Résumé : Le néo-humboldtianisme, théorie du déterminisme de la pensée par la langue parlée par le locuteur, n'a plus bonne presse en Europe occidentale depuis les dérives des années 1930 dans le monde germanique. En revanche en Europe orientale se déroule un intense travail de recherche, qui rencontre un écho favorable dans le discours populaire, sur le rapport entre langue et pensée, souvent en continuité avec le discours sur la langue à l'époque socialiste.
La linguiste polonaise Anna Wierzbicka fait ainsi une différence entre les langues qui ont une fréquence élevée de phrases impersonnelles (russe "Mne xolodno", litt. "à moi est froid"), où les locuteurs sont supposés être "passifs" devant la vie, et celles où dominent les phrases personnelles (anglais "I am cold"), où les locuteurs seraient "actifs".
A ces thèmes néo-humboldtiens classiques Anna Wierzbicka ajoute une dimension nouvelle : une "métalangue sémantique universelle", censée à la fois expliquer le sens de toutes les langues du monde et être exprimable dans toutes les langues du monde, grâce à des "primitifs sémantiques", sortes d'atomes universels de sens.
Les fondements épistémologiques de cette fascination pour le lien intrinsèque langue/pensée ont en fait, sous couvert de «cognitivisme», une histoire plus ancienne : Humboldt et le romantisme allemand, le refus cratylien de l'arbitraire du signe et de l'autonomie du signifiant, la croyance archaïque qu'à toute forme correspond nécessairement un contenu unique.
Abstract : Neo-humboldtianism is a theory which claims that our thought is determined by the language we speak. It has not been well received in Western Europe since its dangerous affirmations in the 1930s in the German-speaking world. On the contrary, in Eastern Europe one can find an intense research activity, which is favourably echoed in popular discourse, about the relationship between language and thought, quite often without any break with the discourse on language in the socialist period. »
For instance, the Polish linguist Anna Wierzbicka makes a difference between languages with a high frequency of impersonal sentences (Russian "Mne xolodno", litt. "to me is cold"), where speakers are supposed to be "passive" in front of life, and languages where personal syntactic constructions are dominant (English "I am cold"), where speakers would be more "active".
Anna Wierzbicka adds a new dimension to those neo-humboldtian themes : a "universal semantic metalanguage", which, she argues, can both explain the meaning of words and grammatical constructions of all the languages of the world, and be expressed in all the languages of the world, thanks to "semantic primitives", a kind of universal atoms of meaning.
In fact, the epistemological foundations of this fascination for the indissoluble link between language and thought, under the name of "cognitivism", have a more ancient history : Humboldt and German romanticism, a cratylian refusal of the arbitrariness of the sign and of the autononomy of the signifier, the archaic belief that every form necessarily has a unique content."
Article publié dans : Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 57, 2004, pp. 23-43.