Thierry Mézaille : THÉMATIQUES LITTÉRAIRES
II. APPLICATION AUX CORPUS D’AUTEURS
Chapitre 1. Rôle narratif des véhicules hippomobiles
dans le roman réaliste
(Madame Bovary, L'éducation sentimentale , Bel-Ami, Une
vie)
I. Dans Madame Bovary
II. Comparaison avec L'éducation
sentimentale (1869)
III. Les hippomobiles de Maupassant
Comme les détails descriptifs des tenues ou de la composition des repas, les précisions relatives aux moyens de transport sont un élément indispensable au "cahier des charges" (cf. Hamon) d'un romancier dit réaliste. Néanmoins à travers elles, nous n'adopterons pas le point de vue du documentaire historique sur l'époque, mais chercherons à cerner les valeurs sémantiques (i.e. sèmes afférents) que leur confère chacun des quatre romans classiques de Flaubert et Maupassant.
I. Dans Madame Bovary
La gageure de l'étude consiste à suivre les principaux épisodes du roman à partir des items du champ lexical (plus exactement, en termes sémantiques, du taxème) //hippomobiles//. La recontextualisation des occurrences permet de les indexer aux isotopies qu'un lecteur assidu du roman est apte à produire ou à reconnaître. C'est dans ce sens contextuel que réside l'enjeu du relevé des occurrences. Les déplacements que ce moyen de transport occasionne présentent un intérêt tant au niveau narrativo-descriptif qu'à celui des détails et de la cohérence de genre "réaliste".
La première occurrence se situe dans la description de la ferme des Bertaux, "de bonne apparence", telle que la découvre le médecin Charles en visite (focalisation interne) :
(I, ch. 2) Il y avait sous le hangar deux grandes
charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs
colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de
laine bleue se salissaient à la poussière fine qui tombait des
greniers. La cour allait en montant, plantée d'arbres
symétriquement espacés, et le bruit gai d'un troupeau d'oies
retentissait près de la mare.
Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois
volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M.
Bovary, qu'elle fit entrer dans la cuisine, où flambait un
grand feu. Le déjeuner des gens bouillonnait alentour, dans
des petits pots de taille inégale. Des vêtements humides
séchaient dans l'intérieur de la cheminée. La pelle, les
pincettes et le bec du soufflet, tous de proportion colossale,
brillaient comme de l'acier poli, tandis que le long des murs
s'étendait une abondante batterie de cuisine, où miroitait
inégalement la flamme claire du foyer, jointe aux premières
lueurs du soleil arrivant par les carreaux.
Puis lors des noces, la dominante des véhicules campagnards est associée au contexte des actions imperfectives :
(I, ch. 4) Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des
voitures, carrioles à un cheval, chars à
bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote,
tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des
villages les plus voisins dans des charrettes où ils se
tenaient debout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles
pour ne pas tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint
de dix lieues loin, de Goderville, de Normanville et de Cany.
On avait invité tous les parents des deux familles, on s'était
raccommodé avec les amis brouillés, on avait écrit à des
connaissances perdues de vue depuis longtemps.
De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la
haie ; bientôt la barrière s'ouvrait : c'était une
carriole qui entrait. Galopant jusqu'à la première
marche du perron, elle s'y arrêtait court, et vidait son
monde, qui sortait par tous les côtés en se frottant les
genoux et en s'étirant les bras. […] Comme il n'y avait point
assez de valets d'écurie pour dételer toutes les
voitures, les messieurs retroussaient leurs manches et
s'y mettaient eux-mêmes. […] Jusqu'au soir, on mangea. […]
Mais, au café, tout se ranima ; alors on entama des chansons,
on fit des tours de force, on portait des poids, on passait
sous son pouce, on essayait à soulever les charrettes
sur ses épaules, on disait des gaudrioles, on embrassait les
dames. Le soir, pour partir, les chevaux gorgés d'avoine
jusqu'aux naseaux, eurent du mal à entrer dans les brancards ;
ils ruaient, se cabraient, les harnais se cassaient, leurs
maîtres juraient ou riaient ; et toute la nuit, au clair de la
lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles
emportées qui couraient au grand galop, bondissant dans les
saignées, sautant par-dessus les mètres de cailloux,
s'accrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaient en
dehors de la portière pour saisir les guides. […]
Deux jours après la noce, les époux s'en allèrent : Charles, à
cause de ses malades, ne pouvait s'absenter plus longtemps. Le
père Rouault les fit reconduire dans sa carriole et les
accompagna lui-même jusqu'à Vassonville. Là, il embrassa sa
fille une dernière fois, mit pied à terre et reprit sa route.
Lorsqu'il eut fait cent pas environ, il s'arrêta, et, comme il
vit la carriole s'éloignant, dont les roues tournaient
dans la poussière, il poussa un gros soupir. Puis il se
rappela ses noces, son temps d'autrefois, la première
grossesse de sa femme ; il était bien joyeux, lui aussi, le
jour qu'il l'avait emmenée de chez son père dans sa maison,
quand il la portait en croupe en trottant sur la neige ; car
on était aux environs de Noël et la campagne était toute
blanche ; elle le tenait par un bras, à l'autre était accroché
son panier ; le vent agitait les longues dentelles de sa
coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la
bouche, et, lorsqu'il tournait la tête, il voyait près de lui,
sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait
silencieusement, sous la plaque d'or de son bonnet.
On note une progression dans la charge affective pesant sur les hippomobiles; telle cette carriole quittant le champ visuel du père qui l'indexe à /nostalgie/ et /amour paternel/.
Lors de l'emménagement, les habitudes d'Emma obligent à la sollicitude du mari qui embourgeoise sa femme en lui offrant un véhicule chic. En effet le nom boc est une abréviation de boghei (ou boguet, selon le TLF, qui cite Flaubert), désignant une "voiture légère, petit cabriolet découvert" (selon Littré); nom tiré de l'anglais comme le tilbury, cet autre "cabriolet découvert et léger" :
(I, ch. 5) Enfin son mari, sachant qu'elle aimait à se
promener en voiture, trouva un boc d'occasion,
qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-crotte
en cuir piqué, ressembla presque à un tilbury.
Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas
en tête-à-tête, une promenade le soir sur la grande route, un
geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de
paille rond accroché à l'espagnolette d'une fenêtre, et bien
d'autres choses encore où Charles n'avait jamais soupçonné de
plaisir, composaient maintenant la continuité de son bonheur.
Vient ensuite la rétrospection sur le romantisme d'Emma lorsqu'elle avait treize ans au couvent des Ursulines. C'est alors que la voiture, non plus réelle-matérielle mais représentée-spiritualisée, est assimilée à la première occ. de "fiacre" sur l'isotopie /aristocratie/, mais aussi, aspectuellement, de nouveau /imperfectif/ :
(I, ch. 6) Quelques-unes de ses camarades apportaient au
couvent les keepsakes
[1] qu'elles
avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une
affaire ; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs
belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur
le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus
souvent, comtes ou vicomtes,
[2] au bas de
leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie
des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement
contre la page. C'était derrière la balustrade d'un balcon, un
jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une
jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa
ceinture ; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises
à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille vous
regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait
d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des
parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que
conduisaient au trot deux petits postillons en culotte
blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet
décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte,
à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la
joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux
d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule,
effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus,
retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez
aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux
bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et
vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques,
qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins,
des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à
l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des
chameaux accroupis ; – le tout encadré d'une forêt vierge bien
nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire
tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures
blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des
cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille
au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du
monde, qui passaient devant elle les uns après les autres,
dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque
fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.
Par assimilation, ce dernier véhicule urbain renvoie à "l'attelage que conduisaient deux postillons" des gravures, relevant ainsi davantage de l'univers esthétique voire onirique que banalement concret.
L'imperfectivation engendre l'ennui [3], non seulement par manque d'activités citadines, mais par ressouvenir nostalgique de son adolescence où l'épisode de la remise des prix est indexé à /sacralité/ (euphorisante), comme l'est aussi la première occ. de "calèche", emblème esthétique par assimilation avec la distinction honorifique :
(I, ch. 7) A la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles [ses anciennes camarades du couvent] avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s'épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l'ombre à tous les coins de son cœur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, où elle montait sur l'estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelles découverts, elle avait une façon gentille, et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments ; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme c'était loin, tout cela ! comme c'était loin ! […]
L'isotopie /sacralité/ est récurrente lors du bal à la Vaubyessard (cf. la comparaison avec l'église) qui comporte trois temps dialectiques (départ, arrivée, re-départ). L'épisode qui enjambe deux chapitres s'achève sur la comparaison avec un "carrosse", lequel ne peut être que connecté par le lecteur au boc de Charles, selon le point de vue transfigurateur d'Emma éblouie :
Un mercredi, à trois heures, M. et madame Bovary, montés dans
leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une
grande malle attachée par-derrière et une boîte à chapeau qui
était posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un
carton entre les jambes.
Ils arrivèrent à la nuit tombante, comme on commençait à
allumer des lampions dans le parc, afin d'éclairer les
voitures.
(I, ch. 8) […] Une rivière passait sous un pont ; à travers la
brume, on distinguait des bâtiments à toit de chaume,
éparpillés dans la prairie, que bordaient en pente douce deux
coteaux couverts de bois, et par-derrière, dans les massifs,
se tenaient, sur deux lignes parallèles, les remises et les
écuries, restes conservés de l'ancien château démoli.
Le boc de Charles s'arrêta devant le perron du milieu ;
des domestiques parurent ; le Marquis s'avança, et, offrant
son bras à la femme du médecin, l'introduisit dans le
vestibule.
Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit des
pas, avec celui des voix, y retentissait comme dans une
église. En face montait un escalier droit, et à gauche une
galerie donnant sur le jardin conduisait à la salle de billard
dont on entendait, dès la porte, caramboler les boules
d'ivoire. […]
Le monsieur, ramenant l'éventail, l'offrit à la dame,
respectueusement ; elle le remercia d'un signe de tête et se
mit à respirer son bouquet.
Après le souper, où il y eut beaucoup de vins d'Espagne et de
vins du Rhin, des potages à la bisque et au lait d'amandes,
des puddings à la Trafalgar et toutes sortes de viandes
froides avec des gelées alentour qui tremblaient dans les
plats, les voitures, les unes après les autres,
commencèrent à s'en aller. En écartant du coin le rideau de
mousseline, on voyait glisser dans l'ombre la lumière de leurs
lanternes. Les banquettes s'éclaircirent ; quelques joueurs
restaient encore ; les musiciens rafraîchissaient, sur leur
langue, le bout de leurs doigts ; Charles dormait à demi, le
dos appuyé contre une porte.
A trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait
pas valser. Tout le monde valsait, mademoiselle
d'Andervilliers elle-même et la marquise ; il n'y avait plus
que les hôtes du château, une douzaine de personnes à peu
près. […]
L'orangerie, que l'on trouvait au bout, menait à couvert
jusqu'aux communs du château. Le Marquis, pour amuser la jeune
femme, la mena voir les écuries. Au-dessus des râteliers en
forme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en
noir le nom des chevaux. Chaque bête s'agitait dans sa stalle,
quand on passait près d'elle, en claquant de la langue. Le
plancher de la sellerie luisait à l'œil comme le parquet d'un
salon. Les harnais de voiture étaient dressés dans le
milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets,
les étriers, les gourmettes rangés en ligne tout le long de la
muraille.
Charles, cependant, alla prier un domestique d'atteler son
boc. On l'amena devant le perron, et, tous les paquets
y étant fourrés, les époux Bovary firent leurs politesses au
Marquis et à la Marquise, et repartirent pour Tostes.
Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posé
sur le bord extrême de la banquette, conduisait les deux bras
écartés, et le petit cheval trottait l'amble dans les
brancards, qui étaient trop larges pour lui. Les guides molles
battaient sur sa croupe en s'y trempant d'écume, et la boîte
ficelée derrière le boc donnait contre la caisse de
grands coups réguliers.
Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devant
eux, tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec des
cigares à la bouche. Emma crut reconnaître le Vicomte ;
elle se détourna, et n'aperçut à l'horizon que le mouvement
des têtes s'abaissant et montant, selon la cadence inégale du
trot ou du galop.
Un quart de lieue plus loin, il fallut s'arrêter pour
raccommoder, avec de la corde, le reculement qui était rompu.
Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d'œil, vit
quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval ; et
il ramassa un porte-cigares tout bordé de soie verte et
blasonné à son milieu comme la portière d'un carrosse.
- Il y a même deux cigares dedans, dit-il ; ce sera pour ce
soir, après dîner.
- Tu fumes donc ? demanda-t-elle.
- Quelquefois, quand l'occasion se présente.
L'Ailleurs nostalgique se réalise au domicile même, lorsqu'Emma retrouve l'objet fétiche de la société aristocratique où elle vient de vivre une fête merveilleuse. Rien d'étonnant alors à ce que les calèches rêvées remplacent les charrettes banalement rurales qui y mènent :
(I, ch. 9) Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait
prendre dans l'armoire, entre les plis du linge où elle
l'avait laissé, le porte-cigares en soie verte.
Elle le regardait, l'ouvrait, et même elle flairait l'odeur de
sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. A qui
appartenait-il ? Au Vicomte. C'était peut-être un
cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier
de palissandre, meuble mignon que l'on cachait à tous les
yeux, qui avait occupé bien des heures et où s'étaient
penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un
souffle d'amour avait passé parmi les mailles du canevas ;
chaque coup d'aiguille avait fixé là une espérance ou un
souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n'étaient que la
continuité de la même passion silencieuse. Et puis le
Vicomte, un matin, l'avait emporté avec lui. De quoi
avait-on parlé, lorsqu'il restait sur les cheminées à large
chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules
Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris,
maintenant ; là-bas ! Comment était ce Paris ? Quel nom
démesuré ! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire
plaisir ; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de
cathédrale, il flamboyait à ses yeux jusque sur l'étiquette de
ses pots de pommade.
La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes,
passaient sous ses fenêtres en chantant La Marjolaine,
elle s'éveillait ; et écoutant le bruit des roues ferrées,
qui, à la sortie du pays, s'amortissait vite sur la terre :
- Ils y seront demain ! se disait-elle.
Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les
côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à
la clarté des étoiles. Au bout d'une distance indéterminée, il
se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.
Elle s'acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur
la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle
remontait les boulevards, s'arrêtant à chaque angle, entre les
lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les
maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses
paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent
des becs de gaz, avec des marche-pieds de calèches, qui
se déployaient à grand fracas devant le péristyle des
théâtres.
La seconde partie s'ouvre sur la peinture d'Yonville, telle que la voit le couple venant de déménager (la focalisation interne occulte l'évaluation de l'observateur au profit de la précision réaliste) :
(II, ch. 1) Cependant les cours se font plus étroites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent ; un fagot de fougères se balance sous une fenêtre au bout d'un manche à balai ; il y a la forge d'un maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiètent sur la route.
Ultérieurement, la description du marché réitèrera la même thématique. Néanmoins elle contraste avec la tension familiale :
(II, ch. 7) Les adieux de la belle-mère et de la bru furent
secs. Pendant les trois semaines qu'elles étaient restées
ensemble, elles n'avaient pas échangé quatre paroles, à part
les informations et compliments quand elles se rencontraient à
table, et le soir avant de se mettre au lit.
Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de
marché à Yonville.
La Place, dès le matin, était encombrée par une file de
charrettes qui, toutes à cul et les brancards en l'air,
s'étendaient le long des maisons depuis l'église jusqu'à
l'auberge. De l'autre côté, il y avait des baraques de toile
où l'on vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de
laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets de
rubans bleus, qui par le bout s'envolaient au vent. De la
grosse quincaillerie s'étalait par terre, entre les pyramides
d'œufs et les bannettes de fromages, d'où sortaient des
pailles gluantes ; près des machines à blé, des poules qui
gloussaient dans des cages plates passaient leurs cous par les
barreaux.
Le fait que ce passage soit vu par "Emma accoudée à sa fenêtre" (foc. interne) n'est pas indifférent car quelques lignes plus bas c'est Rodolphe qui entre dans son champ de vision. De sorte qu'il se trouve en quelque sorte introduit par cette description rurale.
Mais revenons au chapitre premier où s'effectue l'arrivée des Bovary. Ils sont accueillis dans le milieu où gravite le pharmacien Homais. La médiocrité dénoncée de ce milieu se traduit par la platitude de l'appellation "voiture", pour l'Hirondelle, plus loin qualifiée de "diligence" (dans un autre contexte, des cooccurrences lexicales similaires sont employées dans un sens différent, mais toujours pour dénoter la dégradation : Emma "se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées"), ainsi que par la dévalorisation du véhicule des arrivants :
- Artémise [la servante] ! criait la maîtresse
d'auberge, casse de la bourrée, emplis les carafes, apporte de
l'eau-de-vie, dépêche-toi ! Au moins, si je savais quel
dessert offrir à la société que vous attendez ! Bonté divine !
les commis du déménagement recommencent leur tintamarre dans
le billard! Et leur charrette qui est restée sous la
grande porte? L'Hirondelle est capable de la défoncer
en arrivant ! Appelle Polyte pour qu'il la remise ! […]
Il [Homais] se tut, cherchant des yeux un public autour
de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien, un moment,
s'était cru en plein conseil municipal. Mais la maîtresse
d'auberge ne l'écoutait plus : elle tendait son oreille à un
roulement éloigné. On distingua le bruit d'une voiture
mêlé à un claquement de fers lâches qui battaient la terre, et
l'Hirondelle, enfin, s'arrêta devant la porte.
C'était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui,
montant jusqu'à la hauteur de la bâche, empêchaient les
voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules.
Les petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans
leurs châssis quand la voiture était fermée, et
gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur
vieille couche de poussière, que les pluies d'orage même ne
lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois chevaux,
dont le premier en arbalète, et, lorsqu'on descendait les
côtes, elle touchait du fond en cahotant.
Quelques bourgeois d'Yonville arrivèrent sur la place ; ils
parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des
explications et des bourriches : Hivert ne savait
auquel répondre. C'était lui qui faisait à la ville les
commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait
des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au
maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, des bonnets
de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur ; et, le
long de la route, en s'en revenant, il distribuait ses
paquets, qu'il jetait par-dessus les clôtures des cours,
debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que
ses chevaux allaient tout seuls.
Un accident l'avait retardé ; la levrette de madame Bovary
s'était enfuie à travers champs. On l'avait sifflée un grand
quart d'heure. Hivert même était retourné d'une
demi-lieue en arrière, croyant l'apercevoir à chaque minute ;
mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleuré,
s'était emportée ; elle avait accusé Charles de ce malheur. M.
Lheureux, marchand d'étoffes, qui se trouvait avec elle dans
la voiture, avait essayé de la consoler par quantité
d'exemples de chiens perdus, reconnaissant leur maître au bout
de longues années.
La question de savoir si cette diligence est conforme à celle qui a réellement existé, du même nom, est de notre point de vue sans intérêt; l'est en revanche sa situation tactique, en constatant qu'elle introduit quelques lignes plus bas la description du deuxième amant d'Emma (association confirmée en II, ch. 8, infra : "c'était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle").
Quant au pharmacien, il indexe 'cabriolet' à l'isotopie /confort/, par contraste avec les véhicules précédents ou le cheval dont use Charles depuis le début du roman :
(II, ch. 2) Homais demanda la permission de garder son bonnet
grec, de peur des coryzas. Puis, se tournant vers sa voisine :
- Madame, sans doute, est un peu lasse ? on est si
épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle!
- Il est vrai, répondit Emma ; mais le dérangement m'amuse
toujours ; j'aime à changer de place.
- C'est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre
cloué aux mêmes endroits !
- Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d'être
à cheval …
- Mais, reprit Léon s'adressant à madame Bovary, rien n'est plus
agréable, il me semble ; quand on le peut, ajouta-t-il.
- Du reste, disait l'apothicaire, l'exercice de la médecine
n'est pas fort pénible en nos contrées ; car l'état de nos
routes permet l'usage du cabriolet, et, généralement,
l'on paye assez bien, les cultivateurs étant aisés.
Le problème financier de Charles introduit une isotopie sur laquelle se développera l'évolution dramatique du sort de sa femme. Quant à la symbolique de la statue brisée, apparue lors des noces, elle semble claire concernant la fêlure du couple :
(II, ch. 3) Les affaires d'argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les réparations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, s'était écoulée en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou perdues dans le transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de plâtre, qui, tombant de la charrette à un cahot trop fort, s'était écrasé en mille morceaux sur le pavé de Quincampoix !
D'ailleurs, en côtoyant le Léon (clerc du notaire Guillaumin), l'énamoration se produit lors des habitudes au sein de l'auberge ; sa complicité avec Emma semble favorisée par le romantisme de la représentation artistique qui confère à "voitures" une valeur dénotant avec la banalité du véhicule quotidien :
(II, ch. 4) Léon lisait encore. Emma l'écoutait, en faisant tourner machinalement l'abat-jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers. Léon s'arrêtait, désignant d'un geste son auditoire endormi ; alors ils se parlaient à voix basse, et la conversation qu'ils avaient leur semblait plus douce, parce qu'elle n'était pas entendue. […]
L'idéalisation prend le relais de sa timidité lorsqu'il transfigure le mari mais aussi le boc matériel en autant d'éléments métonymiques d'Emma :
Souvent il se mettait en marche, dans le projet de tout oser ; mais cette résolution l'abandonnait bien vite en la présence d'Emma, et, quand Charles, survenant, l'invitait à monter dans son boc pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt, saluait Madame et s'en allait. Son mari, n'était-ce pas quelque chose d'elle ?
Les adieux déchirants ont lieu lors de la disjonction spatiale (Rouen vs Yonville). Contrairement à la diligence précédente, on note ici que "voiture" ne s'oppose plus à "cabriolet" qui au contraire la paraphrase :
(II, ch. 6) Lorsque le moment fut venu des embrassades, madame
Homais pleura ; Justin sanglotait ; Homais, en homme fort,
dissimula son émotion ; il voulut lui-même porter le paletot
de son ami jusqu'à la grille du notaire, qui emmenait Léon à
Rouen dans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps
de faire ses adieux à M. Bovary.
Quand il fut au haut de l'escalier, il s'arrêta, tant il se
sentait hors d'haleine. […]
- Allons, adieu ! soupira-t-il.
Elle releva sa tête d'un mouvement brusque :
- Oui, adieu … partez !
Ils s'avancèrent l'un vers l'autre ; il tendit la main, elle
hésita.
- A l'anglaise donc, fit-elle abandonnant la sienne tout en
s'efforçant de rire.
Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de tout
son être lui semblait descendre dans cette paume humide.
Puis il ouvrit la main ; leurs yeux se rencontrèrent encore,
et il disparut.
Quand il fut sous les halles, il s'arrêta, et il se cacha
derrière un pilier, afin de contempler une dernière fois cette
maison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir
une ombre derrière la fenêtre, dans la chambre ; mais le
rideau, se décrochant de la patère comme si personne n'y
touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui d'un
seul bond s'étalèrent tous, et il resta droit, plus immobile
qu'un mur de plâtre. Léon se mit à courir.
Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son
patron, et à côté un homme en serpillière qui tenait le
cheval. Homais et M. Guillaumin causaient ensemble. On
l'attendait.
- Embrassez-moi, dit l'apothicaire les larmes aux yeux. Voilà
votre paletot, mon bon ami ; prenez garde au froid !
Soignez-vous ! ménagez-vous !
- Allons, Léon, en voiture ! dit le notaire.
Homais se pencha sur le garde-crotte, et d'une voix
entrecoupée par les sanglots, laissa tomber ces deux mots
tristes :
- Bon voyage !
- Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout ! Ils
partirent, et Homais s'en retourna.
Lors des Comices agricoles, l'arrivée de la sommité s'effectue dans un véhicule (le carrosse, ici paraphrasé par la voiture, et comparant princier du simple landau), qui, pour être flatteur de prime abord, n'en sera que plus ironique a posteriori lors de son discours :
(II, ch. 8) M. le préfet n'arrivait pas ; et les membres du
jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s'il fallait
commencer la séance ou bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de
louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour
de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n'eut que le temps
de crier : Aux armes ! et le colonel de l'imiter. On courut
vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même
oublièrent leur col. Mais l'équipage préfectoral sembla
deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se
dandinant sur leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant
le péristyle de la mairie, juste au moment où la garde
nationale et les pompiers s'y déployaient, tambour battant, et
marquant le pas.
- Balancez ! cria Binet.
- Halte ! cria le colonel. Par file à gauche !
Et, après un port d'armes où le cliquetis des capucines, se
déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole
les escaliers, tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu
d'un habit court à broderie d'argent, chauve sur le front,
portant toupet à l'occiput, ayant le teint blafard et
l'apparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et
couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour
considérer la multitude, en même temps qu'il levait son nez
pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le
maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet n'avait pu
venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture ;
puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des
civilités, l'autre s'avoua confus ; et ils restaient ainsi,
face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les
membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les
notables, la garde nationale et la foule. M. le
conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit
tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache,
courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses
phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de
l'honneur que l'on faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l'auberge, vint prendre par la bride
les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il
les conduisit sous le porche du Lion d'Or, où beaucoup
de paysans s'amassèrent à regarder la voiture. Le
tambour battit, l'obusier tonna, et les messieurs à la file
montèrent s'asseoir sur l'estrade, dans les fauteuils en
utrecht rouge qu'avait prêtés madame Tuvache. […]
En effet, l'orateur témoigne d'un style ampoulé, lequel dévalorise en outre un véhicule qu'il évoque :
Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant qu'il s'appelait Lieuvain, et l'on se répétait son nom de l'un à l'autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus son œil pour y mieux voir, il commença : "Messieurs, Qu'il me soit permis d'abord (avant de vous entretenir de l'objet de cette réunion d'aujourd'hui, et ce sentiment, j'en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu'il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l'administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n'est indifférente, et qui dirige à la fois d'une main si ferme et si sage le char de l'Etat parmi les périls incessants d'une mer orageuse, sachant d'ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l'industrie, le commerce, l'agriculture et les beaux-arts. […]"
Or cette harangue est interrompue par l'attitude des auditeurs parmi lesquels le nouveau couple Emma et Rodolphe, rencontré au chapitre précédent (7) lors d'une saignée que lui effectue Charles. Le mélange des sensations romantiques qu'éprouve la femme est tel qu'elle mélange plusieurs amants potentiels (Rodolphe, Léon, le vicomte) :
Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l'avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et, machinalement, elle entre-ferma les paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu'elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l'horizon, la vieille diligence l'Hirondelle [4], qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C'était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle ; et par cette route là-bas qu'il était parti pour toujours ! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre ; puis tout se confondit, des nuages passèrent ; il lui sembla qu'elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n'était pas loin, qui allait venir … et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d'elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d'autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. […]
Le ridicule tangage du passager, dû à l'ivresse de son conducteur, rejaillit sur son fiacre, lequel n'est plus ce véhicule romantique ayant fait rêver Emma (chap. 6) :
Les étoiles s'allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à
tomber. Elle noua son fichu sur sa tête nue.
A ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de
l'auberge. Son cocher, qui était ivre, s'assoupit tout à coup
; et l'on apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les
deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de
droite et de gauche selon le tangage des soupentes.
Après le politique, la médecine subit aussi la dévalorisation avec la pathologie d'Hippolyte, son pied-bot, que Charles se laissera convaincre d'opérer en vain :
(II, ch. 11) On le voyait continuellement sur la place,
sautiller tout autour des charrettes, en jetant en
avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de
cette jambe-là que de l'autre. A force d'avoir servi, elle
avait contracté comme des qualités morales de patience et
d'énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il
s'écorait dessus, préférablement.
Or, puisque c'était un équin, il fallait couper le tendon
d'Achille […]
Après l'échec de Charles, cet épisode du "sacerdoce" de la chirurgie se clôt (le cas /résultatif/ affecte ainsi le domaine //pathologie//) sur l'appel à un spécialiste :
Ce fut dans le village un événement considérable que cette
amputation de cuisse par le docteur Canivet ! Tous les
habitants, ce jour-là, s'étaient levés de meilleure heure, et
la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose
de lugubre comme s'il se fût agi d'une exécution capitale. On
discutait chez l'épicier sur la maladie d'Hippolyte ; les
boutiques ne vendaient rien, et madame Tuvache, la femme du
maire, ne bougeait pas de sa fenêtre, par l'impatience où elle
était de voir venir l'opérateur.
Il arriva dans son cabriolet, qu'il conduisait
lui-même. Mais, le ressort du côté droit s'étant à la longue
affaissé sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la
voiture penchait un peu tout en allant, et l'on
apercevait sur l'autre coussin près de lui une vaste boîte,
recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre
brillaient magistralement.
Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du
Lion d'Or, le docteur, criant très haut, ordonna de
dételer son cheval, puis il alla dans l'écurie voir s'il
mangeait bien l'avoine ; car, en arrivant chez ses malades, il
s'occupait d'abord de sa jument et de son cabriolet. On
disait même à propos : "Ah ! M. Canivet, c'est un original !"
Et on l'estimait davantage pour cet inébranlable aplomb.
L'univers aurait pu crever jusqu'au dernier homme, qu'il n'eût
pas failli à la moindre de ses habitudes.
On infère ainsi l'opposition isotopique par les véhicules qui correspondent au statut social des personnages : /humilité/ des charrettes d'Hippolyte vs /prétention/ du cabriolet de Canivet. Si cette isotopie demeure pour indexer le même véhicule du pharmacien, il n'en va pas de même de la première concernant les charrettes introduisant Rodolphe (qualifié de "fanfaron" lors de sa saignée). Cela démontre que les objets subissent la variabilité thématique des personnages qu'ils accompagnent.
La séparation avec Léon étant accomplie, peut s'établir la complicité amoureuse d'Emma avec Rodolphe. L'Ailleurs romantique qu'elle s'imagine pour son nouveau couple illégitime implique la connexion métaphorique de la voiture banale (qui s'élance : /horizontalité/ terrestre) avec un ballon merveilleux (qui monte : /verticalité/ céleste) :
(II, ch. 12) La mère Bovary, les jours suivants, fut très
étonnée de la métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra
plus docile, et même poussa la déférence jusqu'à lui demander
une recette pour faire mariner des cornichons.
Etait-ce afin de les mieux duper l'un et l'autre ? ou bien
voulait-elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir
plus profondément l'amertume des choses qu'elle allait
abandonner ? Mais elle n'y prenait garde, au contraire ; elle
vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son
bonheur prochain. C'était avec Rodolphe un éternel sujet de
causeries. Elle s'appuyait sur son épaule, elle murmurait :
- Hein ! quand nous serons dans la malle-poste ! Y
songes-tu ? Est-ce possible ? Il me semble qu'au moment où
je sentirai la voiture s'élancer, ce sera comme si
nous montions en ballon, comme si nous partions vers les
nuages. Sais-tu que je compte les jours ? Et toi ?
Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque ;
elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie,
de l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du
tempérament avec les circonstances. […]
L'endettement est le problème terre-à-terre qui vient contrarier Emma dans sa rêverie de voyage adultérin, où elle retrouve l'une des calèches princières de son adolescence. Mais elle n'envisage pas la manipulation de Rodolphe ; de là l'isotopie afférente /idéalisme naïf/ (qui est le fondement du bovarysme) :
Quel enfantillage ! Elle insista cependant pour qu'il prit au
moins la chaîne, et déjà Lheureux l'avait mise dans sa poche
et s'en allait, quand elle le rappela.
- Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, – elle
eut l'air de réfléchir, – ne l'apportez pas non plus ;
seulement, vous me donnerez l'adresse de l'ouvrier et
avertirez qu'on le tienne à ma disposition.
C'était le mois prochain qu'ils devaient s'enfuir. Elle
partirait d'Yonville comme pour aller faire des commissions à
Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports,
et même écrit à Paris, afin d'avoir la malle entière
[5] jusqu'à
Marseille, où il s'achèteraient une calèche et, de là,
continueraient sans s'arrêter, par la route de Gênes. Elle
aurait eu soin d'envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait
directement porté à l'Hirondelle, de manière que
personne ainsi n'aurait de soupçons ; et, dans tout cela,
jamais il n'était question de son enfant.
Relevons deux occurrences d'un syntagme, certes fort distantes, mais qui font le lien entre les deux amants. La première indexée à /trahison amoureuse/, celle de Rodolphe dont Charles décrit innocemment les mœurs à sa femme :
(II, ch. 13) Il est parti en voyage, ou il doit partir. Elle
eut un sanglot.
- Quoi donc t'étonne ? Il s'absente ainsi de temps à autre
pour se distraire, et, ma foi ! je l'approuve. […]
Tout à coup, un tilbury bleu passa au
grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par
terre, à la renverse.
En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s'était décidé
à partir pour Rouen. Or, comme il n'y a, de la Huchette à
Buchy, pas d'autre chemin que celui d'Yonville, il lui avait
fallu traverser le village, et Emma l'avait reconnu à la lueur
des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule.
Par relation de cause à effet, le véhicule léger est associé à un état de "paroxysme" (le mot est de Homais), celui de la manifestation corporelle du désir féminin qui oscille de la crise épileptique à ce trouble nerveux féminin qu'est l'hystérie, véritable topos médical de l'époque (sur tout cela, cf. B. Didier pp. 16-17 de l'éd. de Poche, 1983). Quoi qu'il en soit, il s'agit là du deuxième événement pathologique après l'opération ratée du garçon d'auberge.
La seconde occurrence, plus lointaine, est indexée à /besoin financier/, lors de l'épisode des rencontres, cette fois de Léon et Emma :
(III, ch. 5) Le clerc sentit alors l'infimité de sa position ;
il envia des épaulettes, des croix, des titres. Tout cela
devait lui plaire : il s'en doutait à ses habitudes
dispendieuses.
Cependant Emma taisait quantité de ses extravagances, telle
que l'envie d'avoir, pour l'amener à Rouen, un
tilbury bleu, attelé d'un cheval anglais, et
conduit par un groom en bottes à revers. C'était Justin qui
lui en avait inspiré le caprice, en la suppliant de le prendre
chez elle comme valet de chambre ; et, si cette privation
n'atténuait pas à chaque rendez-vous le plaisir de l'arrivée,
elle augmentait certainement l'amertume du retour.
La spécificité d'un tel véhicule à Rouen constitue un détail identique à plus de soixante pages de distance si précis que la seconde occurrence figure un ressouvenir nostalgique de la première; le fait qu'Emma lui conserve une évaluation méliorative prouve qu'elle n'est pas rancunière de la fuite de Rodolphe.
Mais reprenons le cours chronologique du roman. Toujours sur l'isotopie financière, voici de nouveau l'endettement d'Emma qui enrichit son créancier (lequel, avec Homais et Rodolphe, constitue le clan des matérialistes) :
(II, ch. 14) Lheureux courut à sa boutique, en rapporta les
écus et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait
devoir payer à son ordre, le premier septembre prochain, la
somme de mille soixante et dix francs ; ce qui, avec les cent
quatre-vingts déjà stipulés, faisait juste douze cent
cinquante. […] Tout, d'ailleurs, lui réussissait. Il était
adjudicataire d'une fourniture de cidre pour l'hôpital de
Neufchâtel ; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les
tourbières de Grumesnil, et il rêvait d'établir un nouveau
service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne
tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du
Lion d'Or, et qui, marchant plus vite, étant à prix
plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans
les mains tout le commerce d'Yonville.
Charles se demanda plusieurs fois par quel, moyen, l'année
prochaine, pouvoir rembourser tant d'argent ; […]
A propos des distractions et de spectacles proposés à Emma, pour la guérir, le dépaysement à la ville semble un remède :
Il n'y voyait aucun empêchement; sa mère leur avait expédié
trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les
dettes courantes n'avaient rien d'énorme, et l'échéance des
billets à payer au sieur Lheureux était encore si longue,
qu'il n'y fallait pas songer. D'ailleurs, imaginant qu'elle y
mettait de la délicatesse, Charles insista davantage ; si bien
qu'elle finit, à force d'obsessions, par se décider. Et, le
lendemain, à huit heures, ils s'emballèrent dans
l'Hirondelle. L'apothicaire, que rien ne retenait à
Yonville, mais qui se croyait contraint de n'en pas bouger,
soupira en les voyant partir.
- Allons, bon voyage ! leur dit-il, heureux mortels que vous
êtes ! Puis, s'adressant à Emma, qui portait une robe de
soie bleue à quatre falbalas :
- Je vous trouve jolie comme un Amour ! Vous allez faire
florès à Rouen.
La diligence descendait à l'hôtel de la Croix
rouge, sur la place Beauvoisine. C'était une de ces
auberges comme il y en a dans tous les faubourgs de province,
avec de grandes écuries et de petites chambres à coucher, où
l'on voit au milieu de la cour des poules picorant l'avoine
sous les cabriolets crottés des commis voyageurs; –
bons vieux gîtes à balcon de bois vermoulu qui craquent au
vent dans les nuits d'hiver, continuellement pleins de monde,
de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont
poissées par les glorias, les vitres épaisses jaunies
par les mouches, les serviettes humides tachées par le vin
bleu ; et qui, sentant toujours le village, comme des valets
de ferme habillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et du
côté de la campagne un jardin à légumes.
On retrouve ici la ruralité du "garde-crotte" du cabriolet d'Homais [6], comme pour signifier que cette nouvelle auberge ne diffère pas du Lion d'Or et de son milieu.
Quelques lignes plus bas, le véhicule campagnard éponyme demeure indexé à l'isotopie /quartier populaire/, valorisée par Emma, mais non par son mari, timoré avant d'entrer au théâtre :
(II, ch. 15) […] Un peu plus bas, cependant, on était
rafraîchi par un courant d'air glacial qui sentait le suif, le
cuir et l'huile. C'était l'exhalaison de la rue des
Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l'on
roule des barriques.
De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d'entrer,
faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par
prudence, garda les billets à sa main, dans la poche de son
pantalon, qu'il appuyait contre son ventre.
La troisième partie s'ouvre sur la métamorphose du clerc retrouvé, devenu citadin plus audacieux :
(III, ch. 1) Léon ne perdait pas toute espérance, et il y
avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait
dans l'avenir, tel qu'un fruit d'or suspendu à quelque
feuillage fantastique.
Puis, en la revoyant après trois années d'absence, sa passion
se réveilla. Il fallait, pensait-il, se résoudre enfin à la
vouloir posséder. D'ailleurs, sa timidité s'était usée au
contact des compagnies folâtres, et il revenait en province,
méprisant tout ce qui ne foulait pas d'un pied verni
l'asphalte du boulevard. Auprès d'une Parisienne en dentelles,
dans le salon de quelque docteur illustre, personnage à
décorations et à voiture, le pauvre clerc, sans doute,
eût tremblé comme un enfant ; mais ici, à Rouen, sur le port,
devant la femme de ce petit médecin, il se sentait à l'aise,
sûr d'avance qu'il éblouirait. […]
On note que dans ce contexte d'arrivisme, le véhicule générique appartient au taxème matérialiste //signes de réussite sociale//, par contraste avec sa déclaration romantique, deux pages plus loin, où il se remémore l'idéalisation des fiacres, pareils à ceux des tableaux de la jeunesse d'Emma (cf. supra I, ch. 6) :
- Souvent, reprit-il, je vous écrivais des lettres
qu'ensuite je déchirais.
Elle ne répondait pas. Il continua :
- Je m'imaginais quelquefois qu'un hasard vous amènerait.
J'ai cru vous reconnaître au coin des rues : et je courais
après tous les fiacres où flottait à la portière un
châle, un voile pareil au vôtre …
Elle semblait déterminée à le laisser parler sans
l'interrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle
considérait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans
leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les
doigts de son pied.
Mais quelques pages après, le matérialisme de la relation charnelle adultérine reprend le dessus avec la compromission qu'accepte Emma dans cette même voiture. Ce détail réaliste profanatoire qui n'a pas échappé à l'avocat du ministère public Ernest Pinard lors du procès intenté à l'auteur (cf. éd. de Poche, 1983, p. 474) est d'autant plus perceptible qu'il fait "offense à la morale religieuse" en succédant au rendez-vous des amants dans la cathédrale Notre-Dame. Celui-ci a lieu à "onze heures"; or la mention de la fin de promenade en "voiture close" qui s'achève "vers six heures" est manifestement une exagération, entorse à la chronologie réaliste; elle confirme l'indexation en fin de chapitre du véhicule à l'isotopie /anormalité/, suscitée par le regard choqué des "bourgeois" :
- Imbécile ! grommela Léon s'élançant hors de l'église.
Un gamin polissonnait sur le parvis :
- Va me chercher un fiacre !
L'enfant partit comme une balle, par la rue des Quatre-Vents ;
alors ils restèrent seuls quelques minutes, face à face et un
peu embarrassés.
- Ah ! Léon ! Vraiment … je ne sais … si je dois … !
Elle minaudait. Puis, d'un air sérieux :
- C est très inconvenant, savez-vous ?
- En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris !
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.
Cependant le fiacre n'arrivait pas. Léon avait peur
qu'elle ne rentrât dans l'église. Enfin le fiacre
parut.
- Sortez du moins par le portail du nord ! leur cria le
Suisse, qui était resté sur le seuil, pour voir la
Résurrection, le Jugement dernier, le
Paradis, le Roi David et les
Réprouvés dans les flammes d'enfer.
- Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
- Où vous voudrez ! dit Léon poussant Emma dans la
voiture.
Et la lourde machine
[7] se mit en
route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts,
le quai Napoléon, le pont Neuf et s'arrêta court devant la
statue de Pierre Corneille.
- Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour
La Fayette, emporter vers la descente, elle entra au grand
galop dans la gare du chemin de fer.
- Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le
Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher
s'essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et
poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord
de l'eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé
de cailloux secs, et, longtemps, du côté d'Oyssel, au delà des
îles. […]
De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets
des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de
la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point
s'arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait
derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il
cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais
sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne
s'en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de
fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et
dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de
grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en
province, une voiture à stores tendus, et qui
apparaissait ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau
et ballottée comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où
le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes
argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile
jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au
vent et s'abattirent plus loin, comme des papillons blancs,
sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une
ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui
marchait le voile baissé, sans détourner la tête.
(III, ch. 2)
En arrivant à l'auberge, madame Bovary fut étonnée de ne pas
apercevoir la diligence. Hivert, qui l'avait
attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s'en aller.
Rien pourtant ne la forçait à partir ; mais elle avait donné
sa parole qu'elle reviendrait le soir même. D'ailleurs,
Charles l'attendait ; et déjà elle se sentait au cœur cette
lâche docilité qui est, pour bien des femmes, comme le
châtiment tout à la fois et la rançon de l'adultère.
Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un
cabriolet, et, pressant le palefrenier, l'encourageant,
s'informant à toute minute de l'heure et des kilomètres
parcourus, parvint à rattraper L'Hirondelle vers les
premières maisons de Quincampoix.
A peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les
rouvrit au bas de la côte, où elle reconnut de loin Félicité,
qui se tenait en vedette devant la maison du maréchal.
Cette cavalcade du changement de multiples véhicules (de transport tantôt privé tantôt public) traduit bien le climat romanesque indexé à /duplicité/. De telles actions perfectives et ponctuelles au passé simple n'ont rien de contradictoire avec les imperfectives duratives-itératives dans la mesure où toutes relèvent de la thématique de l'amour passion, que ce soit le déplacement soudain ou la lente promenade :
[…] elle s'embarqua dans l'Hirondelle pour aller à
Rouen consulter M. Léon ; et elle y resta trois jours.
(III, ch. 3)
Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie
lune de miel.
Ils étaient à l'hôtel de Boulogne, sur le port. Et ils
vivaient là, volets fermés, portes closes, avec des fleurs par
terre et des sirops à la glace, qu'on leur apportait dès le
matin.
Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient
dîner dans une île.
C'était l'heure où l'on entend, au bord des chantiers,
retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux.
La fumée du goudron s'échappait d'entre les arbres, et l'on
voyait sur la rivière de larges gouttes grasses, ondulant
inégalement sous la couleur pourpre du soleil, comme des
plaques de bronze florentin, qui flottaient.
Ils descendaient au milieu des barques amarrées, dont les
longs câbles obliques frôlaient un peu le dessus de la barque.
Les bruits de la ville insensiblement s'éloignaient, le
roulement des charrettes, le tumulte des voix, le
jappement des chiens sur le pont des navires. Elle dénouait
son chapeau et ils abordaient à leur île.
On constate que (depuis I, ch. 7-8, et ici même en III), la multiplicité des véhicules hippomobiles regroupés à la charnière de deux chapitres favorise leur transition en prolongeant l'isotopie /dynamisme/. Il s'agit de l'élan vers la vie de libertinage à Rouen, comparée à "une Babylone", symbolisant LA ville pour Emma. Après le retour mouvementé (III, ch. 2), voici l'aller où l'impatience d'Emma le dispute à la dissimulation :
(III, ch. 5) Hivert attelait sans se dépêcher, et en
écoutant d'ailleurs la mère Lefrançois, qui, passant par un
guichet sa tête en bonnet de coton, le chargeait de
commissions et lui donnait des explications à troubler un tout
autre homme. Emma battait la semelle de ses bottines contre
les pavés de la cour.
Enfin, lorsqu'il avait mangé sa soupe, endossé sa limousine,
allumé sa pipe et empoigné son fouet, il s'installait
tranquillement sur le siège.
L'Hirondelle partait au petit trot, et, durant trois
quarts de lieue, s'arrêtait de place en place pour prendre des
voyageurs, qui la guettaient debout, au bord du chemin, devant
la barrière des cours. Ceux qui avaient prévenu la veille se
faisaient attendre ; quelques-uns même étaient encore au lit
dans leur maison ; Hivert appelait, criait, sacrait,
puis il descendait de son siège, et allait frapper de grands
coups contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas
fêlés.
Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la
voiture roulait, les pommiers à la file se succédaient
; et la route, entre ses deux longs fossés pleins d'eau jaune,
allait continuellement se rétrécissant vers l'horizon.
Emma la connaissait d'un bout à l'autre ; elle savait qu'après
un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange
ou une cahute de cantonnier ; quelquefois même, afin de se
faire des surprises, elle fermait les yeux. […]
Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la
brise ; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient
dans la boue, la diligence se balançait, et
Hivert, de loin, hélait les carrioles sur la
route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au
bois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur
petite voiture de famille.
On s'arrêtait à la barrière ; Emma débouclait ses socques,
mettait d'autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas
plus loin, elle sortait de l'Hirondelle.
La ville alors s'éveillait. Des commis, en bonnet grec,
frottaient la devanture des boutiques, et des femmes qui
tenaient des paniers sur la hanche poussaient par intervalles
un cri sonore, au coin des rues. Elle marchait les yeux à
terre, frôlant les murs, et souriant de plaisir sous son voile
noir baissé.
Par peur d'être vue, elle ne prenait pas ordinairement le
chemin le plus court. Elle s'engouffrait dans les ruelles
sombres, et elle arrivait tout en sueur vers le bas de la rue
Nationale, près de la fontaine qui est là. C'est le quartier
du théâtre, des estaminets et des filles. Souvent une
charrette passait près d'elle, portant quelque décor
qui tremblait. Des garçons en tablier versaient du sable sur
les dalles, entre des arbustes verts. On sentait l'absinthe,
le cigare et les huîtres. […]
Comme pour "la rue des Charrettes" supra, ce moyen de locomotion à Rouen est indexé à /agitation populaire citadine/, valorisée par Emma, puisque cela la désennuie.
Quant à l'isotopie aspectuelle /itératif/ (des imparfaits), elle indexe non seulement la régularité des moyens de transports, mais aussi les habitudes des passagers et des rencontres qu'ils font. Ainsi sur le chemin du retour celle du gueux, dont la parabole sera récurrente lors de l'agonie d'Emma en fin de chapitre 8. Sa thématique de l'amour, associée aux meurtrissures de son corps dont l'horreur rejaillit sur les passagers préfigure son tragique destin :
Puis elle s'en allait ! Elle remontait les rues ; elle
arrivait à la Croix rouge ; elle reprenait ses socques,
qu'elle avait cachés le matin sous une banquette, et se
tassait à sa place parmi les voyageurs impatientés.
Quelques-uns descendaient au bas de la côte. Elle restait
seule dans la voiture. A chaque tournant, on apercevait
de plus en plus tous les éclairages de la ville qui faisaient
une large vapeur lumineuse au-dessus des maisons confondues.
Emma se mettait à genoux sur les coussins, et elle égarait ses
yeux dans cet éblouissement. Elle sanglotait, appelait Léon,
et lui envoyait des paroles tendres et des baisers qui se
perdaient au vent.
Il y avait dans la côte un pauvre diable vagabondant avec son
bâton, tout au milieu des diligences. Un amas de
guenilles lui recouvrait les épaules, et un vieux castor
défoncé, s'arrondissant en cuvette, lui cachait la figure ;
mais, quand il le retirait, il découvrait, à la place des
paupières, deux orbites béantes tout ensanglantées. La chair
s'effiloquait par lambeaux rouges ; et il en coulait des
liquides qui se figeaient en gales vertes jusqu'au nez, dont
les narines noires reniflaient convulsivement. Pour vous
parler, il se renversait la tête avec un rire idiot ; – alors
ses prunelles bleuâtres, roulant d'un mouvement continu,
allaient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la plaie
vive.
Il chantait une petite chanson en suivant les voitures
: "Souvent la chaleur d'un beau jour Fait rêver fillette à
l'amour." Et il y avait dans tout le reste des oiseaux, du
soleil et du feuillage.
Quelquefois, il apparaissait tout à coup derrière Emma, tête
nue. Elle se retirait avec un cri. Hivert venait le
plaisanter. Il l'engageait à prendre une baraque à la foire
Saint-Romain, ou bien lui demandait, en riant, comment se
portait sa bonne amie.
Souvent, on était en marche, lorsque son chapeau, d'un
mouvement brusque entrait dans la diligence par le
vasistas, tandis qu'il se cramponnait, de l'autre bras, sur le
marchepied, entre l'éclaboussure des roues. Sa voix, faible
d'abord et vagissante, devenait aiguë. Elle se traînait dans
la nuit, comme l'indistincte lamentation d'une vague détresse
; et, à travers la sonnerie des grelots, le murmure des arbres
et le ronflement de la boîte creuse, elle avait quelque chose
de lointain qui bouleversait Emma. Cela lui descendait au fond
de l'âme comme un tourbillon dans un abîme, et l'emportait
parmi les espaces d'une mélancolie sans bornes. Mais
Hivert, qui s'apercevait d'un contrepoids, allongeait à
l'aveugle de grands coups avec son fouet. La mèche le
cinglait sur ses plaies, et il tombait dans la boue en
poussant un hurlement.
Puis les voyageurs de l'Hirondelle finissaient par
s'endormir, les uns la bouche ouverte, les autres le menton
baissé, s'appuyant sur l'épaule de leur voisin, ou bien le
bras passé dans la courroie, tout en oscillant régulièrement
au branle de la voiture ; et le reflet de la lanterne
qui se balançait en dehors, sur la croupe des limoniers,
pénétrant dans l'intérieur par les rideaux de calicot
chocolat, posait des ombres sanguinolentes sur tous ces
individus immobiles. […]
Même avec le véhicule privé qu'est le boc, qui comme le cabriolet précédent est chargé d'intercepter la diligence, les rendez-vous d'Emma avec Léon demeurent indexés à /duplicité/ ainsi qu'à /soupçon/ de la part des villageois :
A partir de ce moment, son existence ne fut plus qu'un
assemblage de mensonges, où elle enveloppait son amour comme
dans des voiles, pour le cacher.
C'était un besoin, une manie, un plaisir, au point que, si
elle disait avoir passé, hier par le côté droit d'une rue, il
fallait croire qu'elle avait pris par le côté gauche. Un matin
qu'elle venait de partir, selon sa coutume, assez légèrement
vêtue, il tomba de la neige tout à coup ; et comme Charles
regardait le temps à la fenêtre, il aperçut M. Bournisien dans
le boc du sieur Tuvache qui le conduisait à Rouen.
Alors il descendit confier à l'ecclésiastique un gros châle
pour qu'il le remit à Madame, sitôt qu'il arriverait à la
Croix rouge. A peine fut-il à l'auberge que Bournisien
demanda où était la femme du médecin d'Yonville. L'hôtelière
répondit qu'elle fréquentait fort peu son établissement.
Aussi, le soir, en reconnaissant madame Bovary dans
l'Hirondelle, le curé lui conta son embarras, sans
paraître, du reste y attacher de l'importance ; […]
En revanche Charles ne se doute de rien, même devant l'évidence ; de là l'isotopie /naïveté/ qui le caractérise depuis l'incipit du roman. Son activisme avec son boc est ainsi frappé du sceau de l'inefficacité face aux ruses d'Emma, dont il est ici plus qu'ailleurs le faire-valoir :
Un soir, elle ne rentra point à Yonville. Charles en perdait
la tête, et la petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans
sa maman, sanglotait à se rompre la poitrine. Justin était
parti au hasard sur la route. M. Homais en avait quitté sa
pharmacie.
Enfin, à onze heures, n'y tenant plus, Charles attela son
boc, sauta dedans, fouetta sa bête et arriva vers deux
heures du matin à la Croix rouge. Personne. Il pensa
que le clerc peut-être l'avait vue ; mais où demeurait-il ?
[…] Comme il entrait dans cette rue, Emma parut elle-même à
l'autre bout ; il se jeta sur elle plutôt qu'il ne l'embrassa,
en s'écriant :
- Qui t'a retenue hier ?
- J'ai été malade.
- Et de quoi ?… Où ?… Comment ?…
Elle se passa la main sur le front, et répondit :
- Chez mademoiselle Lempereur.
- J'en étais sûr ! J'y allais.
- Oh ! ce n'est pas la peine, dit Emma.
Autre isotopie caractéristique cette fois du pharmacien : /sans-gêne/, du fait que non seulement il s'invite au déplacement à Rouen, mais il s'impose auprès du couple illégitime, en ce sens emblématique leur séparation, qu'il anticipe :
(III, ch. 6) Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer,
dans la cuisine du Lion d'Or, M. Homais en costume de
voyageur, c'est-à-dire couvert d'un vieux manteau qu'on ne lui
connaissait pas, tandis qu'il portait d'une main une valise,
et, de l'autre, la chancelière de son établissement. Il
n'avait confié son projet à personne, dans la crainte
d'inquiéter le public par son absence.
L'idée de revoir les lieux où s'était passée sa jeunesse
l'exaltait sans doute, car tout le long du chemin il n'arrêta
pas de discourir ; puis, à peine arrivé, il sauta vivement de
la voiture pour se mettre en quête de Léon ; et le
clerc eut beau se débattre, M. Homais l'entraîna vers le grand
café de Normandie, où il entra majestueusement sans
retirer son chapeau, estimant fort provincial de se découvrir
dans un endroit public.
Emma attendit Léon trois quarts d'heure. […]
La dégradation finale s'effectue aussi bien au niveau de ses dettes auprès de Lheureux qui s'aggravent immédiatement après cet extrait, que sur le plan amoureux :
Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes du
mariage. […]
Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleur
pourpre s'élargissait dans le ciel pâle, du côté de
Sainte-Catherine. La rivière livide frissonnait au vent ; il
n'y avait personne sur les ponts ; les réverbères
s'éteignaient.
Elle se ranima cependant, et vint à penser à Berthe, qui
dormait là-bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une
charrette pleine de longs rubans de fer passa, en
jetant contre le mur des maisons une vibration métallique
assourdissante.
Elle s'esquiva brusquement, se débarrassa de son costume, dit
à Léon qu'il lui fallait s'en retourner, et enfin resta seule
à l'hôtel de Boulogne.
Aussi au lendemain de ses nuits de "débauche" le véhicule naguère positif provoque un bruit strident, comme le symbole du signal d'alarme financier et familial.
Toujours à Rouen, elle a une vision fugace, celle d'une aristocratie merveilleuse (souvenir de la Vaubyessard) qui n'est qu'un instant de lueur dans la noirceur dominante :
(III, ch. 7) - Gare ! cria une voix sortant d'une porte
cochère qui s'ouvrait.
Elle s'arrêta pour laisser passer un cheval noir, piaffant
dans les brancards d'un tilbury que conduisait un
gentleman en fourrure de zibeline
[8]. Qui
était-ce donc ? Elle le connaissait … La voiture
s'élança et disparut.
Mais c'était lui, le vicomte ! Elle se détourna ; la
rue était déserte. Et elle fut si accablée, si triste, qu'elle
s'appuya contre un mur pour ne pas tomber. Puis elle pensa
qu'elle s'était trompée. Au reste, elle n'en savait rien.
Tout, en elle-même et au-dehors, l'abandonnait. […]
Autre répétition, celle du motif de "la chanson du gueux", rencontré sur le chemin du retour, et dont le triste sort préfigure celui de l'héroïne. On notera que l'ironie du cocher et du pharmacien rajoute une cruauté gratuite, ce qui rend d'autant plus pénibles ses déplacements à Rouen :
- Eh bien ! pour la peine, dit Hivert, tu vas nous
montrer la comédie.
L'Aveugle s'affaissa sur ses jarrets, et, la tête
renversée, tout en roulant ses yeux verdâtres et tirant la
langue, il se frottait l'estomac à deux mains, tandis qu'il
poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamé.
Emma, prise de dégoût, lui envoya, par-dessus l'épaule, une
pièce de cinq francs. C'était toute sa fortune. Il lui
semblait beau de la jeter ainsi.
La voiture était repartie, quand, soudain, M. Homais se
pencha en dehors du vasistas et cria:
- Pas de farineux ni de laitage ! Porter de la laine sur la
peau et exposer les parties malades à la fumée de baies de
genièvre !
Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeux
peu à peu détournait Emma de sa douleur présente. Une
intolérable fatigue l'accablait, et elle arriva chez elle
hébétée, découragée, presque endormie.
Enfin, troisième épisode de l'isotopie /pathologie/, et deuxième convocation du docteur Larivière auprès d'Emma empoisonnée, son véhicule pourtant banal et régulier hérite le sème /sacralité/ (de sa chirurgie) dû à sa comparaison avec "un dieu" :
(III, ch. 8) Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle
maudissait le poison, l'invectivait, le suppliait de se hâter,
et repoussait de ses bras raidis tout ce que Charles, plus
agonisant qu'elle, s'efforçait de lui faire boire. Il était
debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant, pleurant et
suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusqu'aux talons;
Félicité courait çà et là dans la chambre ; Homais, immobile,
poussait de gros soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son
aplomb, commençait néanmoins à se sentir troublé.
- Diable ! … cependant … elle est purgée, et, du moment que
la cause cesse …
- L'effet doit cesser, dit Homais ; c'est évident.
- Mais sauvez-la ! s'exclamait Bovary.
Aussi, sans écouter le pharmacien qui hasardait encore cette
hypothèse : "C'est peut-être un paroxysme salutaire", Canivet
allait administrer de la thériaque, lorsqu'on entendit le
claquement d'un fouet ; toutes les vitres frémirent, et une
berline
[9] de
poste, qu'enlevaient à plein poitrail trois chevaux
crottés jusqu'aux oreilles, débusqua d'un bond au coin des
halles. C'était le docteur Larivière.
L'apparition d'un dieu n'eût pas causé plus d'émoi. Bovary
leva les mains, Canivet s'arrêta court, et Homais retira son
bonnet grec bien avant que le docteur fût entré.
Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du
tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de
praticiens philosophes qui, chérissant leur art d'un amour
fanatique, l'exerçaient avec exaltation et sagacité !
Logiquement, le dernier extrait décrit son enterrement à Yonville :
(III, ch. 10) la grande croix d'argent se dressait toujours
entre les arbres.
Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon
rabattu ; elles portaient à la main un gros cierge qui
brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuelle
répétition de prières et de flambeaux, sous ces odeurs
affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche
soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des
gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les
haies d'épines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient
l'horizon : le claquement d'une charrette roulant au
loin dans les ornières, le cri d'un coq qui se répétait
ou la galopade d'un poulain que l'on voyait s'enfuir sous les
pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses ; des
lumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières
couvertes d'iris ; Charles, en passant, reconnaissait les
cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, où, après
avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournait vers
elle.
Il s'agit du retour à la campagne initiale, avec la présence du père Rouault qui évoque le "cimetière des Bertaux", indexé aux isotopies /ruralité/ et /rétrospection nostalgique/. Cette évolution chronologique cyclique affecte aussi les véhicules puisque les charrettes mélioratives (de I, ch. 2, bien qu'étant les plus simples des voitures) sont ici récurrentes, mais comme pour symboliser ici que Charles (personnage dominant du début et de la fin du roman [10]) ne sort pas de "l'ornière", mais dans un sens qui n'a pas la valeur dysphorique traditionnelle (cf. "joyeux"). Rebondissons d'ailleurs sur ce mot, crédité de trois occurrences au total. Voici les deux premières, porteuses de la même évaluation : à l'incipit on lisait "Les ornières devinrent plus profondes. On approchait des Bertaux." Moins innocente est l'occurrence intermédiaire qui annonçait ce que Flaubert appelait dans sa correspondance la "baisade dans les bois par un temps d'automne" consécutive aux comices (II, 9) : "Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières. Mais sa robe trop longue l'embarrassait, bien qu'elle la portât relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité."
***
De ce relevé d'attestations en contexte, sémantisées par les parcours interprétatifs, on conclut que de tels éléments matériels a priori anodins balisent systématiquement des épisodes cruciaux du roman (notamment : mariage, bonheur de Charles près de sa femme, remémoration du couvent, bal à la Vaubyessard, apparition d'Yonville, puis de Rodolphe et de Léon, ambiance au Lion d'Or, Comices, innombrables allers-retours à Rouen, pathologies d'Hippolyte puis d'Emma, projet de fuite avec Rodolphe et trahison, lieux populaires, consommation charnelle d'Emma, L'Exclu, les obsèques). Leur importance est aussi thématique ; en effet, de par les isotopies afférentes que chacune des occurrences des véhicules réactive, elles contribuent à la cohésion sémantique du roman.
Ajoutons que les hippomobiles échangent leurs isotopies qui ne leur sont pas spécifiques, telle la tonale /ironie/ qui affecte certes le "carrosse" (comparant du landau du conseiller aux Comices), dont se moquent les observateurs, ainsi que les "cabriolets crottés des commis voyageurs", mais non la seconde occurrence du "carrosse" qui blasonne le porte-cigares, objet magique pour Emma (isotopie /rêverie/ dans ce cas).
Naguère dans son approche "socio-sémantique" des objets dans le roman, Cl. Duchet (in Travail de Flaubert, "points", 1983, p.13) remarquait à juste titre que "ceux-ci sont très rarement fonctionnels" (p. 18) et pourvus du seul sème casuel /instrumental/ ; ils auraient au contraire trois statuts : "Information, l'objet renseigne sur un monde hors-texte, auquel il donne forme et consistance. Signe, il instaure le sens, profile une idéologie ou une vision du monde. Valeur, il bascule dans l'espace romanesque à la fois comme support de signification et comme matière phonique ; à ce niveau, il acquiert la plénitude de son statut esthétique." (p. 21) Duchet ouvrit ainsi la voie à une description esthético-structurale des objets, dont il reprit "les trois axes actantiels du désir, de la communication et de la lutte" à Greimas (p. 22).
La réduction sémantique à ces trois axes nous paraît bien excessive au vu de la diversité des isotopies qui indexent les différents types de voitures. En revenant à un point de vue sémasiologique (i. e. qui part des entrées du champ lexical – on ne citera pas le générique voiture(s), polyvalent – non plus du sens global contextuel, lequel figure au contraire le point de vue onomasiologique [11]), ressaisissons les principales isotopies afférentes et distinctives; elles constituent l'histoire contextuelle (cf. Rastier) des sémèmes indexés :
II. Comparaison avec L'éducation
sentimentale (1869)
[12]
Resaisissons les données quantitatives, pour nos quatre romans, telles que les fournit Hyperbase (on a mis en évidence les pics frappants relativement aux déficits voisins) :
30 hippomobiles |
Mme Bovary |
L'éducation s. |
Bel-Ami |
Une vie |
véhicule(s) |
0 |
1 |
0 |
1 |
voiture(s) |
31 |
71 |
47 |
31 |
fiacre(s) |
7 |
25 |
33 |
0 |
calèche(s) |
3 |
10 |
0 |
13 |
diligence(s) |
7 |
7 |
0 |
0 |
malle(s) |
1 |
1 |
0 |
0 |
cabriolet(s) |
7 |
11 |
0 |
0 |
coupé(s) |
0 |
11 |
0 |
0 |
berline(s) |
1 |
5 |
0 |
2 |
carrosse |
2 |
2 |
0 |
0 |
boc |
8 |
0 |
0 |
0 |
landau |
1 |
5 |
10 |
0 |
phaéton |
0 |
0 |
0 |
2 |
tilbury(s) |
4 |
2 |
0 |
1 |
guimbarde |
1 |
0 |
0 |
1 |
tapissière(s) |
1 |
2 |
0 |
0 |
charrette(s) |
14 |
6 |
0 |
5 |
carriole(s) |
6 |
2 |
0 |
13 |
chariot |
0 |
1 |
0 |
0 |
char(s) |
2 |
3 |
0 |
0 |
tombereau(x) |
0 |
2 |
0 |
0 |
haquet(s) |
0 |
1 |
0 |
0 |
escargot |
0 |
1 |
0 |
0 |
break |
0 |
1 |
0 |
0 |
dog-cart(s) |
0 |
1 |
0 |
0 |
briska(s) |
0 |
1 |
0 |
0 |
wurst(s) |
0 |
1 |
0 |
0 |
tandem(s) |
0 |
1 |
0 |
0 |
victoria(s) |
0 |
1 |
0 |
0 |
stepper à chaise |
0 |
1 |
0 |
0 |
Dans les deux romans de Flaubert, on constate l'absence de "phaéton", la rareté de "chariot", en revanche très présent dans Salammbô, ou encore que "boc" est une spécificité de Madame Bovary (par rapport à l'immense base Auteurs). Le chiffre de "voiture(s)" [13] a plus que doublé dans L'éducation sentimentale (dont la quantité et la variété des hippomobiles sont frappantes); cela nous contraint, pour ne pas alourdir l'exposé, à oublier le relevé exhaustif des attestations du générique. Cette restriction émise, passons en revue les épisodes pertinents, en suivant toujours le cours chronologique du roman.
1) Le premier est assurément la rencontre de Frédéric et de Mme Arnoux sur un navire, à quoi succède un moyen de locomotion terrestre qu'envisage d'utiliser la famille [14] :
Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait ; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite ; il s'assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là. Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre. (p. 1939)
De là le refus de la séparation. On constate l'opposition isotopique de /voyage fluvial/ vs /terrestre/ :
Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était
près du gouvernail, debout. Il lui envoya un regard où il
avait tâché de mettre toute son âme ; comme s'il n'eût rien
fait, elle demeura immobile. Puis, sans égard aux salutations
de son domestique :
-” Pourquoi n'as-tu pas amené la voiture jusqu'ici ? ”
Le bonhomme s'excusait.
-” Quel maladroit ! Donne-moi de l'argent ! ” Et il alla
manger dans une auberge. Un quart d'heure après, il eut envie
d'entrer comme par hasard dans la cour des diligences.
Il la verrait encore, peut-être ? (p. 1942)
La disjonction physique entraîne de la part du protagoniste, de retour chez lui à Nogent-sur-Seine, une mentalisation (rêverie), subjectivité qui se poursuit par une hypothèse (cf. "sans doute"), laquelle marque le refus de l'omniscience :
La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi.
On se retira, par discrétion. Puis, dès qu'ils furent seuls,
dans la salle, sa mère lui dit, à voix basse :
- ” Eh bien ? ”
Le vieillard l'avait reçu très cordialement, mais sans montrer
ses intentions.
Mme Moreau soupira.
- ” Où est-elle, à présent ? ” songeait-il.
La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans
doute, elle appuyait contre le drap du coupé sa belle
tête endormie. (p. 1947)
2) Plus de deux mois plus tard, Frédéric sur les conseils d'un ami tente une adaptation au milieu huppé des Dambreuse, bourgeois riches et influents :
[…] ” Il faut que tu ailles dans ce monde-là ! Tu m'y mèneras
plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour
lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! ”
Frédéric se récriait.
- ” Mais je te dis là des choses classiques, il me
semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie
humaine ! Tu réussiras, j'en suis sûr ! ” […]
Le jeune homme était troublé en allant chez eux.
- ” J'aurais mieux fait de prendre mon habit. On
m'invitera sans doute au bal pour la semaine prochaine ? Que
va-t-on me dire ? ”
L'aplomb lui revint en songeant que M. Dambreuse n'était qu'un
bourgeois, et il sauta gaillardement de son cabriolet
sur le trottoir de la rue d'Anjou. (p. 1959)
La "jolie Mme Dambreuse, que citaient les journaux de modes" possède sa propre voiture, à laquelle elle propage donc le sème /chic féminin/ :
Un coupé bleu, attelé d'un cheval noir, stationnait devant le perron. La portière s'ouvrit, une dame y monta, et la voiture, avec un bruit sourd, se mit à rouler sur le sable. Frédéric, en même temps qu'elle, arriva de l'autre côté, sous la porte cochère. L'espace n'étant pas assez large, il fut contraint d'attendre. La jeune femme, penchée en dehors du vasistas, parlait tout bas au concierge. Il n'apercevait que son dos, couvert d'une mante violette. Cependant, il plongeait dans l'intérieur de la voiture, tendue de reps bleu, avec des passementeries et des effilés de soie. Les vêtements de la dame l'emplissaient ; il s'échappait de cette petite boîte capitonnée un parfum d'iris, et comme une vague senteur d'élégances féminines. Le cocher lâcha les rênes, le cheval frôla la borne brusquement, et tout disparut. Frédéric s'en revint à pied, en suivant les boulevards. Il regrettait de n'avoir pu distinguer Mme Dambreuse. (p. 1961)
Comme bien souvent dans le roman, on note que l'échec de l'approche par le protagoniste se traduit par la modalité épistémique, dans la reconnaissance trop tardive, a posteriori.
3) La deuxième approche de Mme Arnoux est indexée à l'isotopie /densité/, concernant les belles promeneuses; elle donne lieu à une rêverie sur le milieu aisé ainsi que sur la poésie du lieu :
Les jours de soleil il continuait sa promenade jusqu'au bout
des Champs-Elysées. Des femmes, nonchalamment assises dans des
calèches, et dont les voiles flottaient au vent,
défilaient près de lui, au pas ferme de leurs chevaux, avec un
balancement insensible qui faisait craquer les cuirs vernis.
Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se
ralentissant à partir du Rond-Point, elles occupaient toute la
voie. Les crinières étaient près des crinières, les lanternes
près des lanternes ; les étriers d'acier, les gourmettes
d'argent, les boucles de cuivre, jetaient çà et là des points
lumineux entre les culottes courtes, les gants blancs, et les
fourrures qui retombaient sur le blason des portières. Il se
sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses yeux erraient
sur les têtes féminines ; et de vagues ressemblances amenaient
à sa mémoire Mme Arnoux. Il se la figurait, au milieu des
autres, dans un de ces petits coupés, pareils au
coupé de Mme Dambreuse.
Mais le soleil se couchait, et le vent froid soulevait des
tourbillons de poussière. Les cochers baissaient le menton
dans leurs cravates, les roues se mettaient à tourner plus
vite, le macadam grinçait ; et tous les équipages
[15]
descendaient au grand trot la longue avenue, en se frôlant, se
dépassant, s'écartant les uns des autres, puis, sur la place
de la Concorde, se dispersaient. (p. 1967)
Plus tard, la réception chez les Arnoux, à Paris, rue de Choiseul, mentionnera une voiture banale pourtant indexée à /exotisme (culinaire)/, /rareté/, /luxe/ par son contenu :
Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines ; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malles- poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces. (p. 2010) [16]
Le départ s'opère sur l'opposition /désir/ (amoureux) vs /réalité/, symbolisée par un véhicule fruste indexé sociologiquement et péjorativement à /milieu populaire/ (désert-calme ou surpeuplé-agité), du fait qu'il est indice de la conscience d'une appartenance de classe :
Il quitta ses amis ; il avait besoin d'être seul. Son cœur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Etait-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ? ” Allons donc ! je suis fou ! ” Qu'importait d'ailleurs, puisqu'il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère. Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu'elle vécût ! Il n'avait plus conscience du milieu, de l'espace, de rien ; et, battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. ( p. 2015)
Quelquefois, l'espoir d'une distraction l'attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d'ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l'étourdissait, le dimanche surtout, quand, depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine, c'était un immense flot ondulant sur l'asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue ; il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder. (p. 2044)
L'échec est réitéré lors de sa fausse joie à l'idée une nouvelle tentative infructueuse d'approche :
A la nouvelle du départ d'Arnoux, une joie l'avait saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, […] Pour savoir s'il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois, dans l'air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l'ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul. Il monta vivement l'escalier, tira le cordon de la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait près de défaillir. Puis il ébranla, d'un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s'apaisa par degrés ; et l'on n'entendait plus rien. Frédéric eut peur. (p. 2039)
4) Cette voiture n'est toutefois pas indexée uniquement à /déception/; lui sont aussi propagées les afférences /vie mondaine/ et /distraction/ lorsque, pour détourner Frédéric de son obsession, ses amis recherchent des lieux d'amusement :
Frédéric n'invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l'Alhambra [bal public des Champs-Elysées]. Deux galeries moresques s'étendaient à droite et à gauche, parallèlement. (p. 2052)
Que ce soit pour un déplacement fonctionnel ou festif, le fiacre apparaît comme le mode de transport parisien normal pour le particulier. Interchangeable avec le suivant :
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l'histoire
pouvait lui être racontée. Il répondit qu'effectivement, il
n'avait pas de maîtresse. Le marchand l'en blâma.
- ” Ce soir, l'occasion était bonne ! Pourquoi n'avez-vous pas
fait comme les autres, qui s'en vont tous avec une femme ? ”
- ” Eh bien, et vous ? ” dit Frédéric, impatienté d'une telle
persistance.
- ” Ah ! moi ! mon petit ! c'est différent ! Je m'en retourne
auprès de la mienne ! ” Il appela un cabriolet et
disparut. (p. 2062)
Deslauriers l'accosta sous les arcades. Elle [une grande fille] inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la Place du Carrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d'elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. (p. 2063)
Contrairement à l'imperfectivité qui détermine les premières diligences, calèches et charrettes, on constate que les deux types de voitures légères voient leur perfectivité mise en évidence par l'usage du passé simple.
Toujours dans le contexte du divertissement, ici au théâtre, Frédéric, comme au début, ne reconnaît pas d'emblée celle de Mme Dambreuse, qu'il rencontrera peu après à l'entracte avec son mari. L'erreur se justifie par le fait que le véhicule suivant est nettement distinct du coupé bleu précédent qui appartenait déjà à Mme Dambreuse :
Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement,
et admira, sur le boulevard, au bas du perron, un grand
landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par
un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge
d'avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari
avait un visage pâle, bordé d'un filet de barbe grise, la
rosette d'officier, et cet aspect glacial qu'on attribue aux
diplomates. Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins,
ni grande ni petite, ni laide, ni jolie, portait ses cheveux
blonds tire-bouchonnés à l'anglaise, une robe à corsage plat,
et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d'un
pareil monde fussent venus au spectacle dans cette saison il
fallait supposer un hasard, ou l'ennui de passer leur soirée
en tête-à- tête. (p. 2087)
Quant au véhicule utilitaire suivant, son apparition a lieu peu après lors d'un retour temporaire en province (aux environs de Nogent-sur-Seine), comme en témoigne la mention du lieu-dit :
A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps qu'une voix l'appelait. C'était le père Roque, seul dans sa tapissière [17]. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l'y conduire. (p. 2101)
Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n'en savait rien. Il concevait cela, du reste : Nogent devait l'ennuyer. (p. 2158)
5) Cet acte de dévouement de la part du régisseur du banquier M. Dambreuse précède l'événement qui clôturera la première partie du roman, à savoir l'héritage de Frédéric. Parmi ses conséquences, le choix d'une multitude de voitures, soit rêvées soit réellement empruntées (on note que la diligence reparaît en début de partie comme cela était le cas en I pour le voyage initial des Arnoux, et comme cela se vérifiera en III lors de la gêne provoquée à Frédéric et Rosanette par l'insurrection) :
Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de plus vrai!
toute la fortune de l'oncle! Vingt-sept mille livres de rente!
et une joie frénétique le bouleversa, à l'idée de revoir Mme
Arnoux. Avec la netteté d'une hallucination, il s'aperçut
auprès d'elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du
papier de soie, tandis qu'à la porte stationnerait son
tilbury, non, un coupé plutôt ! un coupé
noir, avec un domestique en livrée brune ; il entendait
piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant
avec le murmure de leurs baisers. (p. 2103) […]
S'il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à l'instant
même. Le lendemain, toutes les places dans les
diligences étaient retenues ; il se rongea jusqu'au
surlendemain, à sept heures du soir.
[…fin de I, chap. 6, début de II, chap. 1:]
Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que
la diligence s'ébranla, emportée par les cinq chevaux
détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme
un architecte qui fait le plan d'un palais, il arrangea,
d'avance, sa vie. Il l'emplit de délicatesses et de splendeurs
; elle montait jusqu'au ciel ; une prodigalité de choses y
apparaissait ; et cette contemplation était si profonde, que
les objets extérieurs avaient disparu. […]
La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les
croupes des limoniers. Il n'apercevait au-delà que les
crinières des autres chevaux qui ondulaient comme des vagues
blanches ; leurs haleines formaient un brouillard de chaque
côté de l'attelage; les chaînettes de fer sonnaient,
les glaces tremblaient dans leurs châssis ; et la lourde
voiture, d'un train égal, roulait sur le pavé. Çà et
là, on distinguait le mur d'une grange, ou bien une auberge,
toute seule. Parfois, en passant dans les villages, le four
d'un boulanger projetait des lueurs d'incendie, et la
silhouette monstrueuse des chevaux courait sur l'autre maison
en face. Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait un
grand silence, pendant une minute. Quelqu'un piétinait en
haut, sous la bâche, tandis qu'au seuil d'une porte, une
femme, debout, abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le
conducteur sautant sur le marchepied, la diligence
repartait. (p. 2105-8)
Cette arrivée à la capitale débouche sur la description des quartiers populaires parisiens :
Des enseignes de sage-femme représentaient une matrone en
bonnet, dodelinant un poupon dans une courtepointe garnie de
dentelles. Des affiches couvraient l'angle des murs, et, aux
trois quarts déchirées, tremblaient au vent comme des
guenilles. Des ouvriers en blouse passaient, et des
haquets de brasseurs, des fourgons de blanchisseuses,
des carrioles de bouchers ; une pluie fine tombait, il
faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient
pour lui le soleil resplendissaient derrière la brume. […]
La mèche du long fouet claquait dans l'air humide. Le
conducteur lançait son cri sonore : ” Allume ! allume ! ohé !
” et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient en
arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on croisait
des tombereaux, des cabriolets, des omnibus.
Enfin la grille du Jardin des Plantes se déploya. La Seine,
jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur
s'en exhalait. Frédéric l'aspira de toutes ses forces,
savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves
amoureuses et des émanations intellectuelles ; il eut un
attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il
aimait jusqu'au seuil des marchands de vin garni de paille,
jusqu'aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu'aux garçons
épiciers secouant leur brûloir à café. […] (p. 2110-11)
Frédéric choisit un moyen de locomotion plus rapide pour rencontrer un informateur :
Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de l'estaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dans un cabriolet, s'enquit près du cocher s'il n'y avait point quelque part, sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, un certain café Alexandre. […] La pluie sonnait comme grêle, sur la capote du cabriolet. Par l'écartement du rideau de mousseline, il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile qu'un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons de roue, et le cocher s'abritant de la couverture sommeillait ; mais, craignant que son bourgeois ne s'esquivât, de temps à autre il entrouvrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve ; (p. 2115-17)
Quant à Mme Arnoux, elle fait preuve de mansuétude envers son mari, dont les excès sont d'abord alimentaires :
-” Va, va, mon ami. Amuse-toi ! ”
Arnoux héla un fiacre.
- ” Palais-Royal ! galerie Montpensier. ”
Et, se laissant tomber sur les coussins :
- ” Ah ! comme je suis las, mon cher ! j'en crèverai. Du
reste, je peux bien vous le dire, à vous. ” Il se pencha vers
son oreille, mystérieusement : - ” Je cherche à retrouver le
rouge de cuivre des Chinois. ”
Et il expliqua ce qu'étaient la couverte et le petit feu.
Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu'il
fit porter sur le fiacre. Puis il choisit pour ”sa
pauvre femme” du raisin, des ananas, différentes curiosités de
bouche et recommanda qu'elles fussent envoyées de bonne heure,
le lendemain. (p. 2131)
6) La même voiture, associée à la maîtresse d'Arnoux (avant de devenir celle de Frédéric), est indexée à /vie mondaine/ et /théâtralité/, par le rôle qu'elle s'octroie :
- ”Messieurs, écoutez-moi! un mot! J'ai de l'expérience,
messieurs!” Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un
verre, finit par obtenir du silence ; et, s'adressant au
Chevalier qui gardait son casque, puis au Postillon coiffé
d'un bonnet à longs poils : - ”Voulez-vous bien m'obéir,
saprelotte
[18] !
Regardez donc mes épaulettes! Je suis votre maréchale”! Ils
s'exécutèrent, et tous applaudirent en criant : - ”Vive la
Maréchale! vive la Maréchale!” […] Puis, en attendant les
voitures, on s'embobelina dans les capelines et les
manteaux. Sept heures sonnèrent. L'Ange était toujours dans la
salle, attablée devant une compote de beurre et de sardines;
et la Poissarde, près d'elle, fumait des cigarettes, tout en
lui donnant des conseils sur l'existence. Enfin, les
fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent.
Hussonnet, employé dans une correspondance pour la province,
devait lire avant son déjeuner cinquante-trois journaux ; la
Sauvagesse avait une répétition à son théâtre, Pellerin un
modèle, l'Enfant de chœur trois rendez-vous. Mais l'Ange,
envahie par les premiers symptômes d'une indigestion, ne put
se lever. Le Baron moyen âge la porta jusqu'au fiacre.
[…] Puis deux grands yeux noirs, qui n'étaient pas dans le
bal, parurent ; et légers comme des papillons, ardents comme
des torches, ils allaient, venaient, vibraient, montaient dans
la corniche, descendaient jusqu'à sa bouche. Frédéric
s'acharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà
le rêve l'avait pris ; il lui semblait qu'il était attelé près
d'Arnoux, au timon d'un fiacre, et que la Maréchale, à
califourchon sur lui, l'éventrait avec ses éperons d'or.
Chap. 2
Frédéric trouva, au coin de la rue Rumford, un petit hôtel et
il s'acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les
meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre
aux deux coins de la porte dans son salon. (p. 2150, 52, 54-5)
Ce coupé dont il a rêvé devient un élément du standing bourgeois qui lui sera indispensable, notamment pour honorer l'invitation des Dambreuse :
Frédéric montait en coupé pour s'y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. A la lueur des lanternes, il lut: ”Cher, j'ai suivi vos conseils. Je viens d'expulser mon Osage. A partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. ” Rien de plus ! Mais c'était le convier à la place vacante. Il poussa une exclamation, serra le billet dans sa poche et partit. Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file de lampions brûlaient sur les deux portes cochères; et des domestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusqu'au bas du perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le vestibule. De grands arbres emplissaient la cage de l'escalier ; les globes de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme des moires de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches allègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit la main ; presque aussitôt, Mme Dambreuse parut. (p. 2206)
En revanche, l'ami de Frédéric fait preuve de muflerie à l'égard de sa maîtresse; de là l'afférence /ironie/ propagée au véhicule, par dérision :
Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.
– ” Ah ! tu m'ennuies, à la fin ! ”
– ” C'est que je t'aime ! ”
– ” Je ne demande pas qu'on m'aime, mais qu'on m'oblige ! ”
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se planta
devant la fenêtre, et y restait immobile, le front posé contre
le carreau. Son attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.
– ” Quand tu auras fini, tu commanderas ton carrosse,
n'est-ce pas ? ” Elle se retourna en sursaut.
– ”Tu me renvoies ! – Parfaitement !” (p. 2247)
L'injustice du traitement est d'autant plus criante qu'on se rappelle le premier portrait de la jeune fille victime de Deslauriers "le Clerc" [19] :
Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le Clerc abusait de sa candeur […] Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l'appelait ”fille du peuple” par manière de rire. (p. 2067)
Quant à la seconde et dernière occurrence de ce véhicule, elle demeurera indexée à l'isotopie /conflit amoureux/, cette fois entre Mlle Vatnaz, maîtresse d'Arnoux, donc rivale de la Maréchale à qui elle voue une haine féroce :
Elle le [Frédéric] railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l'écraser plus tard avec son carrosse. (p. 2645)
Mais reprenons le cours chronologique du récit. L'isotopie de l'arme financière se poursuit sur le domaine //spéculation// auquel est indexé l'épisode du placement lucratif de l'industriel. Cela implique des moyens de locomotion pour aller à sa recherche dans la manufacture de faïence :
En route, l'idée des Arnoux l'assaillit de nouveau ; et, ne
découvrant point de raison à leur conduite, il fut pris par
une angoisse, un pressentiment funèbre. Pour s'en débarrasser,
il appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.
[…]
Frédéric s'enquit d'une voiture, on n'en trouvait qu'à
la gare. Il y retourna. Une calèche disloquée, attelée
d'un vieux cheval dont les harnais décousus pendaient dans les
brancards, stationnait devant le bureau des bagages,
solitairement. (p. 2269, 71)
Or cette isotopie /dégradation/ ('disloquée') traduit bien l'échec de l'intercession financière.
Elle contraste avec l'évaluation méliorative de l'isotopie /galanterie/ :
Frédéric les [chiens] porta lui-même jusqu'à la voiture. C'était une berline de louage avec deux chevaux de poste et un postillon ; il avait mis sur le siège de derrière son domestique. La Maréchale parut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu'elle fut assise, lui demanda s'il avait été chez Arnoux, dernièrement. (p. 2289)
7) Autre manifestation de l'isotopie /vie mondaine/, celle du domaine //hippisme// au Champ de Mars, lieu que vient hanter une voiture étrange pour Frédéric qui ne l'attribuera avec certitude à Mme Arnoux qu'a posteriori ; de là l'afférence /mystère/ (amoureux) :
A cent pas de lui [Frédéric], dans un cabriolet
milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de
la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença
plusieurs fois ; Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un
soupçon le saisit, il lui sembla que c'était Mme Arnoux.
Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ? Il
descendit de voiture, sous prétexte de flâner au
pesage.
-” Vous n'êtes guère galant ! ” dit Rosanette.
Il n'écouta rien et s'avança. Le milord, tournant
bride, se mit au trot. Frédéric, au même moment, fut happé par
Cisy.
- ” Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnet est là-bas
! Ecoutez donc ! ”
Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le
milord. La Maréchale lui faisait signe de retourner
près d'elle. (p. 2294)
En revanche il est une autre forme de féminité qui ne se dissimule plus, mais est indexée à /théâtralité/, le narrateur s'amusant à lui associer le sème /vulgarité/ :
Il y avait aussi des illustrations de bals publics, des comédiennes du boulevard ;- et ce n'étaient pas les plus belles qui recevaient le plus d'hommages. La vieille Georgine Aubert, celle qu'un vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution, horriblement maquillée et poussant de temps à autre une espèce de rire pareil à un grognement, restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de martre comme en plein hiver. Mme de Remoussot, mise à la mode par son procès, trônait sur le siège d'un break en compagnie d'Américains ; et Thérèse Bachelu, avec son air de vierge gothique, emplissait de ses douze falbalas l'intérieur d'un escargot qui avait, à la place du tablier, une jardinière pleine de roses. La Maréchale fut jalouse de ces gloires; (p. 2297)
Toujours par alternance, le retour à la femme discrète implique l'isotopie /gêne/ de son admirateur, très perceptible par contraste avec la provocation de Rosanette, ex-maîtresse de M. Arnoux :
Le milord reparut, c'était Mme Arnoux. Elle pâlit
extraordinairement.
- ”Donne-moi du champagne !” dit Rosanette.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle
s'écria :
- ”Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l'épouse de mon
protecteur, ohé !”
Des rires éclatèrent autour d'elle, le milord disparut.
[…]
Frédéric, affaissé dans le coin de la berline,
regardait à l'horizon le milord disparaître
[20], sentant
qu'une chose irréparable venait de se faire et qu'il avait
perdu son grand amour. Et l'autre était là, près de lui,
l'amour joyeux et facile ! Mais, lassé, plein de désirs
contradictoires et ne sachant même plus ce qu'il voulait, il
éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir. (p.
2299)
Clou du spectacle, la parade des véhicules énumérés active non seulement la paire /ostentation/ et /luxe/, par l'accumulation des raretés, mais aussi /chic féminin/ du point de vue de Frédéric, pour qui toutes ces mondaines réunies (hormis la discrète Mme Arnoux, absente de la réunion) sont des objets aussi convoités que leurs parures mobiles :
Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et
d'acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux,
conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à
crépines d'or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon
sur l'autre banquette en face, tous les trois avaient des
figures étonnées.
-” Ils m'ont reconnu ! ” se dit Frédéric. Rosanette voulut
qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait
reparaître. Il cria au postillon : - ” Va donc ! va donc ! en
avant ! ”
Et la berline se lança vers les Champs-Elysées au
milieu des autres voitures, calèches,
briskas, wursts, tandems,
tilburys, dog-carts, tapissières à
rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette,
demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pères de
famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de
monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres,
laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands
coupés à siège de drap promenaient des douairières qui
sommeillaient ; ou bien un stepper magnifique passait,
emportant une chaise, simple et coquette comme l'habit
noir d'un dandy. […]
Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte
d'hébétude à voir auprès d'eux continuellement toutes ces
roues tourner. Par moments, les files de voitures, trop
pressées, s'arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes.
Alors, on restait les uns près des autres, et l'on
s'examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards
indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins d'envie
brillaient au fond des fiacres ; des sourires de
dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des
bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles
; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se
rejetait en arrière d'un bond pour éviter un cavalier qui
galopait entre les voitures et parvenait à en sortir.
Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaient
les rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux,
animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume autour
d'eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient dans la
vapeur d'eau que le soleil couchant traversait. Passant sous
l'Arc de Triomphe, il allongeait à hauteur d'homme une lumière
roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les
poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des
sellettes ; et, sur les deux côtés de la grande avenue,-
pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des
vêtements, des têtes humaines -, les arbres tout reluisants de
pluie se dressaient, comme deux murailles vertes.
Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines
places, avait des douceurs de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait
l'inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces
voitures, à côté d'une de ces femmes. Il le possédait,
ce bonheur-là, et n'en était pas plus joyeux. […] A la hauteur
des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la
berline se ralentit. Un homme en paletot noisette
marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de
dessous les ressorts, s'étala dans son dos. L'homme se
retourna, furieux. Frédéric devint pâle; il avait reconnu
Deslauriers. A la porte du Café Anglais, il renvoya la
voiture. (p. 2300-2)
Un tel comique de situation détend l'atmosphère qui, comme le montre l'échange suivant, a tendance à tourner à la jalousie entre femmes, ce dont témoigne l'afférence /curiosité/ par la question rétrospective de Rosanette :
Puis elle demanda, d'une voix calme, à qui appartenait ce
grand landau avec une livrée marron.
- ”A la comtesse Dambreuse”, répliqua Cisy.
- ”Ils sont très riches, n'est-ce pas ?”
- ”Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout
simplement, une demoiselle Boutron, la fille d'un préfet, ait
une fortune médiocre.”
Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages,
Cisy les énuméra ; fréquentant les Dambreuse, il savait leur
histoire. Frédéric, pour lui être désagréable, s'entêta à le
contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s'appelait de
Boutron, certifiait sa noblesse.
- ”N'importe! je voudrais bien avoir son équipage ! dit
la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil.” (p. 2308)
Indirectement, l'acte de galanterie témoigné à Rosanette (dont "les deux toutous étaient reconduits", cf. supra p. 2289) procure à Frédéric une vexation publique :
- ” Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le
fiacre. ”
- ” Quel fiacre? ”
- ” Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits
chiens. ”
Et la figure du garçon s'allongea, comme s'il eût plaint le
pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler. Il donna
de pourboire les vingt francs qu'on lui rendait. (p. 2311)
8) Cela est isotope de l'humiliation par Cisy qui déclenchera peu après le duel, motif romanesque ici indexé à l'isotopie /ridicule/, et qui requiert trois voitures. Elles se lisent sur la thématique de l'anti-héroïsme de leur occupant, puisque Frédéric sera sauvé par son "protecteur" sans avoir à combattre :
Si le courage, pourtant, consiste à vouloir dominer sa
faiblesse, le vicomte
[21] fut
courageux, car, à la vue de ses témoins qui venaient le
chercher, il se roidit de toutes ses forces, la vanité lui
faisant comprendre qu'une reculade le perdrait. M. de Comaing
le complimenta sur sa bonne mine. Mais, en route, le bercement
du fiacre et la chaleur du soleil matinal l'énervèrent.
Son énergie était retombée. Il ne distinguait même plus où
l'on était. […] De rares passants les croisaient. Le ciel
était bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir.
Au détour d'un sentier, une femme en madras causait avec un
homme en blouse, et, dans la grande avenue sous les
marronniers, des domestiques en veste de toile promenaient
leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté
sur son alezan et le lorgnon dans l'œil, il chevauchait à la
portière des calèches ; ces souvenirs renforçaient son
angoisse ; une soif intolérable le brûlait ; la susurration
des mouches se confondait avec le battement de ses artères ;
ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui semblait qu'il
était en train de marcher depuis un temps infini. […] Le
vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit
comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne
; et il l'attendait, l'œil fixe, la main haute.
- ” Arrêtez, arrêtez ! ” cria une voix qui venait de la route,
en même temps que le bruit d'un cheval au galop ; et la capote
d'un cabriolet cassait les branches ! Un homme penché
en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours : ” Arrêtez,
arrêtez ! ”
M. de Comaing, croyant à une intervention de la police,
leva sa canne.
-” Finissez donc ! le vicomte saigne ! ”
- ” Moi ? ” dit Cisy.
En effet, il s'était, dans sa chute, écorché le pouce de la
main gauche.
- ” Mais c'est en tombant ”, ajouta le Citoyen.
Le Baron feignit de ne pas entendre. Arnoux avait sauté du
cabriolet.
- ” J'arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué ! ”
Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le
visage de baisers.
- ” Je sais le motif : vous avez voulu défendre votre vieil
ami ! C'est bien, cela, c'est bien ! Jamais je ne l'oublierai
! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant ! ”
Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de
bonheur. (p. 2335, 37, 40)
9) L'isotopie /trahison/ est afférente à l'épisode où Deslauriers, "ami" de Frédéric, en dépit de leur brouille financière, annonce à Mme Arnoux qu'il courtise, le mariage de ce dernier avec Mlle Roque; de là l'isotopie /déception amoureuse/ afférente à cette scène psychologique où l'imperfectivité du passage des voitures traduit le vide sentimental ressenti par l'héroïne :
Elle porta la main sur son cœur, comme au choc d'un grand coup ; mais tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers n'attendit pas qu'on le mît dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu. Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s'approcha de la fenêtre pour respirer. De l'autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans l'appartement. Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d'elle. C'était comme une désertion immense. (p. 2374)
10) Toujours à Paris, Frédéric se rend chez Rosanette, dont le standing est indexé à /embourgeoisement/ (/luxe/ + /ostentation/: "Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui l'avait vue aux courses du Champ de Mars, l'été dernier") :
Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un valet en gilet rouge. Dans l'antichambre, sur la banquette, une femme et deux hommes, des fournisseurs sans doute, attendaient, comme dans un vestibule de ministre. A gauche, la porte de la salle à manger, entrebâillée, laissait apercevoir des bouteilles vides sur les buffets, des serviettes au dos des chaises ; et parallèlement s'étendait une galerie, où des bâtons couleur d'or soutenaient un espalier de roses. En bas, dans la cour, deux garçons, les bras nus, frottaient un landau. Leur voix montait jusque-là, avec le bruit intermittent d'une étrille que l'on heurtait contre une pierre. (p. 2389)
11) La troisième partie s'ouvre sur la fusillade urbaine, lors des événements de 1848 auxquels Frédéric assiste en spectateur, dans un contexte macabre :
La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple ; et, pendant qu'aux Tuileries les aides de camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers tâchait d'en composer un autre, et que le Roi chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le commandement général pour l'empêcher de s'en servir, l'insurrection, comme dirigée par un seul bras, s'organisait formidablement. (p. 2442)
L'émeute se traduit par l'utilisation détournée d'un véhicule et d'un conducteur :
La troupe de ligne avait disparu et les municipaux restaient
seuls à défendre le poste. Un flot d'intrépides se rua sur le
perron ; ils s'abattirent, d'autres survinrent ; et la porte,
ébranlée sous des coups de barres de fer, retentissait ; les
municipaux ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de
foin, et qui brûlait comme une torche géante, fut traînée
contre les murs. On apporta vite des fagots, de la paille, un
baril d'esprit-de-vin. (p. 2445)
Quelques-uns des curieux s'attablèrent en plaisantant ; les
autres restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de
fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein de sucre en
poudre, jeta un regard inquiet de droite et de gauche, puis se
mit à manger voracement, son nez plongeant dans le goulot. (p.
2447)
L'usage des voitures implique l'action; or c'est au niveau des discours que l'une d'elles est indexée à l'isotopie /engagement politique/ :
Hussonnet [le bohème], toujours de service avec lui, profitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu'au char de l'Agriculture [22], traîné par des chevaux à la place de bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. (p. 2494)
En revanche, la promenade décontractée de Frédéric et Rosanette aux alentours de Paris suscite l'isotopie afférente /inconscience/, par contraste avec les batailles ensanglantant la capitale :
On leur amena une voiture découverte. Ils sortirent de Fontainebleau […] Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup, la Mare-aux-Fées, le Long-Rocher, la Marlotte ; le surlendemain, ils recommencèrent au hasard, comme leur cocher voulait, sans demander où ils étaient, et souvent même négligeant les sites fameux. Ils se trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme un sofa et couvert d'une toile à raies déteintes ! Les fossés pleins de broussailles filaient sous leurs yeux, avec un mouvement doux et continu. Des rayons blancs traversaient comme des flèches les hautes fougères ; quelquefois, un chemin, qui ne servait plus, se présentait devant eux, en ligne droite ; et des herbes s'y dressaient çà et là, mollement. Au centre des carrefours, une croix étendait ses quatre bras ; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des arbres morts, et de petits sentiers courbes, en se perdant sous les feuilles, donnaient envie de les suivre ; au même moment, le cheval tournait, ils y entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de la mousse avait poussé au bord des ornières [23] profondes. […] Quand la voiture s'arrêtait, il se faisait un silence universel ; seulement, on entendait le souffle du cheval dans les brancards, avec un cri d'oiseau très faible, répété. (p. 2512)
A la lecture dans un journal de la blessure de son ami Dussardier, le héros réagit sur l'isotopie /urgence/; néanmoins la multiplicité des véhicules est indexée à /blocus/, voire /destruction/ :
Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il n'était pas facile
de s'en retourner à Paris. La voiture des messageries
Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne
partiraient pas, la diligence du Bourbonnais ne
passerait que tard dans la nuit, et serait peut-être pleine ;
on n'en savait rien. Quand il eut perdu beaucoup de temps à
ces informations, l'idée lui vint de prendre la poste. Le
maître de poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric
n'ayant point de passeport. Enfin, il loua une calèche
(la même qui les avait promenés) et ils arrivèrent devant
l'hôtel du Commerce, à Melun, vers cinq heures. […]
Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgés
avaient de distance en distance coupé les rails, et le cocher
refusa de le conduire plus loin ; ses chevaux, disait-il,
étaient ”rendus”. Par sa protection cependant, Frédéric obtint
un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante
francs, sans compter le pourboire, consentit à le mener
jusqu'à la barrière d'Italie. Mais, à cent pas de la barrière,
son conducteur le fit descendre et s'en retourna. Frédéric
marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa
la baïonnette. Quatre hommes l'empoignèrent en vociférant : -
”C'en est un! Prenez garde! Fouillez-le! Brigand! Canaille” !
Et sa stupéfaction fut si profonde, qu'il se laissa entraîner
au poste de la barrière, dans le rond-point même où convergent
les boulevards des Gobelins et de l'Hôpital et les rues
Godefroy et Mouffetard. […]
L'insurrection avait laissé dans ce quartier-là des traces
formidables. Le sol des rues se trouvait, d'un bout à l'autre,
inégalement bosselé. Sur les barricades en ruines, il restait
des omnibus, des tuyaux de gaz, des roues de charrettes
; de petites flaques noires, en de certains endroits, devaient
être du sang. Les maisons étaient criblées de projectiles, et
leur charpente se montrait sous les écaillures du plâtre. (p.
2526-27, 31)
12) Lors d'un dîner parisien, l'isotopie /urgence/ continue d'indexer les déplacements des personnages, mais ici dans le contexte amoureux de Mlle Roque demandant Frédéric en mariage:
Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre de
Catherine, et, la secouant par l'épaule :
- ” Lève-toi ! vite ! plus vite ! et va me chercher un
fiacre. ”
Catherine lui répondit qu'il n'y en avait plus à cette heure.
- ” Tu vas m'y conduire toi-même, alors ? - Où donc ? – Chez
Frédéric! ” (p. 2561)
Or, toujours dans ce contexte amoureux, la transition page avec le troisième chapitre s'effectue dans une même sur l'opposition /déception/ ('charrettes') vs /plénitude/ ('calèche'), de la fille Roque éconduite du domicile de Frédéric à la continuité des amours de ce dernier avec la Maréchale :
Louise fut obligée de s'asseoir sur une borne ; et elle
pleura, la tête dans ses mains, abondamment, de tout son cœur.
Le jour se levait, des charrettes passaient. […]
Il s'absentait, pendant deux heures tout au plus ; ensuite,
ils allaient dans un théâtre quelconque, aux avant-scènes ; et
Rosanette, un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait les
instruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille, lui
contait des choses joviales ou galantes. D'autres fois, ils
prenaient une calèche pour les conduire au bois de
Boulogne ; ils se promenaient tard, jusqu'au milieu de la
nuit. Enfin, ils s'en revenaient par l'Arc de Triomphe et la
grande avenue, en humant l'air, avec les étoiles sur leur
tête, et, jusqu'au fond de la perspective, tous les becs de
gaz alignés comme un double cordon de perles lumineuses. (p.
2564)
Mais Frédéric se déclare à Mme Arnoux, et par une coïncidence romanesque c'est au moment où "s'étreignirent debout, dans un long baiser" que, sur l'isotopie /jalousie/,
Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près
d'eux, Rosanette. Mme Arnoux l'avait reconnue ; ses yeux,
ouverts démesurément, l'examinaient, tout pleins de surprise
et d'indignation. Enfin, Rosanette lui dit :
- ” Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires. ”
- ” I1 n'y est pas, vous le voyez. ”
- ” Ah ! c'est vrai ! ” reprit la Maréchale, ” votre
bonne avait raison ! Mille excuses ! ”
Et, se tournant vers Frédéric :
- ” Te voilà ici, toi ? ”
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme
un soufflet en plein visage.
- ” Il n'y est pas, je vous le répète ! ”
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit
tranquillement :
- ” Rentrons-nous ? J'ai un fiacre, en bas. ”
Il faisait semblant de ne pas entendre.
- ” Allons, viens ! ”
- ” Ah ! oui ! c'est une occasion ! Partez ! partez ! ” dit
Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir
encore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de
l'escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre,
se mit en face d'elle, et, pendant toute la route, ne prononça
pas un mot. L'infamie dont le rejaillissement l'outrageait,
c'était lui-même qui en était la cause. Il éprouvait tout à la
fois la honte d'une humiliation écrasante et le regret de sa
félicité ; quand il allait enfin la saisir, elle était devenue
irrévocablement impossible ! – et par la faute de celle-là, de
cette catin. (p. 2573)
13) A cette précipitation due à la compromission, répond peu après la détente des réunions à l'hôtel Dambreuse où domine l'isotopie /engagement politique/ :
Nonancourt s'occupait de la propagande dans les campagnes, M. de Grémonville travaillait le clergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois. Chacun, selon ses moyens, s'employa, jusqu'à Cisy lui-même. Pensant maintenant aux choses sérieuses, tout le long de la journée, il faisait des courses en cabriolet, pour le parti. M. Dambreuse, tel qu'un baromètre, en exprimait constamment la dernière variation. On ne parlait pas de Lamartine sans qu'il citât ce mot d'un homme du peuple : ” Assez de lyre ! ” (p. 2582)
Toujours sur l'isotopie aspectuelle /itératif/, la liaison avec Mme Dambreuse, adultérine, est indexée à /dissimulation/ :
Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à l'entrée d'un passage, sortait par l'autre bout ; puis, se glissant le long des murs, avec un double voile sur le visage, elle atteignait la rue où Frédéric en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pour la conduire dans sa maison. Ses deux domestiques se promenaient, le portier faisait des courses ; elle jetait les yeux tout à l'entour ; rien à craindre ! et elle poussait comme un soupir d'exilé qui revoit sa patrie. (p. 2599)
Lors des obsèques de M. Dambreuse, le recueillement intérieur contraste avec la perception des véhicules à l'extérieur, dont l'isotopie /animation/ ("Paris s'éveille") indexe aussi la reprise d'activité de Frédéric (dans une sorte de mimémétisme), maintenant qu'il a le champ libre :
Cependant, le prêtre lisait son bréviaire ; la religieuse, immobile, sommeillait ; les mèches des trois flambeaux s'allongeaient. On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd des charrettes défilant vers les Halles. Les carreaux blanchirent, un fiacre passa, puis une compagnie d'ânesses qui trottinaient sur le pavé, et des coups de marteau, des cris de vendeurs ambulants, des éclats de trompette ; tout déjà se confondait dans la grande voix de Paris qui s'éveille. Frédéric se mit en courses. Il se transporta premièrement à la mairie pour faire la déclaration ; puis, quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint à la mairie dire quel cimetière la famille choisissait, et pour s'entendre avec le bureau des pompes funèbres. L'employé exhiba un dessin et un programme, l'un indiquant les diverses classes d'enterrement, l'autre le détail complet du décor. Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, des tresses aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason, des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien de voitures ? Frédéric fut large ; Mme Dambreuse tenait à ne rien ménager. (p. 2609-10)
Pareil choix d'un véhicule ostentatoire est paraphrasé lors de la cérémonie du banquier député :
Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets, s'achemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et qu'enveloppaient jusqu'aux sabots de larges caparaçons brodés d'argent. Leur cocher, en bottes à l'écuyère, portait un chapeau à trois cornes avec un long crêpe retombant. Les cordons étaient tenus par quatre personnages : un questeur de la Chambre des députés, un membre du Conseil général de l'Aube, un délégué des houilles, – et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt et douze voitures de deuil suivaient. Les conviés, par derrière, emplissaient le milieu du boulevard. (p. 2614)
Et la maîtresse devient initiatrice sur l'isotopie /stratégie électorale/ :
Frédéric devait songer maintenant à se pousser. Elle lui donna même sur sa candidature d'admirables conseils. […] M. Dambreuse s'était montré là-dessus [sur les services à rendre] un vrai modèle. Ainsi, une fois à la campagne, il avait fait arrêter son char à bancs, plein d'amis, devant l'échoppe d'un savetier, avait pris pour ses hôtes douze paires de chaussures, et, pour lui, des bottes épouvantables – qu'il eut même l'héroïsme de porter durant quinze jours. (p. 2621)
14) Mais la Maréchale qui au retour de la scène de jalousie ci-dessus avait lancé à Frédéric "Ne me tue pas ! Je suis enceinte !" l'oblige à des déplacements indexés à l'isotopie /maternité/ :
Un commissionnaire l'attendait chez lui avec un mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait accoucher. Il avait eu tant d'occupation, depuis quelques jours, qu'il n'y pensait plus. Elle s'était mise dans un établissement spécial, à Chaillot. Frédéric prit un fiacre et partit. Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosses lettres : ”Maison de santé et d'accouchement tenue par Mme Alessandri, sage-femme de première classe, ex-élève de la Maternité, auteur de divers ouvrages, etc.” (p. 2622)
Si la ville noue les fils des différentes intrigues, l'isotopie précédente est très vite liée à /exil rural/ :
Il mena dès lors une existence double, couchant religieusement chez la Maréchale et passant l'après-midi chez Mme Dambreuse, si bien qu'il lui restait à peine, au milieu de la journée, une heure de liberté. L'enfant était à la campagne, à Andilly. On allait le voir toutes les semaines. La maison de la nourrice se trouvait sur la hauteur du village, au fond d'une petite cour, sombre comme un puits, avec de la paille par terre, des poules çà et là, une charrette à légumes sous le hangar. Rosanette commençait par baiser frénétiquement son poupon ; et, prise d'une sorte de délire, allait et venait, essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait l'odeur du fumier, voulait en mettre un peu dans son mouchoir. Puis ils faisaient de grandes promenades ; elle entrait chez les pépiniéristes, arrachait les branches de lilas qui pendaient en dehors des murs, criait : ” Hue, bourriquet ! ” aux ânes traînant une carriole, s'arrêtait à contempler, par la grille l'intérieur des beaux jardins ; ou bien la nourrice prenait l'enfant, on le posait à l'ombre sous un noyer ; et les deux femmes débitaient, pendant des heures, d'assommantes niaiseries. (p. 2626)
Quant au divertissement de Mme Dambreuse, il s'insère plus globalement dans un épisode de provocation, en aboutissant à l'achat d'un objet des Arnoux, où Frédéric ne voit que de la vénalité :
Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse [24]. Mme Dambreuse, pour l'en distraire sans doute, redoublait d'attentions. Toutes les après-midi, elle le promenait dans sa voiture ; et, une fois qu'ils passaient sur la place de la Bourse, elle eut l'idée d'entrer dans l'hôtel des commissaires-priseurs, par amusement. C'était le 1er décembre, jour même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d'œil seulement. Le coupé s'arrêta. Il fallait bien la suivre. (p. 2672)
Bref le mariage programmé avec Mme Dambreuse est lui aussi frappé du sceau de la discorde :
Mme Dambreuse n'avait pas quitté son bras ; et elle n'osa le
regarder en face jusque dans la rue, où l'attendait sa
voiture. Elle s'y jeta comme un voleur qui s'échappe,
et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il avait
son chapeau à la main. - ” Vous ne montez pas ? ” - ” Non,
madame ! ”
Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit
signe au cocher de partir. (p. 2678)
alors que celui de l'ami de Frédéric avec la jeune Louise Roque – éconduite – marque la réussite. Cette euphorie contraste non seulement avec la désillusion du protagoniste, dont le retour temporaire en province est un échec, mais de nouveau avec l'isotopie /blocus/ :
A mesure qu'il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l'aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d'eau ; on arrivait ; il descendit. Puis il s'accouda sur le pont, pour revoir l'île et le jardin où ils s'étaient promenés un jour de soleil ; – et l'étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu'il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d'exaltation, il se dit : ”Elle [Louise] est peut-être sortie ; si j'allais la rencontrer !” La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l'église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent. Il se crut halluciné. Mais non ! C'était bien elle, Louise! – couverte d'un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons ; et c'était bien lui, Deslauriers ! – portant un habit bleu brodé d'argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ? Frédéric se cacha dans l'angle d'une maison, pour laisser passer le cortège. Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s'en revint à Paris. Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-d'Eau jusqu'au Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner les boulevards. (p. 2680-81)
15) Ce véhicule demeure modalisé par la dysphorie, en fin de roman. En effet, bien des années plus tard, en 1867, Frédéric reçoit la visite de Mme Arnoux. Elle se clôt sur leur séparation définitive, l'histoire d'amour s'achevant ainsi sur l'isotopie /déception/ :
- ” Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais
! C'était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous
quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur
vous ! ”
Et elle le baisa au front, comme une mère. Mais elle parut
chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux. Elle défit
son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s'en
coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
- ” Gardez-les ! Adieu ! ”
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux,
sur le trottoir, fit signe d'avancer à un fiacre qui
passait. Elle monta dedans. La voiture disparut. (p.
2690)
***
Comme pour Madame Bovary, on resaisira pour les items du taxème étudié les principales isotopies afférentes et distinctives (mutuellement au sein de L'Education sentimentale, mais surtout entre les deux romans flaubertiens) :
III. Les hippomobiles de Maupassant
Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs, comme la vaste cour était pleine de véhicules de toute race, charrettes, cabriolets, chars à bancs, tilbury, carrioles innommables, jaunes de crotte, déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras, leurs brancards ou bien le nez par terre et le derrière en l'air. (La ficelle) [32] |
On a opté pour la comparaison de Madame Bovary avec deux autres classiques Bel-Ami et Une vie, dans lesquels l’entrée s’effectue toujours par des mots vedettes appartenant au même taxème. Comme toujours, le choix a priori de ce thème (micro-générique) ne trouve de justification qu’a posteriori par la densité et la consistance des relations sémantiques qui indexent ce corrélat à ses différents contextes.
A la fréquence remarquable de la voiture dans laquelle se noue l’intrigue de Boule de suif, proportionnellement à la nouvelle (5 occurrences [33], aucune dans les deux romans), à tel point qu'elle en devient emblématique, s'oppose celle du "fiacre(s)" dans Bel-Ami (33 occurrences [34]), ainsi que "landau" (10 occ.) voitures aux potentialités narratives plus variées que la seule isotopie /voyage/ (décomposable en /déplacement/, /en Normandie/, /hivernal/, /duratif/, /mouvementé/) indexant 'diligence'.
Une requête quantitative dans L'Encyclopédie littéraire numérisée (Bibliopolis) concernant "fiacre(s)" apprend que Maupassant ne vient cependant qu’en quatrième position, après Zola, Balzac, et le Hugo des Misérables (dépourvu de la thématique sulfureuse, puisqu’il n’y est question que du moyen de locomotion pris dans des syntagmes utilitaires comme "poursuite du, suivre le, renvoie le, monter dans le, descendre du, etc." sur une simple isotopie /locatif/).
C'est la parenté attestée avec le vocabulaire de Flaubert (cf. Brunet, 2004, en ligne au site Texto! : "Nous avons réuni l’œuvre de Flaubert et celle de Maupassant et là encore le seuil de fusion est atteint pour Madame Bovary et Une vie") qui nous a poussé à sélectionner le corpus de cet auteur présenté comme son disciple.
En revanche, pour le second lexème qui nous retiendra, 'calèche’, le corpus Maupassant n’occupe que la sixième place avec 13 occ. au singulier uniquement, derrière cette fois Dumas (51 occ.), Zola (40 occ.), Chateaubriand (37 occ.), Balzac (29 occ.) et Stendhal (16 occ.). Cela contraste le mot sur un fond couleur romantique, dont on avait l’intuition en pensant à des déplacements aventureux, héroïques et liés à la royauté.
Comme pourL'éducation sentimentale, le nombre élevé des attestations de "voiture(s)" dans Une Vie (31 occ.) et Bel-Ami (47 occ.), qui remplit encore son rôle de générique en paraphrasant tous types de véhicules, nous contraint à ne pas les aborder exhaustivement.
L'analyse demeure chronologique (la pagination est celle du logiciel Hyperbase corpus Maupas, plus complet à tous points de vue) pour permettre (a) l'intelligence des épisodes dans le suivi du roman; (b) l'interrelation des différents véhicules :
A l'incipit de Bel-Ami (1885), le héros Duroy retrouve son ancien ami Forestier qui l'introduira dans sa sphère journalistique; l'isotopie /initiation/ se poursuit dans l'extrait suivant, mais concernant les plaisirs; en effet la file de véhicules garés devant les Folies-Bergères témoigne de leur afférence /tourisme/ (selon le code culturel du Paris canaille) :
(p. 10) Et ils pivotèrent sur leurs talons pour gagner la rue du Faubourg-Montmartre. La façade illuminée de l'établissement jetait une grande lueur dans les quatre rues qui se joignent devant elle. Une file de fiacres attendait la sortie. Forestier entrait, Duroy l'arrêta: ”Nous oublions de passer au guichet.” L'autre répondit d'un ton important : ”Avec moi on ne paie pas.”
Succède le repas mondain, en présence de M. Walter, député, financier et patron du journal La Vie Française. Les topoï de la conversation sont dénoncés comme autant de clichés superficiels et généralisateurs qui créent cependant un "effet de réel" à partir de notations typiques matérialistes et de banalités sur la vie quotidienne parisienne, ici dans le domaine des transports :
(p. 23) Tous les hommes maintenant parlaient en même temps, avec des gestes et des éclats de voix ; on discutait le grand projet du chemin de fer métropolitain. Le sujet ne fut épuisé qu’à la fin du dessert, chacun ayant une quantité de choses à dire sur la lenteur des communications dans Paris, les inconvénients des tramways, les ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers de fiacre.
Comme dans l'extrait précédent, on retrouve une énumération, cette fois des acteurs situés sur l’échelle sociale, allant des proxénètes aux princes, ceux que Duroy est désormais chargé de côtoyer afin d'éviter l'échec de ses chroniques, trop coupées de son vécu. Si bien qu'il plonge dans un cosmopolitisme et un nivellement de valeurs qui relèvent de l’isotopie (im)morale /opportunisme/ du protagoniste :
(p. 55) Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des généraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, des garçons de café et bien d’autres, étant devenu l’ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les confondant dans son estime, les toisant à la même mesure, les jugeant avec le même œil, à force de les voir tous les jours, à toute heure, sans transition d’esprit, et de parler avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier.
On note ici la modification aspectuelle des isotopies : après /duratif/ du début descriptif, voici /itératif/ des innombrables rencontres furtives.
Au terme d'un deuxième repas mettant en valeur les qualités de Duroy, et équivalant à son intronisation dans la sphère médiatico-politico-financière, par la séduction qu’exerce Duroy sur son auditoire, voici le premier fiacre individualisé, par lequel se conclut sa réussite amoureuse, le roulement ininterrompu (aspectualisé en /imperfectif/) symbolisant la progression continue. La relation charnelle sous-entendue dans ce type de véhicule est un motif repris de Maupassant à Flaubert :
(p. 67) On serra les mains des Forestier, et Duroy se trouva seul avec Mme de Marelle dans un fiacre qui roulait. Il la sentait contre lui, si près, enfermée avec lui dans cette boîte noire, qu’éclairaient brusquement, pendant un instant, les becs de gaz des trottoirs.
A la descente, quelques lignes plus bas, son premier succès de prédateur se trouve confirmé, comme si la "boîte noire" avait révélé son image positive auprès de la mondaine :
(p. 68) Elle sortit enfin du fiacre en trébuchant et sans prononcer une parole. Il sonna, et, comme la porte s'ouvrait, il demanda, en tremblant: quand vous reverrai-je ? […] Il en tenait une, enfin, une femme mariée! une femme du monde! du vrai monde! du monde parisien! Comme ça avait été facile et inattendu! […]
(p. 72) Une heure et demie plus tard, il la reconduisit à la station de fiacres de la rue de Rome. Lorsqu'elle fut dans la voiture, il murmura : ”Mardi, à la même heure.” Elle dit : ”A la même heure, mardi.” Et, comme la nuit était venue, elle attira sa tête dans la portière et le baisa sur les lèvres. Puis, le cocher ayant fouetté sa bête, elle cria : ”Adieu, Bel-Ami” et le vieux coupé s'en alla au trot fatigué d'un cheval blanc [35]. Pendant trois semaines, Duroy reçut ainsi Mme de Marelle tous les deux ou trois jours, tantôt le matin, tantôt le soir.
L’encanaillement social se poursuit dans le milieu que fréquentent cette fois non seulement Duroy mais sa maîtresse Clotilde qui l’accompagne ; l’isotopie /péjoratif/ provient dans ce contexte du mystérieux 'personnage', client de l’humble restaurateur, comme le sont les cochers ainsi que les amants (soit paire isotopique /locatif/ + /populaire/) :
(p. 76) Il demanda : - Veux-tu aller chez le père Lathuile ? Elle répondit : - Oh non, c'est trop chic. Je voudrais quelque chose de drôle, de commun, comme un restaurant où vont les employés et les ouvrières; j'adore les parties dans les guinguettes ! Comme il ne connaissait rien en ce genre dans le quartier, ils errèrent le long du boulevard, et ils finirent par entrer chez un marchand de vin qui donnait à manger dans une salle à part. […] Trois cochers de fiacre dînaient dans le fond de la pièce étroite et longue, et un personnage, impossible à classer dans aucune profession, fumait sa pipe, les jambes allongées, les mains dans la ceinture de sa culotte, étendu sur sa chaise et la tête renversée en arrière par-dessus la barre. Sa jaquette semblait un musée de taches, et dans les poches gonflées comme des ventres on apercevait le goulot d’une bouteille, un morceau de pain, un paquet enveloppé dans un journal, et un bout de ficelle qui pendait.
Par contraste avec ce calme et cette lenteur imperfectives, la même Clotilde de Marelle est cette amante qui oblige Duroy à la promptitude, car à la fin du même chapitre et de nouveau aux Folies-Bergères, elle est en proie à "une sorte de crise nerveuse" qui n’est qu’un effet de sa jalousie possessive la faisant fuir une rencontre scandaleuse de son amant volage avec Rachel. Si bien qu’un tel contexte est dominé par l’isotopie amoureuse :
(p. 88) Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme le cocher demandait : "Où faut-il aller, bourgeois ?" il répondit : "Où vous voudrez." La voiture se mit en route lentement, secouée par les pavés.
La dispute s'achève sur l'isotopie /humiliation/ dont Duroy est l'objet, sous les quolibets péjoratifs des anonymes :
(p. 89) Alors elle tira sa bourse et chercha de la monnaie à la lueur de la lanterne, puis ayant pris deux francs cinquante, elle les mit dans les mains du cocher, en lui disant d'un ton vibrant : ”Tenez… voilà votre heure… C'est moi qui paie… Et reconduisez-moi ce salop-là rue Boursault, aux Batignolles. Une gaieté s'éleva dans le groupe qui l’entourait. Un monsieur dit : "Bravo, la petite!" et un jeune voyou arrêté entre les roues dufiacre, enfonçant sa tête dans la portière ouverte, cria avec un accent suraigu : "Bonsoir, Bibi."
Bref, l’ambivalence évaluative du moyen de transport fait de cet habitacle un lieu crucial, véritable point nodal pour la caractérisation des protagonistes.
Quant aux passés simples suivants qui indiquent toujours la promptitude des actions (aspectualisées en /ponctuel/), ils renouent avec l’isotopie générique /ennuis/, ceux que Duroy doit subir en début de roman, notamment la rivalité et la diffamation entre journalistes. L’ambiance dysphorique est en outre corroborée par cette double froideur directive qui va du patron à l’employé, puis de Duroy au cocher, sans même parler du guide colporteur de ragots (cf. le morphème 'potin' du patronyme) :
(p. 117) Alors Duroy s’élança chez le patron qu’il trouva un peu froid, avec un œil soupçonneux. Après avoir écouté le cas, M. Walter répondit : - Allez vous-même chez cette dame et démentez de façon qu’on n’écrive plus de pareilles choses sur vous. Je parle de ce qui suit. C’est fort ennuyeux pour le journal, pour moi et pour vous. Pas plus que la femme de César, un journaliste ne doit être soupçonné. Duroy monta en fiacre avec Saint-Potin pour guide, et il cria au cocher : - 18, rue de l’Écureuil, à Montmartre.
Or la voiture officielle change de nom et de fonction puisqu'elle augmente de contenance, à mesure que le duel se précise, selon un motif éminemment romanesque :
(p. 122, 126-7) Jacques Rival vint lui serrer la main vers le milieu de l'après-midi ; et il fut convenu que ses témoins le prendraient chez lui en landau, le lendemain à sept heures du matin, pour se rendre au bois du Vésinet où la rencontre aurait lieu. Tout cela s'était fait inopinément, sans qu'il y prît part, sans qu'il dît un mot, sans qu'il donnât son avis, sans qu'il acceptât ou refusât, et avec tant de rapidité qu'il demeurait étourdi, effaré, sans trop comprendre ce qui se passait. […] Ils descendirent. Un monsieur les attendait dans le landau. Rival nomma : ”Le docteur Le Brument.” Duroy lui serra la main en balbutiant : ”Je vous remercie”, puis il voulut prendre place sur la banquette du devant et il s'assit sur quelque chose de dur qui le fit relever comme si un ressort l'eût redressé. C'était la boîte aux pistolets. […] La voiture fut bientôt en pleine campagne. Il était neuf heures environ. C'était une de ces rudes matinées d'hiver où toute la nature est luisante, cassante et dure comme du cristal. Les arbres, vêtus de givre, semblent avoir sué de la glace ; la terre sonne sous les pas ; l'air sec porte au loin les moindres bruits : le ciel bleu paraît brillant à la façon des miroirs et le soleil passe dans l'espace, éclatant et froid lui-même, jetant sur la création gelée des rayons qui n'échauffent rien. Rival disait à Duroy : ”J'ai pris les pistolets chez Gastine-Renette. Il les a chargés lui-même. La boîte est cachetée. On les tirera au sort, d'ailleurs, avec ceux de notre adversaire.” Duroy répondit machinalement : ”Je vous remercie.” Alors Rival lui fit des recommandations minutieuses […] ”Quand on commandera feu, j'élèverai le bras.” Le landau entra sous un bois, tourna à droite dans une avenue, puis encore à droite. Rival, brusquement, ouvrit la portière pour crier au cocher : ”Là, par ce petit chemin.” Et la voiture s'engagea dans une route à ornières [36] entre deux taillis où tremblotaient des feuilles mortes bordées d'un liséré de glace.
Or quelques pages plus loin, elle sert à promener le malade, lequel n'est plus Duroy mais son initiateur. Si bien que par meurtre ou pathologie, elle est indirectement associée à la mort :
(p. 139, 141) Duroy demanda : ”Eh bien, comment vas-tu ? Tu m'as l'air gaillard ce matin.” L'autre murmura : ”Oui, ça va mieux, j'ai repris des forces. Déjeune bien vite avec Madeleine, parce que nous allons faire un tour en voiture.” La jeune femme, dès qu'elle fut seule avec Duroy, lui dit : ”Voilà ! aujourd'hui il se croit sauvé. Il fait des projets depuis le matin. Nous allons tout à l'heure au golfe Juan acheter des faïences pour notre appartement de Paris. Il veut sortir à toute force, mais j'ai horriblement peur d'un accident. Il ne pourra pas supporter les secousses de la route.” Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit l'escalier pas à pas, soutenu par son domestique. Mais dès qu'il aperçut la voiture, il voulut qu'on la découvrît. Sa femme résistait : ”Tu vas prendre froid. C'est de la folie.” Il s'obstina: ”Non, je vais beaucoup mieux. Je le sens bien.” On passa d'abord dans ces chemins ombreux qui vont toujours entre deux jardins et qui font de Cannes une sorte de parc anglais, puis on gagna la route d'Antibes, le long de la mer. […] Forestier suffoquait, et chaque fois qu'il voulait respirer la toux lui déchirait la gorge, sortie du fond de sa poitrine. Rien ne la calmait, rien ne l'apaisait. Il fallut le porter du landau dans sa chambre, et Duroy, qui lui tenait les jambes, sentait les secousses de ses pieds, à chaque convulsion de ses poumons. La chaleur du lit n'arrêta point l'accès qui dura jusqu'à minuit ; puis les narcotiques, enfin, engourdirent les spasmes mortels de la toux. Et le malade demeura jusqu'au jour, assis dans son lit, les yeux ouverts.
Anticipons. Elle servira, sur l'isotopie /séduction (adultérine)/, à côtoyer la riche famille des propriétaires du journal où travaille le désormais auto-anobli Du Roy :
(p. 192) Le jeudi venu, il dit à Madeleine : "Tu ne viens pas à cet assaut chez Rival ? - Oh ! non. Cela ne m'amuse guère, moi ; j'irai à la Chambre des députés." Et il alla chercher Mme Walter, en landau découvert [37], car il faisait un admirable temps. Il eut une surprise en la voyant, tant il la trouva belle et jeune.
(p. 201) Il fallut donc s'en aller. Des messieurs regrettaient les vingt francs donnés à la quête; ils s'indignaient que ceux d'en haut eussent ripaillé sans rien payer. Les dames patronnesses avaient recueilli plus de trois mille francs. Il resta, tous frais payés, deux cent vingt francs pour les orphelins du sixième arrondissement. Du Roy, escortant la famille Walter, attendait son landau. En reconduisant la Patronne, comme il se trouvait assis en face d'elle, il rencontra encore une fois son œil caressant et fuyant, qui semblait troublé. Il pensait : "Bigre, je crois qu'elle mord".
Mais revenons à la chronologie du roman, où le décès de Forestier permet le remariage de sa femme à sa convenance : "Elle avait décidé que le mariage se ferait en grand secret, en présence des seuls témoins, et qu'on partirait le soir même pour Rouen. On irait le lendemain embrasser les vieux parents du journaliste, et on demeurerait quelques jours auprès d'eux." (p. 159).
(p. 167) Ils partirent une heure plus tard, car ils devaient déjeuner chez les vieux, prévenus depuis quelques jours. Un fiacre découvert et rouillé les emporta avec un bruit de chaudronnerie secouée. Ils suivirent un long boulevard assez laid, puis traversèrent des prairies où coulait une rivière, puis ils commencèrent à gravir la côte.
A cette péripétie romanesque du voyage en province, s’opposent la passivité et la patience du cocher dont le bon sens populaire le dote de la connaissance des mœurs de ses clients :
(p. 168) Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre elles de grands intervalles, comme les grains inégaux d’un chapelet verdoyant. Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs eussent fini de s’extasier. Il connaissait par expérience la durée de l’admiration de toutes les races de promeneurs.
A l'arrivée, le décalage social et psychologique est patent entre la mère de Duroy et Madeleine :
(p. 169) La vieille, à son tour, baisa sa belle-fille avec une réserve hostile. Non, ce n’était point la bru de ses rêves, la grosse et fraîche fermière, rouge comme une pomme et ronde comme une jument poulinière. Elle avait l’air d’une traînée, cette dame-là, avec ses falbalas et son musc. Car tous les parfums, pour la vieille, étaient du musc. Et on se remit en marche à la suite du fiacre qui portait la malle des nouveaux époux.
Peu de temps après, le départ précipité s’opère dans le même climat de tension péjorative :
(p. 174) Il leur laissa deux cents francs en cadeau, pour calmer leur mécontentement ; et le fiacre, qu’un gamin était allé chercher, ayant paru vers dix heures, les nouveaux époux embrassèrent les vieux paysans et repartirent.
Quelques pages plus loin, une autre promenade provoquera la remémoration de ce voyage à Rouen. Mais si l’apparent romantisme de la situation confortable et idyllique des deux époux n’a plus rien à voir avec l’inconfort du précédent fiacre décapoté dont la rouille dépréciait l’image que Du Roy se faisait de ses parents paysans, le lecteur décèle une discordance voire un malaise au sein du couple quand Georges tente d’extirper à Madeleine l’aveu de cocufiage de son ex-mari :
(p. 183-5) Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait une cigarette à sa fenêtre, la grande chaleur de la soirée lui donna l'envie de faire une promenade. Il demanda : Ma petite Made, veux-tu venir jusqu'au Bois ? - Mais oui, certainement. Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les Champs-Élysées, puis l'avenue du Bois-de-Boulogne. C'était une nuit sans vent, une de ces nuits d'étuve où l'air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. Une armée de fiacres menait sous les arbres tout un peuple d'amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l'un derrière l'autre, sans cesse. Georges et Madeleine s'amusaient à regarder tous ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en robe claire et l'homme sombre. C'était un immense fleuve d'amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant. On n'entendait aucun bruit que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins, muets, serrés l'un contre l'autre, perdus dans d'hallucination du désir, frémissant dans l'attente de l'étreinte prochaine. L'ombre chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de tendresse flottante, d'amour bestial épandu alourdissait l'air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés, grisés de la même pensée, de la même ardeur, faisaient courir une fièvre autour d'eux. Toutes ces voitures chargées d'amour, sur qui semblaient voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel, subtil et troublant. Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se prirent doucement la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la pesanteur de l'atmosphère et par l'émotion qui les envahissait. Comme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifications, ils s'embrassèrent, et elle balbutia un peu confuse : "Nous sommes aussi gamins qu'en allant à Rouen." Le grand courant des voitures s'était séparé à l'entrée des taillis. Dans le chemin des Lacs que suivaient les jeunes gens, les fiacres s'espaçaient un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l'air vivifié par les feuilles et par l'humidité des ruisselets qu'on entendait couler sous les branches, une sorte de fraîcheur du large espace nocturne tout paré d'astres, donnaient aux baisers des couples roulants un charme plus pénétrant et une ombre plus mystérieuse. […] Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel semblait avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes vagues nageaient très lentement, à peine visibles dans l’ombre.
Dans ce segment qui densifie les occurrences, la force de la cohésion sémantique repose sur l’isotopie /duratif/ (imparfaits). Elle aspectualise la douceur sensuelle à cliché romantique du cygne au miroir et du firmament, auquel l’ouverture du fiacre permet de participer, les courbes agréables donnant lieu à la métaphore de la liquidité en mouvement ("fleuve d’amants qui coulait", "nageaient"), laquelle fait la transition avec cette comparaison ultérieure ("comme un navire" [38], après "courant des voitures") qui succède à la tentative insistante de séduction de Mme Walter :
(p. 206) - Alors dites-moi où je vous rencontrerai… dans la
rue… n'importe où… à l'heure que vous voudrez… pourvu que je
vous voie… Je vous saluerai… Je vous dirai : ”Je vous aime”,
et je m'en irai. Elle hésitait, éperdue. Et comme le
coupé passait la porte de son hôtel, elle murmura très
vite : ”Eh bien, j'entrerai à la Trinité, demain, à trois
heures et demie.” Puis, étant descendue, elle cria à son
cocher : ”Reconduisez M. Du Roy chez lui.”
Comme il rentrait, sa femme lui demanda : ”Où étais-tu donc
passé ?” Il répondit, à voix basse : ”J'ai été jusqu'au
télégraphe pour une dépêche pressée.”
Mme de Marelle s'approchait : ”Vous me reconduisez, Bel-Ami,
vous savez que je ne viens dîner si loin qu'à cette condition
?” Puis se tournant vers Madeleine : ”Tu n'es pas jalouse ?”
Mme Du Roy répondit lentement : ”Non, pas trop.” Les convives
s'en allaient. Mme Laroche Mathieu avait l'air d'une petite
bonne de province. C'était la fille d'un notaire, épousée par
Laroche qui n'était alors que médiocre avocat. Mme Rissolin,
vieille et prétentieuse, donnait l'idée d'une ancienne
sage-femme dont l'éducation se serait faite dans les cabinets
de lecture. La vicomtesse de Percemur les regardait du haut.
Sa ”patte blanche” touchait avec répugnance ces mains
communes. Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à Madeleine
en franchissant la porte de l'escalier : ”C'était parfait, ton
dîner. Tu auras dans quelque temps le premier salon politique
de Paris.” Dès qu'elle fut seule avec Georges, elle le serra
dans ses bras : ”- Oh! mon chéri Bel-Ami, je t'aime tous les
jours davantage.” Le fiacre qui les portait roulait
comme un navire. ”- Ça ne vaut point notre chambre, dit-elle.”
Il répondit : ”Oh! non.” Mais il pensait à Mme Walter.
Un tel retour en compagnie de Mme de Marelle concrétise la double tromperie de sa femme Madeleine dont il profite cyniquement de la position sociale qu'elle lui procure.
On constate donc que ce sont les passions des protagonistes qui déteignent sur le véhicule, par relation métonymique, et contribuent fortement à la distinction du sens de ses emplois. Ainsi les épisodes de la liaison (avec les deux femmes Walter, infra) puis des rupture et réconciliation (avec Mme de Marelle, supra) est-elle fortement sollicitée pour distinguer les occurrences de "fiacre(s)", ce lieu clos de connivence (en termes sémantiques, sèmes /locatif/ + /relation amoureuse/).
Abordons la série d’occurrences succédant à l’apogée conjugale, située à la fin de la première partie. Le déclin s’amorce par le passage aux actes de Mme Walter, qui cède aux avances de Du Roy avant que le cynisme de ce dernier ne le pousse à préférer "la fillette à la maman" :
(p. 218) "- Eh bien, vous allez me retrouver dans cinq minutes à la porte qui donne sur le boulevard extérieur. J’y arriverai avec un fiacre." […] Elle s’était cramponnée au capiton du fiacre, épouvantée à l’idée de ce tête-à-tête, et elle balbutiait : "Non, non, je ne veux pas !"
Immédiatement après, on constate que l’éventualité d’un intérêt pécuniaire et machiavélique le dispute à la prédation amoureuse, lorsque "il la saisit comme une proie" (syntagme qui rappelle celui de la violence de l’époux dans Une vie : "il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d’elle ; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous.")
(p. 226) Cependant, dégoûté de l’amour de la mère, il en arrivait à une insurmontable répugnance ; il ne pouvait plus la voir, ni l’entendre, ni penser à elle sans colère. Il cessa donc d’aller chez elle, de répondre à ses lettres et de céder à ses appels. Elle comprit enfin qu’il ne l’aimait plus, et souffrit horriblement. Mais elle s’acharna, elle l’épia, le suivit, l’attendit dans un fiacre aux stores baissés [39], à la porte du journal, à la porte de sa maison, dans les rues où elle espérait qu’il passerait.
Plus tard, le désamour se transforme en une mauvaise humeur provoquée par la "corvée" que représente le fait de se rendre avec sa femme à une exposition chez cette Mme Walter qui le poursuit de ses assiduités :
(p. 250) il voulait l'affoler, la traiter par le mépris, la fouler aux pieds. Elle était trop riche! Il voulait se montrer fier. […] Il s’habilla en grognant, et même dans le fiacre il continua à expectorer sa bile.
Cette durée d’attente et d’épanchement des mauvais sentiments contraste avec l’urgence qu’éprouve Du Roy à se rendre auprès de sa femme pour lui annoncer la triste nouvelle concernant un ami intime et riche (son "guide" Saint-Potin ne lui avait-il pas confié à propos de sa future épouse Madeleine Forestier : "- Oh! une rouée, une fine mouche. C'est la maîtresse d'un vieux viveur, le comte de Vaudrec, qui l'a dotée et mariée...") :
(p. 236) Vaudrec mourant ! Des idées confuses passaient en lui, nombreuses, troublantes, qu'il n'osait point s'avouer à lui-même. Il balbutia : - Merci... je reviendrai... - sans comprendre ce qu'il disait. Puis il sauta dans un fiacre et se fit conduire chez lui.
Or avant l'agonie de Vaudrec, Du Roy s'engage en politique en devenant le "porte-voix" du ministre des affaires étrangères qu'il exècre, et sur qui il veut une revanche :
(p. 223) Du Roy, que la jalousie du succès obtenu mordait au cœur, songeait : ”Va donc, ganache! Quels crétins que ces hommes politiques!” Et, comparant sa valeur à lui, à l'importance bavarde de ce ministre, il se disait : ”Cristi, si j'avais seulement cent mille francs nets pour me présenter à la députation dans mon beau pays de Rouen, pour rouler dans la pâte de leur grosse malice mes braves Normands finauds et lourdauds, quel homme d'État je ferais, à côté de ces polissons imprévoyants.” Jusqu'au café, M. Laroche-Mathieu parla, puis, ayant vu qu'il était tard, il sonna pour qu'on fit avancer son coupé, et, tendant la main au journaliste : ”C'est bien compris, mon cher ami ?”
Le machiavélisme de Du Roy consiste à faire d'une pierre deux coups en surprenant sa femme en flagrant délit d’adultère, précisément avec Laroche-Mathieu. La voiture fermée, aussi secrète que ses plans, s’insère donc dans l’épisode du stratagème retors de l'espionnage, qui requiert la fréquence soudaine d'un tel moyen de transport :
(p. 267-8) Il s’habilla de bonne heure le vendredi pour faire quelques courses avant d’aller chez le Patron, affirmait-il. Puis il partit vers six heures, après avoir embrassé sa femme, et il alla chercher un fiacre place Notre-Dame-de-Lorette. Il dit au cocher : - Vous vous arrêterez en face du numéro 17, rue Fontaine, et vous resterez là jusqu’à ce que je vous donne l’ordre de vous en aller. Vous me conduirez ensuite au restaurant du Coq-Faisan, rue Lafayette. La voiture se mit en route au trot lent du cheval, et Du Roy baissa les stores. Dès qu’il fut en face de sa porte, il ne la quitta plus des yeux. Après dix minutes d’attente, il vit sortir Madeleine, qui remonta vers les boulevards extérieurs. Aussitôt qu’elle fut loin, il passa la tête à la portière, et il cria : "- Allez". Le fiacre se remit en marche, et le déposa devant le Coq-Faisan, restaurant bourgeois connu dans le quartier. […] Ils allèrent d’abord au commissariat chercher trois agents en bourgeois qui attendaient, car Georges avait prévenu dans la journée que la surprise aurait lieu ce soir-là. Un des hommes monta sur le siège, à côté du cocher. Les deux autres entrèrent dans le fiacre, qui gagna la rue des Martyrs. Du Roy disait : ”J'ai le plan de l'appartement. C'est au second. Nous trouverons d'abord un petit vestibule, puis la chambre à coucher. Les trois pièces se commandent. Aucune sortie ne peut faciliter la fuite.
(p. 275) Trois mois s'étaient écoulés. Le divorce de Du Roy venait d'être prononcé. Sa femme avait repris son nom de Forestier, et comme les Walter devaient partir, le 15 juillet, pour Trouville, on décida de passer une journée à la campagne, avant de se séparer. On choisit un jeudi, et on se mit en route dès neuf heures du matin, dans un grand landau de voyage à six places, attelé en poste à quatre chevaux. On allait déjeuner à Saint-Germain, au pavillon Henri-IV. Bel-Ami avait demandé à être le seul homme de la partie, car il ne pouvait supporter la présence et la figure du marquis de Cazolles. Mais, au dernier moment, il fut décidé que le comte de Latour-Yvelin serait enlevé, au saut du lit. On l'avait prévenu la veille. La voiture remonta au grand trot l'avenue des Champs-Élysées, puis traversa le bois de Boulogne. Il faisait un admirable temps d'été, pas trop chaud. Les hirondelles traçaient sur le bleu du ciel de grandes lignes courbes qu'on croyait voir encore quand elles étaient passées. Les trois femmes se tenaient au fond du landau, la mère entre ses deux filles ; et les trois hommes, à reculons, Walter entre les deux invités.
A ce moyen de transport décapotable, spacieux et décontracté, où s'affiche ouvertement la bonne conscience, s'oppose de nouveau le suivant, symbole de discrétion voire de dissimulation, qui sert une rencontre furtive des deux amants, pour ce rebondissement final que constitue l’épisode du rapt projeté, au stratagème romantique, trahison de la quiétude opulente de la famille Walter :
(p. 278-9) "Réfléchissez à ce que vous ne pourrez plus être que ma femme ! C'est le seul moyen, mais il est très dangereux pour vous. [...] Eh bien ! quand le concierge sera couché, vers minuit, venez me rejoindre place de la Concorde. Vous me trouverez dans un fiacre arrêté en face du ministère de la Marine." [40]
Par effet d'alternance, précisément entre les isotopies /secret/ vs /affiché/, la promenade familiale s'achève sur le retour de la machination ourdie par Du Roy. La réalisation de son projet s'effectue cette fois au passé simple de récit (non plus au futur de discours), par le narrateur :
(p. 279) Il avait obtenu d'abord qu'elle refusât M. de Cazolles. Il venait d'obtenir qu'elle s'enfuît avec lui. Car il n'y avait pas d'autre moyen. Mme Walter, il le comprenait bien, ne consentirait jamais à lui donner sa fille. Elle l'aimait encore, elle l'aimerait toujours, avec une violence intraitable. Il la contenait par sa froideur calculée, mais il la sentait rongée par une passion impuissante et vorace. Jamais il ne pourrait la fléchir. Jamais elle n'admettrait qu'il prît Suzanne. Mais une fois qu'il tiendrait la petite au loin, il traiterait de puissance à puissance, avec le père. Pensant à tout cela, il répondait par phrases hachées aux choses qu'on lui disait et qu'il n'écoutait guère. Il parut revenir à lui lorsqu'il rentra dans Paris. Suzanne aussi songeait ; et le grelot des quatre chevaux sonnait dans sa tête, lui faisait voir des grandes routes infinies sous des clairs de lune éternels, des forêts sombres traversées, des auberges au bord du chemin, et la hâte des hommes d'écurie à changer l'attelage, car tout le monde devine qu'ils sont poursuivis. Quand le landau fut arrivé dans la cour de l'hôtel, on voulut retenir Georges à dîner. Il refusa et revint chez lui. Après avoir un peu mangé, il mit de l'ordre dans ses papiers comme s'il allait faire un grand voyage. Il brûla des lettres compromettantes, en cacha d'autres, écrivit à quelques amis. De temps en temps il regardait la pendule, en pensant : ”ça doit chauffer là-bas.” Et une inquiétude le mordait au cœur. S'il allait échouer ? Mais que pouvait-il craindre ? Il se tirerait toujours d'affaire ! Pourtant c'était une grosse partie qu'il jouait, ce soir-là ! Il ressortit vers onze heures, erra quelque temps, prit un fiacre et se fit arrêter place de la Concorde, le long des arcades du ministère de la Marine.
L'expression déjà rencontrée "il cria au cocher" (avant son duel, p. 117) se lit cette fois sur l’isotopie amoureuse, associée à la promptitude avec laquelle la dernière femme acquise par Duroy, la jeune Walter, s’enferme avec lui :
(p. 280) "- C'est vous, Suzanne?" Il ne parvenait point à tourner la poignée assez vite, et répétait: - Ah!… c'est vous… c'est vous… entrez. Elle entra et se laissa tomber contre lui. Il cria au cocher : "Allez !" Et le fiacre se mit en route.
Le départ précipité met un terme au doute. La suite de la même scène montre que la dysphorie colore inlassablement la relation de Du Roy avec les femmes ; outre son indifférence à la déchirure familiale de Suzanne, son matérialisme intéressé est incompatible avec la douceur sentimentale :
(p. 281) Le fiacre roulait le long des rues. Georges prit une main de la jeune fille et se mit à la baiser, lentement, avec respect. Il ne savait que lui raconter, n’étant guère accoutumé aux tendresses platoniques. Mais soudain il crut s’apercevoir qu’elle pleurait.
Mise en marche et action imperfective de la progression du véhicule illustrent la réussite continue des plans du protagoniste. L'aspectualité favorise ainsi cette connexion réécriture du détail matériel sur le plan du comportement humain : indice de caractère et d'actions décisives, le fiacre (et dans un moindre mesure le landau) participe de l'essence même de Du Roy.
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Rétrospectivement, il apparaît que la voiture en question est un mot clé sur le plan du code des actions (proaïrétique dans S/Z), dans la mesure où, en tant que lieu de rencontre, il permet essentiellement de cerner l’intrigue amoureuse du quatuor des femmes centrales gravitant autour de Duroy (Clotilde de Marelle, Madeleine Forestier, les Walter mère et fille), sans pour autant se réduire à cette thématique.
Bref, après avoir resitué les extraits dans une trame narrative globale qui leur confère une cohérence, on constate qu’une même situation dans une voiture identique n’empêche pas une différenciation sémantique contextuelle. Schématiquement, les deux étapes pédagogiques sont (a) le repérage d’un fond unificateur – c'est là le rôle du mot clé en tant qu'entrée dans un corpus – ( b) sur lequel se détache ensuite une forme différenciatrice.
Il n’est pas oiseux de remarquer que cette juxtaposition d’analyses locales tend à dessiner une vision globale du sens du récit, ce qui justifie a posteriori le choix du mot vedette comme bon candidat pour entrer dans le corpus romanesque de l’auteur.
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Dans le premier roman de Maupassant, Une Vie (1883), la dominance quantitative des véhicules revient à 'calèche' et 'carriole(s)', chacune créditée de 13 occ. Elles s'opposent mutuellement en /noble/ vs /roturier/, selon la norme sociale, et son évaluation corrélative /mélioratif/ vs /péjoratif/ – la carriole étant définie comme "petite charrette campagnarde ou mauvaise voiture".
En dépit des intempéries, le climat initial du premier chapitre est celui de l’harmonie familiale, avec l’enfance de Jeanne, l’héroïne ici enthousiaste devant la nouveauté du décor, désormais libérée du couvent de Rouen pour déménager avec toute la famille au manoir retiré des Peuples. A cette euphorie s'ajoute celle de l'aisance financière (le père, baron du Perthuis des Vauds est ici indépendant de la sphère politique et journalistique à la différence du roman précédent, mais aussi de Madame Bovary, où Emma était partie de rien), comme en témoigne cette scène :
(p. 3-5) [...] au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la chambre de sa mère, criant par toute la maison : "Papa, papa ! maman veut bien ; fais atteler." Le déluge ne s’apaisait point ; on eût dit même qu’il redoublait quand la calèche s’avança devant la porte. Jeanne était prête à monter dans la voiture lorsque la baronne descendit l'escalier [...] Le baron s’assit à son côté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette à reculons. La cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu’on disposa sur les genoux, plus deux paniers qu’on dissimula sous les jambes ; puis elle grimpa sur le siège à côté du père Simon, et s’enveloppa d’une grande couverture qui la coiffait entièrement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portière; ils reçurent les dernières recommandations pour les malles qui devaient suivre dans une charrette ; et on partit. Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet. La bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée. La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur le quai [41] [...] Mais Jeanne, sous ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée qu'on vient de remettre à l'air; et l'épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son cœur de la tristesse ; et elle jouissait d'être emportée au grand trot des chevaux, de voir la désolation des paysages, et de se sentir à l'abri au milieu de cette inondation. [...] La baronne, peu à peu, s'endormait. […] Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l'ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir. Ce toucher la réveilla ; et elle considéra l’objet d’un regard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s’ouvrit. De l’or et des billets de banque s’éparpillèrent dans la calèche. Elle s’éveilla tout à fait ; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires. Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche.
Une seconde scène, au chapitre 3, aborde les festivités des fiançailles d’un autre noble avec Jeanne, Julien de Lamare, lui aussi en harmonie dans un premier temps avec sa belle famille, qui l’accueille favorablement :
(p. 31) Une voiture entra dans la cour. On lisait dessus : "Lerat, pâtissier à Fécamp. Repas de noces" ; et Ludivine, aidée d’un marmiton, tirait d’une trappe ouvrant derrière la carriole beaucoup de grands paniers plats qui sentaient bon. […] La calèche attelée s’avança, Mme Adélaïde descendit de sa chambre en grand apparat au bras de Rosalie, qui parut tellement émue par l’élégance de M. de Lamare que petit père murmura: "Dites donc, vicomte, je crois que notre bonne vous trouve à son goût."
On note le distinguo doxal : 'carriole' roturière /alimentation/ vs 'calèche' noble /parure/.
Au chapitre 6, à peine le mariage est-il célébré que le mari Julien révèle son intransigeance et son orgueil, concernant une marque aristocratique :
(p. 69-70) Mais les jeunes gens ne pouvaient encore commencer leurs visites, parce qu’il avait été impossible jusque-là de faire venir le peintre pour changer les armoiries de la calèche. La vieille voiture de famille avait été cédée en effet à son gendre par le baron; et Julien, pour rien au monde, n’aurait consenti à se présenter dans les châteaux voisins si l’écusson des de Lamare n’avait été écartelé avec celui des Le Perthuis des Vauds. Or, un seul homme dans le pays conservait la spécialité des ornements héraldiques, c’était un peintre de Bolbec, nommé Bataille, appelé tour à tour dans tous les castels normands pour fixer les précieux ornements sur les portières des véhicules [42]. […] Bientôt, le père Simon, qui se rendait au potager avec sa bêche sur l'épaule, s'arrêta lui-même pour considérer le travail ; et l'arrivée de Bataille ayant pénétré dans les deux fermes, les deux fermières ne tardèrent point à se présenter. Elles s’extasiaient debout aux deux côtés de la baronne, répétant : "Faut d’l’adresse tout d’même pour fignoler ces machines-là." Les écussons des deux portières ne purent être terminés que le lendemain, vers onze heures. Tout le monde aussitôt fut présent ; et on tira la calèche dehors pour mieux juger.
Le problème matériel longuement décrit est symbolique de la disharmonie qui déjà s’installe dans le jeune couple. Le paradoxe est que le mari apporte plus de soin à ce détail accessoire qu’à l’essentiel, si bien que la réussite technique du peintre qui a lieu peu après est un leurre. Le contraste demeure entre les complémentaires (de type psychologique et social) /exigence noble/ vs /admiration roturière/.
Débute alors le long épisode de la promenade champêtre et familiale, dont l’objectif est de présenter la femme de Julien au voisinage. L’ambiance est vite indexée à l’isotopie /dégradation/, moins par le maculage de boue que par la violence décalée et disproportionnée du mari, dont la crise contraste avec la joie bondissante des aristocrates campagnards. L’affectivité domine la description de cette famille où l’hypocoristique « petite mère » répond au « petit père » précédent :
(p. 71-75) Donc les Couillard ayant amené une grande rosse à poil jaune, et les Martin un petit animal blanc à poil long, les deux bêtes furent attelées côte à côte ; et Marius, noyé dans une ancienne livrée du père Simon, amena devant le perron du château cet équipage. Julien, nettoyé la taille cambrée, avait retrouvé un peu de son élégance passée ; mais sa barbe longue lui donnait malgré tout un aspect commun. Il considéra l'attelage, la voiture et le petit domestique, et les jugea satisfaisants, les armoiries repeintes ayant seules pour lui de l'importance. […] Le baron se retourna, considéra le petit homme abasourdi, et, cédant aussitôt à la contagion, il éclata, appelant sa femme, ne pouvant plus parler. […] Alors la baronne, s’étant penchée par la portière et l’ayant considéré, fut secouée d’une telle crise de gaieté que toute la calèche dansait sur ses ressorts, comme soulevée par des cahots. Mais Julien, la face pâle, demanda : "Qu’est-ce que vous avez à rire comme ça ? il faut que vous soyez fous!" Jeanne, malade, convulsée, impuissante à se calmer, s’assit sur une marche du perron. Le baron en fit autant ; et, dans la calèche, des éternuements convulsifs, une sorte de gloussement continu, disaient que la baronne étouffait. Et soudain la redingote de Marius se mit à palpiter. Il avait compris sans doute, car il riait lui-même de toute sa force au fond de sa coiffure. Alors Julien exaspéré s’élança. D’une gifle il sépara la tête du gamin et le chapeau géant qui s’envola sur le gazon ; puis, s’étant retourné vers son beau-père, il balbutia d’une voix tremblante de colère : "Il me semble que ce n’est pas à vous de rire. Nous n’en serions pas là si vous n’aviez gaspillé votre fortune et mangé votre avoir. à qui la faute si vous êtes ruiné ?" Tout la gaieté fut glacée, cessa net. Et personne ne dit un mot. Jeanne, prête à pleurer maintenant, monta sans bruit près de sa mère. Le baron, surpris et muet, s’assit en face des deux femmes ; et Julien s’installa sur le siège, après avoir hissé près de lui l’enfant larmoyant et dont la joue enflait. La route fut triste et parut longue. […] Au trot inégal des deux bêtes, la calèche longeait les cours des fermes, faisait fuir à grands pas des poules noires effrayées qui plongeaient et disparaissaient dans les haies, était parfois suivie d’un chien-loup hurlant, qui regagnait ensuite sa maison, le poil hérissé, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture. Un gars en sabots crottés, à longues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflée par le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l'équipage, et retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats collés au crâne. Enfin, on pénétra dans une grande avenue de sapins aboutissant à la route. Les ornières boueuses et profondes faisaient se pencher la calèche et pousser des cris à petite mère. Au bout de l’avenue, une barrière blanche était fermée ; Marius courut l’ouvrir et on contourna un immense gazon pour arriver, par un chemin arrondi, devant un haut, vaste et triste bâtiment dont les volets étaient clos. […] Dès qu’ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et son père, malgré l’obsession pesante qui leur restait de la brutalité de Julien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et les intonations des Briseville. […] Alors Jeanne et le baron, s’étant penchés aux portières, aperçurent un être singulier qui semblait rouler vers eux. Les jambes embarrassées dans la jupe flottante de sa livrée, aveuglé par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges flaques d’eau qu’il traversait éperdument, trébuchant contre toutes les pierres de la route, se trémoussant, bondissant et couvert de boue, Marius suivait la calèche de toute la vitesse de ses pieds.
Avant que d’être victime des coups excessifs de Julien, qui contraste avec la quiétude joviale du reste de la famille : le sème /dynamisme/ du véhicule est auréolé de dysphorie. L’altération de la bonne ambiance n’est pas sans similitude avec celle de la promenade parisienne en fiacre des jeunes époux de Bel-Ami, Georges Duroy ne pouvant s’empêcher de gâcher le climat de douce sensualité par son "irritation jalouse" à l’égard de son ancien ami Forestier. Ce point de convergence – de même que le sème /distinction/ commun à 'fiacre' et 'calèche' – tend à gommer la principale divergence entre 'fiacre' dont le sème /voiture de louage/ rappelle qu’il s’agit d’un métier citadin, et'calèche’, élément du patrimoine campagnard : "la vieille voiture de famille".
Quantitativement, le pic statistique du roman se situe dans ce chapitre 6 où sont groupées ces occurrences, ainsi révélatrices d’un moment sinon crucial du moins pittoresque du récit.
Au chapitre 8, 'carriole' actualise aussi le sème /transport de personnes/ ; cette polyvalence confirme l’aspect pratique du véhicule qu’attestent ses sèmes /légèreté/ (à la différence de la noble et lourde 'calèche', qui nécessite préparation et présentation) et /moyen d’urgence/, dans un tel contexte indexé à l’isotopie générique /maternité/, lors de ce premier temps d’une grossesse difficile de l’héroïne :
(p. 102) Elle n’était pas à terme, l’enfantement n’étant prévu que pour septembre ; mais, comme on craignait un accident, une carriole fut attelée, et le père Simon partit au galop pour chercher le médecin. Il arriva vers minuit, et, du premier coup d’œil, reconnut les symptômes d’un accouchement prématuré.
A l'ambulance de fortune succède un véhicule élégant (sèmes /haut sur roues/, /découvert/, comme le tilbury); changement qui traduit une modification de statut social du fait de sa fonctionnalité aristocratique :
(p. 110) Jeanne étant tout à fait remise de ses couches, on se résolut à aller rendre visite aux Fourville et à se présenter aussi chez le marquis de Coutelier. Julien venait d’acheter dans une vente publique une nouvelle voiture, un phaéton ne demandant qu’un cheval, afin de pouvoir sortir deux fois par mois.
Avant le retour à un relatif bonheur, on note que la passivité féminine et de l'objet ("la carriole fut attelée") s’inscrit dans la dysphorie ("on craignait un accident"). Cela facilite, ultérieurement, la transition avec le meurtre de Julien, mari adultère de Jeanne, ainsi que celui de la femme du comte de Fourville, commis par ce mari jaloux qui épie le retour des deux corbillards de fortune. Comme l'indique la parlure, on assiste de nouveau à une défiguration roturière d'un véhicule noble :
(p. 152-54) Mais d'autres paysans étaient venus, et regardaient de coin, d'un œil inquiet, sournois, effrayé, égoïste et lâche. Puis on délibéra sur ce qu'on ferait ; et il fut décidé, dans l'espoir d'une récompense, que les corps seraient reportés aux châteaux. On attela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficulté surgit. Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond des voitures ; les autres étaient d'avis d'y placer des matelas par convenance. La femme qui avait déjà parlé cria : ”Mais y s'ront pleins d'sang, ces matelas, qu'y faudra les r'laver à l'ieau de javelle.” Alors, un gros fermier à face réjouie répondit : ”Y les paieront donc. Plus qu'ça vaudra, plus qu'ça sera cher.” L'argument fut décisif. Et les deux carrioles, haut perchées sur des roues sans ressorts, partirent au trot, l'une à droite, l'autre à gauche, secouant et ballottant à chaque cahot des grandes ornières ces restes d'êtres qui s'étaient étreints et qui ne se rencontreraient plus. […] Et bientôt, une carriole passa devant lui, qui portait quelque chose d’étrange. Elle s’arrêta devant le château, puis entra. C’était cela, oui, c’était Elle ; mais une angoisse effroyable le cloua sur place, une peur horrible de savoir, une épouvante de la vérité ; et il ne remuait plus, blotti comme un lièvre, tressaillant au moindre bruit. Il attendit une heure, deux heures peut-être. La carriole ne sortait pas. Il se dit que sa femme expirait ; et la pensée de la voir, de rencontrer son regard, l’emplit d’une telle horreur, qu’il craignit soudain d’être découvert dans sa cachette […] L’autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne de loin l’aperçut, vit le matelas, devina qu’un corps gisait dessus, et comprit tout. Son émotion fut si vive qu’elle s’affaissa sans connaissance.
Au chapitre 11, la voiture utilisée pour la mise au collège du Havre de Paul, l’enfant couvé de Jeanne (Paulet, adouci en Poulet), est plus officielle, ce qui accroît la tristesse ambiante. Pour la surmonter, la mère oppose 'calèche' à 'phaéton' sur la base /transport collectif : dysphorie/ vs /transport individuel : euphorie/. Or la relation affective que ce sème induit rapproche ce véhicule de la carriole, tout en lui conservant l'afférence /citadin/ :
(p. 162-63) Sa mère gémissait souvent à la pensée de la séparation. Elle prépara son trousseau comme s’il allait entreprendre un voyage de dix ans ; puis, un matin d’octobre, après une nuit sans sommeil, les deux femmes et le baron montèrent avec lui dans la calèche qui partit au trot des deux chevaux. […] La calèche attendait devant la porte ; ils montèrent dedans tous trois et s’en retournèrent dans la nuit vers les Peuples. Parfois un gros sanglot passait dans l’ombre. Le lendemain Jeanne pleura jusqu’au soir. Le jour suivant, elle fit atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Poulet semblait avoir déjà pris son parti de la séparation. Pour la première fois de sa vie il avait des camarades; et le désir de jouer le faisait frémir sur sa chaise au parloir.
Autre départ, celui du déménagement pour vente en raison des problèmes financiers occasionnés par le fis, au chapitre 12. Il requiert les véhicules de Denis Lecoq, dont l'onomastique elle aussi indexée à /campagnard : péjoratif/ (grotesque de ce coq qui emmène la mère poule séparée de son Poulet), mais dont l'émotion provient du retour aux racines :
(p. 180-86) Un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis
Lecoq, s’en vint avec sa charrette pour faire un
premier voyage. Rosalie l’accompagna afin de veiller au
déchargement et de déposer les meubles aux places qu’ils
devaient occuper. […] Elle sortit de son lit, exténuée et
haletante, comme si elle eût fait une grande course. La
voiture contenant les malles et le reste du mobilier
était déjà chargée dans la cour. Une autre carriole à
deux roues était attelée derrière, qui devait emporter la
maîtresse et la bonne. […] Vers huit heures, la pluie se mit à
tomber, une pluie fine et glacée que chassait une légère brise
de mer. Il fallut tendre des couvertures sur la
charrette. Les feuilles s’envolaient déjà des arbres.
[…] Elle mit son chapeau, son châle, et, pendant que Rosalie
la chaussait de caoutchoucs, elle prononça, la gorge serrée :
”Te rappelles-tu, ma fille, comme il pleuvait quand nous
sommes parties de Rouen pour venir ici…” Elle eut une sorte de
spasme, porta ses deux mains sur sa poitrine et s'abattit sur
le dos, sans connaissance. Pendant plus d'une heure, elle
demeura comme morte ; puis elle rouvrit les yeux, et des
convulsions la saisirent accompagnées d'un débordement de
larmes. Quand elle se fut un peu calmée, elle se sentit si
faible qu'elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui
redoutait d'autres crises
[43] si on
retardait le départ, alla chercher son fils. Quand elle se fut
un peu calmée, elle se sentit si faible qu’elle ne pouvait
plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutait d’autres crises si
on retardait le départ, alla chercher son fils. Ils la
prirent, l’enlevèrent, l’emportèrent, la déposèrent dans la
carriole, sur le banc de bois garni de cuir ciré; et la
vieille bonne, montée à côté de Jeanne, enveloppa ses jambes,
lui couvrit les épaules d’un gros manteau, puis, tenant ouvert
un parapluie au-dessus de sa tête, elle s’écria : "Vite,
Denis, allons-nous-en." Le jeune homme grimpa près de sa mère,
et s'asseyant sur une seule cuisse, faute de place, il lança
au grand trot son cheval dont l'allure saccadée faisait sauter
les deux femmes. Quand on tourna au coin du village, on
aperçut quelqu'un marchant de long en large sur la route,
c'était l'abbé Tolbiac qui semblait guetter ce départ. Il
s'arrêta pour laisser passer la voiture. Il tenait
d'une main sa soutane relevée par crainte de l'eau du chemin,
et ses jambes maigres, vêtues de bas noirs, finissaient en
d'énormes souliers fangeux. Jeanne baissa les yeux pour ne pas
rencontrer son regard ; et Rosalie, qui n'ignorait rien,
devint furieuse. Elle murmurait: "Manant, manant!" puis,
saisissant la main de son fils: "Fiches-y donc un coup de
fouet." Mais le jeune homme, au moment où il passait contre le
prêtre, fit tomber brusquement dans l'ornière la roue
de sa guimbarde lancée à toute vitesse, et un flot de
boue, jaillissant, couvrit l'ecclésiastique des pieds à la
tête [44]. Et
Rosalie radieuse se retourna pour lui montrer le poing,
pendant que le prêtre s'essuyait avec son grand mouchoir. Ils
allaient depuis cinq minutes quand Jeanne soudain s'écria :
"Massacre que nous avons oublié!" Il fallut s'arrêter, et
Denis, descendant, courut chercher le chien, tandis que
Rosalie tenait les guides. Le jeune homme enfin reparut
portant en ses bras la grosse bête informe et pelée qu'il
déposa entre les jupes des deux femmes. La voiture
s'arrêta deux heures plus tard devant une petite maison de
briques bâtie au milieu d'un verger planté de poiriers en
quenouilles, sur le bord de la grand-route. [...] Puis la
charrette au bout d’une heure apparut à la barrière et
il fallut la décharger sous la pluie. [...]
[45]
Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s’occupait
d’elle. La grand-route devant sa porte se déroulait à droite
et à gauche presque toujours vide. De temps en temps un
tilbury passait au trot, conduit par un homme à figure
rouge dont la blouse, gonflée au vent de la course, faisait
une sorte de ballon bleu ; parfois c’était une
charrette lente, ou bien on voyait venir de loin deux
paysans, l’homme et la femme, tout petits à l’horizon, puis
grandissant, puis, quand ils avaient dépassé la maison,
rediminuant, devenant gros comme deux insectes, là-bas, tout
au bout de la ligne blanche qui s’allongeait à perte de vue,
montant et descendant selon les molles ondulations du sol.
Aspectuellement, on note que la paire /ponctuel/ + /perfectif/ (passés simples) n’exclut pas sin contraire /duratif/ + /imperfectif/ (lenteur et itérativité du convoi). Quant à ce tilbury, seule distraction qui sort Jeanne de sa "morne et lugubre tristesse", la description grotesque et rurale de son conducteur l'assimile à 'charrette' et 'carriole', en dépit de l’opposition sémique /pour les personnes/ du premier véhicule vs /pour les fardeaux/ des secondes – hors contexte [46]. Leur perspective les grossissant et les réduisant, selon le point de vue de Jeanne, mais aussi de l'indéfini "on", les fait accéder au statut d’effets de réel cultivés par le registre réaliste.
Plus d’un an après, Jeanne partira de nouveau de Normandie, cette fois pour voler auprès de son fils Paul qui ne répond plus, par un sentiment de jalousie envers sa femme qui le retient à Paris. De sorte que cette agitation des déplacements répétés est une thématique dominée par le sentiment de l’amour maternel. Le voyage en train est ainsi précédé de ce moyen de locomotion qui traduit la prise de décision maternelle, après la phase d'attente :
(p. 189) Et, un matin de décembre, elles montèrent dans la carriole de Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare, Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maîtresse.
Moyen de transport pour déménagement, livraison, urgence, voire corbillard : dans ces quatre cas, 'carriole' s’oppose aux autres sur la base sémique /véhicule utilitaire/ (vs /tourisme/). Quant aux passés simples de verbes perfectifs de ces extraits ('sortit', 'sentit', 'prirent', 'montèrent', etc.), leur aspect /ponctuel/ est fréquemment et logiquement associé à l'usage des voitures.
Plus tard, le plaisir de retourner au domaine familial des Peuples, aux origines et aux attaches affectives sera troublé par la nostalgie, maintenant que Jeanne est abandonnée de son fils. Cette charge spirituelle au décor matériel des lieux :
(p. 200) Denis est devant la porte qui nous attend. […] On détela la carriole chez les Couillard ; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers offrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étant absents, et on lui donna les clefs.
Enfin, à cette arrivée (‘détela’) succède un ultime départ (‘atteler’) pour accueillir en gare la servante dévouée qui revient de Paris avec la fille de Paul, avant le retour de son père. Ainsi à la dernière page du roman s’opère un mélange de mort (la maîtresse de Paul) et de vie (la naissance de sa fille), qui n'entament pas l’optimisme de Jeanne, à l’image de la dernière phrase du roman ayant allure de proverbe : "La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit." Aussi le véhicule se trouve-t-il au carrefour tant de l’agitation dramatique que de la calme promenade consécutive à ces émotions :
(p. 203-4) la maîtresse de son fils allait mourir. Le notaire donna à la bonne des indications détaillées qu’elle se fit répéter plusieurs fois ; puis, sûre de ne pas commettre d’erreur, elle [Rosalie] déclara : "Ne craignez rien, je m’en charge maintenant." Elle partit pour Paris la nuit même. Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensée qui la rendait incapable de réfléchir à rien. Le troisième matin elle reçut un seul mot de Rosalie annonçant son retour par le train du soir. Rien de plus. Vers trois heures elle fit atteler la carriole d’un voisin qui la conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante. […] "M. Paul viendra dès l’enterrement fini. Demain à la même heure, faut croire." Jeanne murmura "Paul…" et n’ajouta rien. Le soleil baissait vers l’horizon, inondant de clarté les plaines verdoyantes, tachées de place en place par l’or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude infinie planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval. Et Jeanne regardait droit devant elle en l’air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré des hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair ; c’était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux.
La structuration antithétique dissimilant les deux occurrences du même segment textuel est nette :
- /aller/ (T1) de la carriole : /utilitaire/, /ponctuel/ + /perfectif/ (passé simple), /dysphorie/ (appréhension d’un échec, macabre) ; futur immédiat, prisonnier des circonstances ;
- vs /retour/ (T2) de la carriole : /tourisme/, /duratif/ + /imperfectif/ (imparfait), /euphorie/ (plaisir de la promenade, quiétude, vitalité) ; présent et avenir à long terme, libération.
Finalement, cette voiture, à l’image de son ambivalence, et thématiquement inséparable de ses cooccurrents (charrette, tilbury, phaéton, guimbarde, mais aussi calèche et berline, celles-ci fussent-elles réservées aux maîtres), unit indissociablement le milieu noble aux serviteurs paysans, dans une entente complice. Or cette série est exclusive du fiacre dont la fermeture secrète permet l’intrigue; comme le landau et le coupé qui lui sont associés, il relève du monde citadin, étranger au paysage rural.
Hormis le boc, le carrosse, le cabriolet et la diligence, pour ne citer que les plus frappants, Une Vie et Bel-Ami réitèrent ceux de Madame Bovary. Au-delà de cette répartition statistique déjà éloquente, l’étude contextuelle du sens des hippomobiles a révélé des variations qui dissipent l’idée qu’ils pourraient passer pour un détail matériel anodin et insignifiant.
En outre, les multiples occurrences constituent autant de jalons dans la trame du récit. Ajoutons que les usages précis, divers et variés qui en sont faits par les protagonistes s’inscrivent dans l’objectif esthétique de la création d’effets de réel. Il s’agit en effet pour le narrateur de "vraisemblabiliser" les déplacements de ses personnages en adaptant leur trajet à la diversité des moyens de locomotion historiquement attestée.
Ainsi, que ces occurrences aient le statut de fonctions, au sens barthésien, en s'imbriquant dans des séquences d'actions, par les déplacements qu'ils impliquent, ou d'indices de la psychologie des protagonistes ou de l'atmosphère concernant les mœurs du milieu décrit (cf. la vie parisienne ou la fierté familiale que traduit le souci des "armoiries de la calèche" provinciale), fondée sur des topoï, il apparaît que c'est dans ces éléments d'un même taxème que se révèle la mise en pratique de la théorie des romanciers, ici le réalisme-naturalisme. De sorte que l'analyse de leur relevé constitue une étape importante de l'approche didactique d'une œuvre intégrale, en milieu scolaire.
NOTES
[1] "Livre qui se donne en cadeau, et qui renferme des pièces de vers et des fragments de prose, entremêlés de gravures" (Littré). "Avec Walter Scott, elle s'éprit de choses historiques" et "elle eut le culte de Marie Stuart", lit-on à la page précédente; cela témoigne de l'empreinte culturelle laissée par l'isotopie /anglicité/; il est donc normal qu'elle serve à valoriser aussi des noms de véhicules – elle deviendra élément de snobisme avec l'Odette de Proust. Et lors du départ de Léon, Emma lui tendra la main en lançant "à l'anglaise, donc" (cf. ci-dessous), propos auréolé de charme. En fait, cette isotopie participe à /exotisme/, comme en témoigne cette mention lors du bal de "gentleman" à la Vaubyessard (ci-dessous) : "Après le souper, où il y eut beaucoup de vins d'Espagne et de vins du Rhin, des puddings à la Trafalgar".
[2] On a souligné la fonction de quelques personnages, ici noble ailleurs roturier (cf. Hivert le cocher de la diligence) pour visualiser leur fréquence à proximité de véhicules auxquels ils sont associés. De tels corrélats contribuent à la cohésion sémantique des passages étudiés.
[3] Le mot n'a pas à être lexicalisé pour que le thème soit signifié, comme cela apparaît par exemple dans la mention de ces détails vrais : "Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides" (I, 9).
[4] Cf. déjà Balzac "La voiture, à laquelle on attelait quatre chevaux gris pommelé qui eussent fait honneur aux Messageries royales, était divisée en coupé, intérieur, rotonde et impériale. Elle ressemblait parfaitement aux diligences appelées Gondoles qui soutiennent aujourd'hui sur la route de Versailles la concurrence avec les deux chemins de fer. A la fois solide et légère bien peinte et bien tenue, doublée de fin drap bleu, garnie de stores à dessins mauresques et de coussins de maroquin rouge, L'Hirondelle de l'Oise contenait dix-neuf voyageurs." (Un début dans la vie; à propos duquel le D.O.L.F. précise : "Le thème du voyage en voiture publique, outre qu’il offre bien des commodités romanesques, était alors un sujet littéraire en vogue. Son traitement par Balzac consiste à tracer un historique de ce mode de transport, puis à peindre les paysages traversés, enfin à brosser un tableau d’Histoire.") Roman dans lequel le véhicule est indexé à /finance/ : "Il avait bien commandé la voiture chez Farry, Breilmann et Compagnie, les carrossiers qui venaient de substituer les ressorts carrés des Anglais aux cols de cygne et autres vieilles inventions françaises ; mais ces défiants et durs fabricants ne voulaient livrer cette diligence que contre des écus. Peu flattés de construire une voiture difficile à placer si elle leur restait, ces sages négociants ne l'entreprirent qu'après un versement de deux mille francs opéré par Pierrotin. Pour satisfaire à la juste exigence des carrossiers, l'ambitieux messager avait épuisé toutes ses ressources et tout son crédit. Sa femme, son beau-père et ses amis s'étaient saignés. Cette superbe diligence, il était allé la voir la veille chez les peintres, elle ne demandait qu'à rouler ; mais, pour la faire rouler le lendemain, il fallait accomplir le paiement. Or, il manquait mille francs à Pierrotin ! Endetté pour ses loyers avec l'aubergiste, il n'avait osé lui demander cette somme. Faute de mille francs, il s'exposait à perdre les deux mille francs donnés d'avance, sans compter cinq cents francs, prix du nouveau Rougeot, et trois cents francs de harnais neufs pour lesquels il avait obtenu trois mois de crédit. Et poussé par la rage du désespoir et par la folie de l'amour-propre, il venait d'affirmer que sa nouvelle voiture roulerait demain dimanche. En donnant quinze cents francs sur deux mille cinq cents, il espérait que les carrossiers attendris lui livreraient la voiture ; mais il s'écria tout haut, après trois minutes de méditation : Non, c'est des chiens finis ! des vrais carcans. […] Tu n'es pas encore assez avancé dans la vie, mon cher trésor, pour juger les gens avec lesquels tu vas te rencontrer et il n'y a rien de plus dangereux que de causer dans les voitures publiques. En diligence, d'ailleurs, les gens comme il faut gardent le silence." (ibid.)
On trouve aussi une expression rassemblant deux véhicules : "Son père lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gâter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame qu'il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden." (Eugénie Grandet) "Allez payer vos dettes d'honneur, et revenez ici ; je vais retenir le coupé de la diligence, car ma pupille est avec moi, dit le vieillard." (Ursule Mirouet) "Au retour de son voyage dans les contrées méridionales, l'Illustre Gaudissart occupait la première place du coupé dans la diligence de Laffitte-Caillard".
[5] Il s'agit ici de la "malle-poste" précédente (attestée dix fois dans le corpus Balzac), ainsi définie par Littré : "voiture par laquelle l'administration des postes envoie les lettres aux bureaux d'administration et dans laquelle on reçoit quelques voyageurs." L'opposition sémique /transport public et régulier/ vs /transport privé et exceptionnel/ est bien distinctif de 'calèche' dans ce contexte.
[6] Chez Balzac (La Rabouilleuse), le rabaissement s'effectue par la matière, qui permet d'unifier les trois véhicules : "80 personnes arrivèrent […], qui dans une carriole, qui dans un cabriolet d'osier, qui dans une méchante charrette."
[7] Une telle mention est surprenante pour une telle voiture de promenade. Sans doute le poids écrasant des conséquences de l'adultère consommé avec Léon y est-il pour quelque chose.
[8] Le véhicule demeure dans ces 4 occ. du roman indexé à /chic aristocratique/, dans le sillage des 12 occ. du mot dans Le Député d'Arcis de Balzac (outre l'isotopie /politique/). Citons-les car elles constituent un pic statistique dans Hyperbase : "Or, comme tout Arcis était encore tranquille, trois jours avant la matinée où, par la volonté du créateur de tant d'histoires, celle-ci commence, tout le monde avait vu venir, par la route de la Belle-Étoile, un étranger conduisant un joli tilbury attelé d'un cheval de prix, et accompagné d'un petit domestique gros comme le poing, monté sur un cheval de selle. […] Chacun, dans Arcis, imagina le soir que ce personnage avait l'intention d'acheter la terre d'Arcis, et l'on en parla dans beaucoup de ménages comme du futur propriétaire du château. Le tilbury, le voyageur, ses chevaux, son domestique, tout paraissait appartenir à un homme tombé des plus hautes sphères sociales. […] Il a, monsieur Olivier, dit Ernestine, le plus joli tilbury du monde. […] Comment ! Antonin, tu ne m'avais pas dit qu'il avait un tilbury, ce matin quand nous avons parlé de ce conspirateur ; mais le tilbury, c'est une circonstance atténuante ; ce ne peut plus être un républicain […] Eh bien ! donne un coup de pied au Mulet et tâche d'y donner un coup d'œil au tilbury du monsieur qui y loge ; puis viens me dire ce qui s'y trouvera peint. Enfin fais bien ton métier, récolte tous les cancans … Si tu vois le domestique, demande-lui à quelle heure monsieur le comte peut recevoir le sous-préfet demain dans le cas où tu verrais les neuf pointes à perles. […] Monsieur, disait dans la salle à manger le domestique d'Antonin à son maître, le tilbury est armoirié […] Le comte, qu'était couché, quand il a lu la lettre, s'est levé ; maintenant il s'habille. On attelait le tilbury. Le comte va passer la soirée à Cinq-Cygne. […] Gare ! cria le tigre qui précédait à cheval le tilbury. Papa Poupart ! ouvrez ! cria-t-il d'une voix aigrelette. […] Les trois domestiques du Mulet s'attroupèrent et le tilbury fila sans que personne pût voir un seul des traits de l'inconnu. Le sous-préfet suivit le tilbury et vint sur le seuil de la porte de l'auberge. Maxime de Trailles était en tilbury, sur la route de Troyes, une heure après."
[9] Carrosse suspendu et fermé, à deux fonds et à quatre roues (Littré). Balzac l'assimile à un autre nom : "il entendit le bruit d'une voiture de poste et vit passer un briska où se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu. Les voilà, se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui. Une heure après, la berline où étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaître d'une voiture de voyage élégante." (Splendeurs et misères des Courtisanes)
[10] Notons à ce stade que seul le mari est indexé avec sa femme à l'isotopie /pathétique/, par contraste avec l'indifférence des deux amants : "Rodolphe […] dormait tranquillement dans son château; et Léon, là-bas, dormait aussi." (ibid.)
[11] Pourtant prioritaire, comme le montrent par exemple les expressions figées, telle rouler carrosse (cf. César Birotteau: "Jamais je ne roulerai carrosse avec le bien d'autrui") dont le sème /luxe/ inhérent au véhicule ici remplacé par /richesse/ a fini par l'exclure du taxème des hippomobiles. Cf. infra l'analyse similaire de "char".
[12] A l'échelle globale, le pessimiste est déterminant ; il s'agit en effet d'un faux "roman d’apprentissage", aux "piétinements et impasses", où dominent "l’échec, la faillite tant individuelle qu’historique. La vie s'y répète plutôt qu’elle ne progresse; elle apparaît comme une fade succession d’avortements plutôt que comme une ferme trajectoire aboutissant à la réalisation d’un but." Le tout sur fond historique de "l’effondrement de la République" (cf. III, 5). De là, au niveau littéraire "une écriture qui, à l’image de son objet, est contaminée par la dissolution, vouée aux réitérations et à l’insignifiance" (D.O.L.F.). Non plus «Mœurs de province» (sous-titre de Madame Bovary), mais parisiennes.
[13] A dominante singulier, comme déjà dans Les Liaisons dangereuses (1782) où 16 occ. de "voiture" uniquement sont attestées dans ce roman épistolaire.
[14] On note la modalisation épistémique par le conditionnel et l'imparfait qui le précède ("devaient"), temps constitutifs du style indirect libre, lequel s'insère furtivement dans le récit d'actions factuelles au passé simple.
[15] On relève ici au total 4 occ. de équipage(s), 2 dans Madame Bovary et Une vie; en revanche attelage(s) est attesté ici trois fois, et une fois dans Madame Bovary, Une vie et Bel-Ami, lorsque Georges et Suzanne préparent leur fuite finale. Cette relative équivalence quantitative ne fait que mieux ressortir la disproportion qui affecte le corpus balzacien, avec 111 occ. de équipage(s) – bien que marin dans La femme de trente ans – contre seulement 7 occ. de attelage(s).
[16] La co-occurrence lexicale unique avec Balzac est frappante : "Taillefer se piqua d'animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux d'une malle- poste qui part d'un relais, ces hommes fouettés par les flammèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n'écoute […]" (La Peau de chagrin). Ici la fougue équine sert de comparant aux effets de l'enivrement.
[17] Voiture légère ouverte de tous côtés qui sert principalement au transport des meubles ; on l'emploie aussi pour les déménagements, pour le transport de certaines marchandises ; elle s'emploie aussi pour les promenades populaires dans les environs de Paris (Littré).
[18] Cette expression (absente du corpus Maupassant) n'est pas flatteuse quand on sait que ses deux seules occurrences dans Madame Bovary, contre huit dans L'éducation sentimentale, sont prononcées par Homais. Rien ne vient inhiber l'afférence /médiocrité/ ainsi propagée par assimilation inter-romanesque.
[19] La commande graphique de Hyperbase révèle le pic de ce mot "clerc" dans L'éducation sentimentale (29 occ., avec un écart réduit de + 4), mais surtout dans Madame Bovary (35 occ., écart réduit de + 7). Un trait sémantique leur est commun : /séducteur/ (attendrissant concernant sa relation avec Emma; en revanche surtout ami de Frédéric ici).
[20] En révélant (tardivement) au héros observateur l'identité de sa passagère, le véhicule est donc fortement modalisé par l'épistémique. On note incidemment que la reprise des deux noms de voitures contribue à la cohésion de la scène.
[21] Les 30 occ. de ce vocable dans le roman (au singulier, et précédé de l'article défini qui désigne le même personnage, rival de Frédéric, M. de Cisy, paradoxalement "enfant de grande famille et qui semblait une demoiselle, à la gentillesse de ses manières", p. 1965) ont une évaluation péjorative contraire aux 12 occ. du même vocable de Madame Bovary.
[22] Par assimilation, la majuscule du complément active l'acception de "voiture riche ou élégante" (Littré); il renvoie au "char de l'Etat" du conseiller Lieuvain, au figuré et littéraire : l'isotopie est ici /style élevé/.
[23] Unique occurrence du mot, son emploi est indexé à l'opposition /rural/ + /paix/ vs /citadin/ + /guerre/.
[24] Celle de sa rupture avec Rosanette qu'il accuse d'avoir provoqué la ruine des Arnoux.
[25] En revanche, une nouvelle comme Ferragus, outre qu'elle révèle un pic statistique pour ces deux voitures dans la base Balzac, les unissait dans une intrique héroïque et policière, qui constitue l'enjeu du récit, d'abord par l'enquête et les soupçons : "il vit un fiacre arrêté le long d'un mur, à un endroit où il n'y avait ni porte de maison ni lueur de boutique. Est-ce elle ? n'est-ce pas elle ? La vie ou la mort pour un amant. Et cet amant attendait. Il resta là pendant un siècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et il reconnut alors celle qu'il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douter encore. L'inconnue alla vers le fiacre et y monta. La maison sera toujours là, je pourrai toujours la fouiller, se dit le jeune homme qui suivit la voiture en courant afin de dissiper ses derniers doutes, et bientôt il n'en conserva plus. Le fiacre s'arrêta rue de Richelieu, devant la boutique d'un magasin de fleurs, près de la rue de Ménars. [...] Tiens, vois ? sans vouloir faire ici le Bartholo, ton chapeau t'a trahie. Ces taches ne sont-elles pas des gouttes de pluie ? Donc tu es sortie en fiacre, et tu as reçu ces gouttes d'eau, soit en allant chercher une voiture, soit en entrant dans la maison où tu es allée, soit en la quittant. Mais une femme peut sortir de chez elle fort innocemment, même après avoir dit à son mari qu'elle ne sortirait pas. [...] Que le vieux pauvre eût séduit Ida ? Cette séduction tenait du prodige. En se jouant dans le labyrinthe de ses réflexions qui se croisaient et se détruisaient l'une par l'autre, le baron arriva près de la rue Pagevin, et vit un fiacre arrêté dans le bout de la rue des Vieux-Augustins qui avoisine la rue Montmartre. Tous les fiacres stationnés lui disaient quelque chose. Y serait-elle ? pensa-t-il. Et son cœur battait par un mouvement chaud et fiévreux. Il poussa la petite porte à grelot, mais en baissant la tête et en obéissant à une sorte de honte, car il entendait une voix secrète qui lui disait : Pourquoi mets-tu le pied dans ce mystère ? [...] Il avait disait-on, mis une vieille femme rue de Ménars, sur la place de fiacres qui s'y trouve, vieille espionne occupée en apparence à vendre aux cochers l'eau de ses tonneaux, mais en réalité chargée d'épier les démarches de Mme Jules Desmarets."
Puis par les deux tentatives d'assassinat : "Le lendemain, au moment où le baron de Maulincour passait en cabriolet devant cet échafaud, en allant chez Mme Jules, une pierre de deux pieds carrés, arrivée au sommet des perches, s'échappa de ses liens de corde en tournant sur elle-même, et tomba sur le domestique, qu'elle écrasa derrière le cabriolet. [...] L'affaire en resta là. M. de Maulincour en fut pour son domestique, pour sa terreur, et resta dans son lit pendant quelques jours ; car l'arrière-train du cabriolet en se brisant lui avait fait des contusions ; puis, la secousse nerveuse causée par la surprise lui donna la fièvre. [...] Dix jours après cet événement, et à sa première sortie, il se rendait au bois de Boulogne dans son cabriolet restauré, lorsqu'en descendant la rue de Bourgogne, à l'endroit où se trouve l'égout, en face la Chambre des députés, l'essieu se cassa net par le milieu, et le baron allait si rapidement que cette cassure eut pour effet de faire tendre les deux roues à se rejoindre assez violemment pour lui fracasser la tête ; mais il fut préservé de ce danger par la résistance qu'opposa la capote."
[26] "Sorte de voiture"; sans autre précision, Littré cite ce passage du roman. Encore une fois la base Balzac fournit deux occurrences ayant cette acception : "Les deux roués, le jeune et le vieux, se levèrent. En regagnant son escargot à un cheval, Maxime […]" (Béatrix) "Quand, en voyant passer aux Champs-Elysées une de ces charmantes petites voitures basses appelées escargots, doublée de soie gris de lin ornée d'agréments bleus, […] (Ursule Mirouët).
[27] Voiture ayant un siège sur le devant et deux autres derrière dans le sens de la longueur se faisant face ; c'est comme un petit omnibus découvert (Littré).
[28] Calèche de voyage très légère. Mot russe. Cf. Balzac (déjà cité supra pour la berline associée) : "l'élégant briska du colonel pour les deux femmes de chambre et les paquets. La voiture à quatre chevaux était menée par des tigres mis avec une coquetterie ordonnée par le grand écuyer , souvent mieux servi que le roi." (Modeste Mignon)
[29] Voiture longue, en forme de boudin, selon le mot allemand.
[30] Voiture aménagée pour le transport des chiens de chasse. Anglicisme; cf. break, victoria, tilbury (boghei), etc.
[31] Au singulier, celle du père Roque hérite du sème /dévouement/.
[32] Cf. les grilles sémiques contextuelles élaborées par F. Rastier (Sémantique interprétative, 1987, pp. 85-6), dans un esprit "d'économie descriptive", concernant les voitures de ce même extrait de la nouvelle de Maupassant.
[33] "Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement. […] Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda : Tout le monde est-il monté ? Une voix du dedans répondit : Oui. – On partit. […] La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige. […] Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l'on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à la main une de ses lanternes, qui éclaira subitement jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d'épouvante. […] La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu'ils éparpillaient."
[34] Elles y sont régulièrement réparties, avec deux pics, thématiquement concentrés sur la relation amoureuse. Première partie : I: 1 occ., II: 1 occ., IV: 1 occ., V: 6 occ. (épisode de la liaison Duroy\Mme de Marelle), VII: 1 occ. Deuxième partie : I: 4 occ., II: 6 occ. (la promenade au bois), III:1 occ., IV:2 occ., V:2 occ., VII:1 occ., VIII:3 occ., IX:4 occ.
[35] Le coupé ("voiture bourgeoise", Littré) est ici anaphorique du fiacre ("voiture de louage" et "mauvaise, par dénigrement", Littré). Or ils sont pourtant distincts, au moins depuis Balzac : "Deux valets dépliaient le marchepied d'un coupé de bon goût, chargé d'armoiries. La fille aux yeux d'or y monta la première, prit le côté où elle devait être vue quand la voiture se retournerait, mit sa main sur la portière, et agita son mouchoir […]. Puis apercevant un fiacre prêt à s'en aller après avoir amené du monde, il fit signe au cocher de rester. Suivez ce coupé". Voir encore ce goût des énumérations : "Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin." (Splendeurs et misères des Courtisanes) "Moi, je veux au contraire afficher un luxe à la Louis XIV, dit Crevel. J'ai commandé des voitures neuves, celles de madame, deux jolis coupés, une calèche, une berline d'apparat avec un siège superbe qui tressaille comme Mme Hulot." (Cousine Bette) "Alençon, qui ne comptait pas en 1816 deux voitures propres, vit en dix ans rouler dans ses rues des calèches, des coupés, des landaus, des cabriolets et des tilburys, sans s'en étonner." (La vieille fille)
[36] Unique occurrence du mot dans Bel-Ami, on retrouve ce corrélat comme dégradation du sort du héros – conformément à la phraséologie être dans l'ornière – alors que les 5 occurrences du mot dans Une Vie traduisent la normalité boueuse de la campagne où l'héroïne a ses racines.
[37] Véhicule d'élégance féminine, au moins depuis Balzac : "Cette femme-là doit cent mille écus, dit le juge en montant dans le cabriolet de son neveu. [...] Elle était à grand-peine sortie d'un landau vert qui lui seyait à merveille : la femme ne se concevait pas sans le landau, ni le landau sans la femme." (L'interdiction)
[38] Comparaison fondée sur la syllepse du verbe rouler (double signification terrestre et maritime).
[39] A Paris, cela n'a pas le côté choquant de "cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus" dont parlait Flaubert (supra). Simple dissimulation balzacienne : "Lucien employait d'ailleurs les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture." (Splendeurs et misères des Courtisanes)
[40] Du Roy profite de la naïveté et du tempérament romanesque de la fille Walter pour lui proposer un marché formulé en ces termes : "- Et puis, c’est là que ça devient grave. Si vous êtes résolue, bien résolue à être ma femme, ma chère, chère petite Suzanne… Je vous… je vous enlèverai." Elle eut une grande secousse de joie et faillit battre des mains. "- Oh ! quel bonheur ! vous m’enlèverez ? Quand ça m’enlèverez-vous ?" Toute la vieille poésie des enlèvements nocturnes, des chaises de poste, des auberges, toutes les charmantes aventures des livres lui passèrent d’un coup dans l’esprit comme un songe enchanteur prêt à se réaliser. (ibid.)
[41] On note qu'ici comme à l'autre occ. du chap. 5 (p. 50 : Quatre jours plus tard arriva la berline [...] Après huit jours de route, par une chaleur terrible, ils arrivèrent à Marseille.) ce véhicule est assimilée à la calèche, sur l’opposition sémique /pour les personnes/ vs /pour les fardeaux/ qui les distingue de 'charrette' mais aussi 'carriole'. Il est bien évident que le pic remarquable de "berline(s)" chez Zola dans la base Auteurs est dû à la voiture non hippomobile de Germinal.
Balzac jouait du contraste évaluatif entre les différents véhicules, pour ses romans de mœurs : "Cette carriole, connue de toute la ville, était soignée par Jacquelin autant que le plus beau coupé de Paris : Mademoiselle y tenait, elle s'en servait depuis douze ans, elle faisait observer ce fait avec la joie triomphante de l'avarice heureuse. La plupart des habitants savaient gré à Mlle Cormon de ne pas les humilier par le luxe qu'elle aurait pu afficher ; il est même à croire que, si elle avait fait venir de Paris une calèche, on en aurait plus glosé que de ses mariages manqués. La plus brillante voiture d'ailleurs l'aurait conduite au Prébaudet tout comme la vieille carriole." (La vieille fille)
Concernant l'exotisme de l'étymologie des voitures, 'berline' et 'landau' sont indexées à /germanisme/, 'calèche' à /slave/ et 'phaéton' (autre voiture légère et découverte comme les tilbury, boghei et cabriolet) à /mythologie grecque/ (cf. le char d'Helios), pour faire contrepoids à l'anglophilie précédente.
[42] C'est là l'unique occurrence de cet autre générique dans Une vie, le mot étant absent de Bel-Ami.
[43] Manifestation somatique d'une hypersensibilité féminine : ce diagnostic l'identifie à Emma Bovary.
[44] Contrairement à l'autre unique occ. de ce véhicule dans Mme Bovary qui se situait dans le point de vue de l'usurier (cf. "ruiner la guimbarde du Lion d'Or"), ici le sème inhérent /dégradation/ est contrebalancé par le comique de la scène qui illustre une vengeance bénigne, contre celui qui a déclenché la mort des infidèles et a refusé au corps du baron l'entrée de l'église. Cela est à rapporter au ton global du roman qui dédramatise les rudes épreuves d'Une Vie, typique.
[45] Avec 16 occurrences du vocable, ce roman est encore très proche des 18 occ. dans Madame Bovary; en revanche le hapax de Bel-Ami est euphorique et figuré avec la "pluie de millions" matérialiste.
[46] C'est dans la brève nouvelle Le petit fût (1884) que les 4 occ. de cette voiture constituent un pic statistique, lequel focalise sur cet instrument du plan machiavélique du paysan normand, aux déplacements intéressés : "Maître Chicot, l'aubergiste d’Épreville, arrêta son tilbury devant la ferme de la mère Magloire. C'était un grand gaillard de quarante ans, rouge et ventru, et qui passait pour malicieux. Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis il pénétra dans la cour. Il possédait un bien attenant aux terres de la vieille, qu'il convoitait depuis longtemps. […] Il reprit : - Je m'explique. J'vous donne, chaque mois, cent cinquante francs. Vous entendez bien : chaque mois j'vous apporte ici, avec mon tilbury, trente écus de cent sous. Et pi n'y a rien de changé de plus, rien de rien ; vous restez chez vous, vous n'vous occupez point de mé, vous n'me d’vez rien. […] Il allait de temps en temps rendre visite à la fermière, comme on va voir, en juillet, dans les champs, si les blés sont mûrs pour la faux. Elle le recevait avec une malice dans le regard. On eût dit qu'elle se félicitait du bon tour qu'elle lui avait joué; et il remontait bien vite dans son tilbury en murmurant : - Tu ne crèveras donc point, carcasse ! […] Alors Chicot, dans un élan de générosité, s'écria: - T'nez, puisqu'elle vous plaît, j'vas vous en donner un p'tit fût, histoire de vous montrer que j'sommes toujours une paire d’amis. La bonne femme ne dit pas non, et s'en alla, un peu grise. Le lendemain, l'aubergiste entra dans la cour de la mère Magloire, puis tira du fond de sa voiture une petite barrique cerclée de fer. Puis il voulut lui faire goûter le contenu, pour prouver que c'était bien la même fine ; et quand ils en eurent encore bu chacun trois verres, il déclara, en s'en allant : - Et puis, vous savez, quand n'y en aura pu, y en a encore ; n'vous gênez point. Je n'suis pas regardant. Pû tôt que ce sera fini, pu que je serai content. Et il remonta dans son tilbury. Il revint quatre jours plus tard."
NB. Cette page a été mise à jour en septembre 2004.