EXERCICE 2 :

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a) On groupera « à les barioler de rubans » et « à les salir de titres » d’un côté et, de l’autre, « à les forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes » (syntaxiquement, ce dernier segment constitue globalement un complément de « se préparait » et est constitué de deux compléments de « forcer » »).

« à les barioler de rubans, à les salir de titres »

Problème interprétatif
« rubans » et « titres »
s’inscrivent dans l’isotopie des /distinctions honorifiques/ (cf. plus haut « barons et comtes ») et c’est le contexte qui permet de savoir de quel type de ruban il s’agit (le global textuel régit le niveau lexical pour la perception de la signification appropriée du terme). Chacun de ces compléments présente, en relation avec le verbe, une anomalie ; les sens de « barioler » et de « salir » impliquent que les compléments de « moyen » qui suivent soient dévalorisés, de façon légère dans le premier cas et de façon très marquée dans le second ; or ces compléments, appartenant aux signes de distinction , sont valorisés de façon inhérente, doxale. On est donc devant un énoncé quelque peu oxymorique ou paradoxal : c’est là le problème le plus évident. Celui du premier est assez léger en effet (« ruban » est ici une unité figurative) : pour préciser, il y a ici un contraste entre la valeur positive que représente le ruban et la valeur quelque peu négative du verbe (« peindre de diverses couleurs bizarrement assorties », Petit Robert) ; le contraste est beaucoup plus fort dans le deuxième complément, « salir » renvoyant ici, du fait du contexte « titres » (qui est positif) à un /abaissement moral/, un /avilissement/ (registre plus abstrait, plus thématique, et d’un autre ordre). 

Interprétant
Connaissance des procédés rhétoriques en général, connaissances sur la période et sur Chateaubriand : on peut penser que ces rubans et ces titres, relevant de la noblesse d’empire fondée par Napoléon, sont dévalorisés par rapport à l’ancienne noblesse (dont Chateaubriand fait partie et cf. son aversion à l’égard de l’empereur dans les Mémoires d’outre-tombe) ; toutefois, « salir » serait un peu fort (Chateaubriand est également admiratif à l’endroit de l’empereur) et sera mieux expliqué si l’on considère que les personnages anoblis, distingués, sont d’anciens républicains, hostiles en principe à la notion de noblesse et qu’ils se salissent à leurs propres yeux (cf. la suite) en acceptant ces titres.

Opération interprétative
L’opération dans les deux cas est une propagation, par une forme d’assimilation, de la dévalorisation inhérente du verbe sur le complément (avec progression dans l’intensité de la péjoration), propagation qui ne fait évidemment pas disparaître les sèmes mélioratifs inhérents des compléments : le péjoratif afférent est plus saillant que le mélioratif inhérent ou, autrement dit, la valeur afférente se détache comme une figure sur le fond du contenu inhérent : on devrait pouvoir reconduire, via une reconception des phénomènes rhétoriques, la problématique fond/forme à l’intérieur du sens des unités lexicales : on aurait affaire ici à une sorte d’antithèse interne à « rubans » et à « titres », construite textuellement. Ce traitement permet de rendre compte du poids de la dialogique, aussi bien en synchronie qu’en diachronie, dans cet extrait : pour les anciens révolutionnaires, dans leur « pureté » jacobine et démocratique, ces distinctions étaient et devraient être dévalorisées (de façon « inhérente » dans leur éthique révolutionnaire) ainsi que probablement pour l’auteur, qui obéit toutefois à une autre éthique et une autre légitimité ; or, ils se préparent à accepter ces décorations et donc à rejoindre une certaine doxa sur leur valeur positive. D’un point de vue interne à ces opinions intransigeantes, ces décorations sont en soi (de façon « inhérente ») une bizarrerie puis une honte et l’ensemble du texte sert à les qualifier ainsi : de ce point de vue, il n’y a pas de contradiction dans l’énoncé (« salir » serait congruent à « titres » d’une certaine façon, dans l’univers jacobin notamment). Mais cet énoncé ne fait véritablement sens que de la tension entre un point de vue qui constitue un fond doxal et le point de vue établi par le texte par le biais de la propagation et qui se détache sur ce fond. Dans ces contrastes forts, l’assimilation prend la forme non d’une homogénéisation uniformisante, mais d’une complexification qui fait entendre deux points de vue : la contradiction entre ces points de vue est probablement levée par la perspective dynamique de la morphosémantique, ce que ne saurait faire une perspective logique et structurale se contentant d’observer des oppositions statiques.

« de déshonorer leurs crimes »

Ce segment est plus complexe : les deux termes sont négatifs (le déshonneur et le crime pouvant aller ensemble d’ailleurs) et l’expression paraît faire problème dans la mesure où l’on ne peut déshonorer que quelque chose (quelqu’un) de tenu pour honorable, qui a une intégrité (physique ou morale) ce qui ne semble pas être le cas du crime : on a donc ici une forme de contradiction (paradoxe) qui apparaît dans la complémentation mais aussi une forme de contraste faible lexicalement.
L’interprétant
est constitué par le segment qui précède immédiatement : « trahir » (qui est un déshonneur) renvoie à l’acceptation des titres par des ex-révolutionnaires et « opinions » à leurs idéaux démocratiques et révolutionnaires au nom de quoi ils ont pratiqué la Terreur (cf. les antonomases Brutus et Scaevola) et il n’y a pas là de problème interprétatif.

Opération et effets de sens : Il y a ici propagation du trait /déshonneur/ sur ‘crimes’. Les révolutionnaires ont commis, au nom d’un certain idéal que reconnaît par ailleurs Chateaubriand, ce que l’auteur qualifie de « crimes », ce terme désignant l’exécution de la famille royale et la Terreur selon le point de vue évaluatif de Chateaubriand. La dialogique s’exprime lexicalement ici et « crimes » pour désigner ces exécutions ne fait pas partie du lexique des révolutionnaires qui déshonorent ces actes sanglants en trahissant leur idéal révolutionnaire : la critique est double et accrue, puisque les exécutions sont qualifiées de « crimes » (ce qui est déjà condamnable !), mais, à y bien réfléchir, le meurtre ne s’accompagne pas de déshonneur et le crime contrevient à la morale ou à la loi mais pas forcément à l’honneur ; or, dans l’univers axiologique de Chateaubriand, l’honneur est la valeur suprême et le déshonneur pire que le crime (pour le diplomate machiavélique de la même époque, Talleyrand, la faute politique était pire que le crime) ; « trahir leurs opinions » est un déshonneur : au « crime » (selon le point de vue de Chateaubriand) s’ajoute le déshonneur qui est pire, mais de telle façon que celui-ci dénature celui-là et même le prive de sens.

b) Pour les rapports, les expressions se groupent deux à deux :
- dans le premier groupe la seconde expression est plus forte que la première (et rapport figuratif ou concret et thématique ou abstrait
- dans le second groupe, la première expression (abstraite) sert d’interprétant à la seconde (plus concrète ou qui mêle abstrait et concret). On note globalement un crescendo dans l’expression de l’ignominie. En outre, les rythmes sémantiques sont assez complexes : on note une progression du paraître (décorations) à l’être (opinions) et une intensification : le premier passage affère du dévalorisé sur du valorisé (coexistence graduée du positif inhérent et du négatif afférent) ; le dernier segment affère du négatif sur du négatif inhérent. Rôle important de la tactique ici.

N.B. : Une représentation en graphe serait ici aussi suggestive pour montrer l’évolution actantielle et dialectique de l’ensemble du segment examiné : notamment passage, pour le rapport Napoléon/ex-jacobins, de la relation ERG/ACC (rubans, titres étant INST) à la relation  AGENTIF/ERG (opinions, crimes étant ACC)

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