Mézaille : ÉTUDIER LES TEXTES LITTÉRAIRES NUMÉRIQUES
Chapitre 4 : Analyse
d'une méditation larmartinienne ou la phrase comme
passage.
Soit une problématique de la phrase, contextualisée et
thématisée dans un poème
A l'heure, encore actuelle, où la borne phrastique apparaît
comme maximale pour le texte dans lequel elle s'insère :
"Pour E. Benveniste, explique M. Charolles (1988: 49), la
phrase ne peut en effet servir d'unité entrant dans une
organisation supérieure car, au-delà de la phrase, il n'existe
pas de règles combinatoires stipulant comment les unités du
discours doivent être agencées." Et d'ajouter (1994: 127) que
"Le discours commence là où finit le pouvoir des connexions
structurales", celles-là même qui font de la phrase la plus
grande unité morphosyntaxique. Cette limitation à la phrase se
renforce par l'incidence en linguistique de disciplines
voisines, comme la logique (qui fait de la phrase une entité
abstraite, du simple fait de sa décontextualisation) ou la
pragmatique (qui entend lui rendre son ancrage concret), comme
si le sens phrastique devait en recevoir des déterminations
décisives et pouvait donc être étudié indépendamment d'une
théorie de la textualité.
Ainsi R. Martin (1992: 226) explique que "la distinction a été
faite entre:
- la composante phrastique, lieu des conditions de
vérité, où se déterminent l'acceptabilité et le sens des
phrases en tant que telles, ainsi que les relations de vérité
qui les unissent (dans une linguistique immanente et purement
relationnelle);
- la composante discursive, où la phrase s'insère dans
la cohésion du texte [pb. de thématisation à la Halliday et
modèle pour la grammaire de texte à la Kintsch & Van Dijk
qui repose sur le cadre structural des phrases\propositions,
dans son logicisme psycholinguistique - cf. la synthèse de
Rastier 1994: 171-174];
- la composante pragmatique, lieu du vrai ou du faux,
où la phrase, devenue énoncé, s'interprète dans sa situation
énonciative." Dans ce cas, "explique Benveniste, la phrase
n'existe que dans l'instant où elle est proférée et elle ne
peut, par conséquent, être séparée de la situation dans
laquelle elle est communiquée. L'analyse de la phrase en tant
qu'unité sémantique, et a fortiori celle du discours, n'est
donc possible que lorsqu'on les envisage comme énoncés, comme
émis dans l'intention de dire quelque chose à quelqu'un dans
une certaine situation." (Charolles & Combettes 1999: 81)
Et quand il est question d'aborder le sens trans-phrastique,
généralement identifié au sens textuel, voire discursif, le
clivage demeure entre le palier local où se détermine la
référence (niveau syntaxique et sémantico-référentiel) et le
palier de l'intention globale (niveau pragmatique :
"comprendre un texte, c'est saisir l'intention qui s'y
exprime", Adam, 1989: 207) qui régit cette succession de
phrases que regroupe traditionnellement un texte. Citons ainsi
Adam dans son programme "Pour une pragmatique linguistique et
textuelle" (1989) :
- D'une part, "énoncer ou lire une proposition, c'est
construire une représentation discursive" (p. 196) et
comprendre un texte implique "comment de proposition en
proposition est progressivement construite une représentation
orientée" (p. 203).
- D'autre part, "à la relation linéaire de connexité intra-
et inter-phrastique il faut bien ajouter une relation non
linéaire de cohésion-cohérence [...] C'est ce que je désigne
comme la perception-construction d'une macro-structure
sémantique, ou thème-topic du discours" (pp. 194-195); cela se
traduit ainsi dans le sillage des sciences cognitives :
"Comprendre un discours, ce n'est pas construire
progressivement un réseau de propositions, issues du
traitement syntaxico-sémantique de chaque phrase; c'est
élaborer un modèle mental, progressivement remanié et
enrichi." (Caron, 1989: 221-222)
Clivage que synthétise la définition suivante due à Adam
(1989: 203) : "un texte est une suite configurationnellement
orientée d'unités (propositions) séquentiellement liées et
progressant vers une fin."
Or il s'avère que ces "composantes" analytiques du sens phrastique, ainsi que la dualité proposition locale vs orientation globale, parcellisent l'étude de contenu et empêchent son unification. On le constate en pratique si par exemple on se penche sur cette phrase liminaire équivalant à un quatrain, de façon systématique, dans le poème de Lamartine (1820; cf. l'annexe ci-dessous):
Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux
chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
Cette adéquation entre unité syntaxique et unité métrique
semble renforcer l'idée selon laquelle "la phrase est le plus
petit énoncé offrant un sens complet" (Deloffre, 1979: 15), la
relative qui sert systématiquement de clôture et de clausule
aux périodes des deux premiers quatrains (cf. "Dont le tableau
changeant se déroule à mes pieds." et "Où l'étoile du soir se
lève dans l'azur.") accentuant le sentiment de complétude.
Or dans la perspective de Kintsch associée à l'analyse
casuelle issue de Tesnière, il apparaît que les deux verbes
conjugués scindent la période en deux propositions ainsi
formalisées :
- ASSEOIR (je /ergatif/; montagne + chêne /locatif spatial/;
coucher du soleil /locatif temporel/);
- CONTEMPLER (je /ergatif/; plaine /accusatif/ (tableau
changeant /attributif/)) Soit une micro-structure, destinée à
réduire l'information à l'essentiel pour la mémoriser, que
vient compléter la macro-structure due au genre et au titre,
et que peut résumer la proposition "Isolement romantique du
poète dans la nature".
N.B.: on voit bien ici que "la postulation d'un niveau
macro-structural n'est pas motivée linguistiquement mais
psychologiquement, [... de sorte qu'une macro-structure comme
cette proposition globalisante qui sert de configuration
orientant le lecteur] n'est pas sans rapport avec l'idée
intuitive de thème ou de topique ("topic") d'un discours",
observent Charolles & Combettes (1999: 86).
Cette approche représentationnaliste gagne certes à être complétée par la remarque pragmatique selon laquelle l'emploi de la première personne instaure un pacte autobiographique sur le ton de la confidence, en concordance avec l'emploi du présent d'habitude et narratif - on note qu'à sa place l'emploi de l'imparfait eût introduit le monde du souvenir, ici absent. Si bien que l'article défini de LA montagne, de LA plaine, DU vieux chêne, auquel répondra in fine LA feuille des bois, LA feuille flétrie à laquelle s'identifie le locuteur sur un registre pathétique, apparaît comme un déictique renvoyant à des éléments du monde sensible (végétal) que le lecteur est censé connaître, ce qui instaure une complicité avec le poète dans son expérience du réel. Les accents lyriques se teintent d'une intention intimiste et mélancolique avec l'adverbe "tristement" qui intériorise la scène visuelle (soit une élégie, que justifient les données biographiques : disparition en 1817 de la jeune phtisique Mme Julie Charles, rencontrée en 1816 lors d'une cure thermale à Aix-les-Bains - immortalisée sous le nom de la célèbre Elvire du Lac; la détresse donnant lieu au poème L'isolement en 1818; autre donnée biographique fournie par Lagarde & Michard : "la montagne" initiale serait celle du Craz au-dessus de Milly, près du lieu natal du poète, Mâcon).
Mais que passe sous silence une telle analyse
logico-pragmatique et psychologique, dont il revient à Russell
d'avoir entériné la dualité, et ce non pas au niveau du mot ou
du texte, mais de la phrase, ainsi conçue : "Dans toute
assertion il faut séparer deux aspects. Côté subjectif,
l'assertion exprime un état du locuteur; côté objectif, elle
prétend indiquer un fait et elle y réussit quand
c'est vrai." (1969: 30) ?
Thématiquement,
- la dominance quantitiative du domaine //nature//, structuré
en antonymes : 'plaine' vs 'montagne' + 'chêne' (dans une
noble unité puisqu'il s'agit de "ces monts couronnés de bois
sombres"), 'soleil' vs 'ombre', 'mes pieds' (allusion au
vagabondage du "voyageur") vs 'mes regards';
- le domaine //art// ('tableau', 'se déroule' - le théâtre le
disputant à la peinture, laquelle est associée au genre du
poème selon le précepte d'Horace Ut pictura poésis),
qui est tactiquement comparé au dernier lexème du précédent
domaine, 'plaine', au vers 3, dans une valorisation qui
constitue la chute du quatrain et de la période.
En outre, relever le présent d'habitude et narratif ne suffit
pas : c'est l'isotopie aspectuelle /itératif/ amorcée avec
l'adverbe 'souvent', prolongée par /imperfectif/ de 'au
hasard', 'plaine' et "le tableau changeant se déroule", qui
unifient les termes de cette comparaison entre la nature et
l'art. On n'oubliera pas à ce sujet l'instruction générique
que constitue l'exergue du recueil, dédiée aux
Bucoliques.
L'ensemble constitue cet ailleurs où s'évade le moi lyrique.
Tel est le fond sémantique constitué des deux domaines, ainsi
aspectualisés et frappés su sceau du romantisme, sur lequel
s'enlève une forme qu'il convient de cerner. Elle se manifeste
d'abord par le jeu des antithèses. On a vu la paire /dynamisme
final/ (changeant, se déroule à mes pieds) vs /statisme
initial/ (tristement je m'assieds; Je promène au hasard mes
regards) respectivement corrélée à /dysphorie/ vs /euphorie/,
comme si l'ennui de l'individu au contact de la trop simple
nature devait être dissipé par son spectacle artistique, selon
le topos romantique de la vraie vie, celle de la réalité
perçue à travers le prisme artistique. Le point de vue
dominateur en plongée est attesté dans maints tableaux
d'inspiration romantique (on pense notamment à C. D.
Friedrich), ce qui rend très perceptible cet autre antagonisme
sémique et isotopique : /vers le haut/ (sur la montagne,
soleil, chêne) vs /vers le bas/ (mes regards sur la plaine, à
l'ombre, coucher, à mes pieds, je m'assieds : un même
mouvement descendant favorise la connexion métaphorique entre
le moi et le soleil, soit un hélio-égo-centrisme requis par la
topique romantique). Opposition qui ne peut cependant pas être
corrélée à /supériorité/ vs /infériorité/ du fait précisément
que la latéralité du tableau qui se déroule horizontalement
est valorisée par rapport à la verticalité de la descente
initiale, amorcée dès le vers 2.
N.B. : L'importance de l'axe vertical dynamique est
incontestatble, surtout si l'on se reporte au dernier quatrain
où la chute dysphorique du moi poétique suscite le désir
euphorique d'envol ("Quand la feuille des bois tombe dans la
prairie, \ Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons;
[...] \ Emportez-moi comme elle, orageux aquilons!"), pareil à
celui du son de cloche, qui figure plus exactement une
remontée vers "la cime", comme l'indique celle des astres
(lune et étoiles).
Une sémantique interprétative ne peut éluder le sens latent.
De sorte que dès cette première phrase la création d'un
spectacle artistique suppose la présence du créateur, lequel
ne saurait se limiter au poète, identifié à un promeneur
solitaire, mais sous-entend celui de la nature, Dieu. Voilà
pourquoi l'on peut déceler ici l'isotopie afférente
/religion/, élément fréquent dans les textes romantiques -
fût-ce dans un panthéisme, voir un panvitalisme, plus ou moins
christianisé. Il faudra attendre la notation auditive
"s'élançant de la flèche gothique, un son religieux", dans le
même dynamisme et la même hauteur noble que ce "dernier rayon"
visuel que "jette le crépuscule au sommet de ces monts
couronnés de bois sombres", plus loin dans le poème, pour en
avoir confirmation.
D'autre part cette isotopie /noblesse/ (afférente aux hauts
lieux : montagne, soleil, chêne, église), compatible avec la
simplicité du cadre et de l'expérience, est rendue perceptible
aussi bien par la lenteur due à la régularité du rythme
(6-6\6-6\6-6\6-6) que par le raffinement du style dont
témoigne ce chiasme syntaxique formé par la postposition du
verbe conjugué (après les c. circ. : effet d'attente) et sa
position normale consécutive : "sur la montagne [...]
tristement je m'assieds; je promène au hasard mes regards sur
la plaine". Pour être discrète, l'éloquence est loin d'être
absente de ce quatrain. En tant que donnée stylistique, elle
sert de déclencheur à la perception de l'isotopie.
De telles relations cohésives, au niveau du contenu, grâce au
repérage isotopique (préalable à celui des figures rhétoriques
: ici antithèse, métaphore, chiasme), nous font souscrire à
l'idée
(a) que l'unité pertinente est le séme récurrent, et non la
proposition (en tant qu'attribution d'un prédicat à un sujet)
;
(b) corrélativement, que la critique de Charolles &
Combettes, citant ces tenants de la cohésion textuelle que
furent Halliday & Hasan, est fondée lorsqu'ils constatent
"qu'il n'y a pas, au-dessus de la phrase, de structure
linguistique intégrative [...], que l'on ne peut pas
s'attendre à trouver le même type d'intégration entre les
parties d'un texte que celui qui existe entre les parties
d'une phrase ou d'une proposition" (1999: 88). Cela relativise
la notion d'une grammaire textuelle, narrative, descriptive ou
argumentative que l'analyse du poème pourrait susciter. Pour
ce faire, il apparaît que le pré-requis est l'établissement de
sa cohésion sémantique telle que celle que nous tentons
d'illustrer.
Pour en revenir au poème, une mise en relation génétique du quatrain avec ses deux versions primitives (1818) - telles qu'on les a découvertes dans un manuel littéraire, sans autre précision philologique (Anthologie, Belin, 2000, p. 439) :
Au sommet du rocher, au pied d'un chêne, Au coucher du soleil souvent je vais m'asseoir; Et promène au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. |
Sur la cime des monts, à l'ombre du vieux
chêne, Au coucher du soleil tristement je m'assieds Et promène au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. |
Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux
chêne, Au coucher du soleil, tristement je m'assieds; Je promène au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. |
fait certes ressortir les remaniements qui affectent les deux
premiers vers, mais aussi les constantes au sein du
changement. Ainsi par exemple il apparaît que la valeur
notoire conférée par l'article défini, qui singularise, a
migré du "rocher" au vieux chêne, symbolisation qui est à
rapporter au style de l'éloquence, dont le côté artificiel
contraste avec la spontanéité de la confidence lyrique. Le
style précieux laissera des traces dans la suite du poème (cf.
ces périphrases très XVIIème s. "le char vaporeux de la reine
des ombres", "Que ne puis-je, porté sur le char de
l'aurore").
En revanche, au vers 3, il faudra attendre l'apparition de
l'asyndète et de la reprise du pronom JE pour apporter
davantage de naturel au récit intimiste, par rapport à la
polysyndète du ET qui enchaînait de façon littéraire et
artificielle.
Il en va de même de l'antéposition de l'adverbe "souvent",
liminaire, qui non seulement gomme l'effet de lassitude que
comporte la paronomase "au sommet\au pied\au coucher" et la
régularité des trois localisations, mais permet un début de
confidence moins abrupt. Cet itératif acquiert une valeur de
liaison.
On le voit, de telles modifications locales ont une
répercussion non négligeable sur le sémantisme global de la
période. Celle-ci par ailleurs réclame l'insertion dans la
cohésion du texte. Passons ainsi à la seconde phrase\quatrain
:
Ici, gronde le fleuve aux vagues
écumantes,
Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l'étoile du soir se lève dans l'azur.
L'antithèse /dynamisme/ vs /statisme/ est récurrente pour équilibrer cette fois l'espace non plus solide mais liquide (fleuve agité qui serpente, "ici" vs lac immobile et calme, "là", dont l'immobilité est sacralisatrice : cf. plus bas "Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique \ Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts."). Quant à la dualité soulignée par les deux déictiques spatiaux mis en relief - lesquels rendent la nature proche et complice du JE énonçant - elle prolonge l'exaltation de cette nature dont l'opposition /vers le haut/ (de 'montagne') vs /vers le bas/ (de 'plaine') n'a pas disparu, pas plus que l'isotopie artistique. En effet, si "lointain obscur" et "dormantes" sont en continuité par rapport au "coucher du soleil" et plus bas avec "Le crépuscule encor jette un dernier rayon", la descente finissante (aspect /cessatif/) est contrebalancée par le début de l'ascension (aspect /inchoatif/) qui se produit aux derniers vers : "Monte, et blanchit déjà" pour la lune, et "l'étoile du soir se lève dans l'azur" - notons que pris isolément, ce syntagme n'induirait pas de parcours tropique, en dépit de son illogisme. Or, à la pointe, l'effet de régularité dû à l'antithèse, traditionnel en poésie, se produit à la surface du lac dont le reflet permis par le calme devient un azur métaphorique, comme s'il figurait de nouveau ce "tableau changeant" du dernier vers du premier quatrain. Ainsi favorisée par le parallélisme syntaxique de la subordonnée relative, la réécriture picturale du lac, dans son étendue horizontale, qui reconduit verticalement au firmament permet la conjonction des contraires dans une plénitude euphorisante et romantique (il s'agit de la perception de cette "Unité cosmique" dont parle A. Béguin), comme au quatrain précédent. En effet l'évaluation /dysphorie/ de l'élément liquide, linéaire et en profondeur, sombre et situé vers le bas, des deux premiers vers ("Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes, \ Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur") est contredite par /euphorie/ de l'astre nocturne lumineux montant, grâce à la médiation de la surface lacustre, ainsi à la fois tournée vers le bas et vers le haut, statique et dynamique.
Synthétisons la structure isotopique des deux quatrains :
/vers le haut/
'montagne', 'soleil', 'chêne' |
/vers le bas/
'plaine', 'ombre', 'coucher' |
|
/dysphorie/ + /statisme initial/ + /nature/ +
/promenade/
"tristement je m'assieds; Je promène au hasard mes regards sur" |
/euphorie/ + /dynamisme final/ + /art/
"Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds" |
|
Univers terrestre (par la promenade axée
verticalement)
|
||
/itérativité/ + /imperfectivité/ (cf. verbes,
adverbes, lieux)
|
/dysphorie/ + /dynamisme/ + /cessatif/
"Ici, gronde le fleuve aux vagues écumantes, Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur" |
/statisme/ + /horizontalité/ (+
/euphorie/)
"Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes" |
/euphorie/ + /dynamisme/ + /verticalité/ +
/inchoatif/
"Où l'étoile du soir se lève dans l'azur" |
/vers le bas/
|
/vers le haut/
|
|
Univers aquatique et céleste (fleuve naturel,
lac artistique par le reflet céleste)
|
||
/itérativité/ + /imperfectivité/ (cf. verbes,
adverbes, lieux)
|
Ainsi on le constate, les mêmes catégories sémantiques servent
à l'interprétation de la cohésion de l'ensemble des deux
quatrains. Leur pertinence ne saurait ainsi se limiter à la
borne phrastique, mais concerne le poème dans sa totalité.
Elles permettent par exemple de déceler le rôle de la rime,
qui, majoritairement, opère des rapprochements lexicaux par
antonymie ('écumantes' vs 'dormantes', 'obscur' vs 'azur',
'chêne' vs 'plaine'; in fine 'vallons' /douceur/ vs
'aquilons' /violence/, 'prairie' /euphorie/ vs 'flétrie'
/dysphorie/), la seule synonymie apparaissant dans le
mouvement de plongée, relativement au corps ("je m'assieds"\"à
mes pieds"; ailleurs 'sombres'\'ombre',
'aspire'\'désire').
Au niveau syntaxique, ajoutons que si le chiasme demeure
("Ici, gronde le fleuve [...] Là, le lac étend"), les verbes
au présent narratif multiplient l'animation, l'ergativité de
la nature [1] dans laquelle
s'est dissoute l'activité du JE poétique : 'gronde',
'serpente', 's'enfonce' suggèrent un fleuve de type
monstrueux, quasi-mythologique (l'intertextualité du genre
fait ainsi songer au Triton du récit de Théramène : "Parmi des
flots d'écume, un monstre furieux. [...] Sa croupe se recourbe
en replis tortueux." [2]), à
quoi répond la sérénité lacustre par 'étend' et 'se lève'. On
n'est pas loin du registre épique où le manichéisme entre le
laid et le beau aboutirait à un combat de titans;
interprétation d'autant plus fondée qu'elle s'appuie sur la
reprise des articles définis singuliers à valeur notoire qui
simplifient les éléments de la nature en forces
antagonistes.
Cela esquisse dans ce quatrain un univers irréel, où
l'Aquatique et le Céleste, intimement liés, ne serait-ce que
par l'azur, répondent à l'univers plus réaliste du premier
quatrain, mêlant le JE au Terrestre - bien que le céleste ne
soit pas absent avec le couchant; de même que 'serpente'
facilite la transition avec 'se déroule'. Cette succession
illustrerait alors un passage du réalisme empirique au
réalisme transcendant - selon la terminologie de Rastier -
suivant en cela une esthétique spiritualiste. La nature
esthétisée devient ainsi un paysage de l'âme selon le topos
romantique, avec les corrélats successifs de la mélancolie
("tristement"), de la contemplation ("mes regards sur le
tableau"), de la terreur ("gronde, écumantes") et de
l'espérance ("azur, étoile", dans un mouvement cyclique qui
reconduit /vers le haut/ "sur la montagne" initiale), avant
les sentiments d'ennui et d'abandon, célèbrement formulés :
"Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente \ N'éprouve
devant eux ni charme, ni transports, [...] Fleuves, rochers,
forêts, solitudes si chères, \ Un seul être vous manque, et
tout est dépeuplé."
N.B. 1 : C'est à ce titre que ce connecteur Mais (v.
17) introduit un renversement thymique dans le poème; cela
avant le basculement inverse par l'autre Mais (v. 37) -
deux occurrences au total - qui amorce une reprise d'espérance
par l'évocation de l'ailleurs suprême, celui de l'au-delà,
corollaire d'un changement de mode (passage du présent de
certitude à l'incertitude de "peut-être" associé à
l'hypothétique : "Si je pouvais" + conditionnels).
N.B. 2 : L'hémistiche "Un seul être vous manque", mis en
relation cinq quatrains plus bas avec "m'élancer jusqu'à toi"
permet par assimilation et par recours à la topique
lamartinienne d'activer le trait /femme aimée/, alors que ce
syntagme englobé dans un passage évoquant l'au-delà, les
cieux, la mort terrestre, aurait pu activer /Dieu/ dans le
pronom 'toi'. Ainsi, de même que l'activation du sème /reflet/
dans 'eaux dormantes' du 'lac immobile' et 'azur où l'étoile
du soir se lève' (soit une isotopie afférente socialement
normée), cela démontre que "la mise en oeuvre d'opérations
inférentielles" requise pour l'établissement de la cohésion
textuelle (Charolles, 1994: 133) dépend des contenus verbaux,
lesquels ne sauraient donc être délaissés au profit des
"processus cognitifs" ou de la "continuité référentielle".
Bien que ces inférences y renvoient, une telle obsession de
ces réalités mentale et physique détournent de la réalité des
signifiés linguistiques.
Ce qu'a voulu mettre en évidence cette analyse interprétative,
c'est qu'une linguistique textuelle à base de composants
sémiques, établissant une cohésion au niveau du contenu,
dépasse les clivages intitutionnalisés autour de la borne
phrastique.
Hagège par exemple réduit ainsi "la matière" linguistique :
"Ce que l'on trouve, ce sont des phrases, et des ensembles de
phrases formant des textes" (1985: 275) - "le terme 'phrase'
étant plus adéquat qu''énoncé' dès qu'il s'agit d'une pièce au
sein d'un tout cohérent" ajoute-t-il incidemment (p. 286) -,
définition minimaliste qui fait ressortir a contrario la
nécessité d'une théorie de la textualité. "La théorie des
trois points de vue est le cadre proposé pour cette étude des
langues dans la réalité de leur manifestation en discours.
[...] Premièrement, le point de vue morphosyntaxique. Le
deuxième relie les phrases au monde extérieur dont elles
parlent [...] d'où le nom de sémantico-référentiel pour
désigner le point de vue 2. Enfin, du point de vue 3,
énonciatif-hiérarchique, la phrase est considérée dans ses
rapports avec celui qui la profère [...] le locuteur choisit
une certaine stratégie ou mode de présentation" (1985:
275-276). Où l'on retrouve le modèle sémiotique tripartite de
Morris :
syntactics\semantics\pragmatics. Si Hagège reconnaît que la
sémantique de la phrase peut se fonder sur les "unités
sémantiques minimales ou sèmes", c'est pour leur dénier
aussitôt toute autonomie, fût-elle relative, et les rapporter
à une représentation de la réalité : "L'organisation sémique
reflète en toute langue la praxis de la société qui
culturalise les référents" (p. 288). Cette théorie qui donne
le premier rôle à "l'environnement physique, social et
culturel propre à chaque langue et à chaque situation
dialogale" (p. 290) laisse peu de place à la cohésion texuelle
(prise en charge par la composante discursive dont parle R.
Martin) fondée sur des récurrences sémiques.
Ainsi, pragmatiquement, si l'intention communicative de la
première phrase\quatrain diffère de la seconde, et,
cognitivement, modifie par là le modèle mental qui se dégage
de cet ensemble textuel, cela dépend d'une analyse de contenu
préalable. En étudiant notamment les implications sémantiques
du genre du poème romantique, et en reconnaissant les
contraintes qu'exercent les formations isotopiques sur les
représentations qui s'en dégagent, on évite
- d'une part la fracture entre les niveaux
configurationnel\propositionnel,
- d'autre part la confusion entre les impressions
psychologiques qui se dégagent du texte et les unités
linguistiques qui les fondent.
Comme le concluait Charolles (1988: 62), "Par-delà la
généralité des processus psycho et socio-cognitifs intervenant
dans l'interprétation (de la cohérence) des discours, il
semble que l'analyse des marques de relation entre les unités
de composition textuelle revienne en propre aux linguistes."
Encore faut-il accorder à la construction du signifié une
réalité que met en évidence l'analyse du texte littéraire.
N'est-ce pas une preuve supplémentaire plaidant en faveur de
la réconciliation entre littéraires et linguistes ?
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NOTES
[1]
Selon le formalisme propositionnel :
- GRONDER, SERPENTER, S'ENFONCER (fleuve /ergatif/; ici +
lointain obscur /locatif spatial/)
- ETENDRE (lac /ergatif/; eaux dormantes /accusatif/ +
/locatif spatial/ (SE LEVE (étoile /ergatif/; azur /locatif
spatial/)))
[2] De même que plus loin dans le poème les "orageux aquilons" remémorent l'extrait célèbre de la prose romantique de René (1802) : "La nuit, lorsque l'aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu'à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon coeur, que j'aurais eu la puissance de créer des mondes. [...] Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René vers les espaces d'une autre vie!" Ajoutons que dans la même page on lisait cette notation : "je m'élevais sur la montagne", espace hiérophanique, liminaire dans le poème de Lamartine.
BIBLIOGRAPHIE
- Adam, J.-M. (1989) Pour une pragmatique linguistique et
textuelle, in L'interprétation des textes, Minuit.
- Béguin, A. (1938) [1991] L'âme romantique et le
rêve, Corti, Livre de Poche.
- Caron, J. (1989) Précis de psycholinguistique,
PUF.
- Charolles, M. (1988) Les études sur la cohérence, la
cohésion et la connexité textuelles depuis la fin des années
1960, Modèles Linguistiques X,2, pp. 45-64.
- Charolles, M. (1994) Cohésion, cohérence et pertinence du
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- Russell, B. (1969) Signification et Vérité,
Flammarion.
ANNEXE
Méditations poétiques
Ab Jove principium - Virgile
I. L'isolement
Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes,
Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur;
Là le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l'étoile du soir se lève dans l'azur.
Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon,
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon.
Cependant, s'élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs,
Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.
Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N'éprouve devant eux ni charme, ni transports,
Je contemple la terre, ainsi qu'une ombre errante :
Le soleil des vivants n'échauffe plus les morts.
De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l'immense étendue,
Et je dis : Nulle part le bonheur ne m'attend.
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé;
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé.
Que le tour du soleil ou commence ou s'achève,
D'un oeil indifférent je le suis dans son cours;
En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève,
Qu'importe le soleil ? je n'attends rien des jours.
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts;
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire,
Je ne demande rien à l'immense univers.
Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux ?
Là, je m'enivrerais à la source où j'aspire,
Là, je retrouverais et l'espoir et l'amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour !
Que ne puis-je, porté sur le char de l'aurore,
Vague objet de mes voeux, m'élancer jusqu'à toi,
Sur la terre d'exil pourquoi resté-je encore ?
Il n'est rien de commun entre la terre et moi.
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !