STRATEGIES DE LECTEUR ET COMPETENCES DE LECTURE :
LA CONTRIBUTION DE LA SEMANTIQUE TEXTUELLE A LA FORMATION DES LECTEURS

Jean-Paul SANFOURCHE
Université de Poitiers


1. Le cadre général de notre réflexion

Telle que la définit F. Rastier en introduction à Sens et textualité (1), la sémantique textuelle a entre autres caractéristiques celle d'être " dynamique ", car un de ses objectifs prioritaires est de " décrire les parcours interprétatifs, aussi bien dans les transformations contextuelles des unités types de tous rangs que dans les remaniements ininterrompus des représentations au cours du texte. " Confrontée aux nouvelles perspectives dans lesquelles la didactique théorique de la lecture commence à s'inscrire, cette orientation programmatique de la sémantique textuelle nous semble susceptible d'aider à la description des rapports complexes entre texte et lecteur, et à mieux définir, donc décrire, les compétences qui permettent l'élaboration du sens.

En s'inspirant d'une théorie sémantique unifiée, la didactique de la lecture renforce sa vocation intégrative. Mots, phrase, texte sont en effet aujourd'hui envisagés dans leurs intimes relations, et non comme des unités distinctes, qui seraient progressivement conquises et maîtrisées.

Aucune didactique de la lecture ne peut réaliser son programme indépendamment d'une approche théorique du texte, articulée avec une observation minutieuse des comportements de lecteurs. Car ce n'est qu'à cette condition que des compétences de lecture se fonderont non sur de simples habiletés mais sur de réelles stratégies de lecteurs. De plus, aucune didactique de la lecture ne peut aujourd'hui se construire indépendamment d'une pédagogique explicite, dont le projet est de décrire clairement ( ou, mieux, de faire décrire par les apprentis-lecteurs) les stratégies verbales et non-verbales mises en oeuvre, généralement suscitées et informées par le texte lu, pour produire du sens.


2. Notre démarche

Nous voudrions donc consacrer cet article à un travail de lecture plusieurs fois tenté au cycle 3 ( CM2) à partir de l'ouverture d'une nouvelle intitulée Moloch, extraite de La ronde et autres faits divers , de JMG Le Clézio (2). Voici le texte.
 
(P1) Aujourd'hui, 15 août 1963, la jeune femme qui s'appelle Liana est seule, assise sur la banquette recouverte de moleskine vert sombre, au fond de la grande salle. (P2) Dehors, la chaleur pèse sur les murs de tôle, sur le toit plat, et malgré les fenêtres ouvertes, il n'y a pas un souffle d'air. (P3) Aux pieds de Liana, Nick halète bruyamment. (P4) C'est le seul bruit à l'intérieur du mobile home sauf, de temps en temps, dans le lointain, un moteur de moto ou de scie à chaîne, ou bien un drôle de cri d'enfant qui fait tressaillir la jeune femme. C'est comme s'il n'y avait personne, vraiment personne à des lieues à la ronde, car le silence pèse avec la chaleur, il étouffe, il serre la tête, il empêche de penser.

 

banquette

recouverte de moleskine vert sombre

la grande salle

murs de tôle- toit plat - fenêtres

le mobile home

Pour des raisons de place et surtout de méthode, nous ne décrirons pas dans sa totalité la séquence pédagogique construite à partir de ce texte.

Dans un premier temps, nous isolerons systématiquement de l'ensemble des remarques faites par les enfants au cours de la lecture linéaire leurs réactions et leurs suppositions à propos d'un ensemble sémantique particulier qui traverse l'extrait choisi et qui constitue, nous le verrons, un parcours interprétatif complexe et mouvementé. Il s'agit de l'ensemble des mots ou expressions, ci-dessus signalés en caractères gras en marge du texte, qui suggèrent le lieu où l'action semble promettre de se dérouler.

Les réactions des enfants portent à la fois (i) sur le texte, (ii) sur la lecture et les diverses interprétations qu'implique ce texte dans son continuum syntagmatique, mais aussi (iii) sur leurs propres manières d'interpréter le texte. Il s'agit donc autant de permettre aux lecteurs (i) de prendre conscience des faits de cohésion-cohérence textuelle, (ii) de leur influence sur la lecture, mais aussi (iii) du rapport personnel que chaque lecteur entretient avec le texte.

Dans un second temps, fidèle à la démarche que nous venons d'assigner à la recherche en didactique, nous essaierons de montrer sommairement comment ces réactions et ces comportements interprétatifs spontanés renvoient à des problèmes de sémantique textuelle, qui permettent de mieux décrire les parcours interprétatifs générés par le texte, et de mieux définir une compétence particulière de lecture.


3. Favoriser le travail interprétatif des enfants

3.1. Trois objectifs justifient une procédure pédagogique doublement séquentielle

Le premier objectif de cette séance de lecture est de permettre aux enfants de confronter et d'expliciter les procédures selon lesquelles ils interprètent un texte, en valorisant pour chacun d'eux leur " connaissance du monde ".

Le second objectif, évident et presque banal, mais que nous tenons à rappeler, est de mettre l'apprenti-lecteur dans une situation de construction de sens. En lui montrant le plus concrètement possible que le sens d'un texte n'est pas donné, mais qu'il exige d'être construit. En sollicitant les structures cognitives et affectives de chaque lecteur, afin que chacun prenne clairement conscience d'un aspect de son rôle de lecteur dans cette construction.

Ces deux premiers objectifs justifient à nos yeux la procédure - qui doit rester exceptionnelle - de segmentation du texte en phrases. Les enfants découvriront successivement P1, puis P2, enfin P3 et P4. Ce choix n'est pas en contradiction avec la réalité du texte dont on sait que le sens ne saurait être l'addition de celui des phrases qui le constitue. Il résulte de la nécessité de faire avec les enfants une description précise de l'effet que produit le texte au cours de leur lecture linéaire. De flécher systématiquement les opérations de suppositions, d'anticipation ou de rétro-action, et de vivre, individuellement et collectivement, la dynamique de la lecture. Bref de poser sans cesse la question à laquelle toute pédagogie explicite doit tenter de répondre: " Que fait-on pour construire du sens quand on lit un texte? " La segmentation n'est donc ici qu'une opération provisoire, la conséquence d'un choix didactique. Comme la segmentation en phrases n'efface pas le tout du texte, le traitement séquentiel d'un processus ne doit pas non plus faire oublier la simultanéité des nombreux processus activés par le texte au cours de la lecture.

Le troisième objectif est de montrer aux enfants que l'appartenance d'un texte à un genre informe la lecture. La description du lien étroit entre genre textuel et lecture, en renvoyant inévitablement mais hypothétiquement au travail supposé conscient d'une écriture, renforce notre parti pris de segmentation phrastique et de traitement séquentiel d'une compétence spécifique. Il permet la mise en scène pédagogique des effets que produit le texte à réception, liés à l'écriture de Le Clézio.

3.2. La découverte progressive du texte par les élèves

3.2.1. L'incipit déroutant

Parmi les nombreux problèmes posés par l'incipit de la nouvelle (P1), l'indétermination du lieu soulève un véritable débat. L'emploi du déterminant défini surprend et perturbe la lecture (" la grande salle "): les enfants réagissent. " Il (le narrateur) fait comme si on savait où on est ", " Mais on n'en a jamais entendu parler de cette pièce! " Le contraste est évident avec les débuts de récits déjà lus, généralement plus longs et plus explicites. Malgré ces questions volontairement laissées sans réponses, le maître demande d' " imaginer " le lieu évoqué par le narrateur. L'attention des enfants se fixe donc sur les syntagmes " la banquette recouverte de moleskine vert sombre " et " la grande salle ". Une fois moleskine expliqué, trois propositions dominantes sont faites : " On est dans un salon ancien, très grand, j'en ai vu comme ça dans les livres " ; " On est dans une gare, parce que, à la gare de X, il y a des banquettes pareilles. Elles sont vertes aussi et un peu déchirées.. C'est une salle d'attente." ; " Non, on est dans un café; il y a des banquettes comme ça dans un café. ". Malgré la contradiction non exploitée d'un enfant: " Ce n'est pas un salon, parce qu'on ne dirait pas salle ", on constate après recherche rapide que rien de précis dans P1 n'infirme ni ne confirme ces propositions de reconstruction imaginaire du référent, qui témoignent des efforts que font ces enfants pour donner une sorte de cohésion à leur lecture, en comblant les silences du texte. On remarquera que l'inventaire de ces lieux figurés ( salon particulier, salle d'attente de gare, salle d'un café) n'est possible qu'à travers la mise en rapport de trois mots dans (P1): " banquette, moleskine, salle ". Une sorte de configuration lexicale oriente la lecture selon des relations sémantiques qu'il conviendrait peut-être de mieux expliquer afin d'en déterminer plus sûrement le rôle de tremplin interprétatif. Pour être tout à fait complet, il faudrait aussi citer quelques remarques ponctuelles d'enfants auxquelles le maître n'a pas donné suite. " Pourquoi sombre et pas foncé? ", " Ce ne doit pas être une histoire gaie! ". Il eut été intéressant de tenter une justification textuelle de cette remarque et de cette impression.

3.2.2. Les premières hypothèses interprétatives se confirment

Une fois (P2) lue, certaines hypothèses faites précédemment sont remises en cause par certains : " Ce n'est pas un salon comme je le voyais, parce qu'un salon en tôle(s)... c'est pas possible." " Ce n'est pas non plus une gare. Une gare, c'est toujours solide.". Pour d'autres, les hypothèses de départ perdurent par modifications, ajustements de leur première représentation : " C'est un café, mais dans une banlieue pauvre... Mais si, c'est une 'grande salle' de café, avec des 'banquettes', comme on a vu...il a un toit plat " . " C'est un café un peu louche ! "

Les instructions données en (P1) sont ici réinvesties dans de nouveaux scénarios interprétatifs, construits sur la connaissance du monde qu'a chaque enfant. Ou, plus exactement, dans un rapport étroit entre leurs expériences du monde et l'effort d'exploiter en les unissant de la manière la plus pertinente les données descriptives du texte. On remarquera que le principe de cohésion lexicale entre les éléments informatifs sélectionnés n'est pas pour l'instant fourni par le texte, mais par la représentation interprétative des enfants. Par exemple, l'interprétation café rend homogène la séquence lexicale que rappelle le lecteur 'grande salle-banquette-toit plat'. Le maître ne relève pas non plus la corrélation sémantique entre " pauvre " et " louche ". Les connaissances du monde convoquées sont soit livresques - l'évocation des livres où l'enfant avait " vu "  un salon est un exemple du rôle que peut jouer l'intertextualité dans la formulation des hypothèses interprétatives - soit directement puisées dans l'expérience quotidienne. Certains autres lecteurs cependant font de nouvelles propositions sans chercher à intégrer les données de P1. " C'est un entrepôt... ". D'autres remettent en question ces nouvelles pistes, arguant qu'  " on ne dirait pas non plus la salle pour parler d'un entrepôt ".  " Tu es bien obligé de te souvenir de ce qu'il (le narrateur) a déjà dit..." réplique un enfant qui rejette en argumentant la nouvelle hypothèse.

Les stratégies de lecture se justifient, et s'affrontent en se corrigeant mutuellement, dans l'inter-action permanente texte monde extra-textuel. Dans ce type de séance de lecture, le maître a pour rôle essentiel de favoriser cette inter-action afin de transformer les stratégies individuelles en compétences partagées de lecture.

3.2.3. Après l'avoir autorisée, le texte restreint la liberté interprétative

Finalement, c'est l'hypothèse du café qui est majoritairement retenue, avant que (P4) ne vienne démentir toutes ces représentations hypothétiques. L'indication définitive du lieu (" mobile home ") contraint à une sorte de lecture rétrospective, à une sorte de " remontée " dans le texte, à travers laquelle toutes les occurrences lexicales soulignées sont réexaminées à l'intérieur de ce paradigme descriptif, dont le mot-maître, si l'on peut dire, est mobile home. Des mondes hypothétiques s'écroulent, auxquels on renonce parfois à grand peine: " C'est un café installé dans un mobile home, dans un camping. " Mais d'autres re-lisent (P1, P2, P3 et P4) en acceptant que le texte démente leurs premières interprétations. Un enfant par exemple signale qu'il ne s'agissait pas, comme tout le monde le croyait, de " tôles ondulées ", mais de la " tôle pour fabriquer les caravanes ". Un examen attentif et critique du texte est parfois fait: le mot mur surprend. " Si c'est un mobile home, pourquoi ne pas parler de parois? Les murs, ce sont les murs d'une vraie maison. "

3.2.4. Stratégies et compétences interprétatives

On le voit, les remarques des enfants portent bien à la fois sur (i) le texte ( sélection des éléments qu'il livre et hypothèses sur ceux qu'il refuse de fournir d'emblée), (ii) sur la lecture qui devient une réelle activité interprétative, (iii) sur les stratégies individuelles mises en commun. Se situant dans le cadre d'une pédagogie explicite, le maître n'a évidemment pas manqué, au cours de la réflexion, de souligner l'importance de l'intervention d'un enfant : " Tu es bien obligé de te souvenir de ce qu'il (le narrateur) a déjà dit... ". Il lui a demandé d'expliquer sa remarque en s'appuyant sur le texte. On découvre ainsi fort simplement, et, paradoxalement grâce à la segmentation en phrases, que (i) les relations inter-phrastiques sont aussi assurées par la cohérence lexicale, qu'(ii) il n'y a pas compréhension sans cohésion textuelle, ni cohésion sans cohérence, et que (iii) les stratégies des lecteurs ont tenu compte de ces deux dimensions essentielles de la textualité tout en s'y informant.

La convergence de ces stratégies permet la reconnaissance d'une compétence de lecture, sans laquelle il n' y a pas de dynamique interprétative. Nous la nommerons provisoirement compétence d'intégration. Intégration qui opère à des niveaux différents. (i) Celui de la phrase, de l'inter-phrase, du texte par intégration des données sémantiques aux lignes de cohérences textuelles, (ii) celui de l'extra-textuel par intégration réciproque des connaissances du monde et des stratégies sémantiques du texte, (iii) celui enfin du méta-textuel par intégration de stratégies construites antérieurement aux stratégies nouvelles induites, voire exigées, par d'autres textes .


4.
La perspective de la sémantique textuelle

4.1. La théorie cognitiviste

Ces parcours de lecture auquel le texte invite tout en les contraignant illustrent peut-être la théorie cognitiviste de l'organisation de la connaissance sous forme de schémas, qui, selon les chercheurs, interviendraient dans la construction du sens. De leur point de vue, un schéma {café} ou {gare}serait activé en (P1), exploitant les données descriptives essentielles et les unissant de manière provisoirement cohérente. Il peut à la rigueur être préservé en (P2) . Un schéma nouveau {mobile home} en (P4) s'y substitue définitivement, et permet de réorganiser interprétativement les mêmes données descriptives. Il n'y aurait donc rien d'étonnant qu'une analyse sémantique corrobore et affine cette approche, dans la mesure où les recherches récentes des psycho-cognitivstes prennent résolument des orientations textuelles, puisque les opérations cognitives sont en partie largement contraintes par le sémantisme du texte.

4.2. Dépasser l'approche intuitive du texte

La séance que nous venons de décrire s'appuie sur une lecture préparatoire du maître, qui relève dans ce texte un paradigme lexical et qui l'exploite afin de montrer à ses élèves que leur compréhension d'un texte dépend en partie de l'actualisation de traits sémantiques, et que cette actualisation met forcément en jeu leur connaissance du monde. De plus, les lecteurs font directement l'expérience que la lecture ne peut s'en tenir uniquement au texte, et qu'elle a besoin de nourritures plus psychologiques, de ces aides, de ces étais que sont les images mentales verbalisées induites par le texte. En effet, toute production de sens repose sur une ou des impressions référentielles, qui se complètent, se confirment, s'annulent ou se remodèlent au fil de la lecture.

Il faut bien constater cependant que la séance de lecture que nous venons de présenter repose sur des intuitions, laisse en suspens des remarques importantes d'enfants et relève d'une approche encore trop instinctive du texte. L'approche sémantique que nous allons proposer, volontairement schématique, a donc pour objectif de permettre à l'enseignant de mieux analyser les réactions des apprentis-lecteurs afin de les rendre encore plus explicites et plus productrices de sens dans ce même parcours interprétatif. C'est dans cette perspective que le recours à une sémantique unifiée nous semble opératoire dans une démarche didactique. On nous pardonnera donc l'excursus théorique qui suit, mais on en comprendra la nécessité.

4.3. Brève information théorique

En fonction des trois " paliers " mot, phrase, texte, F.Rastier propose une analyse sémantique à trois niveaux.

4.3.1. Le mot

4.3.1.1. Morphème, sémèmes, sèmes

Au niveau 1, le mot, qui n'est pas un signe, est composé d'unités signifiantes, appelées morphèmes. Contrairement au mot, le morphème lexical est un signe (il a un signifiant et un signifié). Ce signifié est appelé sémème. Le sémème peut être défini comme un ensemble d'unités de signification ou " composants sémantiques ". Ces unités de signification sont les sèmes.

En (P1), le mot " banquette " pourrait fort bien se décomposer en deux morphèmes. Un morphème lexical et un morphème de diminution. Nous considérerons cependant que la diminution s'étant largement lexicalisée, le " mot graphique " correspond à un seul morphème. Le signifié, ou sémème (5), banquette/ peut donc se décomposer en un certain nombre de sèmes qui lui permettront de se différencier d'autres sémèmes appartenant au même champ sémantique.

Dans le champ lexical sémantique (6b) des sièges, le trait /pour plusieurs personnes/ sera pertinent puisqu'il permettra de distinguer, par exemple, /banquette/ de /fauteuil/ ou de /chaise/. Dans le même champ sémantique, le trait /pieds droits/ distinguera le sémème /banquette/ du sémème /banc/ dont un des sèmes différenciateur est /pieds de travers/. Le sens ne peut en effet s'établir que par le jeu de la différence.

4.3.1.2. Sèmes spécifiques et sèmes génériques

Les sèmes qui permettent de différencier un sémème d' un autre sémème sont appelés " sèmes spécifiques ". D'autres sèmes, dits " sèmes génériques ", sont fédérateurs puisqu'ils " marquent l'appartenance du sémème à une classe sémantique. " (4) Le sème générique est, en quelque sorte, un dénominateur commun de sens permettant la réunion de sémèmes dans une même classe sémantique.

Les sèmes sont donc des unités minimales de contenu d'un morphème lexical. Ils se définissent en fonction de classes sémantiques. Leur caractère générique étant plus ou moins accentué, on peut les hiérarchiser en fonction de leur degré générique. On pourra donc parler de sèmes micro-génériques (sèmes les moins génériques) ou de sèmes macro-génériques (sèmes les plus génériques). F.Rastier distingue quatre classes de généralité progressive.

4.3.1.3. Taxème, champ, domaine, dimensions

Le taxème est la classe minimale. L'ensemble des sèmes spécifiques (ou sémantème) et du sème le moins générique ( /pour s'asseoir/ apparaît comme un sème " micro-générique " du sémème /banquette/) d'un sémème définissent un taxème. Le micro-sème générique /pour s'asseoir/ définit la classe des sièges.

Le champ est la classe de généralité supérieure. C'est un ensemble organisé de taxèmes. Le champ auquel appartient le taxème //siège// est celui du mobilier. Ainsi peut-on dire que // 'banquette', 'fauteuil', 'canapé' ...// appartiennent à un même taxème, celui des sièges. L'ensemble des taxèmes des sièges appartient au domaine // mobilier//. La classe immédiatement supérieure est celle du domaine, qui est un ensemble structuré de champs. Le champ //mobilier// appartient au domaine //Ameublement//. Les dimensions sont des oppositions majeures de type /animé/ versus /inanimé/. Soit, sous forme schématique:

4.3.2. Phrase et texte

Le niveau 2 concerne la phrase. Plus exactement, il traite d'unités qui vont du syntagme à la phrase. Le niveau 3 est celui du texte. En ce qui nous concerne, nous n'évoquerons pour l'instant que la composante thématique, qui rend compte des structures paradigmatiques des contenus. Le thème est défini comme " un ensemble structuré de composants sémantiques ", les sèmes. Les thèmes génériques sont distingués des thèmes spécifiques.

Le thème spécifique concerne par exemple l'ensemble des différentes nominations d'un même personnage dans un récit. Par exemple, dans Moloch,(2) l'  " assistante sociale " (p.35) qui successivement est présentée comme " la jeune femme aux lunettes dorées " (P.35), " l'assistante " (p.35), " la jeune femme " (p.36), " la jeune femme aux lunettes " (p.36)....

Le thème générique est une " structure de composants génériques récurrents ". Ces récurrences déterminent des isotopies génériques qui, à réception, produisent des " impression référentielles dominantes ". Dans le texte de Le Clézio, tous les éléments descriptifs se rattachant au mobile home s'organisent en une isotopie générique. Le thème du mobile home, qui joue un rôle important dans la nouvelle, est développé par des éléments appartenant au domaine sémantique 'habitat de plein air'.

4.4. Vers une gestion structurée du travail interprétatif des enfants : hiérarchiser les suggestions interprétatives

En quoi une connaissance de ces rudiments théoriques, dans le cadre défini d'une pédagogie explicite, peut-elle apporter une aide au maître qui organise une séance de lecture de ce type? Il nous semble qu'elle a au moins deux avantages. Celui de mieux exploiter en les hiérarchisant les suggestions interprétatives des enfants, et celui de mieux expliciter leurs stratégies intuitives pour les transformer progressivement en de véritables compétences.

L'incipit " induit une impression référentielle complexe". En (P1), la relation que les lecteurs établissent d'abord entre banquette, moleskine et salle témoigne, nous l'avons souligné, d'une volonté de créditer le texte d'un principe interne de cohésion lexicale. Il est vrai que la représentation verbalisée " café " (ou " gare ") était apparue comme le moteur principal de cette cohésion. Il nous semble que le concept d'isotopie au niveau de la phrase (niveau 2) permettrait de renforcer ce sentiment d'homogénéité sémantique et de justifier la proposition des schèmes interprétatifs. Sur un plan didactique, il s'agit donc, à partir des propositions des enfants, de détecter en (P1) " la récurrence syntagmatique d'un même sème ", non pour occulter les incidences que joue la connaissance du monde des lecteurs sur leur interprétation, mais pour mieux l'articuler avec les informations du texte. L'essai d'analyse sémique décrit ci-après s'appuie sur le travail fait par les mêmes élèves qui ont accepté, connaissant le texte, de mieux comprendre " ce qu'ils avaient fait pour comprendre le texte ".

Le sémantème de banquette est le point de départ choisi par le maître. Le sème spécifique / à plusieurs places/ oriente vers l'hypothèse d'un usage collectif, renforcée par le sémème 'salle', dont le sème spécifique / spacieux/ peut l'opposer au sémème (pièce) . Entre 'banquette' et 'salle', une composante sémantique commune /lieu public/est trouvée. Banquette appartiendrait ainsi au taxème //mobilier de lieu public// 'salle' au taxème // Architecture de lieu public//. Le sème /public/ apparaît comme un sème provisoirement isotopant, désignant une isotopie méso-sémantique facultative en (P1). Ce travail en langue et en contexte semble efficace dans l'explicitation des stratégies sémantiques: " Voilà peut-être pourquoi on a pensé à un café ou a une gare! "

L'enfant qui a distingué salon de salle, et dont la remarque n'avait pas eu de suites lors de la première séance, renforce ce soupçon d'isotopie: " Un salon, c'est pas un lieu public. J'avais donc un peu raison ". Le maître fait chercher le sème spécifique qui permettrait de distinguer 'salle' de 'salon'. La discussion est riche: l'opposition des dimensions public/ privé est formulée par le maître à partir de l'opposition " maison particulière "/ " lieu ouvert à tout le monde ". Elle est aussi contestée. (" On dit bien salle-à-manger...Elle n'est pas grande chez moi! " " Mais justement, il y a grande dans le texte! " " Oui, mais on dit aussi salle-de-bains. "). Un sème apparemment spécifique met fin à ce début d'argumentation: " Un salon c'est intime, pas une salle. " La discussion rebondit (si l'on peut dire) sur 'moleskine': " Mais la moleskine, ça ressemble à du plastique. J'ai demandé à mon père. Ca ne serait pas très beau dans un salon. " " Il y en a dans le salon de l'IUFM " " Mais c'est un lieu public! " Bref, 'moleskine' tomberait plutôt dans le champ //Aménagement de lieu public// que dans celui de //Aménagement de lieu privé//. Il est en quelque sorte aspiré par l'isotopie supposée banquette-salle.

Revenant à 'banquette', un enfant renforce cette isotopie provisoire en soulignant que le sème /sans dossier/ peut aider à distinguer le sémème 'banquette' du sémème 'canapé'. " C'est un canapé qu'on trouve dans un salon, et pas une banquette ". L'inconfort de la banquette renverrait-il à l'inconfort des lieux publics? " Il y a les mêmes banquettes à la poste de Poitiers. C'est dur! ". " Quand on pense qu'on se creuse encore la tête, alors qu'on sait qu'elle (Liana) est dans un mobile home! " " Oui, mais on ne le savait pas quand on a lu la première phrase pour la première fois! ". " Mais c'est l'auteur qui n'en dit pas assez au départ. Ca nous fait avoir des idées fausses. " " On ne pouvait pas faire autrement que de se tromper. " L'écriture de Le Clezio devient l'objet de la réflexion, et la reconstitution minutieuse de ces parcours de lecture semble renvoyer à " la tactique " d'une narration. Quoiqu'il en soit, l'illusion référentielle à laquelle condamne (P1) puis (P2) est jugée " inévitable " par les enfants. Pourtant, si le schéma " lieu public " apparaît à leurs yeux comme le schéma momentanément le plus plausible, ils reconnaissent qu'il est difficile, malgré leurs réticences (mots mis entre parenthèses dans l'arbre ci-dessous) d' abandonner le schéma " lieu privé ".

Le recours à la sémantique interprétative permet donc l'objectivation d'une incertitude, d'une impossibilité de trancher interprétativement à ce moment du texte. L'esquisse d'un couplage sémantique semble se former ( banquette-salle), mais reste incertain au contact d'un autre couplage possible (banquette-moleskine).

Sans respecter scrupuleusement les niveaux de l'analyse sémantique décrits plus haut (voir infra 5.1), on tentera cependant de mettre en place des classes sémantiques dans lesquelles les informations prélevées dans le texte s'organisent selon un degré croissant de généralisation. Ce travail de généralisation, dont on méconnaît généralement le rôle dans les processus interprétatifs, est essentiel au cycle 3 dans la perspective des travaux de lecture au collège. Une analyse sémique permettra de distinguer salon de salle: un des sèmes dominants du sémème 'salon' est /lieu intime/. Salle n'offre pas aux yeux des enfants cette récurrence sémique. Tout en étant indexés à un vaste domaine commun, disons celui des //lieux où l'on vit//, 'salon' et 'salle' semblent ne pas faire partie de la même isotopie sémantique . La recherche collective d'un terme précisant l'ensemble sémantique supérieur auquel banquette appartient, ici le taxème //mobilier// permet de définir le taxème //architecture// dont salle relève. (Cette proposition des élèves, que nous respecterons, est d'ailleurs plus fondée sur l'adjectif 'grande' ). De plus, et de manière fort évidente, l'arbre ainsi collectivement construit avec l'aide du maître permet de reconduire la distinction //mobilier//-//architecture// pour la salle d'attente et la salle de café.. Une fois cet arbre mis en place, les enfants prennent conscience que leur choix est impossible. Ils restent dans l'incertitude, dans la perplexité. On remarquera la confluence des déterminants définis, de la convocation abrupte du personnage (Liana) comme s'il était déjà connu du lecteur, et de ce brouillage référentiel. Nous voilà au centre de la problématique pédagogique qui est ici la nôtre: lire la nouvelle/ lire le récit: deux lectures différentes. Car lire c'est non seulement prendre conscience d'une impression à réception, mais c'est aussi vouloir en comprendre les raisons, et tenter de décrire la " tactique " selon laquelle un texte s'organise pour tant affecter notre lecture. La pédagogie de la lecture nous apparaît au cycle 3 comme l'antichambre de l'analyse textuelle telle qu'on doit la pratiquer au collège.

(P2) contribue donc au brouillage référentiel, mais l'arbre construit aide à classer les nouvelles informations fournies et à émettre de nouvelles hypothèses interprétatives. Il semble que les représentations s'orientent plus vers le lieu café. On se souviendra ici de la remarque d'un enfant, qui accepte cette hypothèse, mais en trouvant cet endroit " louche ", le situant " en banlieue " Cette impression péjorative (sème /péjoratif/) sera, on le sait, renforcée dans la suite de la nouvelle (et manifestement le " terrain vague " se situe dans une banlieue urbaine déshéritée). C'est une illustration du caractère puissamment opératoire de cette approche, qui facilite l'anticipation interprétative. (P4) à la fois déstabilise et règle les lectures. Les hypothèses interprétatives précédentes tombent, mais une cohésion lexicale vient effacer les incertitudes passées. Pour en faire naître d'autres, car la machine interprétative est relancée: mobil home...camping...loisirs? Mais la lecture de l'extrait balaye ces représentations. Et nous retiendrons la remarque finale d'un élève: " Si le texte parlait de loisirs, il n'y aurait pas de faits divers. "


5.
Conclusion : Sémantique, didactique et pédagogie de la lecture

Dans un entretien avec Arlette Séré de Olmos, professeur à l'université Complutense (7), à la question: " Est-ce que vous vous intéressez à un domaine d'application linguistique ", F. Rastier répond: " La description sémantique trouve aisément des applications en didactique. On peut très bien pratiquer la sémantique textuelle dans les classes primaires. Si l'on donne des consignes précises aux élèves, cette sorte d'analyse peut prendre un aspect ludique. "

Nous n'adoptons pas tout à fait ce point de vue, puisque ce ne sont pas les enfants qui obéissent à des consignes, mais le maître qui règle la conduite pédagogique de sa séance en référence à une théorie: celle de la sémantique unifiée. Ceci nous semble important à plusieurs titres, car le rôle de la didactique théorique telle que nous la concevons ici n'a pas pour but de transmettre des 'savoirs faire la classe', mais de permettre aux enseignants de comprendre ce qu'ils font souvent de manière intuitive. De leur permettre aussi de mieux analyser et exploiter les remarques des élèves, dont la pertinence échappe souvent. Dans le cadre d'une pédagogie explicite, qui donne à l'élève les moyens d'approfondir ses compétences de lecteur, la sémantique textuelle nous apparaît comme un outil très puissant dans l'explicitation des compétences interprétatives. Elle permet en effet et quasi simultanément l'objectivation du sens et celle des conduites cognitives qui favorisent son élaboration.

N'étant pas le lieu d'un transfert, mais celui d'un dialogue entre théorie et pratique, la didactique s'autorise des infidélités à la théorie qu'elle opérationnalise, du moins dans une certaine mesure. Nous présentons ci-dessous l'arbre qui nous a permis de hiérarchiser les rapports entre le texte et les représentations mentales qu'il suscite chez des enfants en cycle 3. Nous mentionnons en regard les concepts théoriques qui ont informé sa construction.

Cet arbre est un outil pédagogique, sans réelle valeur scientifique. Tout en respectant la hiérarchie structurée des classes sémantiques, il sous estime volontairement (inévitablement) leur degré de généralité. De toute évidence, les dimensions /public/ vs /privé/ ne partagent pas aussi puissamment l' " univers sémantique " que l'opposition bien connue /animé/ vs /inanimé/. On choisit aussi de confondre les sémèmes dans l'ensemble de ce que nous appelons les supports lexicaux d'interprétation, l'essentiel étant que le trait générique /architecture/ ou /mobilier/ les unissent de manière cohérente. Quant aux domaines et aux champs appartenant à ces domaines, on peut parfaitement dénoncer leur faiblesse générique. Hors la situation pédagogique décrite, c'est-à-dire indépendamment du texte et des propositions interprétatives des lecteurs, 'maison particulière' pourrait être un champ du domaine //habitat//, et le taxème /mobilier/ devenir un champ, auquel appartiendrait le taxème /siège/.

Mais la réflexion en didactique de la lecture doit sans cesse maîtriser trois pôles: (i) la théorie de référence, (ii) le texte, généralement choisi en fonction d'un référentiel de compétences à développer, (iii) le rapport immédiat des enfants lecteurs au texte. Dans cette permanente recherche d'équilibre, la théorie didactique doit préserver sa relative autonomie sous peine d'enfermer la pédagogie de la lecture dans le carcan de nouveaux dogmes.


BIBLIOGRAPHIE

1 - François Rastier, Sémantique interprétative, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, 277p.

2 - J.M.G Le Clezio, La Ronde et autres fait divers, Paris, Gallimard, 1982 et, collection Folio, 1992.

3 - G. Molinie, A. Viala, Approches de la réception, Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 306.

4 - François Rastier, Sens et Textualité, Paris, Hachette, 1989.

5 - H. Weinrich, Grammaire textuelle du Français, Didier - Hatier, 1989, p.282.

6 a - J. Picoche, Précis de lexicologie française, Nathan, 1977, p.21.

6 b - J. Picoche, op.cit, p.66.

7 - A. Sere de Olmos, C. Lopez Alonso, Situation de la linguistique, Paris Didier, 1989.


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©  1997 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : SANFOURCHE, Jean-Paul. Stratégies de lecteur et compétences de lecture. Texto ! 1997 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Reperes/Themes/Sanfourche_Strategies.html>. (Consultée le ...).