisation d’un thème, qui aboutit à la formation du concept, ne doit pas être envisagée exclusivement comme sa naissance, ni même comme l’aboutissement de la conceptualisation. Elle s’apparente d’avantage à un état correspondant à une époque.
Avant la lexicalisation, le concept peut exister textuellement de façon plus ou moins ténue, à l’état de thème(s) en cours de structuration. Il se caractérise par une instabilité sémantique, et une certaine complexité textuelle. Il est enchâssé dans un réseau complexe d’expressions et de phraséologie. De même, un thème peut se scinder en plusieurs sous-thèmes, lesquels peuvent coexister dans un même contexte, ou se spécialiser en fonction de différentes problématiques.
Plusieurs thèmes génétiquement distincts peuvent se rencontrer, s’enchevêtrer, se regrouper, pour finalement se séparer ; ils peuvent également cohabiter durablement sans se confondre, mais, par exemple, en échangeant ponctuellement quelques sèmes.
Thèmes (et sous-thèmes) peuvent donner lieu à plusieurs lexicalisations : en même temps, c’est-à-dire dans le même cotexte, ou à des périodes différentes. Thèmes (et sous-thèmes), peuvent également ne jamais être lexicalisés (ou lexicalisés a posteriori, par d’autres auteurs, notamment) [11]. De toute façon, la lexicalisation ne signifie pas que le concept soit pour autant défini.
3.2. Passage de la langue au discours, l’actualisation est réputée emblématique de la théorie de Guillaume. Pourtant, la lexie est statistiquement sous-représentée dans son œuvre. On en compte moins de 40 occurrences dans notre corpus. C’est qu’elle a revêtu plusieurs formes, qui ne correspondaient pas obligatoirement aux mêmes réalités.
En 1919 (PBA), actualisation n’existe pas nommément. Un thème complexe construit autour des substantifs actuel et inactuel domine. Il est épaulé par des suffixes adjectivaux ou nominaux signifiant des états et non des procès (par ex. actuelle, inactuelle, actualité, inactualité, etc.). Les procès sont signifiés par diverses gloses (devenir, tendre vers, tendance à , résulter). Par ailleurs, la forme inactuel est concurrencée par virtuel. Seul le morphème ‘virtu’- forme une lexie désignant un procès : virtualiser (3 occurrences).
Un couple conceptuel symétrique est également présent, réalisé par les lexies puissance et effet et les morphèmes ‘potent’- vs. ‘effect’- (par ex. potentielles, effectives). Mais là encore, aucune forme ne rend compte d’un procès.
Actualisation n’arrive pas brutalement, mais progressivement, dans Temps et Verbe (TV). Dans le chapitre 3, on a la forme actualisantes (2 occurrences) ; dans le chapitre 4, actualisable (2 occ.), et dans le chapitre 5, 8 formes différentes, donc le participe passé actualisés et le nom actualisation. Celui-ci apparaît d’abord préfixé (sur-actualisation). Sans doute par propagation de sème, le lexème ‘potent’- hérite lui aussi du morphème du procès -is- (potentialiser). Le lexème processif ‘virtualis’-, inventé 10 ans plus tôt reste marginal (3 occurrences).
Dans les années 30, la fréquence de la lexie actualisation s’effondre, et les deux sous-thèmes associés (l’antérieur sans procès : ‘act’- vs. ‘inact/virt’- ; et celui lié à la lexicalisation avec procès : -alis-), régressent peu à peu, pour ne plus être que marginaux. Quant au couple conceptuel potent- vs. effect- il disparaît purement et simplement du métalangage du linguiste.
En revanche, le morphème effect- se trouve recyclé dans le cadre d’un couple lexical puissance vs. effet qui devient de plus en plus fréquent, à mesure que les thèmes primitifs sont délaissés, principalement dans des lexies du type unité de puissance, unité d’effet. Il accompagne en fait l’émergence d’un nouveau thème articulé autour du concept unificateur d’acte. Les lexies, là encore, sont composées : acte de langage, acte de discours, acte d’expression, acte de représentation.
Deux remarques assez piquantes s’imposent : d’une part, Guillaume abandonne, dans un premier temps, sa rhétorique philosophique au profit d’un appareil conceptuel scientifique ; mais il détourne ensuite certains des concepts emblématiques de la philosophie (puissance et acte) pour en faire les éléments de lexies composées (unité de puissance, acte d’expression) et les intégrer dans un discours scientifique. D’autre part, le morphème act-, qui désignait initialement un état désigne désormais un procès. Tout se passe comme si le sème /processif/ avait opportunément emprunté un morphème thématiquement voisin. De fait, la construction Acte de N est d’un usage néologique plus souple que le morphème -is-.
3.3. Pourquoi Guillaume délaisse-t-il le morphème -act(u)-, et notamment sa combinaison actualis-, alors qu’elle va connaître un succès linguistique jamais infirmé ? On peut avancer plusieurs explications à ce changement d’attitude. La première, qui est presque plus sociologique que théorique, implique d’élargir notre corpus. En 1922, Bally emploie le mot actualisation pour désigner une idée voisine de celle décrite mais innommée par son aîné peu avant. Il semble que la paternité du mot (dans une acception linguistique, bien sûr) fût attribuée par la suite à Bally. Or, le mot désignant le concept, on lui en attribua également l’invention, ce pourquoi, vraisemblablement, Guillaume évita par la suite de s’y référer, sinon pour en disputer l’invention à Bally [12].
L’autre explication est plus théorique. Elle a trait à la volonté de Guillaume d’approfondir sa description des mécanismes qu’aujourd’hui, nous qualifierions de cognitifs, à savoir : les relations de la pensée et de la langue. Le premier thème, opposant l’actuel et l’inactuel, devait être jugé insuffisant, parce que peu contraint et trop vague : la langue en attente d’actualisation ne se distinguait guère de la pensée. Guillaume instaurera dans les années 40, entre la pensée et le langage, un palier ontologique infranchissable. Le langage ne peut pas être la pensée, il ne peut pas non plus être considéré comme l’actualisation de la pensée [13].
Observons pour finir que Guillaume, dans les toutes dernières leçons de son enseignement, réinvestit des thèmes délaissés depuis son premier ouvrage [14]. Le thème potentiel vs. effectif se voit remplacé par un thème puissanciel vs. effectif. Et de façon stupéfiante, quelques semaines avant de décéder, Guillaume invente un nouveau concept, effection, que l’on a cru pouvoir assimiler à l’actualisation. Il semble que cette lexie tardive soit une revanche sur l’omniprésente, bien que mal-aimée actualisation.
4. Construction textuelle d’un concept : l’exemple du
mécanisme
4.1. Un concept ne se résume jamais, loin s’en faut, à une ou des définitions, ni même à un ensemble de gloses, qu’elles soient assorties d’exemples ou non ; il demeure tributaire de ses réalisations dans le texte. Chacune en modifie la nature, de sorte que l’autonymie n’en est qu’un cas particulier [15]. Il suffit qu’une relation quelconque soit établie une fois entre deux concepts pour que celle-ci participe à sa nature, quand bien même cette relation n’est pas à proprement parler définitoire.
On choisit pour illustrer ce phénomène de qualification conjoncturelle de traiter le thème du mécanisme, ou du mécanique, d’une part parce que c’est un thème complexe, aux confins de la philosophie, de la science et de la technologie et que par conséquent, il est susceptible de participer à des constructions conceptuelles variées ; d’autre part, parce que c’est un concept très important dans la théorie de Guillaume. Mais du fait de sa complexité, son usage n’a pas toujours été très stable, et a donné lieu à plusieurs acceptions parfois contradictoires.
On peut distinguer trois acceptions de l’adjectif mécanique :
Guillaume a recours à pratiquement toutes ces acceptions du mot mécanique. Dans PBA, son ouvrage de 1919, encore empreint, comme nous l’avons vu, d’esprit philosophique, les concepts métaphysiques sont très présents et si l’explication « mécanique » est déjà évoquée à maintes reprises, elle est explicitement en concurrence avec l’explication « intelligente » qui inclut une notion téléologique bannie du mécanisme.
Guillaume s’efforcera par la suite de renoncer à cette explication « intelligente » en contradiction avec la troisième acception du mot mécanique. D’ailleurs, nous avons vu précédemment (cf. section 2.4) que la notion de force, également contraire à celle de mécanisme, subissait une importante régression, parmi les plus fortes observées. On rencontre en effet dans PBA les lexies : force occulte, force aveugle, force sans but ni finalité, force conservatrice, force novatrice, force vitale, force d'innovation, force de l’élan initial, force de résistance, force expressive, force agissante, etc. Toutes ces notions disparaîtront par la suite [17].
En bref, étudier mécanique dans l’œuvre de Guillaume, c’est un peu mesurer le chemin qu’il a parcouru, de la philosophie à la science, voire aux technosciences.
4.2. La cybernétique est considérée à raison comme l’ancêtre des sciences cognitives, et, d’une manière générale, comme le premier effort reconnu de donner à la pensée le statut d’objet de science. Guillaume, en tant qu’inventeur d’une théorie de l’esprit ne pouvait y être insensible. Les traces positives de son intérêt constituent un corpus aisément identifiable : deux paragraphes dans deux cours dispensés en 1955 et un ensemble de textes appartenant à divers genres (essais, comptes-rendus, leçons) rédigés entre avril et juin 1956.
L’analyse du corpus de 1956 donne une idée précise de ce que Guillaume pensait de la cybernétique. Au chapitre des remarques apparemment positives, mentionnons la subsomption de sa théorie, la psychomécanique, et de la cybernétique à un même projet : comprendre les mécanismes de la pensée. Selon Guillaume, l’objectif de la cybernétique, d’un point de vue linguistique, est d’isoler le mécanisme en jeu dans le langage, c’est-à-dire de distraire de l’homme (en tant qu’il est le substrat matériel) la partie mécanique et formelle du langage auquel il est astreint à obéir, afin d’en comprendre le fonctionnement. Guillaume s’empresse de considérer le projet comme irréaliste, pour des raisons phénoménologiques : en deux mots, le langage n’existe qu’à la condition d’être situé, incarné, et ne peut être extrait de la chair au bénéfice d’une machine incorporelle. Mais certains éléments textuels, sans le contredire, donnent à penser que sa position fut et demeure, en fait, très nuancée. Dans les sections 4.3 et 4.4, nous étudierons deux phénomènes textuels, l’un lexical, l’autre tropique, qui offrent un autre angle de vue sur cette corporéité.
4.3. Dans la conférence de 1956, Guillaume appelle le mécanisme cybernétique l’endo-mécanisme du langage [18], et certifie à plusieurs reprises qu’il s’agit là d’un synonyme attesté de cybernétique. Or, endo-mécanisme n’appartient pas à la terminologie cybernétique [19]. On en relève pourtant dix-sept occurrences dans le sous-corpus considéré, il ne peut donc s’agir d’un lapsus calami ; et bien que Guillaume ait pu confondre avec le phonétiquement ambigu servomécanisme introduit dans la langue française au début des années 30, ce recours au préfixe endo- est d’un intérêt extrême.
Les deux éléments formant la lexie endo-mécanisme appartiennent au dictionnaire idiolectal de Guillaume. On dénombre plus de 1500 occurrences du morphème ‘méca(n)’- (mécanisme, mécanique). Il est notamment utilisé pour construire le concept clé de psychomécanisme (un mécanisme de la pensée en jeu dans le langage) que les héritiers de Guillaume employèrent par métonymie pour nommer la théorie elle-même (la psychomécanique du langage). Le préfixe endo- appartient également au dictionnaire morphémique de Guillaume. On compte une dizaine de lexies le comportant (endo-sémantique,endo-statique, endo-morphologique, endo-systématique,endo-chronogénétique, endo-phrastie, endo-synthèse,endo-psychique, endo-génèse, etc.) pour environ 200 occurrences dans le corpus [20] .
Le préfixe endo- est attesté dès 1938, il est contemporain du préfixe psycho-. C’est également en 1938 qu’apparaît la première occurrence de psycho-systématique qui était l’appellation que Guillaume choisit pour qualifier sa théorie. Psycho-mécanisme, que les héritiers retinrent, apparaît en 1945. Peu de temps après, on rencontre une occurrence d’endo-systématique (en janvier 1946). La seconde occurrence aura lieu en 1957, peu de temps après la conférence consacrée à l’endo-mécanisme cybernétique.
Il semble donc que les morphèmes endo- et psycho- soient, sinon interchangeables, du moins employés dans des constructions très similaires. D’ailleurs, six mois avant de présenter la cybernétique sous la fausse identité d’endo-mécanisme, Guillaume écrivait : « Dans "psychosystématique", il y a psychisme et système. "Psychisme" emporte avec soi l’idée essentielle et cinétique d’intériorité. Le psychisme (humain), c’est le dedans de l’homme pensant » [21]. En somme les deux morphèmes partagent un même sème /intériorité/, il est « inhérent » dans endo-, et « afférent » dans psycho- [22]
On ne peut qu’être frappé par la similitude morphologique existant entre le concept clé de psychomécanisme et l’endo-mécanisme cybernétique ; l’un pourrait être l’étymon de l’autre. Selon nous, c’est un exemple typique de constructions textuelles du concept. Le terme psychomécanique, tributaire de ses réalisations dans le texte, s’enrichit ici d’une acception cybernétique exceptionnelle à plus d’un titre : d’une part, la lexie cooccurrente instanciée est un hapax (et en matière de construction textuelle des concepts, la rareté fait la valeur), d’autre part, celui-ci est idiolectal. En bref, dans ce texte, la psychomécanique du langage est une cybernétique.
Le tableau synoptique de la figure 2 résume cette convergence de facteurs.
Figure 2 : Construction sémantique de l’assimilation de la psychomécanique à une cybernétique
4.4. La poursuite de notre investigation du texte guillaumien nous amène à étudier la question des tropes qui sont loin d’être absents du discours scientifique. La métaphore notamment y fait fortune. Étudions ci-après quelques aspects de la rhétorique du discours scientifique de Guillaume.
Guillaume avait l’habitude d’opposer la langue en tant qu’elle est mécanique et déterminée, et l’esprit en tant qu’il est libre et indéterminé. Mécanique dérive du grec mêkhanê, « machine ». Ce qui est mécanique peut s’expliquer au moyen de machines ou par analogie aux machines construites, et l’explication mécanique en est un avatar. Guillaume recourt abondamment à l’explication mécanique et il lui est arrivé de comparer la langue à une machine – en de rares occasions, mais jamais de façon anodine. Quatre fois il compare la langue à une machine ; et deux fois il prend soin de modérer la portée de la comparaison. Cette réserve est selon nous antiphrastique : plutôt que d’affaiblir la comparaison, elle en souligne l’intérêt.
Dans la première comparaison, qui date de 1946, Guillaume oppose l’ordre par lequel les différentes pièces d’une machine entrent en branle et l’ordre qui a présidé à l’assemblage par l’ouvrier de cette machine ; ce, pour expliquer que l’ordre en jeu dans la langue en tant qu’ouvrage construit n’a pas de rapport avec sa genèse historique. Dans la seconde, datant de 1947, il compare la relation du sujet parlant et de la langue au mécanicien qui conduit une machine tout en en ignorant l’architecture, le fonctionnement, et les modalités de sa construction :
La construction achevée d’un système repose sur un certain ordre dans le rapport des parties constitutives. Elle n’a rien à voir avec l’ordre dans lequel les parties rapportées ont été apportées à l’ouvrier – qui est ici l’esprit afin qu’il en construise, selon la connaissance qu’il a de lui-même, son ouvrage : le système dont il a besoin. J’évite autant que possible, parlant des choses de la langue, qui ont une rigoureuse spécificité, de faire appel à des comparaisons. Pour une fois cependant, je crois pouvoir, sans dommage appréciable, montrer exceptionnellement un peu moins de scrupule. Je dirai donc que l’ordre de rapport ? l’ordre systématique ? est dans une machine celui qui en assure le fonctionnement, celui sans lequel la machine ne marcherait pas. Il emporte avec lui une juste mise en place des pièces constitutives. Quant à l’ordre d’apport ? l’ordre historique ? il est celui, en général assez inconditionné, qu’on a suivi pour le montage des pièces […]. Je veux me persuader que cette comparaison n’a pas d’inconvénient caché. [23]
La situation du sujet parlant est, en l’espèce – j’ai peu de goût pour les comparaisons, généralement fausses sans qu’on s’en aperçoive bien à première vue – la situation est à peu près celle du mécanicien qui sait conduire une machine, mais qui peut n’avoir qu’une idée tout à fait vague du dispositif intérieur de la machine qu’il conduit et une idée encore plus vague des problèmes de toute sorte mis en cause par et pour sa construction. La difficulté, qui est grande, de s’introduire à la connaissance de la langue et de sa systématisation propre n’empêche nullement que cette connaissance soit indispensable à qui veut avoir une connaissance véritable de ce qu’est le langage. [24]
Si on condense en une illustration ces deux extraits, on obtient l’équivalence suivante :
Notre méthodologie d’analyse sémantique des textes scientifiques invite à considérer cette bivalence comme un élément positif du phénomène de conceptualisation, et non comme l’indice d’une vacuité de la comparaison. En outre, cette double mise en garde (en italique) renforce le lien entre les deux comparaisons et nous invite à mettre en relation les deux thèmes comparés. Sans entrer dans le détail de l’analyse, disons que cette double comparaison participe à un motif complexe où l’énonciation (le mécanicien) et la cognition (l’ouvrier) sont problématisés de concert, et tendent à se confondre : l’homme pensant (alias le sujet parlant) et la pensée humaine (alias l’esprit) sont, d’un point de vue théorique, une seule et même chose. Cela permet de comprendre l’argument de la corporéité du langage avancé par Guillaume pour critiquer la cybernétique (cf. section 4.2). Cela dit, jamais Guillaume ne formulera explicitement cette équivalence. C’est une hésitation toute rhétorique, exprimée dix ans plus tard, en 1958, qui se rapproche le plus d’une telle formulation :
Le langage est dans l’homme pensant, dans la pensée humaine, un ouvrage par elle construit, qui lui sert — c’en est le finalisme principal — à reconnaître en elle-même où elle en est de sa propre construction. » [25]
Il est important de noter que c’est à l’occasion de cette conférence que Guillaume fera allusion, pour la dernière fois, à la machine cybernétique. Ainsi, on constate que cette question de l’incarnation du langage n’a pas attendu 1956 et la réflexion sur la machine cybernétique pour être posée. Elle l’était, implicitement, et peut être encore inconsciemment, dès 1947, par le biais d’une double comparaison entre le langage et la machine qui se voulait, « exceptionnellement » moins mauvaise que la plupart des comparaisons.
4.5. Les comparaisons vues ci-dessus et les autres méditations sur la machine sont d’ordre métaphorique, c’est-à-dire que leur valeur descriptive est théoriquement discutable, elles sont avant tout suggestives. La principale métaphore mécanique que l’on rencontre dans l’œuvre de Guillaume est la célèbre horloge, parangon de tout mécanisme artificiel [26]. Du fait de sa banalité, elle a peu d’incidence sur la théorie. Mais cette métaphore horlogère a une valeur ambassadrice. Elle contient un sème spécifique, dans l’usage qu’en fait Guillaume, qui peut se propager et nourrir une comparaison.
Voyons par exemple cette réflexion sur l’artefact, a priori sans rapport avec le langage :
Nous n’avons pas encore bien vu que le naturel passe l’industriel, comme l’épervier passe l’avion ; il est des milliers de fois moins potentiel, mais il est vivant. Quelle mécanique grossière que l’autre, [comparé] au prix de cet organisme qui a rouage et circulation jusqu’en ses infinies molécules, qui s’est construit lui-même et se répare lui-même. Cela devrait crever les yeux comme une évidence : la chose vivante, qui est née, qui s’est bâtie du dedans, cellule par cellule, est infiniment plus perfectionnée que la chose fabriquée du dehors. La merveille, ce n’est pas l’avion, c’est l’oiseau. [27]
Précisons que ce texte n’appartient pas au corpus numérique, et que son statut théorique est problématique dans la mesure où il est extrait des brouillons de Guillaume. Les brouillons sont des ateliers d’écriture et de conceptualisation, ils ne traitent pas que du langage. Et dans le cas présent, le langage est positivement absent.
Mais on attire l’attention sur l’emploi du substantif merveille, à la toute fin de l’alinéa. Ce lexème comprend justement un trait /linguistique/ en apparence absent du texte, car il est investi de façon très spécifique chez Guillaume : il l’emploie quasi systématiquement, dans l’adjectif merveilleuse, en référence à une pensée de Meillet fréquemment rapportée selon laquelle « chaque langue forme un système où tout se tient, et a un plan général d’une merveilleuse rigueur » [28]. Or, la métaphore horlogère est elle aussi associée au nom de Meillet. Il est arrivé à plusieurs reprises que Guillaume rapporte le propos de son maître à son adresse : « Vous faites de l’horlogerie – une horlogerie que vous aurez de la peine à faire voir aux linguistes » [29].
Ainsi, la lexie langue, lorsqu’elle est en cooccurrence avec Meillet, comprend 3 traits sémantiques afférents : /merveill-/, /horloge/ et /système/ :
Cela signifie que le lexème ‘merveill’-, dans ce texte, convoque la métaphore selon laquelle le langage est une mécanique horlogère. Mais le fait qu’il s’agisse là de deux entités concrètes laisse entendre que Guillaume interprète implicitement la figure au pied de la lettre. Un pas qualitatif est franchi : la métaphore horlogère est en effet inoffensive, d’une part, parce qu’elle préserve le caractère idéal de la langue (la langue, abstraite ; l’horloge, concrète), d’autre part, parce qu’en tout état de cause, et sauf exception, la finalité de la langue n’est pas davantage de donner l’heure que celle de l’horloge est de parler. Mais l’avion a le même degré de réalité que l’oiseau et surtout la même fonction ; si sa mécanique est grossière, sa finalité, voler, est identique à celle de l’oiseau (le volatile).
En définitive, le thème industriel vs naturel, composé avec l’association du trait /concret/ et d’un même trait télique (en l’occurrence /vol/) est propagé à la langue, via ‘merveill’-. Or, ce sont deux traits caractéristiques de la modélisation scientifique telle qu’elle se met en place au XXe siècle, sous l’impulsion notable des théories cybernétiques.
En résumé, le concept ainsi construit de langue comme mécanique industrielle (vs. langue comme mécanique naturelle) n’est pas lexicalisé, il existe textuellement, quand bien même son statut de « merveille » lui est refusé.
5. Ouvertures
L’analyse sémantique de textes scientifiques permet d’observer que les théories ne sont pas seulement faites d’idées, de notions et de concepts logiquement articulées, mais de créativité linguistique et de contraintes rhétoriques fortes. On observe ainsi comment des thèmes conceptuels majeurs, comme l’équivalence entre la pensée humaine et l’homme pensant dans les travaux de Guillaume, sans avoir jamais été explicitement formulés, existent néanmoins sous différentes formes textuelles (palinodies rhétoriques, comparaisons, etc.) en lien avec d’autres thèmes (la machine).
Les pierres d’achoppement de l’analyse sémantique des textes scientifiques, telle qu’elle a été présentée ici, sont nombreuses. Certaines sont liées aux spécificités épistémologiques de la linguistique de corpus. La question des frontières du corpus, par exemple, apparaît comme cruciale : comment prendre en compte la multiplicité des sources d’inspiration et d’information du chercheur ?
Esquissons ici une proposition méthodologique : le texte d’un auteur constitue une unité en soi ; et il ne nécessite pas de recours à d’autres productions scientifiques. On pourra rétorquer que nous avons ici élargi le corpus en faisant appel à Bally, à Meillet ou à la cybernétique. Certes, mais ces éléments externes à première vue étaient en réalité présents dans le corpus (citations de Meillet, critiques de Bally, et description analytique de la cybernétique).
Même s’il va de soi que la bonne connaissance de l’intertexte et du corpus est une condition nécessaire à son traitement automatique, le recentrage philologique sur le texte, c’est-à-dire sur le véritable objet de la linguistique, est indispensable pour la maintenir à un niveau de scientificité acceptable. S’attarder sur le contexte historique ou sociologique risque en effet d’affaiblir l’analyse linguistique.
En somme, on préférera une étude modeste mais rigoureuse sur quelques phénomènes sémantiques plutôt qu’une quête pan-scientifique. La circonscription de l’objet est la première condition de son analyse.
NOTES
[1] Cet article, inédit en français, est l’adaptation d’une
publication en anglais : « Conceptualisation and
Evolution of Concepts. The example of French Linguist Gustave
Guillaume », Academic discourse – multidisciplinary
approaches, Kjersti Fløttum & François Rastier (eds.),
Oslo : Novus, 2003, p. 55-74.
Une version papier de l'article présenté ici a été publiée ultérieurement dans Cahiers de lexicologie, 2006/2, n°89, p. 125-142.
[2] À telle enseigne que l’étendue de ses compétences et la qualité de ses recherches se mesurent, dans l’institution, à l’aune du nombre de ses publications.
[3] Cf. Foucault 1966, 1969.
[4] Cf. Foucault 1969: 53.
[5] Cf. Gueroult, 1953, Avant-Propos.
[6] L’arrière-plan proprement linguistique de l’œuvre de Foucault, qu’on penserait volontiers affiliée à la doctrine saussurienne, est sans doute très relatif et relève davantage d’une appropriation opportune de la problématique structuraliste et de son métalangage (notamment autour de la notion de discontinuité) que d’une référence précise aux méthodes de la linguistique structurale telle qu’elle se pratiquait alors.
[7] Cf. Rastier et al. 1994, Rastier 2001.
[8] On note cependant une curieuse tendance des textes extrêmes (c’est-à-dire les plus anciens et les plus tardifs) à se démarquer des textes médians, voire à se rapprocher légèrement. Autrement dit, il semble que Guillaume ait, sur le tard, recyclé un vocabulaire auquel il avait renoncé précocement. On verra ultérieurement des exemples de ce revirement (cf. section 3.3 et 4.1).
[9] On en dénombre 3254 occurrences, pour 40 formes, et 12 lexies : construire, reconstruire, construction, reconstruction, constructivité, construit, préconstruit, inconstruit (existent également en tant qu’adjectifs et participe passé), constructeur, constructif, reconstructif, constructivement (toutes les lexies sont ici lemmatisées).
[10] Paul Valéry, 1924, δ?λτα, X, 237, cité d’après Cahiers, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, vol. II, 597. C’est nous qui soulignons ; la graphie a été légèrement remaniée par nos soins.
[11] Un concept lexicalisé est d’ailleurs davantage susceptible de manipulation (mise en relation avec d’autres concepts, migration vers d’autres problématiques, ou d’autres thématiques, etc.).
[12] Cf. Valette 2004.
[13]Ibid.
[14] Il s’agit d’une tendance lourde qui ne se limite pas au thème ici abordé.
[15] Lequel, du reste, peut être suspect : une définition peut fort bien rendre compte de ce que l’on aimerait que le concept soit, et non de ce qu’il est à l’usage. De plus, la qualité d’une définition (précision, exhaustivité) ne laisse rien préjuger de l’intérêt théorique du concept.
[16] D’après le Vocabulaire technique de Lalande, PUF, 1962.
[17] Dans les dernières années de son enseignement, il arrive à Guillaume de parler des forces vives du langage.
[18] Guillaume [14 VI 1956], fo 21-22 (inédit).
[19] Nous tenons cette information de l’historien de la cybernétique Jean-Pierre Dupuy (communication personnelle).
[20] Quant au morphème de l’intériorité ‘intéri’-, on en relève 919 occurrences. Du reste, intérieur(e), intérieurement, et interne font partie du vocabulaire spécifique de Guillaume (comparé au TLF issu de la base Frantext).
[21] Guillaume [1 XII 1955], fo 2 (inédit) ; nous soulignons.
[22] Nous reprenons ici l’appareil conceptuel de François Rastier (cf. Rastier et al. 1994).
[23] Guillaume [17 V 1946c] 1985, 196-197 ; nous soulignons.
[24] Guillaume [28 XI 1947c] 1988, 11 ; nous soulignons.
[25] Guillaume [4 XII 1958] 1995 : 13.
[26] Par exemple Guillaume [14 III 1957] 1982, 155, 164.
[27] Guillaume, manuscrit (Réf. 35-IV-A, fo 46).
[28] Meillet [1903] 1964, 463 ; nous soulignons.
[29] Meillet, cité par Guillaume [14 III 1957] 1982, 155.
BIBLIOGRAPHIE
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2. Corpus électronique (références des éditions papier)
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3. Corpus manuscrit
GUILLAUME, Gustave, manuscrits et mémoires, Fonds Gustave Guillaume, Québec, Université Laval.
4. Corpus intertextuel (cité ou mentionné dans le corpus électronique)
BALLY, Charles, 1932, Linguistique générale et linguistique française, Paris, Ernest Leroux ; réédité en 1965, Berne, Francke.
MEILLET, Antoine, 1903, Introduction à l’étude comparative des langues indo-européennes, Paris, Hachette ; réédité en 1915, 1937, 1964.
Vous pouvez adresser vos commentaires et suggestions à :mathieu.valette@free.fr
© Texto! décembre 2004 pour l'édition électronique.
Référence
bibliographique : VALETTE, Mathieu.
La genèse textuelle des concepts scientifiques. Étude
sémantique sur l’œuvre du linguiste Gustave Guillaume. Texto ! décembre 2004
[en ligne], vol. IX, n°4. Disponible sur :
<http://www.revue-texto.net/Inedits/Valette/Valette_Genese.html>.
(Consultée le ...). |