Carine Duteil-Mougel : INTRODUCTION À LA SÉMANTIQUE INTERPRÉTATIVE
Chapitre II :LA SÉMANTIQUE INTERPRÉTATIVE. LA PERSPECTIVE HERMÉNEUTIQUE
« La puissance d’une herméneutique critique n’a pas encore été mise à profit par les sciences du langage : il reste à unir, au sein d’une sémantique des textes, les acquis de la philologie et de la linguistique comparée, pour restituer aux sciences du langage leur statut de disciplines herméneutiques. » (Rastier, Arts et sciences du texte, p. 99) |
L’herméneutique est entendue ici comme théorie de l’interprétation des textes et des autres performances sémiotiques. Rastier précise qu’il ne s’agit pas d’une doctrine métaphysique directrice ; il reprend l’hypothèse formulée par J.-M. Salanskis (1997) : « Le point de vue herméneutique serait […] celui qui récuse par principe toute idée selon laquelle le sujet humain aborderait son réel à partir de structures filtrantes données, qu’elles soient logiques ou esthétiques. L’herméneutique serait l’antitranscendantalisme par excellence, la doctrine qui dit que toute forme du comportement cognitif de l’homme s’élabore toujours comme rectification interprétative d’elle-même ».
1. L’Herméneutique matérielle
Rastier poursuit le projet d’une herméneutique matérielle*, formulé naguère par Peter Szondi - l’élève de Staiger en philologie et celui d’Adorno en philosophie.
« L’expression herméneutique matérielle, reprise de Schleiermacher, désigne une forme pleine et ambitieuse de l’herméneutique critique de tradition philologique. Cette dénomination quelque peu paradoxale se justifie notamment parce que cette unification engage une réflexion sur l’unité des deux plans du langage, contenu et expression. » (Rastier, 2001d, p. 100).
Rastier reconnaît trois thèmes épistémologiques principaux : le thème anti-dogmatique ou critique ; le thème anti-transcendantal ou descriptif (empirique) ; le thème anti-ontologique ou agnostique. L’épistémologie est celle des sciences de la culture (cf. infra, chapitre 3) et selon Rastier, ces thèmes répondent aux besoins d’une sémantique qui doit penser la diversité des textes, au sein d’une sémiotique des cultures (cf. infra, chapitre 3). Rastier convoque l’œuvre exemplaire des grands philologues que furent Spitzer et Auerbach pour montrer la fécondité du projet d’unifier l’herméneutique et la philologie. Il précise qu’il importe de reconnaître que le sens des textes ne leur est pas immanent, et que pour l’établir il faut tenir compte de leur caractère de formations culturelles.
1.1. La problématique rhétorique/herméneutique
La Sémantique interprétative de François Rastier adopte une
problématique rhétorique/herméneutique*. Cette problématique
prend pour objet les textes dans leur production
et leur interprétation ; et s’oppose à une
problématique du signe de tradition
logico-grammaticale*.
La problématique du texte renvoie à la problématique de la
parole (chez Saussure) - Saussure ayant développé les
bases d’une linguistique de la parole (cf. Saussure, Écrits
de linguistique générale) :
« La façon la mieux éprouvée de réduire Saussure, c’est d’en faire un théoricien de la Langue, alors même que la valeur est déjà un phénomène contextuel, et qu’il envisageait explicitement dans ses cours deux linguistiques complémentaires [109], celle de la langue et celle de la parole. » (Rastier, 2003a, p. 24) ;
« Or, une réflexion sur la linguistique de la parole, c’était bien le projet de Saussure pour la dernière partie de son ultime cours de linguistique générale, une partie dont il avait annoncé le titre au début de l’année : “la faculté et l’exercice du langage chez les individus” [110]. C’était aussi son projet pour le quatrième cours de linguistique générale. L’importance de la linguistique de la parole apparaît encore dans la remise en question, faite dans le troisième cours, de la distinction langue/parole sur le chapitre de la syntaxe. Et elle apparaît encore dans la réaffirmation de la dualité de la linguistique - dans le dernier texte autographe connu traitant de linguistique générale, écrit en 1912 à l’occasion de la création de la chaire de stylistique de Bally [111]. Ainsi, s’appuyer sur la dernière phrase, parfaitement apocryphe, du Cours - présentant la linguistique comme science de “la langue en elle-même et pour elle-même” - revient à faire de Saussure le héraut d’une conception des sciences du langage qui n’a jamais été la sienne. » (Bouquet, 1999b, in Texto !).
Bouquet considère qu’une théorie du sens constitue le point de fuite selon lequel se construit la perspective théorique du maître genevois. Il précise : « Le concept de “valeur” est, au regard du fait sémantique, intégratif […] cette “intégrativité” ouvre la théorie du signe (présentée d’abord sous l’angle de la “valeur in absentia”) sur une théorie du texte, au sens hjelmslévien de ce terme, prenant en compte la “valeur in praesentia”. » (Bouquet, 2000b, [in Texto !]). Selon lui, cette “sémantique” - posée mais non définie clairement par Saussure - « est de nature à articuler ensemble des composants du sens » et « implique la conjonction des points de vue d’une linguistique de la langue et d’une linguistique de la parole. » (ibid.). Ce dont témoigne un passage, retrouvé dans le corpus de textes inédits de Saussure, définissant ainsi la sémiologie linguistique :
Sémiologie = morphologie, grammaire, syntaxe, synonymie, rhétorique, stylistique, lexicologie, etc. – le tout étant inséparable.
« La dualité d’une théorie du sens qui soutient la dualité de la linguistique, Schleiermacher l’a somme toute assez bien définie dans sa théorie de la double interprétation, dans les années 1800, sous l’étiquette d’herméneutique matérielle. Mais il faudra peut-être que passe encore un bon bout de temps avant que “ la généralité des linguistes ” (comme disait Saussure), obnubilés depuis deux siècles par le paradigme logico-grammatical, retrouve la voie d’une conception de l’interprétation fondée à la fois sur le fait grammatical (au sens le plus strict que peut prendre ce mot dans l'épistémologie du Genevois) et sur une prise en compte maximale du sens (c’est-à-dire in fine une description permettant d’analyser le fait même de l'ambiguïté sémantique). Cette conception est, selon moi, une conception véritablement saussurienne du sens, propre à démentir l’opinion de Quine [112]. » (Bouquet, 2000b, in Texto !).
Rastier propose le tableau schématique suivant pour résumer les oppositions entre les deux problématiques, logico-grammaticale et rhétorique/herméneutique (cf. 2003b, p. 5) :
Problématiques |
Logico-grammaticale |
Rhétorique/herméneutique |
Relation fondamentale |
Représentation |
Interprétation |
Objets |
Langage |
Textes |
|
Système |
Procès |
|
Signification |
Sens |
Mode opératoire |
Spéculation |
Action |
Fondements |
Métaphysique |
Ethique |
|
Ontologie [113] |
Dé-ontologie |
1.2. La problématique de la valeur et la notion de contexte
« Le concept de valeur rompt avec la conception traditionnelle de la langue, et particulièrement du lexique, comme nomenclature. Un mot ne peut être défini isolément, par rapport à ce qu’il désigne. Il doit l’être relativement à d’autres mots. » (Rastier, 2001e, p. 104).
Pour la sémantique textuelle, les mots isolés de leur contexte [114] sont des artefacts des linguistes [115]. Rastier oppose à la « problématique positiviste de la signification » [116], la « problématique herméneutique du sens » [117].
« Aux problématiques du signe, modèles de la signification hors contexte, s’oppose en effet la problématique du texte, fondée sur l’analyse différentielle, et qui définit le sens par l’interaction paradigmatique et syntagmatique des signes linguistiques, non seulement entre eux, mais avec le texte dans sa globalité. » (Rastier, 2001d, p. 17).
Il ajoute :
« Le sens consiste pour l’essentiel en un réseau des relations entre signifiés au sein du texte – et dans cette perspective les signifiants peuvent être considérés comme des interprétants qui permettent de construire certaines de ces relations. » (Rastier, 2003a, p. 39). Rastier étend ainsi au texte [118] la problématique saussurienne de la valeur, fondement de la sémantique différentielle [119] - « Ce point engage à redéfinir la semiosis : elle doit être rapportée aux deux plans du contenu et de l’expression des textes et des autres performances sémiotiques, et non plus définie comme simple relation entre le signifiant et le signifié du signe, comme l’inférence dans la tradition intentionnaliste, ou la présupposition réciproque dans la tradition structuraliste. Enfin, malgré les théories inférentielles ou associationnistes, le signifiant n’en est pas le point de départ, car il a lui-même à être reconnu. » (Rastier, 2001d, p. 103).
Affirmer l’autonomie du texte ne conduit pas cependant à une « réontologisation du texte » - il trouverait en lui-même son sens, et pourrait faire l’objet d’une étude immanente (cf. Rastier, 2001d, p. 35).
« Or l’autonomie structurale n’est pas l’indépendance : si les rapports internes priment, souvent les rapports externes permettent seuls de les discerner, par un détour dans le corpus ; on ne peut alors établir les relations internes que par le biais des relations externes. […] À condition d’établir et de caractériser de façon critique les relations structurales, la décision de clore le texte et de l’étudier comme globalité peut échapper à l’ontologie » (Rastier, 2001d, pp. 35-36).
Alors que la signification résulte d’un processus de décontextualisation, le sens suppose une contextualisation maximale (cf. Rastier, 2003b, p. 4). Le contexte connaît autant de zones de localité qu’il y a de paliers de complexité (cf. supra) ; au palier supérieur, le contexte se confond avec la totalité du texte (Rastier, 2001d, contexte, p. 298).
La Sémantique interprétative privilégie le palier du texte et reformule dans ce cadre le rapport entre global et local ; elle réaffirme le principe herméneutique général du primat du global sur le local [120] - Ex. l’identification des signes comme tels dépend de la lecture en cours ; elle résulte de parcours interprétatifs.
« La détermination du local par le global s’exerce en somme de deux façons, par l’incidence du texte sur ses parties, par l’incidence du corpus sur le texte. » [121] (Rastier, 2001d, pp. 108-109).
Nous allons préciser :
(i) l’incidence du texte sur ses parties : « l’appréhension du palier de complexité supérieur, celui du texte, commande celui des niveaux de complexité inférieurs » (Rastier, 2001d, p. 107).
(ii) l’incidence du corpus sur le texte : le texte est situé dans son intertexte - et en premier lieu dans son corpus d’étude [122] :« il est perçu alors en fonction des autres textes, car les rapports d’interprétance mutuelle font que la lecture d’un texte exige des “détours” par d’autres. » (ibid., p. 91).
Ainsi, selon Rastier, « le texte est l’unité fondamentale [123], mais l’unité linguistique maximale est le corpus de référence. » (ibid., p. 108) - le mot référence s’entendant ici dans l’acception philologique.
(iii) « À cette détermination s’ajoute une détermination de la situation de communication sur le texte lui-même considéré dans son ensemble [124]. Or la situation de communication n’est pas neutre, et ne peut être définie abstraitement. Elle prend toujours place dans une pratique sociale, qui définit le discours dont relève le texte, et le genre qui le structure. Par là, elle détermine jusqu’au sens de ses mots, et les tactiques interprétatives qui permettent de l’actualiser. » (Rastier, 1994b, p. 332).
Rastier étudie le sens textuel dans une praxéologie* des discours et des genres (cf. infra, chapitre 2, 2. La poétique généralisée).
(iv) « Enfin, l’interprétation aussi est située. Elle prend également place dans une pratique sociale, et obéit par là-même aux objectifs définis par cette pratique. Ils définissent à leur tour les éléments retenus comme pertinents. Si l’on en convient, on récuse par là-même l’idée d’une interprétation totalisante et définitive, car l’interprétation d’un texte change avec les motifs et les conditions de sa description. » (Rastier, 1994b, p. 333).
Ainsi pour la Sémantique interprétative, le sens n’est pas immanent aux textes, il est toujours le produit d’une interprétation [125] et l’interprète est situé dans une pratique [126] :
« En disant que le sens du texte est immanent non au texte, mais à la pratique d’interprétation, nous reconnaissons que chaque lecture*, “savante” ou non, trace un parcours interprétatif qui correspond à l’horizon du lecteur. La sémantique des textes propose une description des parcours interprétatifs [127] : le sens actuel du texte n’est qu’une de ses actualisations possibles ; le sens “complet” serait constitué de l’ensemble des actualisations, en d’autres termes l’ensemble des horizons possibles. » (Rastier, 2001d, pp. 277-278).
Rastier ajoute :
« La sémantique tente de retracer les parcours interprétatifs. Mais c’est à l’herméneutique critique qu’il revient de problématiser leurs conditions et de hiérarchiser leurs résultats en définissant des degrés de plausibilité [128]. » (1997a, p. 329).
1.3. La sémiosis textuelle
Rastier conteste la séparation du sensible et de l’intelligible (cf. 2001e, Chapitre VIII, « La perception sémantique »).
« La division du sensible et de l’intelligible est comme on le sait un fondement de l’idéalisme occidental [129], de Platon (à qui Aristote reprochait déjà d’avoir “séparé les idées” cf. Métaphysique, Z, chap. 13-15 ; M, chap. 4-10) à Kant (dont le réalisme critique souligne cette contradiction plutôt qu’il ne la résout). Elle est renforcée par notre tradition religieuse : séparation du corps et de l’âme, du matériel et du spirituel, du signe et du sens, du linguistique et du conceptuel. » (Rastier, 2001e, p. 205).
Le dualisme de la tradition aristotélicienne sépare le signifié, considéré comme pur objet mental, du signifiant, considéré comme simple objet physique - Morris donne une définition purement physique du signe : « Un événement physique particulier » (1971, p. 96). Or Rastier précise que les signes du monde sémiotique relèvent du monde physique par leurs signifiants mais qu’ils sont irréductibles à des évènements physiques :
« le régime de matérialité des signes reste spécifique, car les stimuli sémiotiques ne sont pas perçus ni traités comme les autres, ce qu’illustre par exemple le phénomène de la perception catégorielle [130] : malgré Morris, qui définissait le signe comme un événement physique, les signes restent irréductibles à des événements physiques “comme les autres”, et ce livre n’est pas fait que de traces noires. » (Rastier, 2001e, p. 252).
Il reprend des figures proposées par Saussure [131] dans lesquelles le maître genevois adopte le pointillé, qui décloisonne le sensible et l’intelligible [132] :
Saussure [133] propose également la figure suivante que Rastier commente en ces termes :
« La distinction haut/bas le cède à l’opposition droite/gauche, qui figure les contextes précédent et suivant [134]. Par ailleurs, en rupture avec les formes rondes de l’ontologie identitaire de tradition parménidienne, ses formes sont concaves et non convexes, et traduisent graphiquement l’ontologie négative de la différence. Ces deux cavités se différencient par leur orientation spatio-temporelle vers l’avant et l’après – et non plus par l’opposition haut/bas, qui figurait entre les deux faces du signe saussurien de la vulgate la différence ontologique entre matière et esprit ou entre langage et pensée. » (Rastier, 2003a, p. 34).
Rastier ajoute :
« Une conception non dualiste se doit d’intégrer signifiants et signifiés dans les mêmes parcours : ils sont discrétisés d’ailleurs par les mêmes types d’opérations, et les signifiants ne sont pas plus “donnés” que les signifiés [135]. […] La notion de parcours interprétatif permet de rendre compte du lien problématique entre les deux plans du langage [136]. En effet, la sémantique interprétative a maintes fois souligné que l’actualisation de traits sémantiques exigeait le passage par ces interprétants que sont selon elle les signifiants. […] Bref, la sémantique des textes souligne les contacts qu’établissent entre les plans du langage les parcours interprétatifs, non seulement pour affirmer la solidarité de ces plans, mais pour affaiblir le préjugé millénaire que le sens est indépendant des langues. » (2001d, pp. 34-35).
1.4. Le niveau sémiotique
« le seul problème ontologique qui se pose à l’herméneutique matérielle reste celui de l’ontologie du sémiotique. Il n’est certes pas mince, et l’on peut tracer deux directions pour l’aborder : (i) soit une ontologie différenciée ferait du sémiotique une “couche de l’Être” particulière, dont les rapports avec les autres couches restent à élucider ; (ii) soit une rupture avec l’ontologie conduirait à assumer que le sens fonde et manifeste la doxa, et ne peut alors se percevoir qu’au sein de pratiques sociales de génération et d’interprétation de signes. Nous préférons emprunter cette seconde direction, qui s’inspire sans doute de la tradition rhétorique. » (Rastier, 2001d, p. 132).
1.4.1. Sens et (re)présentations mentales
Une sémantique dé-ontologique
Rastier développe une conception non-réaliste du sens et redéfinit la référence en termes d’impressions référentielles* - représentations mentales contraintes par l’interprétation d’un passage ou d’un texte (à noter : Rastier souligne que l’impression référentielle n’est pas une illusion référentielle - position de Barthes [137] et de Riffaterre - car elle est faite d’images mentales). Il refuse l’idée d’une fonction ontologique du langage qui par nécessité représenterait l’Être - l’Être assimilé positivement au monde [138] - : la linguistique n’est pas une théorie du monde ; et la signification n’est pas renvoi à un référent.
Rastier dénonce ce qu’il juge comme étant un raisonnement circulaire, raisonnement qui fait du préjugé de la capacité référentielle du langage la preuve ontologique de l’existence du monde :
« Kleiber affirme ainsi : “Je ne puis renvoyer à quelque chose avec une expression linguistique que s’il y a quelque chose à quoi référer, donc que si ce quelque chose existe.” (1999, p. 17). On réfère à ce qui existe, donc ce à quoi on réfère doit exister. Cet argument reprend, sous une forme moins convaincante, l’argument d’Anselme d’Aoste pour prouver l’existence de Dieu : puisque nous le nommons, il existe. » (Rastier, texte inédit, communication personnelle).
Ce préjugé sur la référence empêche précisément selon lui, que le langage soit considéré comme un niveau d’objectivité autonome :
« la signification a toujours été réduite à une référence, soit externe et cela conduit à une réduction physicaliste, soit, par une involution cognitive, à une référence interne qui conduit à une réduction mentaliste. Dans tous les cas, le sens n’étant pas “dans” le langage, on conclut qu’il est au dehors, dans une extériorité physique ou dans une intériorité psychique. » (Rastier, texte inédit, communication personnelle).
Or, pour Rastier, ni interne ni externe, le langage est un lieu du couplage entre l’individu et son environnement [139] :
« Le langage n’est pas un instrument, mais le milieu où
nous vivons : dirait-on que l’air est un instrument des
oiseaux ? L’enfant naît environné de la langue qu’il a déjà
entendue in utero, et à laquelle il réagit déjà
sélectivement.
Retenons que l’organe du langage, c’est la société.
Corrélativement, le langage n’a pas d’origine, car il est à
l’origine, sinon de tout, du moins des mythes d’origine,
néodarwiniens ou non. Le langage est un milieu et non une
simple faculté : c’est pourquoi, dans la phylogenèse, aussi
loin que l’on croie remonter, il n’apparaît pas après l’homme.
Ils vont toujours ensemble, et se définissent l’un l’autre.
Cette conception du langage comme milieu nous sépare des
théories externalistes. » (Rastier, 2003b, p. 2) ;
« Comme le langage fait partie du milieu dans lequel nous agissons, c'est dans des pratiques diversifiées, dont témoignent les discours et les genres, que nous nous lions à notre environnement. » (ibid., p. 3).
Aussi selon Rastier, le sens est immanent aux pratiques d’énonciation et d’interprétation - « La problématique rhétorique/herméneutique rompt ainsi avec les postulats ontologiques qui fondent la problématique logico-grammaticale : elle admet en effet le caractère déterminant des contextes et des situations, et conduit alors, pourrait-on dire, à une “dé-ontologie” [140]. » (Rastier, 2003b, p. 5). Quatre décisions s’imposent alors :
« (i) Délier le symbolique du physique (externe) en récusant les théories traditionnelles de la référence. Elles sont le produit du réalisme millénaire en philosophie du langage, qui entend gager les signes sur un ordre du monde. Cela suppose notamment l’abandon des conditions de dénotation nécessaires et suffisantes. La seule position correcte à nos yeux admet avec Quine l’inscrutabilité de la référence [141].
(ii) Refuser le mentalisme […]
(iii) Élargir le sémiotique au-delà du symbolique […]
(iv) Corrélativement, distinguer avec soin le symbolique du représentationnel, qu’il s’agisse de représentations mentales individuelles ou collectives.
Ce programme conduit à un démembrement de la triade aristotélicienne signe/concept/référent et à un remembrement de la tripartition syntaxe/sémantique/pragmatique que Morris lui avait associée. »
Rastier, 2001e, p. 238).
Rastier ne reprend pas le terme de « concept », il parle de (re)présentations mentales et précise qu’il s’agit de simulacres multimodaux [142], mettant en jeu des analogues non seulement des percepts visuels, mais auditifs, etc.
« Les représentations attachées au signifié d’une lexie
constituent son contenu éidétique. Les contenus éidétiques ne
relèvent pas de la linguistique au sens restreint, mais de la
psychologie et, au-delà, de la sociologie.
Le contenu opératoire contraint le contenu éidétique,
sans toutefois le déterminer au sens fort. L’étude de cette
contrainte pourrait instituer un rapport privilégié entre
linguistique et psychologie, pour peu que cette dernière
reconnaisse l’existence des contenus opératoires. »
(Rastier, 2001e, p. 103).
Ainsi, selon lui, les structures sémantiques d’un texte contraignent les représentations psychiques qui accompagnent son énonciation comme son interprétation, sans pour autant les déterminer au sens fort du terme.
« Nous n’assimilons pas pour autant les significations aux images mentales, ni même aux simulacres multimodaux. Nous proposons simplement l’hypothèse que les structures sémantiques d’un message contraignent l’imagerie mentale (qui reste du domaine psychologique). Elles définissent les conditions socialisées de la production des simulacres. » (Rastier, 2001e, p. 211).
1.4.2. Impressions référentielles et percepts
(1) Rastier, 2001e, p. 111 :
« La sémantique différentielle traite en premier lieu de la référence en décrivant les contraintes sémantiques sur les représentations. Les images mentales, notamment, sont des corrélats psychiques des signifiés. La question de la référence devient alors celle de la constitution des impressions référentielles. Son étude requiert une collaboration de la sémantique et de la psychologie. Au palier mésosémantique, nous avons pu montrer que les types d’impression référentielle dépendaient du type d’isotopie générique de l’énoncé. »
Exemples d’impressions référentielles (cf. Rastier, 2001e,note 3, p. 211) : a) Une paupière pavée paradait presbytéralement (exemple repris de Martin, 1983, p. 20) n’induit pas d’impression référentielle, car ses lexies ne sont pas indexées dans un même domaine sémantique [il s’agit d’un énoncé absurde, cf. infra] ; il en va autrement pour b) La truite fario se pêche à la mouche et au lancer léger qui induit une impression référentielle, l’ensemble des lexies s’indexant dans le domaine sémantique de la pêche.
(2) Rastier, 2001e, p. 111 :
« Dans un second temps, qui n’est plus du ressort de la sémantique mais exclusivement de la psychologie, l’étude de la référence devient celle de l’appariement [143] entre des représentations mentales et des percepts. »
Aussi :
« Pour déterminer une référence, il faut donc préciser à quelles conditions une suite linguistique induit une impression référentielle, et à quelles conditions une impression référentielle est appariée à la perception d’un objet, ou à la mémoire de cet objet. » (Rastier, 1994a, Chapitre I, « Interprétation et compréhension », p. 18).
Rastier proposait le schéma suivant dans Sens et textualité (p. 252) :
=> R1 correspond vraisemblablement à ce que Rastier nomme imagisation* ; R2 correspond vraisemblablement à ce qu’il nomme référenciation.
Rastier précise :
« Le problème de la référence ainsi posé ne concerne plus
pour la linguistique que son rapport avec la psychologie
cognitive.
Le rapport des images mentales avec des régions phénoménales
relève pour sa part de la psychologie cognitive : à son
propos se posent des questions comme celle de la typicalité,
celle de la reconnaissance et de l’identification des objets,
etc.
Les deux relations, R1 et
R2, n’ont donc, quoiqu’il y paraisse dans
notre schéma, rien de simple ni de commensurable.
R1 : Le signifié détermine les
images mentales qui lui sont associées.
Il ne les contraint pas absolument pour autant, puisqu’un
sujet imageant peut susciter spontanément des images non
déterminées par le contexte linguistique et la situation de
communication. Le contexte toutefois détermine subtilement les
signifiés, qui se définissent par leur interaction
[144]. » (Rastier, 1989, p. 252).
Il souligne l’incidence du contexte sur les images mentales :
« Le principe interprétatif d’assimilation générique rend ainsi compte de la modification des images mentales par le contexte, et d’abord le contexte immédiat : ainsi l’image mentale du poisson dans le canari et le poisson n’est-elle pas la même que dans le cormoran et le poisson, car l’impression référentielle dépend du contexte. ». (Rastier, 2001e, p. 211).
1.4.3. Isotopies génériques et impressions référentielles
« Au sens faible
[145], intralinguistique : la référence est une relation
forme/fond, quand les fonds sont des isotopies génériques.
L’isotopie générique dominante est reçue comme le “sujet”
[146] du texte (ex. Salut, une histoire de marins,
dit le groupe µ).
Au sens fort, extralinguistique : la référence n’est pas un
phénomène descriptible en termes de mots ou de phrases, mais
en termes de stratégies textuelles (genre et style) et
d’insertion du texte dans une pratique sociale déterminante.
Elle appartient donc à la description des pratiques : elle
devient la question de la relation entre niveau physique et
niveau (re)présentationnel de la pratique, par la médiation du
niveau sémiotique. » (Rastier, texte inédit,
communication personnelle).
Selon Rastier, les isotopies génériques [147] - principalement les isotopies mésogénériques [148] - déterminent l’impression référentielle de l’énoncé [149] :
« Quatre cas remarquables [150] se présentent, que nous illustrons par des énoncés, mais qui pourraient l’être par des textes entiers.
(1) Plusieurs sémèmes ou sémies sont indexés dans un et un seul domaine ; aucun autre n’est contradictoire avec ce domaine. Exemple : Sans virer de bord, et par vent arrière, le catamaran d’Éric Loiseau a gagné la transat. L’énoncé induit alors une impression référentielle univoque. Ce type d’énoncé, quelle que soit par ailleurs sa véridicité, fait le fond des textes techniques et scientifiques ; en d’autres termes, il est caractéristique des textes pratiques. Pour une sémantique qui, dans la tradition saussurienne, s’est séparée de la philosophie du langage et lui a abandonné le problème de la référence, le problème de la représentation de la réalité devient celui de l’impression référentielle univoque. Une telle impression est induite par une isotopie générique exclusive.
(2) Aucune isotopie générique ne peut être construite. Exemple : Le zirconium carguait les polyptotes. L’énoncé ne suscite pas d’impression référentielle [151]. Les énoncés de ce type pullulent dans les soties, jusqu’au dadaïsme inclus.
(3) L’énoncé présente une isotopie générique [152], mais des isotopies obligatoires (ou contraintes de sélection) n’y sont pas respectées [153]. Exemple : Le train disparu, la gare part en riant à la recherche du voyageur [154] (René Char). L’énoncé de ce type paraît référer à un monde contrefactuel. Il est très fréquent dans les textes merveilleux [155].
(4) L’énoncé présente deux ou plus de deux isotopies génériques entrelacées*. Prenons pour exemple le second vers de Zone d’Apollinaire : Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin. Parce que plusieurs sémèmes sont indexés alternativement dans les domaines //ville// et //campagne// [156], l’énoncé induit une impression référentielle complexe [157]. Les énoncés de ce type sont ordinaires dans les textes mythiques, notamment religieux ou poétiques. De par leur structure sémantique, ils paraissent renvoyer à plus d’un monde. […]
Au palier textuel, il faut cependant distinguer entre les textes poly-isotopes qui présentent une isotopie générique dominante, et ceux où une telle dominance n’est pas établie [158]. En outre, il faut tenir compte des hiérarchies évaluatives entre isotopies.
Il reste que bon nombre de textes réputés réalistes, et notamment des romans, présentent une isotopie générique dominante (ou un faisceau d’isotopies génériques dominantes), ce qui les rapproche des textes pratiques ; mais cette domination ne doit pas masquer les isotopies dominées, car la poly-isotopie est caractéristique des textes mythiques. »(Rastier, 1992c, [in Texto !]).
Voici deux conclusions retenues par Rastier (1996a, p. 159) : « l’isotopie générique est une – voire la – condition de l’impression référentielle, qu’il s’agisse de référence à l’univers standard ou à des mondes contrefactuels. » ; « Corrélativement, son absence est une condition de l’absurdité et de l’absence d’impression référentielle. ».
Ainsi, dans la perspective d’une sémantique interprétative, « l’interprétabilité d’un énoncé est déterminée plutôt par ses isotopies facultatives que par ses isotopies obligatoires […] En d’autres termes les isosémies (ou isotopies à fonction syntaxique) ont un rôle secondaire. » (Rastier, 1994a, Chapitre V, « La mésosémantique », p. 127).
1.4.4. L’effet ontogonique des dispositifs textuels
Rastier appelle ontogonie* la constitution de types d’impressions référentielles par des structures sémantiques déterminées [159] (cf. 2001f, note 17, p. 16). Selon lui, « corrélativement aux contraintes qu’ils exercent sur la constitution des impressions référentielles, les textes suscitent des effets de réel. » (Rastier, 1996c, [in Texto !]). Mais il précise : « Une sémantique peut tout au plus décrire les dispositifs textuels qui favorisent les effets de réel, et nous laissent croire que nous nous approprions le monde. Comme on n’interprète jamais que des langages par du langage, l’interprétation se déroule tout entière au sein de la sphère sémiotique. » (Rastier, 2003b, pp. 14-15).
Aussi pour une sémantique des textes, il ne s’agit pas d’hypostasier les représentations mentales que suscite le texte et de les constituer en monde pour sauver la mimésis (cf. Rastier, 1992b, p. 86).
Il précise : « Nous nous écartons ici de la philosophie du langage (pour laquelle au demeurant la psychologie et a fortiori la neuropsychologie ne tiennent aucune place). Traditionnellement, elle ne traite guère des énoncés fictionnels, dans la mesure où elle ne peut leur attribuer de valeur de vérité [160]. Même si elle admet aujourd’hui qu’ils puissent prendre des valeurs de vérité dans des mondes possibles ou contrefactuels, et par là-même devenir susceptibles d’un traitement vériconditionnel [161], cette évolution ne modifie pas sa problématique fondamentale. Nous allons à l’inverse : pour la sémantique différentielle, tout énoncé, tout texte est analysé comme fictionnel [162]. En d’autres termes, son sens est purement intensionnel. » (Rastier, 2001e, note 3, p. 211).
Note : Selon Rastier, la sémantique ne peut connaître que la vérité au sens faible [163] (terminologie de Kalinowski) déterminée, en dernière analyse, par la cohésion textuelle : « Privée de son rapport aux sciences, la vérité devient un phénomène purement linguistique, l’effet d’une cohésion sémantique. » (Rastier, 1996a, p. 160).
2. La Poétique généralisée
En problématisant le lien entre les textes et leur entour social et historique, la sémantique interprétative s’intéresse à la caractérisation générique [164] des textes. Elle suppose une linguistique des genres et des discours.
Selon Rastier, la poétique peut devenir cette partie de la linguistique qui traite de l’ensemble des normes discursives et génériques, conformément au projet saussurien d’une linguistique de la parole. Aussi l’étude de la diversité des discours (littéraire, juridique, religieux, scientifiques, etc.) et leur articulation aux genres revient selon lui, à une poétique généralisée [165].
« Si elle part de la tradition littéraire pour s’étendre aux genres non littéraires, une telle poétique pourra être dite généralisée. Mais elle ne sera pas pour autant universelle, car elle devra rompre avec l’universalisme traditionnel de la poétique transcendantale. […]
L’enjeu n’est pas mince, car les textes sont configurés par les situations concrètes auxquelles ils participent ; en outre, par la médiation des genres et les discours, ils s’articulent aux pratiques sociales dont les situations d’énonciation et d’interprétation sont des occurrences. » (Rastier et Pincemin, 1999, pp. 91-92).
La poétique généralisée adopte une perspective praxéologique qui permet de relier les textes aux pratiques où ils sont produits et interprétés ; elle appelle une déontologie, entendue comme réflexion critique sur les rapports d’adaptation réciproque entre les moyens et les fins de l’activité descriptive.
2.1. Pratique sociale / discours / champ générique / genre
La notion de pratique sociale renvoie à la division du travail [166]. Chaque pratique sociale délimite un domaine d’activité. Rastier ajoute :« La “dé-ontologie” pourra formuler une réponse cohérente à l’ontologie quand la notion de pratique, réélaborée, ne sera plus seulement une sorte d’action collective stéréotypée, asymbolique, conçue à l’image des pratiques de production. L’ontologie dite matérialiste ne suffit pas à fonder la notion de pratique, car elle lui fait préexister un monde des choses ou des états-de-choses. La sémiotique des pratiques sociales exige naturellement une collaboration interdisciplinaire. » (Rastier, 2001c, p. 212).
Nous résumons dans ce qui suit les propositions que Rastier formule :
Instances sociales praxéologie |
Instances linguistiques |
Domaine d’activité |
Discours |
Champ pratique |
Champ générique |
Pratique |
Genre |
Cours d’action |
Texte |
- À chaque type de pratique sociale correspond un domaine sémantique et un discours qui l’articule.
- Chaque discours se divise en genres textuels oraux ou écrits [167].
- Entre les discours et les genres, il faut reconnaître la médiation des champs génériques. Un champ générique* est un groupe de genres [168] en co-évolution qui contrastent, voire rivalisent dans un champ pratique.
- Au sein d’un champ pratique, les pratiques spécifiques correspondent à des genres.
- Tout texte relève d’un genre. Par ailleurs, tout texte est la partie sémiotique, prépondérante ou non, d’un cours d’action.
Rastier mentionne également les sous-genres qu’il conçoit comme des lignées génétiques spécifiques, c’est-à-dire des séries de textes écrits les uns à partir des autres (par exemple, depuis La Celestina, les auteurs de romans picaresques se sont imités les uns les autres).
Enfin, il pose la question des usages génériques [169] et des styles [170], qui sont l’objet de la stylistique, entendue comme linguistique des styles.
2.2. La poétique des genres
Davantage que la typologie des textes, c’est la typologie des genres [171], subordonnée à celle des discours [172], que doit entreprendre en premier lieu la poétique.
« La poétique doit certes produire et hiérarchiser des
critères descriptifs, mais surtout rechercher leurs
interactions. Les genres sont en effet définis par un
faisceau de critères, et doivent d’ailleurs leur
caractère d’objectivité à la multiplicité de ces critères. […]
Comme les genres restent subordonnés à des discours,
l’existence de genres transdiscursifs reste douteuse, car le
voisinage d’autres genres, ou, s’il s’agit de genres inclus,
d’autres contextes d’inclusion, suffit à les modifier :
un proverbe par exemple n’a pas le même sens dans un discours
ludique ou dans un discours juridique ; la lettre
commerciale n’a presque rien de commun avec la lettre
personnelle du discours privé, car la corrélation entre
contenu et expression demeure critériale pour définir le
genre. » (Rastier, 2001d, p. 253).
Rastier précise toutefois que l’étude des genres n’est qu’une étape dans un processus de caractérisation* sémantique des textes [173]. Une sémantique des genres [174] recherchera des critères de corrélation entre composantes sémantiques. Elle s’intéressera également aux structures génériques du plan du signifiant et aux rapports normés entre signifiant et signifié au palier textuel ; elle posera ainsi le problème de la sémiosis textuelle [175] et celui de l’arbitraire du texte, qui « résulte de l’appariement contingent entre les structures génériques du plan du signifié et du plan du signifiant. » (Rastier, 2001d, p. 250) - Ex. la ballade française a un nombre fixe de strophes, mais le nombre de ses vers ne l’est pas, et elle n’est presque jamais narrative ; la ballade anglo-saxonne a en revanche un nombre de strophes variable, mais à nombre de vers fixe, et elle est en général narrative (ibid., note 2).
NOTES
[109] « La langue est consacrée socialement et ne dépend pas de l’individu. Est de l’Individu, ou de la Parole : a) Tout ce qui est Phonation
b) tout ce qui est combinaison – tout ce qui est Volonté.
Dualité :
Parole / Langue
Volonté
individuelle / passivité sociale
Ici pour la première fois question de deux Linguistiques. » (Saussure, Écrits de linguistique générale, IV. Notes préparatoires pour les cours de linguistique générale – II. Anciens documents (Édition Engler 1968-1974), 2a [Notes pour le cours II (1908-1909) : Dualités], p. 299).
[110] Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique par R. Engler, tome 2 : Appendice, Notes de Saussure sur la linguistique générale, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1974 [Reproduction de l’édition originale, 1990].
[111] Cf. Saussure, [2002], III. Autres écrits de linguistique générale - II. Anciens documents (Édition Engler 1968-1974), 24 [Rapport sur la création d’une chaire de stylistique], pp. 272-273. Nous citons un passage (p. 273) : « Seulement, la linguistique, j’ose le dire, est vaste. Notamment elle comporte deux parties : l’une qui est plus près de la langue, dépôt passif, l’autre qui est plus près de la parole, force active et origine véritable des phénomènes qui s’aperçoivent ensuite peu à peu dans l’autre moitié du langage. ».
[112] Cf. la phrase de W. V. O. Quine (1964, p. 21) : « Linguists in the semantic field are in the situation of not knowing what they are talking about ».
[113] Par ontologie, Rastier entend essentiellement celle qui est présentée dans la Métaphysique d’Aristote, et la tradition d’ontologie positive qui en procède ; devenue évidence de sens commun, elle légitime encore de fait divers positivismes, dont le positivisme logique reste le plus influent (cf. Rastier, 2001a, p.102).
[114] « Au demeurant, ce non-contextualisme semble traditionnel en sémantique française, comme il apparaît dans la Logique de Port-Royal, la théorie de la signification chez Beauzée, et de nos jours dans les travaux de Kleiber et de Martin sur la référence des noms. Il a encore une incidence sur les débats contemporains. La fixité de la référence et le caractère non-contextuel de la signification vont évidemment de pair. » (Rastier, 1995b, [in Texto !]).
[115] « La croyance qu’une langue est une nomenclature et l’habitude lexicographique ont accoutumé à définir les mots hors contexte. » (Rastier, 2001e, p. 106).
[116] La signification est conçue alors comme relation entre les plans du signe (signifiant / signifié) ou les corrélats du signe (concept / référent).
[117] « La prééminence de la problématique du sens se marque dans le fait que les sèmes inhérents ne sont actualisés qu’en fonction de licences ou prescriptions contextuelles, ce qui place en somme la signification sous le contrôle du sens et permet de rendre compte du contexte. » (Rastier, 1997b, note 15, p. 131).
[118] « Convenons que la signification est attribuée aux signes, et le sens aux textes. Si l’on approfondit cette distinction, un signe, du moins quand il est isolé, n’a pas de sens, et un texte n’a pas de signification. » (Rastier, 2003b, p. 4).
[119] « Pour pouvoir décrire des textes en eux-mêmes et pour eux-mêmes, il faut les soustraire à l’ontologie sur laquelle leur sens a toujours été gagé, par l’effet de la conception réaliste de la signification. » (Rastier, 2001d, p. 33).
[120] « Que le global l’emporte sur le local, cela va évidemment à l’encontre du principe de compositionalité, ou loi de Frege, qui régit toutes les sémantiques logiques, et qui définit le sens d’une expression par la composition du sens de ses sous-expressions. » (Rastier, 1994b, p. 332).
[121] « Si l’on convient que l’interprétation est une activité, et non une représentation ou une contemplation, elle procède principalement par contextualisation. Elle rapporte le passage considéré, si bref soit-il - ce peut être un mot : (i) à son voisinage, selon des zones de localité (syntagme, période) de taille croissante ; (ii) à d’autres passages du même texte, convoqués soit pour des tâches d’assimilation, soit de contraste ; (iii) enfin à d’autres passages d’autres textes, choisis (délibérément ou non) dans le corpus de référence, et qui entrent, par ce choix, dans le corpus de travail. » (Rastier, « Des genres à l’intertexte », p. 101).
[122] Le corpus de textes du même genre s’impose en général - le genre est ainsi le moyen d’accès privilégié à l’intertexte.
[123] Il faut cependant se garder de confondre le fondamental et l’élémentaire : le morphème reste l’unité linguistique élémentaire.
[124] « la globalité de la pratique sociale commande la globalité du texte » (Rastier, 2001d, p. 107).
[125] « On soulignera certes l’aporie d’une interprétation sans recours à un sujet psychologique ou philosophique. Mais cette aporie définit notre propos : non pas dire qui donne du sens et pourquoi, mais quelles sont les conditions et contraintes linguistiques qui s’imposent alors à quiconque, qu’il les néglige ou qu’il en tienne compte. » (Rastier, 1994a, Chapitre I, « Interprétation et compréhension », p. 21).
[126] « On doit reconnaître que le sens n’est ni dans l’objet (texte), ni dans le sujet (l’interprète), mais “dans” leur couplage, au sein d’une pratique sociale. » (Rastier, 2001d, p. 125).
[127] « Toute interprétation consiste en un parcours : ainsi, pour passer d’un mot interprété à son voisin qui ne l’est pas encore, il faut propager par présomption des traits déjà actualisés, et/ou faire détour par des interprétants relevant de la doxa (dont les topoï, qui sont des axiomes normatifs) ou d’autres textes connus dans le corpus. » (Rastier, 2001d, p. 118).
[128] « si aucune interprétation ne peut prétendre au monopole de la vérité, il en est d’oiseuses et de fausses. Le problème est d’exclure plus que de justifier : c’est la tâche d’une herméneutique critique. » (Rastier, 1997a, p. 329).
[129] Le dualisme métaphysique traditionnel sépare les jugements des émotions ; l’adoption de cette séparation conduit la linguistique à ne pas tenir compte des facteurs esthétiques dans l’usage des langues. Or Rastier souligne que ce qu’il nomme l’esthétique fondamentale* se retrouve dans le matériau linguistique lui-même : « Au palier morphologique, toutes les langues comprennent des morphèmes appréciatifs, mélioratifs ou péjoratifs (cf. e.g. l’affixe -acci- en italien). Au palier immédiatement supérieur, le lexique des langues fourmille d’évaluations, et des seuils d’acceptabilité structurent les classes lexicales élémentaires (cf. e.g. des oppositions comme grand/ énorme ou froid/ glacial). A fortiori les unités phraséologiques, fort nombreuses dans tout texte, reflètent et propagent une doxa sociale. Au palier de la phrase, on peut considérer que toute prédication est une évaluation. Au palier textuel enfin, l’analyse narrative par exemple a maintes fois souligné l’importance des modalités dites thymiques. » (Rastier, 2001d, p. 174).
[130] « Les travaux de Lieberman sur la perception des sons linguistiques ont montré qu’ils étaient discrétisés différemment des autres sons. La perception sémantique est également une perception catégorielle, à la fois immédiate et culturellement apprise. Elle est le substrat perceptif de l’ordre herméneutique. » (Rastier, 1994a, Chapitre III, « La microsémantique », p. 65).
[131] Écrits de linguistique générale, II. Item et aphorismes – II. Anciens Item (Édition Engler, 1968-1974), Note item 3310.5, p. 103.
[132] « En unissant dans une même figure fermée le signifiant sensible et le signifié intelligible, la sémiotique saussurienne provoque une double rupture avec l’ontologie. » (Rastier, 2003a, p. 32).
[133] Écrits de linguistique générale, II. Item et Aphorismes – I. Nouveaux Item (Fonds BPU 1996), 1 [Kénôme], p. 93.
[134] « d’où une semiosis “horizontale”, qui lie tout signe à ses voisins » (Rastier, 2003a, p. 36) - application du principe différentiel à la syntagmatique. Rastier précise : « on distingue le contexte gauche (activateur) du contexte droit (activé) même si les activations rétrospectives sont monnaie courante. » (ibid., p. 41).
[135] « L’identification des signifiants semble un des points d’entrée dans le parcours interprétatif, mais elle est précédée par les attentes et présomptions que définissent le contrat propre au genre textuel de la pratique en cours ; aussi semble-t-elle également un point de retour. » (Rastier, 2001d, p. 104).
[136] « Au problème de la correspondance entre les deux faces du signe se substitue donc celui du rapport entre les deux plans du langage, qui dépend des structures textuelles et de leur interprétation - soit, en dernière analyse, d’une poétique et d’une herméneutique. » (Rastier, 2003a, p. 33).
[137] Barthes parle notamment de procédés servant à connoter le réel.
[138] « L’ontologie qui a tant pesé sur l’histoire de la sémiotique ne s’est-elle pas édifiée sur l’oubli voire le déni de l’action ? L’Être parménidien, unique, identique à lui-même, immobile et invariable, se définit par la négation des caractères fondamentaux de l’action. Et si la connaissance était une action oubliée ? De même qu’une encyclopédie est une archive de passages de textes décontextualisés, une ontologie pourrait être définie comme une archive d’actions : les “choses” prétendues sont le résultat d’une objectivation dont on oublie qu’elle résulte d’un couplage entre les hommes et leur environnement. » (Rastier, 2001c, p. 199).
[139] « Cependant la validité de l’opposition interne/externe reste discutable : en effet, dans un couplage, ce qui compte, c’est l’interaction, qui conduit d’une part à une subjectivisation, d’autre part à une objectivation, par deux mouvements corrélatifs. » (Rastier, 2003b, p. 3).
[140] « La dette, d’ailleurs réciproque, des sciences du langage en Occident à l’égard de l’ontologie reste si grande qu’elle semble ineffaçable : on peut interpréter de cette manière le silence de Saussure, dont la perspective différentielle est clairement anti-ontologique, ou dé-ontologique » (Rastier, 2001a, p. 120).
[141] inscrutability i.e. l’indiscernabilité de la référence.
[142] « L’impression référentielle, simulacre multimodal à caractère perceptif, est le produit d’une élaboration psychologique des signifiés. Ainsi le problème de la fiction relève-t-il de la psychologie cognitive. De même pour le problème subsidiaire de la référence : la construction d’une impression référentielle est une condition, nécessaire et non suffisante, à l’établissement d’une référence. Le sujet apparie un simulacre multimodal à un percept ou une structure perceptive. Il ne s’agit pas cependant d’une simple reconnaissance, et l’on peut évidemment référer à des objets jamais vus auparavant. Les simulacres multimodaux résultent d’une élaboration sémantique (et donc culturelle). Relativement aux percepts, ce sont des types. Ils permettent la catégorisation des percepts occurrences. À la différence des conclusions de Rosch, la catégorisation ainsi conçue est un processus descendant fortement socialisé. » (Rastier, 2001e, pp. 211-212).
[143] Rastier précise qu’il traduit ainsi, en étendant son sens, le pattern-matching de l’I.A. (cf. Rastier, 1989, note 38, p. 274).
[144] Rastier indique que la propriété de susciter des images mentales est propre aux syntagmes et non à chacun des signes qui les constituent. Il ajoute : « La sémantique textuelle devra, au-delà du mot et du syntagme, traiter de la composition des images mentales : elle dépend des quatre composantes sémantiques. Toutefois, la cohésion des impressions référentielles ne déterminera qu’un des aspects de la textualité. » (Rastier, 1989, p. 253).
[145] Cf. la référence ou désignation au sens faible de Kalinowski (1985, ch. VI).
[146] Ou le thème ou encore le topic du texte décrit.
[147] Il précise qu’il serait réducteur de résumer le sens textuel à ces seules isotopies, comme le font les théories des sens multiples : « Si les fonds sémantiques responsables des impressions référentielles peuvent être représentés par des isotopies, on doit souligner que les isotopies génériques dominantes ne font pas du texte une succession isonome, unilinéaire ou plurilinéaire : on doit décrire aussi des faisceaux d’isotopies locales, interrompues, à dominances ponctuelles. » (Rastier, 2003c, p. 236).
[148] « L’effet des isotopies génériques varie selon les classes qu’elles manifestent. Les isotopies dimensionnelles (liées aux dimensions) sont responsables des tons (niveaux de langue) et des points de vue globaux (univers). Les isotopies domaniales sont responsables de l’impression référentielle globale. Les isotopies taxémiques, de l’impression référentielle locale. » (Rastier, 1994a, Chapitre V, « La mésosémantique », p. 129).
[149] Rastier envisage également les corrélats psychiques des molécules sémiques (formes sémantiques). En voici une illustration : l’auteur évoque une expérience de M. Denis et J.-F. Le Ny (1983) : « Si juste après la lecture d’une phrase comme La neige dévalait furieusement la pente, on demande si le mot avalanche figurait dans cette phrase, 15 à 20% des sujets répondent par l’affirmative. Vraisemblablement, ils ont constitué une molécule sémique composée des traits /neige/, /descente/, /intensité/, et si on leur en propose une lexicalisation synthétique, ils la reconnaissent. » (Rastier, 1994a, Chapitre V, « La mésosémantique », note 1, p. 137).
[150] Rastier analyse d’autres cas au Chapitre VII « La cohésion des énoncés étranges » de Sémantique interprétative.
[151] L’énoncé est logiquement absurde tout comme le sont les trois exemples forgés que Rastier reprend dans Sémantique interprétative ((2ème éd.), pp. 155-156) : « Colourless green ideas sleep furiously » (Chomsky) ; « Le silence vertébral indispose le voile licite » (Tesnière) ; « Le chlore lui a enlevé les anacoluthes (Martin). L’auteur s’interroge alors : est-ce à dire que ces énoncés ne sont pas interprétables ? « Ils ne le sont pas, si l’on s’en tient à leurs contenus inhérents ; mais ils le deviennent, si l’on considère les contenus afférents que l’on peut leur attribuer. On peut suppléer les lacunes de leur organisation sémantique en leur conférant des significations adventices par des réinterprétations pragmatiques fictives. Les esprits ingénieux n’ont pas manqué d’imaginer des situations rousselliennes où le chlore d’un détergent renversé effacerait les anacoluthes d’un manuscrit génial … À défaut d’isotopie générique construite en fonction d’un domaine sémantique socialement codifié, on imagine une situation fictive, plus ou moins convenue, à laquelle on confère le rôle d’interprétant pragmatique. En concevant ainsi une situation contrefactuelle qui rendrait recevable l’énoncé litigieux, on ne fait que déplacer l’absurdité sans résoudre le problème qu’elle pose. » (ibid.,p. 156).
[152] Isotopie domaniale : les sémèmes ‘train’, ‘gare’, ‘voyageur’, ‘part’ comprennent un sème générique qui les indexe dans le domaine //transports//.
[153] Rastier parle ici d’isosémie affaiblie : « La mention affaiblie, pour isosémie, est justifiée par les allotopies relevées entre sèmes mutuellement exclusifs » (1996a, p. 159) - ici /animé/ vs /inanimé/. Il ajoute : « On pourrait dire qu’une suite qui serait totalement dépourvue d’isosémies ne mériterait même plus le nom de phrase. » (ibid.) – Ex. donné par Rastier (1994a, Chapitre V, « La mésosémantique », p. 127) : « Que inutilement Au mais je Bianca cardinal la (suite obtenue par prélèvement aléatoire dans Les amants de Venise, de Michel Zévaco). Cette suite n’est ni une phrase, ni un énoncé. ».
[154] Il s’agit d’un énoncé « faux » (fausseté analytique) - cf. Rastier, 1996a, pp. 157-158.
[155] Rastier évoque des syntagmes ou énoncés comme : « tonnerre muet » (Mallarmé), « Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l’oblige » (Boileau), « La nuit sera noire et blanche » (Nerval) - « Pour notre part, nous considérons que ces trois exemples présentent chacun une certaine forme d’isotopie, par récurrence de contenus appartenant à une même classe ». (1996a, pp. 98-99).
[156] Isotopie /campagne/ : ‘Bergère’ ; ‘ troupeau’ ; ‘bêle’ ; Isotopie /ville/ : ‘ tour Eiffel’ ; ‘ponts’ ; ‘matin’
Avec réécriture de ‘bêle’ =>|‘klaxonne’|et de ‘ponts’ =>|‘moutons’| (cf. Rastier, 1996a, p. 181).
[157] Rastier (1989) parle également d’impression référentielle plurivoque.
[158] On pourrait reprendre ici l’analyse de Salut proposée par Rastier (1972, 1989). L’auteur repère trois isotopies génériques : i1 /navigation/ (parcours interprétatif simple) ; i2 /alimentation/ (parcours interprétatif plus complexe, recours à des interprétants externes) ; et i3 /littérature/ (isotopie essentiellement idiolectale).
[159] Rastier s’intéresse à l’esthésie* des figures rhétoriques ; notamment au Chapitre V de Arts et sciences du texte : « Par exemple, en étudiant les formes du réalisme transcendant en littérature, nous avons remarqué l’association fréquente de l’oxymore, de l’adynaton, de l’hypallage, de l’antithèse. S’y ajoutent par exemple, dans L’union libre de Breton, la syllepse, le zeugma, la paronomase. Toutes ces figures ont en commun d’affronter, soit par conjonction, soit par disjonction, des unités sémantiques diversement opposées. En rompant notamment les isotopies génériques, elles participent à la destruction de l’impression de référence empirique et favorisent l’impression de référence au transcendant que recherche traditionnellement notre poésie lyrique, au moins jusqu’au surréalisme. » (pp. 163-164).
[160] Selon lui, la tradition dominante a toujours subordonné le problème de la réalité à celui de la vérité (cf. Rastier, 1992b, p. 83).
[161] « Même quand l’univocité de l’interprétation selon la logique classique est abandonnée, son principe référentiel demeure, car elle est simplement déployée dans une pluralité de mondes possibles (cf. Eco, 1994, Chapitre III). » (Rastier, 2001d, p. 103).
[162] Dans son article « Action et récit », Rastier s’intéresse aux « univers sémantiques » créés par les récits ; ainsi, dans une perspective ontogonique, les mondes construits par les récits ne sont que des formations sémantiques entièrement déterminées par les structures du récit et les techniques de la narration (p. 181).
« Son objectivité [l’objectivité du récit] permet d’établir entre les épisodes les liaisons structurales qui les intègrent à une totalisation créatrice d’un effet d’univers (effet ontogonique). Mais la stabilité du récit n’est plus alors l’effet de son engagement ontologique dans une référence, ni le témoignage de l’accomplissement d’une suite d’actions, mais l’effet propre de sa structure de totalisation. C’est pourquoi le récit est la forme la plus ordinaire de fiction accomplie. » (ibid., p. 182).
[163] « Logiquement, il convient de distinguer la vérité au sens faible de propositions comme Ulysse est l’époux de Pénélope, et la vérité au sens fort dont Aristote est le précepteur d’Alexandre présente un exemple canonique (je reprends ici la terminologie de Kalinowski). Alors, les propositions que l’on peut tirer de textes littéraires ne témoignent que de vérités au sens faible, et leur valeur de connaissance se limite à la littérature elle-même. […] Les vérités au sens fort sont révisables, transitoires, et l’on pourrait découvrir demain qu’Aristote n’a pas été le précepteur d’Alexandre ; alors qu’Ulysse, tant qu’il y aura des éditions d’Homère, restera indéfectiblement l’époux de Pénélope. Ces évidences n’inquiètent que la logique. » (Rastier, 1992b, pp. 82-83).
[164] Cette caractérisation représente un enjeu pour la linguistique de corpus. « La caractérisation raisonnée des genres reste un préalable à la constitution de corpus pleinement utilisables pour des tâches de description linguistique. Quels que soient les critères choisis, on ne peut tirer grand-chose d’un corpus hétérogène, car les spécificités des genres s’annulent réciproquement, et les disparates qui demeurent ne peuvent être interprétées pour caractériser les textes. » (Rastier, 2001d, p. 256).
[165] « Si l’on avait convenu de comprendre par pragmata non les “choses” du positivisme logique, mais comme au temps d’Aristote les affaires humaines, la pragmatique aurait sans doute pu traiter de ces questions. Cependant, de fait, les normes linguistiques et la diversité des langues, des discours et des genres n’ont pas figuré dans l’agenda de cette discipline. Partie de la philosophie du langage ordinaire, ses développements interactionnistes la conduisent aujourd’hui à s’intégrer à la microsociologie. » (Rastier, 2001d, p. 229).
[166] « La variété des genres renvoie à la diversité des pratiques, professionnelles en premier lieu — car, dans une linguistique praxéologique, les genres peuvent être compris et décrits comme des techniques. » (Rastier, 2001a, p.108).
[167] « La quasi-totalité des discours différencie strictement leurs genres ; par exemple, dans le discours juridique, on ne peut confondre le réquisitoire et la plaidoirie, l’arrêté et le texte de loi ; dans le discours technique, aucune ambiguïté entre la notice d’utilisation et le bon de garantie, etc. Le discours littéraire occidental a certes récemment brouillé certaines frontières entre ses propres genres, mais cela ne fait point obstacle au programme d’une poétique généralisée. » (Rastier, 2001d, p. 263).
[168] Rastier parle également de synmorie générique - terme que Longin utilisait pour désigner les associations de tropes.
[169] « De même que les normes sociales constituent le fond qui permet de comprendre les actions individuelles, l’étude du genre permet complémentairement de percevoir la singularité des textes. Si, par les positions énonciatives et interprétatives qu’ils codent, les genres dessinent “en creux” la personne comme ensemble de rôles sociaux, la personnalité s’affirme, voire se constitue par l’usage singulier des genres. » (Rastier, 2001d, p. 273).
[170] Il souligne que les spécificités stylistiques ne sont définissables que relativement aux normes de genre - et, secondairement, aux normes de discours.
[171] « Pour trois raisons convergentes, on peut considérer le genre comme le niveau de base dans la classification des textes : (i) Il n’y a pas de genres suprêmes (pas de genre de genres), car les critères de groupement des genres sont les discours – et les pratiques qui leur correspondent. Aussi, de grandes catégories de l’expression, comme la prose ou l’oral, conduisent à des regroupements oiseux (l’oral, de la brève de comptoir au réquisitoire, n’a évidemment pas plus d’unité que la prose). (ii) Les parties de genres sont elles-mêmes relatives à ces genres : par exemple, la description inaugurale dans la nouvelle du XIXe n’est pas une simple occurrence de la description. (iii) Les sous-genres, comme le roman “de formation” ou le roman policier sont définis par diverses restrictions qui intéressent soit le plan de l’expression (par exemple le roman par lettres, le traité versifié), soit celui du signifié. » (Rastier, 2001d, pp. 255-256).
[172] « Le projet d’une typologie transdiscursive paraît ainsi illusoire : par exemple, un texte technique ne peut être assimilé à un texte scientifique ; et même dans des discours aussi proches que les discours scientifiques, les genres ne sont pas exactement comparables, car chaque discipline a ses traditions et ses normes. » (Rastier, 2001d, note 1, p. 253).
[173] « Le genre reste le niveau stratégique d’organisation où se définissent trois modes fondamentaux de la textualité. Le mode génétique* détermine ou du moins contraint la production du texte ; ce mode est lui-même contraint par la situation et la pratique. Le mode mimétique* rend compte de son régime d’impression référentielle. Enfin, le mode herméneutique régit les parcours d’interprétation. […] En principe, le mode herméneutique doit se régler sur le mode génétique, et il convient d’interpréter selon le genre. » (Rastier, 2001d, pp. 233-234).
[174] Rappelons que les genres relèvent de normes intralinguistiques.
[175] Rastier souligne les liens entre sémiosis textuelle et mode de mimésis : « En règle générale, plus les rapports entre les deux plans du texte sont normés, plus son effet de réel empirique ou transcendant est intense, comme l’attestent les textes gnomiques ou religieux. » (Rastier, 2001d, p. 250).