LES SCIENCES COGNITIVES

Entretien avec François Rastier, réalisé par Philippe Lacour

(Entretien publié dans la revue Labyrinthe, 2005, n°20, p. 117-134)


Labyrinthe : Vous vous montrez critique à l’égard des sciences cognitives : selon vous, elles ne sont pas un nouveau continent, comme elles le prétendent, mais simplement une alliance partielle des sciences logico-formelles et des sciences de la vie, avec quelques technosciences (informatique). Ne leur reconnaissez-vous aucun intérêt ?

François Rastier : Je préfère distinguer le problème interdisciplinaire de la cognition et les apports des diverses disciplines, dont la linguistique, qui participent à la fédération, peut-être temporaire, des sciences cognitives.
On ne crée pas un nouveau continent en vingt ans. Si le mot cognitio appartient à la scolastique, la connaissance reste un objet philosophique, <page 118> voire métaphysique, dont la philosophie ne peut guère être dépossédée si facilement, même en la limitant au traitement de l’information perceptive et au raisonnement (ce que fait par exemple Fodor). La connaissance humaine a une dimension critique et réflexive et c’est ce qui la distingue de l’information ; elle n’a d’ailleurs que des rapports lointains avec la perception. Faut-il rappeler que la cognition relève de la gnoséologie, et la connaissance de l’épistémologie ?
Peu importe si la fédération des sciences cognitives reposait plus sur une stratégie académique que sur une problématique épistémologique solide : les sciences cognitives ont eu le mérite, comme jadis dans un tout autre contexte le « structuralisme », de fédérer des disciplines qui ne se rencontraient guère et d’élever le niveau de culture scientifique des chercheurs. C’est important dans un pays comme la France, où les départements scientifiques se déplacent, certes, mais avec une lenteur qui rappelle la dérive des continents. La découverte ou la création d’un nouveau continent, miraculeusement surgi, suscite évidemment l’intérêt.
Mon jugement est réservé, mais non défavorable. Les sciences cognitives comme la psycholinguistique et surtout la neurolinguistique sont en train de renouveler nos connaissances. Les travaux sur la perception visuelle et auditive justifient mais dépassent les intuitions de la phénoménologie, tout comme les travaux sur l’action (je pense notamment à ceux d’Alain Berthoz1) ou la conscience d’agir (Benjamin Libet).
En revanche, j’ai contesté la légitimité du fonctionnalisme qui a permis de regrouper, dans une interdisciplinarité à la fois fusionnelle et fausse, les sciences de la vie, la psychologie et l’informatique. Le fonctionnalisme a d’ailleurs été réfuté par Putnam2, son initiateur, sans véritablement être abandonné, mais les métaphores mécanistes demeurent fort vivaces. La notion même d’état mental, centrale en philosophie de l’esprit, vient tout droit du computationnalisme, comme si l’esprit était une machine de Turing connaissant des états discrets. Aucune donnée neurophysiologique ne vient toutefois étayer cette métaphore. Par ailleurs, la contradiction entre le dualisme fonctionnaliste (qui suppose l’indépendance des formes et des substrats, de <page 119> manière à justifier la métaphore cerveau-ordinateur) et le monisme naturalisateur (qui réduit le symbolique à ses substrats matériels) n'a même pas été véritablement problématisée.
Les sciences cognitives me paraissent en quelque sorte victimes du programme de <page 122> naturalisation qui ne leur est aucunement nécessaire, mais prolonge simplement l’archéo-positivisme du XIXe siècle et le néo-positivisme du XXe siècle. Ce programme leur interdit de concevoir les facteurs culturels dans la cognition. Il a connu deux versions successives, qui se sont opposées mais puisent aux mêmes sources. La version computationnelle privilégiait les sciences logico-formelles et la métaphore mécaniste de l’ordinateur. La version néo-darwinienne privilégie aujourd’hui les sciences de la vie et la métaphore du gène. Le cognitivisme connexionniste a servi de transition entre ces deux versions du programme de naturalisation : elles sont unies par la notion de programme, auquel on donne une fonction causale, en fait téléologique – ce qui leur permet d’assurer la fonction de mythes d’origine.
Le cognitivisme naturalisateur repose sur deux hypothèses, démenties d’ailleurs par les sciences cognitives. La première, c’est que le langage est déterminant, alors que c’est à mes yeux l’action (je suis ici en total accord avec Berthoz), dans des pratiques sociales : connaître, c’est apprendre dans une pratique. La seconde hypothèse, c’est que l’apprentissage est la mise en œuvre d’une productivité innée et dépend d’un programme ; d’où le rôle imaginaire attribué par les cognitivistes à l’organe du langage (« Language Acquisition Device ») comme support du programme : apprendre une langue, ce serait simplement « paramétrer » cet organe. Puisque le gène lui-même est conçu comme un programme qui s’applique, même dans ce néo-darwinisme inspiré des sciences de la vie, l’imaginaire logico-formel revient avec insistance, par une mécanisation illusoire du biologique.
Il peut sembler paradoxal qu’un linguiste reproche au projet de naturalisation son insistance sur le langage : mais c’est parce qu’il est conçu alors sur le modèle impropre des langages formels, qui ne permet de rendre compte ni du langage (dit « naturel ») ni de l’action. En linguistique, la référence cognitive risque fort de devenir un conformisme après d’autres (les noms de laboratoire finissent aujourd’hui par -co, acronyme du cognitif ajouté), au profit généralement de problématiques universalistes, et souvent au détriment des travaux descriptifs qui produisent effectivement de nouveaux observables. Pendant <page 120> l’essor de la linguistique cognitive, on a discrètement abandonné la linguistique de terrain, et si l’on va en Afrique, c’est maintenant pour faire plutôt des prises de sang, patrimoine génétique oblige. Substituer à l’anthropologie culturelle l’anthropologie physique, c’est réaliser magiquement la naturalisation ; la science raciale du XIXe siècle ne procédait pas autrement.
Tout cela a été récusé par Boas dans The Mind of Primitive Man (1911) : les corrélations entre populations (au sens génétique) et groupes de langues n’ont rien de systématique et n’expliquent rien par elles-mêmes. Dans la mesure où, à la suite de Humboldt, il étendait le programme comparatiste de caractérisation aux langues et aux cultures, Boas a été taxé de relativisme, rituellement vilipendé (par Berlin et Kay, Rosch, et bien d’autres) mais jamais véritablement réfuté.
Je m’interroge sur l’universalisme qui préside au programme de naturalisation – la nature est la même pour tous, n’est-ce pas ? – car l’universalisme est un produit typique des métropoles mondialisantes, en quelque sorte le stade suprême de l’ethnocentrisme. Dans les listes d’universaux cognitifs, on retrouve souvent l’essentiel des catégories d’Aristote. Dans les ontologies comme Wordnet (dont l’initiateur est George Miller, fondateur de la psycholinguistique chomskienne), des oppositions comme CASH vs CREDIT en disent long sur l’Être du Monde ; au demeurant, le projet EuroWordnet, massivement financé par la communauté européenne, se sert de cette ontologie comme d’une interlangue entre les langues européennes…3
Pour autant, un point de vue critique n’est pas hostile : pour la petite histoire, j’ai été le rédacteur en chef d’Intellectica, première et seule revue française généraliste de sciences cognitives, pendant une quinzaine d’années ; je suis un des co-directeurs du Vocabulaire de sciences cognitives (PUF). J’ai d’ailleurs passé une dizaine d’années dans un laboratoire d’Intelligence artificielle, ce qui est assurément formateur. <page 121> Les sciences cognitives m’ont permis d’approfondir mon projet intellectuel, mais ne l’ont pas déterminé. Il s’agit d’une part d’unifier la description linguistique, du mot au texte, en élaborant une sémantique du texte – et de l’intertexte. Comme les textes sont des performances sémiotiques, cela conduit à élargir la réflexion vers une sémiotique des pratiques sociales, et, au-delà, des cultures4.

Labyrinthe : Vous faites volontiers une lecture politique de la faveur institutionnelle, à vos yeux démesurée, dont bénéficient les chercheurs en sciences cognitives…

François Rastier : Si je ne dirige plus de thèses en sciences cognitives, c’est parce que les thésards ont trop de difficultés à se placer dans les filières professionnelles qui restent disciplinaires. Les décideurs ont massivement financé des programmes cognitifs dont les résultats effectifs me paraissent ténus. Ces crédits sont toutefois à l’origine de maintes conversions miraculeuses : par exemple, des grammaires logiques sont devenues logico-cognitives. Ces effets de bord restent secondaires, mais je m’interroge sur les motivations des décideurs. Les programmes néo-darwiniens sont adaptés à l’ultra-libéralisme : déjà au temps de Thatcher, il se trouvait des autorités scientifiques pour attester que l’aide sociale allait contre la sélection naturelle. La London School of Economics, dont sortent les principaux conseillers de Blair, est dirigée par un biologiste : devinez pourquoi. Ce n’est pas moi, mais George Soros, qui s’étonne des formes brutales de darwinisme social prônées par l’entourage de Bush5.
Il reste que les sciences sociales, par leur dimension critique, n’ont jamais été favorisées par les décideurs, qui y voient un ferment de critique sociale. Ils rencontrent donc le scientisme contemporain, inspiré par le positivisme logique, qui a théorisé l’Unité de la science. Ou les sciences sociales doivent se formaliser, trouver des explications causales, des lois, ou elle doivent disparaître : leur dimension descriptive, leur mode de construction de l’objectivité, le type de vérité non démonstrative auxquelles elles peuvent prétendre, rien de tout cela n’est véritablement pris en considération. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise si les décideurs inspirés ou du moins cautionnés par le programme de naturalisation ont formé le projet de diminuer de moitié le nombre des laboratoires en sciences humaines, et ont coupé toute subvention à la majorité des revues. C’est un aspect notable de ce qu’on a appelé la « science en action ». Je n’invente rien, et le Directeur scientifique du département des sciences humaines et sociales au CNRS écrivait récemment : « L’abondance des revues nuit à la diffusion de la connaissance […]. Il est plus économique, en termes de temps et d’argent, de concentrer sa lecture sur les revues dont on est certain qu’elles accueillent par une sorte de sélection “naturelle” les meilleures productions scientifiques »6.

Labyrinthe : Quelle serait selon vous une juste attitude à l’égard du paradigme cognitif en sciences humaines ?

François Rastier : Je conteste le programme de naturalisation qui vise explicitement la réduction des sciences humaines. Chomsky, inspirateur du cognitivisme orthodoxe en linguistique, disait voici cinquante ans que la linguistique devait s’absorber dans la psychologie, puis dans la biologie. Il disait de même que l’on doit étudier le cerveau comme on étudie le poumon ou le cœur, ce qui fait l’impasse sur ses notoires spécificités histologiques. Le cerveau cognitiviste est d’ailleurs longtemps resté le cerveau câblé des années cinquante : que fait-t-on des cellules gliales, du cerveau hormonal, etc. ?
Le fruste partage entre Nature et Culture doit être dépassé, c’est la responsabilité nouvelle qui incombe aux sciences de la culture.

Labyrinthe : Portez-vous donc un jugement défavorable sur l’apport scientifique des sciences cognitives aux sciences humaines ?

François Rastier : Non. Elles travaillent souvent à un autre niveau de complexité, et sur des substrats physiologiques que l’on ne peut a priori considérer comme de simples causes. Je pense pour ma part que les sciences sociales ont beaucoup à apporter aux sciences cognitives, tout simplement parce que les facteurs culturels dans la cognition humaine sont tout à la fois spécifiques et notoires. La culturalisation des sciences cognitives ne serait pas un programme moins intéressant que la naturalisation des sciences sociales. <page 123>

Labyrinthe : DansSémantique et recherches cognitives, vous écriviez que la sémantique pouvait jouer un rôle de charnière entre sciences cognitives et sciences de la culture7 : c’est donc que vous reconnaissiez qu’une jonction était possible, dans le cadre – ce sont vos termes – d’une interdisciplinarité réelle. Qu’entendiez-vous par là ? Avez-vous changé d’avis sur la question ?

François Rastier : Il est clair que le cognitivisme ne peut penser les cultures. Sperber s’est écrié un jour, au Muséum d’Histoire Naturelle, devant un parterre d’anthropologues : « Je n’ai rien à faire des cultures ». Ce n’est pas un hasard si sa théorie épidémiologique des représentations reprend celle exposée par Taine dans De l’intelligence (1870). Changeux lui-même le rappelle8. La métaphore épidémiologique, que Sokal et Bricmont9 ont négligé de relever, sert ici à donner un vernis biologique à un positivisme aussi extrême que banal, qui fait l’impasse sur des siècles de pensée historique.
Dans ses développements actuels, la psychologie évolutionniste est en train de reconstituer la « nature humaine » : le viol, la guerre, en feraient bien entendu partie, avec les conséquences biopolitiques que l’on devine10. Les cultures sont évidemment pour elle de l’ordre de l’inessentiel. Pascal Boyer appelle ainsi à renoncer à « l’imprécision ontologique et au quasi-mysticisme qu’induit la notion de “culture” »11.

Dès lors, les sciences de la culture sont tout simplement ignorées – ce qui élude toute interdisciplinarité : il s’agit de les remplacer par la théorie des mèmes. En 1981, C. Lumsden et O. E. Wilson (le fondateur de la sociobiologie) forgent le surprenant composé culturgenes pour désigner les représentations culturelles transmises12. Richard Dawkins utilise le mot mème13, repris par Dan Sperber, Pascal Boyer, Pierre Changeux, Susan Blackmore, et bien d’autres. Les mèmes font aujourd’hui l’objet d’une nouvelle discipline, aujourd’hui enseignée comme telle, la mémétique. Ces représentations élémentaires font l’objet d’une transmission <page 124> à l’image des gènes. Comme elles ne se transmettent tout de même pas par reproduction sexuée, les « représentations », précise Dan Sperber, se transmettraient par contagion (la métaphore épidémiologique est partout présente dans les discours biopolitiques) et les plus adaptées seraient sélectionnés14. Tout cela ne s’appuie que sur des comparaisons, cependant révélatrices : « Comme un gène, mais à un niveau de complexité très différent, le “mème” devient une unité de réplication transmise d’une génération à l’autre. […] Comme un gène, il est sujet à évolution par erreur de copie, et recombinaison “au hasard” »15. Les exemples de mèmes qui sont donnés se passent de commentaire : Dawkins cite les airs de musique, les idées, les modes vestimentaires, les talons aiguilles, l’idée de Dieu, le darwinisme, la manière de tourner les poteries et de construire les arches16 ; Daniel Dennett ajoutera le déconstructionnisme et l’Odyssée, ce qui ne l’empêche pas de définir les mèmes comme « les plus petits éléments qui se répliquent avec fidélité et fécondité »17. Cette hétérogénéité cocasse montre d’une part que les objets culturels ne sont pas des unités discrètes et qu’il est impossible d’atomiser ainsi des œuvres. Pourquoi L’odyssée serait-elle un mème et non la description du bouclier d’Achille ? Ces mèmes semblent des icônes de ce que devient la « culture » dans la communication de masse : il ne manque que la Joconde et la moustache de Clémenceau.
À l’image fausse de la réplication (les cellules se reproduisent, mais non les gènes), se superpose l’image au demeurant contradictoire de la compétition. Ainsi Dennett affirme : « La compétition est la principale force sélective dans l’infosphère […] et comme un virus sans esprit, l’avenir d’un mème dépend de sa structure »18.
Quand, par ces métaphores, on postule que les représentations mentales et les virus se propagent de la même façon, on croit avoir naturalisé l’esprit, en affirmant que l’infosphère et la biosphère obéissent aux mêmes règles. <page 125>
Il s’agit de faire comme si les sciences sociales n’avaient jamais travaillé sur ces questions, et de préparer un monde où les neurosciences et la psychologie évolutionniste suffiraient à rendre compte de la culture et de l’histoire. La nonchalance argumentative s’explique ainsi : la théorie des mèmes n’a pas à être véritablement débattue ni fondée, dès lors qu’elle peut être imposée par un lobbying efficace auprès des décideurs enthousiastes à l’idée de pouvoir se passer des sciences humaines. En se présentant comme un « nouveau paradigme », un lobby académique peut de nos jours se passer de mise à l’épreuve par le débat, et faire de l’ignorance délibérée une stratégie : ses tenants se comportent alors comme de simples idéologues, dont les théories ne sont que l’expression et la couverture de stratégies politiques. L’Unité de la science et la mondialisation – gênée par la diversité des cultures – vont ici de pair.

Labyrinthe : Dans un article récent, vous dites que : « la grammaire générative, en maintenant une stratégie de fondement, envisageait, par son cousinage avec la théorie des automates, des applications informatiques : elle a pourtant connu des échecs persistants dans le domaine des traitements automatiques du langage, ses présupposés logicistes sur le langage lui interdisant de tenir compte de la variété des corpus et même de percevoir leurs régularités. »19. Pourriez vous préciser ces échecs des linguistiques formelles à penser les linguistiques de corpus ? Et d’abord, qu’est-ce qu’une linguistique de corpus ? Vous parlez de la grammaire générative, mais la linguistique cognitive, qui s’en distingue, vous semble-t-elle promise au même destin, et si oui, pourquoi ?

François Rastier : Le projet de générer l’ensemble des phrases grammaticales d’une langue est en lui-même irréaliste : une langue n’est pas faite de phrases, mais de textes, de genres et de discours. D’autre part, les normes réduisent par bonheur la capacité des grammaires et nous permettent notamment de produire des phrases finies : or, les normes, comme tout ce qui est historique, restent invisibles pour une théorie qui n’admet que des règles. Il a d’ailleurs fallu des trésors <page 126> d’ingéniosité pour réduire la capacité des grammaires. Enfin, la perspective générative subtilise le problème de l’interprétation, pourtant inévitable pour tous les objets culturels, et en premier lieu pour les textes.
Ce n’est pas parce qu’une théorie est formalisante qu’elle satisfait aux contraintes de l’implantation informatique : c’est John Sowa, directeur de la recherche chez IBM, qui parlait, à propos de la théorie chomskienne du moment (1983), d’un cumbersome formalism20. On a plutôt besoin de théories descriptives : aucune grammaire formelle ne vous permet de trouver un thème dans un corpus, ou par exemple de distinguer les sites racistes des sites antiracistes pour une application de filtrage.
Dans le milieu des traitements automatiques du langage, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, la linguistique de corpus l’a clairement emporté, par son efficacité pratique et sa capacité d’innovation théorique, sur la linguistique computationnelle « à l’ancienne ». C’est pourquoi Chomsky a déclaré en 1999 : « La linguistique de corpus n’existe pas »21. Cet amusant petit meurtre symbolique sanctionnait un échec inévitable, pour avoir négligé que les langues et les textes sont des objets culturels qui doivent être décrits dans leur complexité, si l’on veut faire une linguistique applicable.
Je retourne votre question : qu’est-ce qu’une linguistique sans corpus ? Pourquoi substitue-t-on aux énoncés attestés des exemples qui sont de purs artefacts, sinon pour rester au chaud dans l’univers douillet de la théorie ? Je rappelle que sur un corpus de 220 articles de linguistique français de 1995 à 2001, seulement 0,5 % des exemples sont attestés (estimation de Céline Poudat22). La linguistique cognitive, dans sa version côte ouest, a élaboré une sorte de phénoménologie séduisante de la syntaxe phrastique : elle reste encore sans véritable théorie du texte ni liens avec la linguistique de corpus et les traitements automatiques du langage. Attendons qu’elle fasse ses preuves.

Labyrinthe : Votre conception du signe, d’origine saussurienne, vous éloigne de toute la tradition classique, ainsi que de la tradition peircienne, prolongée par les sémantiques formelles. Pourriez-vous expliquer en quoi cette différence d’héritage vous pousse à « dé-ontologiser » la linguistique, en cherchant à substituer une praxéologie à l’ontologie ? Et jusqu’où pouvez-vous (ou voulez-vous) aller dans ce refus de l’ontologie, puisqu’en même temps vous reconnaissez l’importance de la sémiosphère, à côté du monde physique et du monde des représentations mentales ? Loin de « dissoudre » l’ontologie, comme vous le prétendez, les sciences sémiotiques ne font-elles pas que la complexifier, et la praxéologie sémiotique que vous construisez peut-elle totalement se passer d’une ontologie ? L’impasse que vous soulignez n’est-elle pas corrélative d’une approche qui réduit l’ontologie à l’Être, alors qu’une ontologie de l’acte est possible, comme le soutient par exemple Paul Ricœur ?

François Rastier : Je regrette la pauvreté de la sémiotique issue de la philosophie du langage : tous les signes sont peu ou prou identifiés à des symboles logiques ; par exemple, Pinker écrit posément : « La forme d’un groupe de marques d’encre, Socrate, est le symbole qui tient lieu du concept de Socrate »23. Dans cet univers, Saussure est non seulement absent (seul Ronald Langacker le mentionne, une fois, pour lui emprunter une icône d’ailleurs apocryphe) mais encore impensable : la sémiotique de la philosophie du langage qui inspire le cognitivisme reste d’ailleurs antérieure, dans ses attendus, à la formation de la linguistique.
La simplicité du symbole (au sens du « paradigme symbolique de la cognition ») permet évidemment de le placer partout. Sa définition purement syntaxique n’empêche pas, bien au contraire, que le cognitivisme classique en fasse un médiateur entre les états neuronaux et les états de choses ; dans une étude de synthèse, Andler et ses collègues du futur Institut Jean Nicod écrivaient : « Les symboles mentaux sont des configurations de neurones ayant des propriétés physiques, chimiques et biologiques (étudiées par les neurosciences) et des propriétés formelles ou syntaxiques. De surcroît, étant des représentations, les symboles ont aussi un contenu ou des propriétés sémantiques ou intentionnelles :<page 128> ils représentent des aspects de l’environnement »24. Les symboles réussissent ainsi la prouesse de rendre compte de toute la cognition : autrement dit, du monde, de l’esprit et du cerveau ; ils seraient en effet les médiateurs entre l’environnement et les neurones.
Quant à l’ontologie, elle sert traditionnellement en sémiotique de support à un objectivisme de principe. Une dé-ontologie me semble nécessaire, tant pour sortir des apories de l’herméneutique philosophique (chez des auteurs aussi différents que Heidegger, Gadamer ou Ricœur) que pour restituer la dimension praxéologique des performances sémiotiques : de la même façon qu’une encyclopédie est une archive de textes décontextualisés, et non un inventaire du monde, les connaissances ne sont-elles pas des actions oubliées ?
Même en s’appuyant sur Ricœur25, une ontologie de l’action me paraît bien difficile à imaginer, dans la mesure où la tradition parménidienne a toujours fait de l’invariabilité une caractéristique de l’Être : Umberto Eco rappelait ainsi récemment que le fondement de la sémiotique est le « zoccolo duro del Essere » [socle dur de l’Être]. Je considère que les ontologies sont des anthologies décontextualisées, c’est-à-dire une réification méthodique du préjugé dominant. Nous avons bien plutôt besoin d’une théorie des pratiques sociales qui instituent l’ensemble des performances sémiotiques.

Labyrinthe : Vous ne reconnaissez guère d’intérêt à une approche formelle (logico-mathématique) de la linguistique. Pourtant, sans tomber dans les considérations extrémistes de J.-C. Milner, cette approche est parfaitement légitime.

François Rastier : Mon point de vue n’est pas un point de vue de principe. Je pense que les échecs de la linguistique formelle sont liés au fait qu’elle s’est en général contentée de traduire, d’enrégimenter <page 129> (regiment, comme dit Quine) les signes linguistiques dans une logique des prédicats du premier ordre dopée avec des opérateurs modaux. La forme logique (FL) chomskienne est dans ce cas.
Ce logicisme n’a jamais pu déployer l’effectivité du calcul (une fois une phrase transcrite en notation logique, on ne peut évidemment calculer la phrase suivante). Mais rien n’est fermé a priori du côté mathématique. Par exemple, les méthodes quantitatives en linguistique de corpus sont extrêmement puissantes et n’ont pas démérité (je me permets de faire allusion ici aux travaux sur la classification automatique de textes que j’ai menés avec Denise Malrieu26). Le problème est d’adapter les formalismes aux applications, et non de créer une langue parfaite, fût-elle un langage mental. Rappelons les succès déjà anciens du connexionnisme en perception automatique, robotique, etc. : ils ne doivent rien au logicisme (les systèmes connexionnistes ne sont pas algorithmiques ni déterministes).
Sans nier que les systèmes formels soient pertinents pour saisir (partiellement) l’empirie, je m’étonne simplement du logicisme irrationnel de certains cantons des sciences sociales – et des sciences cognitives. Il est vrai que le projet rationnel d’interprétation logico-computationnelle du langage, et par là, de la pensée et de l’ensemble des compétences humaines, fut associé au xxe siècle au développement de la logique mathématique et de la théorie des machines logiques. D’où la continuité évidente qui lie Frege, Hilbert, Turing, Chomsky (élève de Carnap), jusqu’à Fodor et Pylyshyn. Ces théoriciens ont élaboré des idées formelles, pures et décontextualisées de calcul, de preuve et de machine, avec le grand rêve de tout ressaisir en ces termes. Mais ce logicisme fait l’impasse sur les trois grands objets mathématiques : les grands nombres, le continu, et l’infini. Il préjuge un monde du discret, du discontinu et du dénombrable, qui anticipe le « mobilier ontologique » des ontologies et du Web sémantique.
Le beau rêve dissipé a couvert une offensive majeure de la technoscience contre les sciences sociales. Or, depuis l’effondrement du bloc soviétique, des formes naïves du progressisme se sont dissipées et les sciences sociales sont l’objet de demandes pressantes concernant le sens. Ainsi, l’actualité a peuplé nos écrans d’historiens et de spécialistes <page 130> des religions. Mais faute d’une clarification épistémologique, les réponses que les sciences sociales ne pourraient ou ne voudraient pas donner seront proférées par des « spécialités » rentables, comme l’astrologie, la futurologie, et bien d’autres, qui exploitent le besoin de croire pour étouffer les angoisses et empêcher qu’elles ne se transforment en questions véritables.

Labyrinthe : Plutôt que de la qualifier d’inutile, la bonne critique à adresser au cognitivisme n’est-elle pas dès lors de considérer que son application à la langue est d’une pertinence partielle, et qu’elle laisse nécessairement un résidu ? Cette critique me paraît suffisante, dans la mesure où elle suggère de basculer l’analyse des règles vers les singularités, que cherchent précisément à penser les sciences humaines au moyen du langage naturel.
Ainsi, loin de refuser la formalisation, une telle critique se contente de montrer que celle-ci, toujours possible (comme, en droit, pour tout objet, fût-il humain, du monde), n’est cependant qu’un détour au service d’un savoir de l’homme au singulier ? Les sciences formelles comme outil des sciences humaines, en quelque sorte…

Cette critique consisterait en fait, non pas à heurter frontalement l’herméneutique aux sciences cognitives, mais plutôt, comme au judo, à utiliser la force conceptuelle de ces dernières en la détournant de son but premier, et à l’appliquer à des fins herméneutiques. Ainsi, de même que la sociologie peut utiliser des raisonnements statistiques au sein d’une interprétation d’ensemble (la déduction se voyant réduite à un simple « moment »), comme le remarque [Jean-Claude] Passeron
27, les sciences humaines en général (notamment la linguistique) pourraient intégrer en leur sein des « détours » formels.

François Rastier : En effet, la formalisation ne peut être un but, mais un moyen. L’outrance momentanément vendeuse du programme d’Intelligence artificielle est maintenant retombée ; comme ce programme reposait sur la métaphore impropre du cerveau et de l’ordinateur, on supposait que toute connaissance avait un format prédicatif qu’il fallait formaliser pour rendre opérationnelle et manipulable sa représentation.<page 131>
Le mécanisme métaphysique a perdu à présent de sa superbe, mais l’informatique reste victime du computationnalisme qui a cherché à l’instrumentaliser. Or, le connexionnisme a bien montré que le format d’entrée des données et le format de sortie des résultats n’avait rien de nécessairement logique. Ce ne sont donc pas la logique ni l’informatique qui sont à récuser, mais l’idéologie logiciste qui a imprégné les milieux scientifiques d’une manière d’ailleurs inégale, mais très sensible en linguistique – d’où par exemple la sous-estimation des méthodes quantitatives en linguistique de corpus, qui ne doivent rien à la problématique de la représentation des connaissances.

Labyrinthe : Vous avez raison de souligner la formalisation qui sous-tend le fonctionnalisme, mais pouvez-vous vraiment déplorer le fait que les sciences formelles suspendent l’interprétation ? Vous citez souvent Jean-Michel Salanskis, qui cherche à réhabiliter l’herméneutique en sciences (mathématiques, biologie…)28, mais ne convient-il pas de distinguer le contexte de découverte et le contexte de justification ? Ce faisant, on comprend que les disciplines formelles ont pour vocation d’éliminer l’interprétation de leur résultat (même si elles peuvent la faire intervenir dans la découverte), puisque les opérations auxquelles elles se livrent sont parfaitement normées, et leurs objets (par exemple les objets mathématiques) parfaitement définis. Au contraire, les sciences herméneutiques (historiques, de la culture, humaines et sociales) évoluent dans un espace logique où l’interprétation conserve une dimension structurelle et irréductible.

François Rastier : Le suspens de l’interprétation est impossible dans les sciences de la culture (j’y inclus les sciences historiques, humaines ou sociales), dont les objets sont des œuvres humaines. Nous sommes condamnés au sens, soit : il ne s’agit cependant pas pour les sciences de la culture de renchérir sur le mode compulsif de l’interprétation, mais bien plutôt d’établir une distance critique à l’égard des interprétations, d’en spécifier les conditions et d’en interroger la légitimité.
La formalisation, certes, suspend l’interprétation, mais le temps du calcul, dont les résultats devront être interprétés. Il ne s’agit donc <page 132> pas d’éliminer l’interprétation, mais bien de la problématiser. Le détour du calcul ne supprime pas la dimension critique, mais engage au contraire à la redoubler : qui a manié des calculs statistiques peut aisément s’en convaincre.
Cela dit, les langages mathématiques, comme tous les langages, n’échappent pas au problème de l’interprétation et il serait illusoire de penser qu’une formalisation permet de « sortir du cercle herméneutique », prouesse imaginaire dans laquelle Sperber voyait naguère « le Graal de la philosophie cognitive » – je lui laisse la responsabilité de ces termes extatiques…
Plutôt que de rêver de réduire les sciences de la culture aux sciences logico-formelles ou aux sciences de la vie, il me semble qu’il faut reconnaître leur irréductibilité qui les condamne à une interdisciplinarité par bonheur non fusionnelle. Elles diffèrent par leur objets, leur type d’objectivité, leurs objectifs, sans parler évidemment de leurs méthodologies.
Pour éviter les guerres pichrocholines et parvenir à une clarification, il faudrait me semble-t-il :
- Distinguer le cognitivisme et son programme idéologico-politique de naturalisation des disciplines comme les neurosciences qu’il a voulu enrôler dans son combat militant.
- Clarifier l’épistémologie générale des sciences de la culture. Il reste à caractériser la distinction épistémologique entre les sciences de la culture et sciences de la nature (ou du moins l’image surannée que s’en font les philosophes naturalisants). Elle intéresse tant la nature des faits que le mode de connaissance. Les sciences de la culture peuvent être rigoureuses, mais non exactes ; elles problématisent des conditions, mais n’ont pas accès à des causes au sens newtonien du terme.
Ainsi s’ouvre l’espace d’une réflexion sur la genèse des cultures, liée évidemment à la phylogenèse, mais échappant à des descriptions de type néo-darwinien. La distinction des formes symboliques, la diversification des langues, celle des pratiques sociales, celle des arts, tous ces processus poursuivent l’hominisation par l’humanisation, mais s’autonomisent à l’égard du temps de l’espèce et conditionnent la formation du temps historique.
C’est pourquoi en ce qui me concerne les sciences cognitives m’ont conduit à formuler un programme de recherche en sémiotique des cultures. <page 133>


NOTES

1 BERTHOZ, A. 1997. Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob ; 2003. La Décision, Paris, Odile Jacob.

2 PUTNAM, H. 1988. Representation and Reality, Cambridge (Mass.), MIT Press.

3 Je ne peux ici développer ce point, mais on pourra au besoin se reporter à l’étude Ontologie(s), 2004 a. WordNet est un dictionnaire électronique de l’anglo-américain, développé depuis 1985 et initialement conçu pour tester les déficits lexicaux dans des expériences de psychologie cognitive. Sa structure est celle d’un thésaurus. Il a été transposé à une dizaine de langues, du basque au bulgare. En outre, il sert d’interlangue (ILI ou Inter Lingual Index), et donc de représentation conceptuelle indépendante des langues, dans le projet EuroWordNet, développé depuis 1996. Chacune des langues décrites (italien, néerlandais, anglais, espagnol, et bientôt sans doute l’allemand, le français, l’estonien, le tchèque, etc.) développe son propre lexique à l’image de WordNet, en développant une ontologie « générale » commune.

4 Cf. l’auteur, 2001, 2002.

RASTIER, F. 2001. Arts et sciences du texte, Paris, PUF.

RASTIER, F. et BOUQUET, S. (éds.) 2002. Une introduction aux sciences de la culture, Paris, PUF.

5 Cf. Le Monde, 13.11.03, p. 1, et Le Devoir, 13.11.03, p. A7.

6 HOMBERT, J.-M., Editorial, Sciences de l’Homme et de la Société, n°69, mai 2004, p. 1.

7 RASTIER, F. 1991 [seconde édition augmentée, 2001]. Sémantique et recherches cognitives, p. 112.

8 CHANGEUX, J.-P. 1994. Raison et plaisir, Odile Jacob, p. 59.

9 SOKAL, A. et BRICMONT, J. 1997. Impostures intellectuelles, Paris, Editions Odile Jacob.

10 Voir RASTIER, F. 2004. Sciences de la culture et post-humanité, Texto ! [en ligne] septembre 2004. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Rastier/Rastier_Post-humanite.html>.

11 La religion comme phénomène naturel, Paris, Bayard, 1997, p. 307.

12 LUMSDEN, C. et WILSON, O.E. 1981. Genes, Mind, and Culture : a Coevolutionary Approach, San Francisco, Freeman.

13 DAWKINS, R. 1976. The Selfish Gene, Oxford, OUP [tr. fr. Le gène égoïste, Paris, Armand Colin, 1986].

14 SPERBER, D. 1996. Explaining Culture — A Naturalistic Approach, Oxford, Blackwell.

15 CHANGEUX, J.-P. 1994. Raison et plaisir, Odile Jacob, p. 59.

16 Voir Le gène égoïste, Paris, Armand Colin, 1986, pp. 207-209.

17 « The smallest elements that replicates themselves with reliability and fecondity », Darwin’s Dangerous Idea, Harmondsworth, Penguin,1996, p. 344.

18 « Competition is the major selective force in the infosphere (…) and like a mindless virus, a meme prospect depends on his design » (Darwin’s Dangerous Idea, Harmondsworth, Penguin, 1996, p.345).

19 RASTIER, F. Linguistique appliquée à la prévention du racisme. Réflexions critiques à partir d’une application de détection automatique de sites (à paraître in Delamotte-Legrand, R. (éd) Moralités langagières, Presses universitaires de Rouen).

20 SOWA, J. F. 1983. Generating language from conceptual graphs, Computer and Mathematics, with Applications, 9, 1, p. 29-43.

21 Entretien avec Baas Arts.

22 POUDAT, C. Characterization of French linguistic research papers using morphosyntactic variables, in Fløttum, K. & Rastier, F. (éds) 2003. Academic discourse, multidisciplinary approaches, Oslo, Novus forlag.

23 « The shape of one group of ink marks, Socrates, is a symbol that stands for the concept of Socrates », The Language Instinct, 1994, p. 74.

24 ANDLER, D. et al. 1992. Philosophie et cognition — Colloque de Cerisy, Bruxelles, Mardaga, p. 12.

25 Cf. le dernier chapitre de Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

26 MALRIEU, D. et RASTIER, F. 2001. Genres et variations morphosyntaxiques, Traitements automatiques du langage, 42, 2, p. 547-577.

27 PASSERON, J.-C. 1991. Le Raisonnement sociologique. L’espace non-popperien du raisonnement naturel, Paris, Nathan.

28 RASTIER, F., SALANSKIS J.-M. et SCHEPS R. (dir.) 1997. Herméneutique : textes, sciences, Paris, PUF.


©  septembre 2005 pour l'édition électronique