Résumé : Dans cet article, je passe en revue les principaux arguments en faveur de l’innéité de la faculté de langage. Cette dernière thèse, le nativisme linguistique, remonte pour sa forme moderne à Chomsky. Je tente de resituer le contexte dans lequel Chomsky a élaboré sa conception générale du langage, puis j’examine sa défense du nativisme. Je critique en particulier la thèse (dite ici de sous-exposition) selon laquelle l’acquisition du langage est largement sous-déterminée par l’expérience. Le nativisme de Chomsky, en conclusion, ne vaut que si on accepte sa vision formelle, configurationnelle, de la grammaire, et sa sous-estimation de la sémantique. J’en viens ensuite aux autres arguments nativistes, tels qu’ils ont été exposés dans le livre de Pinker The Language Instinct. Dans cet ouvrage, l’innéité est étayée par des “preuves” censées établir qu’une langue peut être “inventée” par des enfants dans des conditions de sous-exposition sévère. L’ensemble de ces preuves, qui concernent notamment la création de langues des signes ou de créoles, est réexaminé. Je conclus qu’on ne peut tirer de ces “preuves” les conclusions auxquelles Pinker et d’autres sont arrivés. Comme Pinker ne se contente pas de répéter les arguments de Chomsky, j’expose aussi sa théorie personnelle de l’acquisition (présentée notamment dans Language Learnability and Cognition), et montre en quoi elle infléchit celle de Chomsky. Dans ce qu’elle a d’original, cette théorie va à mon avis à l’encontre de certains arguments nativistes traditionnels (y compris ceux cités dans L’Instinct de Langage) et me paraît compatible avec une vision alternative (non modulaire) du langage. Un autre type d’argument nativiste concerne la notion de période critique. Selon Pinker, celle-ci refléterait le processus de maturation de la faculté de langage. Un examen des données sur lesquelles il fonde cette conclusion amène pourtant à mettre en doute cette interprétation. Enfin, je passe en revue les études sur les dissociations entre langage et cognition (les Troubles Spécifiques du Développement du Langage et le Syndrome de Williams). Il suit de cette revue que les faits sont plus complexes que Pinker ne le dit et ne permettent pas d’établir avec certitude que le langage est une faculté spécifique innée. Ainsi, le composant héréditaire des TSDL pourrait ne pas être lié à un gène codant spécifiquement la capacité de traitement de la “grammaire”. En conclusion, les positions des nativistes outrepassent ce que les données permettent d’établir et leur présentation des faits est fortement biaisée.
Abstract : In this paper, I review the main arguments which purportedly establish that the language faculty is innate. In its modern guise, this linguistic nativism goes back to Chomsky, whose views on the matter I try to set in their intellectual context. I turn next to his famous stimulus poverty argument, that is, to his claim that what a child knows or comes to learn about her language far outstrips her linguistic experience. Chomsky’s arguments, I claim, hold up only insofar as one accepts his commitment to a formal (or configurational) view of grammar, and his downplaying of semantic clues. Thereafter, I discuss the evidence gathered by Pinker in his Language Instinct. I devote special attention to the various cases of language “invention” by children who (so is claimed) have been deprived of a normal linguistic input. In particular, I review the evidence which pertains to the creation of sign languages and creoles. It is pointed out that Pinker does not simply reiterate Chomsky’s theory of language acquisition. He has his own views on acquisition, which are elaborated in other works (notably in Language Learnability and Cognition). These views, I argue, run afoul of some of the arguments put forth in The Language Instinct. They entail a significant departure from Chomsky’s ideas and could be taken as supporting a non modular view of language acquisition. Another type of nativist argument concerns the notion of critical period, which would reflect the maturational process of the language faculty. Contrary to what Pinker says, there is no strong evidence that the critical period corresponds to the maturation of a domain-specific faculty. Last, I review the data from pathological dissociations of language and cognition (Specific Language Impairments and Williams Syndrome). The facts are more complex than Pinker claims, and his conclusion that language is dissociated from cognition because it is innately specific appears to be dubious. Thus, the hereditary component of SLI may not be linked to a gene specifically coding for “grammatical” abilities. In conclusion, nativists’ positions go far beyond anything warranted by the data to hand, and their own presentation of the data is heavily skewed in favor of these positions.
Pour citer ce document
JEAN-MICHEL FORTIS (2008) «Le langage est-il un instinct ?», [En ligne], Volume XIII - n°4 (2008). Coordonné par Jean-Louis Vaxelaire.,
URL : http://www.revue-texto.net/index.php/http:/www.revue-texto.net/1996-2007/archives/parutions/archives/parutions/marges/docannexe/file/4227/docannexe/file/1679/docannexe/file/4222/docannexe/file/parutions/parutions/marges/docannexe/file/4274/docannexe/file/2363/docannexe/file/2346/docannexe/file/Archives/Archives/Archives/SdT/index.php?id=1870.