BENVENISTE ET LA REPRÉSENTATION DU SENS :
DE L'ARBITRAIRE DU SIGNE À L'OBJET EXTRA-LINGUISTIQUE

Simon BOUQUET
Université Paris 10

(Article paru dans LINX, 1997, n° spécial : Emile Benveniste vingt ans après, p. 107-123 [*])

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1. Introduction

Mon propos est d'illustrer comment la critique de Saussure par Benveniste se construit sur fond d'une perspective en trompe-l'oeil.
Cette perspective en trompe-l'oeil, c'est celle du Cours de linguistique générale (ci-après CLG).

Le CLG, comme on sait, met en forme trois séries de leçons données entre 1907 et 1911 et s'appuie sur quelques écrits personnels de Saussure. Les notes d'étudiants de ces leçons et ces écrits ont été publiés par Rudolf Engler en 1968 et 1974. Je ferai référence à ce corpus par l'expression textes originaux, notamment pour cette raison que ces textes sont à l'origine du CLG, Bally et Sechehaye n'ayant, en effet, assisté à aucune des leçons de linguistique générale de Saussure.

Entre ces textes originaux et le CLG, l'analogie est forte. Mais il y a des points - c'est-à-dire des propositions ou des concepts sténographiant des propositions - sur lesquels existent des différences significatives. Ce sont ces propositions et ces concepts qui, tels qu'ils apparaissent déformés dans le CLG, peuvent être considérés comme constitutifs du caractère de trompe-l'oeil de ce texte.

Dans la mesure où des articles comme Nature du signe linguistique, Les niveaux de l'analyse linguistique, Sémiologie de la langue ou La forme et le sens dans le

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langage, s'intéressent à la logique globale de la théorie saussurienne, et dans la mesure où, comme on va le voir, il s'avère que Benveniste argumente sa critique en se référant précisément à de telles propositions ou à de tels concepts en trompe-l'oeil, il serait justifié, à mon sens, d'organiser aujourd'hui une confrontation qu'on pourrait intituler “ Saussure et Benveniste vingt ans après Benveniste ”.

L'intérêt d'une telle confrontation ne serait pas seulement de montrer que, de fait, Benveniste reproche à Saussure des arguments qui ne sont pas les siens, mais surtout de montrer que la critique de Benveniste visant à dépasser Saussure pourrait bien, sur certains points au moins, être elle-même dépassée par la pensée qui apparaît dans les textes originaux.

On pourrait montrer qu'il en va ainsi de la théorie benvenistienne du signe linguistique et de sa théorie de la phrase. Mais ce programme est trop copieux pour une communication comme celle de ce matin, pour autant qu'on veuille entrer quelque peu dans le détail.

Aussi j'ai pris le parti de limiter mon propos et je me contenterai de confronter l'article de Nature du signe linguistique aux deux instances discursives saussuriennes que sont le CLG d'une part et les textes originaux d'autre part. En conséquence, je ne prendrai en compte, de la critique de Benveniste, que les thèmes de l'arbitraire du signe et de la relation de la langue à la réalité extra-linguistique, tels qu'ils sont développés en 1939.

L'article de Benveniste et le CLG sont présents à tous les esprits.

Par contre, il n'en va pas de même des textes saussuriens originaux. C'est pourquoi, pour développer ma confrontation, je vais devoir m'étendre d’abord quelque peu sur ces derniers.


2. Les textes saussuriens originaux et les questions de l'arbitraire et de la réalité extra-linguistique

Je vais donc donner d'abord un aperçu général de ces textes originaux, du point de vue de leur écart par rapport au CLG sur les questions de l'arbitraire et de la réalité extra-linguistique.

2.1. La question de l'arbitraire

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L'examen de ces textes fait apparaître que le concept d'arbitraire du signe lui-même, est, pour une bonne part, un trompe-l'oeil du CLG.

Il y a là un problème touchant à la notion même de signe, dont il faut d'abord dire un mot.

Le terme de signe est employé par Saussure, tout au long de ses leçons et de ses écrits, dans deux acceptions : d'une part comme désignant l'entité globale composée par un concept et une image acoustique, d'autre part comme désignant l'image acoustique seule. Cette double acception, Saussure la justifie d'une manière toute particulière. Elle est fondée selon lui sur un problème qui, loin de relever seulement d'un choix terminologique, reflète la réalité même des objets en question : il est en effet convaincu que tout mot choisi pour désigner l'entité linguistique globale est naturellement sujet à un glissement de sens et tend à désigner l'image acoustique seule. Et il constate que les différentes terminologies qu'il a lui-même adoptées pour désigner le concept et l'image acoustique (aposème/parasème, sôme/contre-sôme, etc.) ne changent rien à l'affaire : la désignation globale (pour laquelle il emploie des mots comme sème, signe, terme, ou mot) tend à glisser vers une désignation de l'image acoustique seule. “ C'est ici, écrit-il, que la terminologie linguistique paie son tribut à la vérité même que nous établissions comme fait d'observation ”.

On sait que Bally et Sechehaye ont pris le parti d'étendre rétroactivement à l'ensemble de leur texte l'un des couples terminologiques essayés par Saussure, qui, du coup, est devenu célèbre : signifiant/signifié. Ce couple terminologique ayant été employé pour la première fois par Saussure le 19 mai 1911, la rectification rétroactive de Bally et Sechehaye concerne notamment les leçons du 2 au 12 mai - intitulées successivement Nature du signe linguistique, Les entités concrètes de la langue, Les entités abstraites de la langue, Arbitraire absolu et arbitraire relatif.

Or Saussure a expressément introduit ce couple terminologique pour dissiper l'ambiguïté du mot signe - là où, dit-il, “ précédemment nous donnions le mot signe qui laissait confusion ” [1].

Il revient d'ailleurs à cette occasion sur le problème du glissement, en ajoutant :

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et il a expressément introduit le couple signifiant/signifié pour dissiper l'ambiguïté du “ premier principe ou vérité primaire ” énoncé le 2 mai par la phrase “ le signe linguistique est arbitraire ” [3] : cette phrase, dit-il le 19 mai, selon les notes du cahier de Joseph, “ pourrait évoquer la question de terminologie ” et il propose alors à ses étudiants de modifier la formule du 2 mai en la remplaçant par “ le lien qui relie un signifié à un signifiant est arbitraire ”.

Bally et Sechehaye, s'ils généralisent dans leur texte l'emploi du couple signifiant/signifié, n'en conserveront pas moins le mot signe, auquel ils confèrent de façon très massive le sens d'entité globale, et ceci sans mentionner le problème soulevé par Saussure. D'une façon générale, ce parti-pris terminologique - qui n'est pas, en soi, opposé à l'usage saussurien - clarifie effectivement leur exposé. Mais, sur la question de l'arbitraire, il s'avère tout au contraire, comme on va le voir, une source de confusion. En effet, si l'on confronte les 16 passages du CLG traitant de l'arbitraire [4] aux notes d'étudiants, cette confrontation appelle les constatations suivantes.

Première constatation. Dans tous les passages où la mention de la question de l'arbitraire par Bally et Sechehaye correspond effectivement à un ou plusieurs énoncés de Saussure (c'est-à-dire 9 passages sur les 16), les éditeurs semblent ne pas avoir été attentifs à l'ambiguïté du terme de signe et s'être laissé piéger par leur parti-pris terminologique. En effet, dans ces 9 cas, leur texte maintient le mot signe (qui dans leur terminologie renvoie à l'entité globale) alors que, dans le manuscrit source, l'occurrence du terme signe renvoie clairement à signifiant. Du coup, leur triade rétrospective signe, signifiant, signifié a ici pour effet pervers de distordre la pensée saussurienne, le CLG donnant l'impression que Saussure envisage un concept global d'arbitraire (et notamment un arbitraire symétrique du signifiant et du signifié) alors qu'au contraire, dans tous ces passages, le linguiste genevois se place strictement du point de vue de l'image acoustique pour affirmer que celle-ci n'a aucun lien avec le concept qu'elle représente.

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En bref, selon la leçon de ces passages, ce que Bally et Sechehaye appellent arbitraire du signe serait plus judicieusement nommé, dans la terminologie qu'ils ont choisi d'adopter, arbitraire du signifiant.

Deuxième constatation. Dans tous les autres passages du CLG (c'est-à-dire dans les 7 cas restants), les énoncés sur l'arbitraire ont été créés de toutes pièces par Bally et Sechehaye : ceux-ci parlent à nouveau d'arbitraire du signe là où, cette fois, aucune proposition sur l'arbitraire ne figure dans les textes originaux. Cette deuxième catégorie d'énoncés ne reflète pas la présentation saussurienne asymétrique d'un arbitraire du signifiant, mais renforce au contraire un concept indifférencié d'arbitraire duquel on ne trouve aucune trace dans les manuscrits.

De ces deux constatations, il ressort que le concept d'arbitraire du signe, tel qu'il est présenté dans le texte de 1916, peut être tenu pour un concept fantôme créé par Bally et Sechehaye.

Troisième constatation. De fait, il y a bien dans les leçons de Saussure un passage capital où le professeur donne à la notion d'arbitraire une extension plus large que celle d'un arbitraire du signifiant. Mais, très curieusement, ce passage a été ignoré par Bally et Sechehaye [5]. Voici ce passage, issu de la leçon du 12 mai 1911 (c'est la conclusion de l'exposé sur l'arbitraire absolu et l'arbitraire relatif [6]) :

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Ainsi, à l'étiquette d'arbitraire du signe (si l'on prend le mot signe dans son sens global - et pour clarifier, je parlerai plutôt d'arbitraire linguistique -),peut être attaché un contenu beaucoup plus précis que celui qui ressort de l'argumentation indistincte de Bally et Sechehaye.

L'arbitraire linguistique implique en effet, pour Saussure, deux propriétés de nature différente.

La première propriété d'arbitraire, on l'a vu, est l'arbitraire du signifiant au regard du signifié. Cette propriété est celle qui veut qu'il n'y ait dans une langue donnée, entre une forme conceptuelle donnée et la forme phonologique donnée qui la représente, aucun lien de nécessité autre que celui crée par la convention de ladite langue. Cet arbitraire n'est pas une thèse originale de Saussure : c'est la position conventionaliste classique. C'est l'arbitraire du thesei de Platon ; c'est celui qui est classiquement discuté à propos des onomatopées ; c'est celui qu'on retrouve dans la Logique de Port-Royal, ou celui que Whitney vise par l'adjectif arbitrary. Si l'aspect asymétrique, quant à l'arbitraire, du lien entre le signifiant et le signifié est ainsi thématisé par tous les énoncés saussuriens sous-jacents aux énoncés de Bally et Sechehaye sur l'arbitraire du signe, cette asymétrie, posant le fait que le signifié est premier du point de vue de l'arbitraire, ne revient à rien moins qu'à poser qu'il est premier du point de vue de la nature du signe linguistique. Et c'est d'ailleurs là une thèse explicite de Saussure, encore qu'avancée prudemment (d'où, probablement, son exclusion du CLG). Cette thèse est formulée dans la leçon du 2 juin 1911 sur la valeur linguistique, dans laquelle, après avoir présenté de nouveau le principe de l'arbitraire du signifiant, il précise ainsi la question de la valeur (et il est important de placer ces énoncés dans l'histoire de la pensée saussurienne : ils se situent tout à la fin) :

Cette phrase de la leçon orale est confirmée par une note préparatoire :

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La seconde propriété d'arbitraire, distincte de la précédente, est l'arbitraire de la valeur. Ce second arbitraire est double : il s'applique de façon distincte à la valeur du signifiant et à la valeur du signifié [10]. Ici, l'arbitraire n'est plus seulement la contingence d'un signifiant par rapport à un signifié, mais une double contingence à l'intérieur du système d'une langue : celle de tout signifiant par rapport aux autres signifiants, celle de tout signifié par rapport aux autres signifiés. Si ce second arbitraire, contrairement au premier, est un aspect original de la pensée saussurienne, l'articulation de ce double arbitraire de la valeur à l'arbitraire du signifiant n'en constitue pas moins un autre aspect original de cette pensée : car la fondation du phénomène linguistique tient, pour Saussure, au fait que deux valeurs arbitraires, la valeur phonologique et la valeur conceptuelle, soient articulées entre elles par le lien arbitraire qui relie le signifiant au signifié.

En présentant d'une part, paradoxalement comme ils le font, les arguments seuls concernant l'arbitraire du signifiant pour instituer leur concept d'arbitraire du signe (autrement dit en ne thématisant pas l'articulation de l'arbitraire du signifiant à l'arbitraire de la valeur), et d'autre part en oeuvrant à donner une représentation strictement symétrique du signe linguistique (ces deux présentations se confortant l'une l'autre), Bally et Sechehaye ont opacifié la pensée saussurienne - et ont alimenté des discussions interminables sur la question de l'arbitraire, dès 1916 et jusqu'aux années 70 (des discussions qui ont eu lieu chez les linguistes, encore qu'elles me semblent porter largement sur des thèmes philosophiques).

2.2. La question de la réalité extra-linguistique

J'en viens maintenant à la question de la relation de la langue à la réalité extra-linguistique.

L'examen des textes originaux révèle, sur ce point, des positions beaucoup plus explicites que celles du CLG. On trouve en effet chez Saussure, dès les années 1890, une formulation radicale de l'exclusion de l'objet extra-linguistique du point de vue de ce qu'il appelle “ la loi générale du signe ”. Ainsi, dans des notes pour un livre sur la linguistique générale, il écrit :

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Ou encore, dans le brouillon d'un article d'hommage à Whitney en 1894 - dans lequel employant le mot symbole dans le sens de signe, il parle de symbole conventionnel (puis remplace conventionnel parindépendant, puis par arbitraire) -, il écrit :

et, plus loin :

En outre, Saussure distinguera très soigneusement, tout au long de sa réflexion, deux aspects de l'irréductibilité du signifié : d'une part, son irréductibilité à ce qu'il appelle la “ sphère psychologique ” (qu'il nomme encore “ la sphère des idées amorphes ”), et d'autre part, son irréductibilité à la réalité extra-linguistique. Si, comme on l'a vu, le signifié peut être considéré comme structurellement premier, il n'en est pas moins distinctement posé que c'est n'est ni parce qu'il refléterait une idée “ invariable et influctuable ” préexistante à la langue j'utilise les termes de Saussure), ni parce qu'il serait le reflet des objets du monde (la langue serait alors une nomenclature).

Dans cette logique, d'une distinction entre la sphère psychologique et la sphère des objets du monde, il convient de remarquer que le terme de substance (ainsi que ses équivalents matière ou substratum) recouvre chez Saussure deux qualifications différenciées - autrement dit, face à la langue, il n'envisage pas une, mais deux substances.

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Il y a, d'une part, la substance psychologique, qui entre dans une relation structurelle et directe avec le signe linguistique, en cela que c'est à partir de cette substance psychologique que la langue opère sa mise en forme sémantique. Cette substance est la sphère d'un état amorphe [14] des idées : celles-ci ne deviendront véritablement idées ou concepts, c'est-à-dire signifiés, que par la mise en forme linguistique.

Et il y a, d'autre part, la substance des objets du monde, qui, elle, n’entretient pas de relation directe avec le signe linguistique, sa relation étant, par définition, médiatisée par la substance psychologique.

Aussi la fameuse formule, due à l'initiative de Bally et Sechehaye, selon laquelle la langue “ produit une forme, non une substance [15] ” peut être ambiguë, en tout cas citée hors de son contexte [16]. Elle ne prend en effet pas le même sens, regardant le signifié, dans l'une ou l'autre de ces perspectives :

– dans la première perspective (celle de la substance psychologique), elle implique que la langue est la mise en forme de cette substance ;

– dans la seconde (celle de la substance du monde), elle implique que le langue n'est pas la mise en forme de cette substance.

Qu'il ait un lien entre la substance psychologique et la substance du monde, n'est, en l'occurrence, pas une condition nécessaire à la théorie sémiologique de Saussure. Ce que cette théorie pose, simplement, c'est que ce lien-là n'est pas propre à organiser le fonctionnement du signe linguistique. C'est ainsi que Saussure peut écrire à la fin des années 90 :

Ou encore :

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Autrement dit, si, à un signifié, il apparaît qu'il correspond un objet extra-linguistique, c'est, au regard de la théorie de la valeur de la sémiologie linguistique que conçoit Saussure, un événement strictement sans conséquence.

Il importe ici de ne pas sous-estimer le caractère radical de cette théorie de la valeur : ce ne sont pas ces noms - arbre, pierre, vache, soleil, feu, cheval - qui échappent pas à la loi générale du signe [19] ; ce sont les objets qui s'avèrent désignés par ces noms qui a posteriori peuvent être conçus comme spécifiés par des critères externes à la convention linguistique. De plus, la coïncidence onymique est ici, par définition, la propriété d'une partie du discours (d'une catégorie syntaxique), et non une propriété du signe linguistique en lui-même. C'est ce que Saussure précise dans une autre texte manuscrit - un texte que Bally et Sechehaye avaient sous les yeux, tout autant, lors de leur rédaction du Cours :

Les cours de linguistique générale confirmeront de plusieurs côtés ce statut, paradoxal au premier abord, de l'objet extra-linguistique - à savoir cette non-coïncidence structurale s'accommodant d'une coïncidence a posteriori (autrement dit le fait qu'une telle coïncidence n'a pas de conséquence sémiologique). Ainsi Saussure ne se privera pas de prendre, dans l'exposé général de sa théorie du signe linguistique, les exemples de mots “ onymiques ”, et précisément arbre et cheval, ou encore d'envisager, très clairement, le lien “ onymique ” d'un objet à un signe linguistique, comme dans ce passage du deuxième cours :

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tout en affirmant par ailleurs le caractère radical de la théorie de la valeur :

et de fait, il illustrera l'exposé de cette théorie de la valeur non seulement, comme Bally et Sechehaye le reproduisent, par l'exemple de craindre et redouter, mais tout autant, aussitôt après, par un exemple “ onymique ” que les éditeurs ignoreront :

Si la position originale de Saussure est ainsi passée sous silence par Bally et Sechehaye, cela ne va pas sans mettre ici en jeu la cohérence de la théorie reflétée dans le CLG, au point de rendre ce texte parfaitement sibyllin sur la question du rapport du signe linguistique aux objets du monde. Ainsi Jean-Claude Milner peut-il écrire, en 1994, à propos du signifié dans le Cours  : “ Quel est ce concept, quelles sont ses propriétés, il semble impossible de le dire plus nettement. ” [24]

3. Critique de la critique de Benveniste

Les éléments que je viens de vous présenter évoquent par eux-mêmes la possibilité d'une critique, fondée sur le Saussure des textes originaux, de la critique adressée par Benveniste au Saussure du CLG.

Je voudrais maintenant proposer une mise en forme de cette critique d'une critique.

Pour cela, j'envisagerai successivement trois aspects de l'article de Benveniste : 1° sa contestation de l'exemple de böf et oks ; 2° son argumentation

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sur arbitraire et nécessaire ; 3° son argumentation sur le statut de la réalité extra-linguistique vis-à-vis de l'arbitraire.

3.1. La contestation de l'exemple de böf et oks

Tout le monde est d'accord sur le fait que, du point de vue de la théorie de la valeur, le signifié des mots boeuf et Ochs ne peut, par définition, être considéré comme étant stricto sensu le même. Les extraits des textes originaux que j'ai cités ne laissent guère de doute sur le fait Saussure est parfaitement conscient du problème lié à cet exemple qu'il donne dans sa leçon du 2 mai 1911, puisque, d'une part, il thématise de façon stricte la théorie de la valeur linguistique, et que, d'autre part, il évoque à plusieurs reprises ces “ fautes sur l'exemple ” que sont, quant à la théorie de la valeur, les signes onymiques. Pourquoi alors prend-il cet exemple ?

Eh bien, parce que, dans sa leçon - contrairement à ce que Bally et Sechehaye en ont fait dans le CLG -, il ne s'agit pour lui que d'illustrer le principe - crucial mais trivial - de l'arbitraire du signifiant, c'est-à-dire d'illustrer la thèse conventionaliste de l'arbitraire. Pour ce faire, une conception naïve de la langue comme nomenclature est parfaitement suffisante. Autrement dit, la référence à un objet tangible correspondant à un signe onymique permet d'évoquer, de fait, le signifié d'une façon immédiatement parlante, et boeuf et Ochs ayant des signifiés maximalement semblables, l'exemple illustre ici parfaitement l'arbitraire du signifiant. En l'occurrence, la question de la valeur peut être laissée de côté. C'est d'ailleurs précisément ce même exemple, au sexe de l'animal près, que Saussure citait déjà en 1894 dans son article sur Whitney, pour illustrer la thèse du conventionalisme. Il écrivait : “ Il n'est pas plus difficile au mot cow qu'au mot vacca de désigner une vache. C'est ce que Whitney ne s'est jamais lassé de répéter (... ) ”. [25]

Ce qui établit en outre clairement, à mon sens, que Saussure utilise volontairement un exemple naïf, c'est que, dans cette leçon du 2 mai - date à laquelle il n'a pas encore développé devant ses étudiants sa théorie de la valeur -, il présente la notion d'arbitraire du signifiant comme “ une vérité primaire ”, évidente pour tout un chacun, et que c'est seulement dans les leçons suivantes qu'il amendera cette vérité primaire, et qu'il l'articulera à sa conception de la langue comme système : ainsi, le 9 mai, il expliquera comment cet arbitraire du signifiant, qu'il a défini d'entrée comme un caractère radical de tous les signes, s'avère en réalité tantôt un arbitraire radical, tantôt un arbitraire relatif, et, surtout, le 12 mai, comme on l'a vu, il précisera qu'il n'a jusqu'alors présenté la

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question de l'arbitraire linguistique que sous l'un de ces aspects - l'arbitraire du signifiant - “ comme un phénomène facile à surprendre ”, et il articulera, alors seulement, comme on l'a vu, l'arbitraire du signifiant à l'arbitraire de la valeur, éclairant alors sa “ faute sur l'exemple ” volontaire de la leçon du 2 mai.

Finalement, ce qui aura peut-être ici trompé Benveniste le plus massivement, c'est la formulation du CLG qu'il cite ainsi au début de son article : “ le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire ou plus simplement le signe linguistique est arbitraire ” [26]. (On ne s'étonnera pas, après ce qu'on a lu de la position de Saussure sur l'arbitraire, que l'enchaînement logique de ces deux propositions de Bally et Sechehaye ne se fonde aucunement sur les cahiers d'étudiants.) S'appuyant sur cette phrase, et sur la conception confuse qu'elle reflète, Benveniste en est tout simplement venu à critiquer un raisonnement relatif à l'arbitraire du signifiant avec des arguments relatifs à l'arbitraire de la valeur.

3.2. L'argumentation sur arbitraire et nécessaire

La distinction saussurienne entre arbitraire du signifiant et arbitraire de la valeur permet aussi de clarifier le débat sur l'arbitraire et la nécessité.

Elle permet notamment de ne pas y voir une simple controverse de nature terminologique (comme tendent à le faire les représentants de l'école genevoise - Bally, Sechehaye, Frei dans les années 40, puis Godel en 1957 et Engler en 1962 [27] - : leur thèse étant, en gros, que le point de vue saussurien peut finalement s'accorder avec la critique selon laquelle le signe linguistique n'est pas arbitraire mais nécessaire, critique formulée par Pichon en 1937 [28], et, bien sûr, par Benveniste en 1939). Pourquoi cette distinction clarifie-t-elle le débat ? Parce que, regardant l'arbitraire du signifiant, on peut tenir que l'arbitraire est le corollaire d'un lien biunivoque nécessaire entre le signifiant et le signifié : autrement dit, que l'arbitraire lui-même est fondé sur la nécessité de la coexistence des deux faces du signe - et il n'y a d'ailleurs, dans le développement de Benveniste à ce sujet, aucune proposition nouvelle par rapport aux textes saussuriens originaux qui

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thématisent explicitement cette nécessité [29]. Par contre, regardant l'arbitraire de la valeur, si arbitraire et nécessité coexistent là aussi, leur démarcation correspond à deux postulats théoriques bien distincts. En effet, le lien de nécessité (c'est-à-dire de non-arbitraire) est celui qui noue ensemble les différents termes considérés en tant que formes au sein de l'ensemble du système (c'est là, de nouveau, une nécessité de coexistence - et c'est effectivement cette nécessité-là que défend Benveniste), mais, en l'occurrence, le lien d'arbitraire (c'est-à-dire de non-nécessité) n'est pas un lien de forme à forme : au contraire, il articule une forme linguistique - signifiante ou signifiée - à la substance (phonique ou psychologique) dont cette forme se soutient.

En bref, Benveniste, s'il évoque bien ici les deux aspects de la nécessité (mais sans les placer en regard des deux aspects de l'arbitraire), énonce une critique qui, quant à la nécessité substantielle, porte à faux au regard des présupposés saussuriens qu'elle se donne elle-même, en cela que, comme on va le voir maintenant, cette critique se fonde sur une conception du rapport entre forme et substance qui n'est nullement la conception du Genevois.

Et cela m'amène directement au troisième volet de cette critique saussurienne rétrospective de Benveniste.

3.3. L'argumentation sur le statut de la réalité extra-linguistique vis-à-vis de l'arbitraire

Si la substance impliquée par l'arbitraire, dès lors que la valeur est concernée, n'est pas la même chez Saussure et Benveniste, c'est que, pour Saussure, la substance mise en forme par le signifié, est clairement définie - aussi bien dans les textes originaux que dans le CLG - : c'est la substance psychologique, alors que, dans le raisonnement de Benveniste, la substance psychologique est purement et simplement ignorée. Dès lors, là où Saussure a tenu à l'écart, quant aux relations organisant le signe linguistique, “ toute base extérieure donnée au signe ”, pour lui donner au contraire une base intérieure dans le signifié - c'est-à-dire dans la mise en forme linguistique de la substance psychologique -, Benveniste, lui, se réfère à une base extérieure. Là où Saussure

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refuse de considérer directement le lien entre le signe linguistique et le monde, Benveniste, lui, ne considère que ce lien et fait ressortir la question de l'arbitraire à ce lien.

Qu'est devenue la substance psychologique dans son raisonnement ? Simplement oubliée - c'est peu probable -, assimilée à la substance du monde, ou encore assimilée au signifié - le résultat est le même : Benveniste, pour sa part, loin de dépasser Saussure, revient en arrière en plaçant de nouveau la question sur le terrain des conceptions philosophiques classiques. Saussure, lui, renouvelle les positions classiques, en cela qu’il thématise un lien indirect et paradoxal de la langue au réel. Il ne s'agit, chez lui, ni d'un lien de simple nomenclature entre signe et objet, ni même du lien plus sophistiqué entre le signe revêtu d'une valeur linguistique et l'objet, mais d'un lien de la langue au monde médiatisé par la mise en forme d'une substance psychologique. Autrement dit, le linguiste genevois inaugure une topologie dans laquelle la langue, l'esprit et le monde peuvent être conçus comme trois anneaux distinguables, tenant ensemble deux à deux liés par le troisième. (Et je pense que c'est précisément cette topologie, fortement implicite dans le CLG lui-même, qui a inspiré à Lacan l'image du noeud borroméen.)

S'il y a, dans l'article de 1939, une étonnante déviation de la pensée saussurienne, exprimée pourtant clairement dans le CLG, il faut néanmoins reconnaître que le CLG a induit Benveniste en erreur : d'une part en ne reflétant pas les positions de Saussure sur la question des objet réels ; mais surtout en faisant miroiter, dans son texte, l'illusion d'un auteur et en fournissant à Benveniste des mots qu'il prend pour support d'une herméneutique malheureuse : ainsi lorsque ce dernier cite Saussure en écrivant “ mais il assure aussitôt après que la nature du signe est arbitraire parce qu'il n'a avec le signifié 'aucune attache naturelle dans la réalité' ” et en ajoutant qu'il voit là le “ recours inconscient et subreptice à un troisième terme ” prouvant selon lui que le Genevois “ n'en pense pas moins à la réalité de la notion ” et “ se réfère malgré lui au fait que ces deux termes s'appliquent à la même réalité ”, il s'avère que la fin de la phrase sur laquelle Benveniste fonde sa 'preuve par le texte' est un pur produit de Bally et Sechehaye : tous les cahiers d'étudiants confirment que l'énoncé original était “ le symbole linguistique ou le signe - ici au sens de signifiant -) est arbitraire par rapport au concept avec lequel il n'a aucune attache. ” [30] La seconde preuve que Benveniste croit trouver tombe à plat de la même façon que la première, lorsqu'il écrit, plus loin, que Saussure pense à l'objet lorsqu'il parle de signifié et que “ la preuve de cette confusion gît dans la phrase suivante dont je souligne le membre caractéristique : 'Si ce n'était pas le cas, la notion de

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valeur perdrait quelque chose de son caractère, puisqu'elle contiendrait un élément imposé du dehors'. C'est bien 'un élément imposé du dehors', donc de la réalité objective que ce raisonnement prend comme axe de référence. ” Ici encore “ un élément imposé du dehors ” est une formulation du cru de Bally et Sechehaye. Les cahiers d'étudiants attestent : “ Si ce n'était pas arbitraire, il y aurait à restreindre cette idée de valeur ; il y aurait un élément absolu." Absolu renvoie ici à la théorie de la valeur – à la relativité qui régit le rapport entre les termes d'un système linguistique – et non à la réalité extra-linguistique.


4.
Conclusion

En guise de conclusion, je voudrais vous faire part d'une remarque et d'une question.

La remarque, c'est que Benveniste, tout en connaissant les circonstances qui ont présidé à la rédaction du CLG, non seulement prend le texte au mot (ce qui est somme toute compréhensible), mais en rajoute dans le sens de construire un Saussure énonciateur du texte de 1916. Il parle en effet expressément de Saussure comme “ l'auteur ”. Il écrit des choses comme “ Saussure déclare en propres termes ”, “ Saussure se réfère malgré lui dans la phrase suivante ”, etc. Sensiblement à la même époque, quelqu'un comme Martinet aura une tout autre attitude face au CLG : il fera l'hypothèse que celui-ci est une “ forme durcie ” de la pensée saussurienne. Or Benveniste n'est pas un esprit moins pénétrant que Martinet. Alors, et c'est ma question, pourquoi cette attitude face au texte du CLG ?

Une idée de réponse m'est venue en lisant l'article de Claudine Normand “ Benveniste, linguistique saussurienne et signification ” dans lequel elle écrit qu'il lui semble que Benveniste cherche à dépasser la perspective saussurienne en l'infléchissant vers une problématique philosophique.

En effet, Benveniste se sera, trente ans durant, appliqué à élucider le problème du sens, qui semble demeurer pour toutes les théories linguistiques, pour une part au moins mais pour une part irréductible, un concept primitif (c'est-à-dire un concept relevant d'un présupposé métaphysique). Or on retrouve, dans de nombreux articles de Benveniste, une ambivalence dans l'approche des questions philosophiques. Cette ambivalence apparaît bien dans Nature du signe linguistique, où l'on trouve cette formule ambiguë que le problème de l'arbitraire est une “ transposition en termes linguistiques d'un problème métaphysique ” – à savoir, l'adéquation de l'esprit au monde –, un problème, ajoute-t-il, “ que le linguiste sera peut-être un jour en mesure d'aborder avec fruit, mais qu'il lui vaut mieux pour l'instant délaisser ”.

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L'idée de réponse qui m'est venue, je la formule sur le mode interrogatif. Benveniste n'est-il pas tenté de renforcer la dimension d'un pure épistémologie de la linguistique que Bally et Sechehaye impartissent au CLG, pour refouler une autre dimension de la pensée saussurienne, celle d'une philosophie de l'esprit, - une dimension qu'il pressentirait (elle se confirme dans les textes originaux [31]), et par laquelle il serait effrayé, en cela qu'elle serait le reflet de ce qui apparaît chez lui, pour reprendre les termes de Claudine Normand, comme son propre désir contrarié  ?


NOTES

[*] La publication électronique suit la pagination originale.

[1] 1.151.1119.AM2à5 (La référence aux textes saussuriens originaux renvoie à l'édition critique de R. Engler : Cours de linguistique générale, Otto Harrassowitz, Wiesbaden, 1968 et 1974. Elle comprend successivement : - le numéro de tome (1 = 1968 ; 2 = 1974) ; - la page ; - l'indexation Engler du fragment ; - le numéro de colonne dans la page (si ce numéro est précédé de “ AM ”, il s'agit d'un amalgame entre deux ou plusieurs colonnes).

[2] 1.151.1119.AM2à5.

[3] 1. 152.1121.AM2à5.

[4] Ces passages sont analysés dans l'étude de R. Engler “ Théorie et critique d'un principe saussurien : l'arbitraire du signe ”, Cahiers Ferdinand de Saussure, N° 19, 1962.

[5] Non seulement Bally et Sechehaye ne font pas état de ce passage, mais il est absent de l'édition critique de 1968-1974.

[6] Saussure vient d'illustrer la limitation de l'arbitraire en opposant les langues lexicologiques comme le chinois (où l'immotivé des signes est à son maximum) et les langues grammaticales comme le grec ou le sanscrit (où la syntaxe oeuvre à motiver relativement les signes).

[7] Cité d'après Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, texte établi par E. Komatsu, Université Gakushuin, 1993.

[8] 1.178.1329.5.

[9] 1.178.1329.6.

[10] Cela a été remarqué, notamment par Engler et Godel. Ce qui a été moins remarqué, c'est comment Bally et Sechehaye falsifient, en toute bonne foi, cette duplicité conceptuelle. (Aussi, tout en reconnaissant la finesse des analyses d’Engler et Godel, quant au système de la pensée saussurienne, je ne suis pas d’accord avec ce que dit Engler en 1962 : que Bally et Sechehaye le reflètent bien. Néanmoins je reconnais que par rapport au débat embrouillé d'alors c'était la meilleure chose à dire !)

[11] 1. 148.1088à1089.6

[12] 2.23.3297

[13] 2.23.3297

[14] 1.252.1821.5

[15] 1.254.1837.1

[16] Chapitre : “ La valeur linguistique ” ; paragraphe. : “ la langue comme pensée organisée dans la matière phonique ”

[17] 2.36.3312.1

[18] 1. 148.1091.6

[19] arbrisseau, plante, à côté d’ arbre, - caillou à côté de pierre, - vache à côté de boeuf, veau en sont la preuve.

[20] 1. 148.1088-1089.6 Notes pour un livre sur la linguistique générale

[21] 1.502.3225.2

[22] 1.160.1191.AM2à5 (troisième cours)

[23] 1.261.1881.2,3 (deuxième cours)

 

[24] “ Retour à Saussure ”, Lettres sur tous les sujets, Le Perroquet, N° 12, avril 1994.

[25] 1. 169.1264.4 Notes pour un article sur Whitney.

[26] Bally et Sechchaye écrivent en effet le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant et d'un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.

[27] confirmant la position de N. Ege en 1949

[28] “ La linguistique en France. Problèmes et méthodes ”, JPS 34, 1937, p. 28-48 - Pichon qui reprend une opinion exprimée précédemment dans Des mots à la pensée.

[29] Elle est posée par Saussure non pas comme une propriété générale de la langue, selon les termes de Benveniste, mais comme une propriété particulière de la relation entre le signifiant et le signifié - là où Benveniste pense innover avec l’expression “ imprimées ensemble dans l'esprit ” on trouve dans le troisième cours l’affirmation que “ les deux termes sont tous deux concentrés au même lieu psychique par l'association ” (1 148.1094.5) ; là où Benveniste parle de “ consubstantialité du signifiant et du signifié ” le troisième cours de nouveau affirme que “ le concept devient qualité de la substance acoustique comme la sonorité devient qualité de la substance conceptuelle ” (1.233.1697.5).

[30] 1.155.1144.4

[31] Sur cette question, cf. mon livre à paraître Introduction à la lecture de Saussure, Payot, Paris, 1997.  


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©  décembre 2004 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : BOUQUET, Simon. Benveniste et la représentation du sens : de l'arbitraire du signe à l'objet extra-linguistique. Texto ! décembre 2004 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Bouquet_Benveniste.html>. (Consultée le ...).