CRÉATIVITÉ LINGUISTIQUE, INTERPRÉTATION ET CONTRÔLE DE L’ESPRIT
SELON ORWELL ET CHOMSKY

John E. JOSEPH
Université d’Édimbourg

(Texte publié dans Sériot, Patrick et Andrée Tabouret-Keller (éds.),
Cahiers de l'ILSL : Le discours sur la langue sous les régimes autoritaires
, 2004, n°17, p. 81-92).


1. Dictateurs et dialogue

Dans l’usage contemporain, un dictateur est quelqu’un au pouvoir qui ne me plaît pas et qui me paraît narguer, supprimer ou ne tenir aucun compte de la volonté de son peuple. La clé à cette définition est “qui ne me plaît pas”, car quelqu’un que j’apprécie et qui gouverne de la même façon n’est pas un dictateur mais un leader fort, un brave type dont on n’a pas assez, malheureusement.

Les Romains ont inventé le mot dictator pour dénoter les fonctions d’un souverain absolu, et cette invention suppose deux choses : une culture dans laquelle, normalement, on construit et exécute les lois d’une manière dialogique; mais aussi une culture qui considère le dialogue comme le luxe des temps de paix, qu’il faut suspendre sous la menace d’un ennemi commun. Le dialogue connote, après tout, le dissentiment et la division, et la guerre demande une unique structure de commandement si l’armée doit se présenter comme une force cohérente. Le chef de l’armée doit être dictateur — ses paroles ont force de loi en vertu du fait qu’il les a prononcées. La paix venue, les dissidents n’accepteront pas si promptement la dictature; mais le chef, ayant goûté au pouvoir absolu, ne tolérera pas le dissentiment. Il y a plusieurs moyens de l’éliminer, dont les deux les plus en vogue sont les suivants. D’abord, convaincre le peuple qu’on est toujours en guerre, une guerre perpétuelle. Deuxièmement, les persuader d’échanger la démocratie contre la bureaucratie, où le principe d’opération est que l’on doit confier le gouvernement à ceux qui, grâce à leur formation spécialisée, savent le mieux gouverner. Certes, Platon croyait quelque chose de semblable lorsqu’il prévit sa République gouvernée par un roi-philosophe. La Commission Européenne n’est pas disposée à protester.


2. Orwell

Le dictateur comme négateur du dialogue trouve son expression littéraire parfaite dans 1984, le roman satirique de George Orwell (né Eric Arthur Blair, 1903–1950). Big Brother, chef du Parti qui règne sur l’Océanie (en fait, le monde anglophone), n’est pas une personne, mais un symbole. Par définition, un symbole est incapable de dialoguer. Le dictateur est, dans un certain sens, toujours un personnage symbolique, quasi-divin, et le contredire est un acte de lèse-majesté. Un symbole existe simplement pour être perçu et interprété. Mais cette interprétation même est un problème pour le Parti, étant trop indéterminée. Les Prolos de l’Océanie, avec leur langage traditionnel (qu’on appelle ‘Oldspeak’), peuvent chicaner sur les paroles de Big Brother et mettre en doute ce que leur dit le Parti. Voilà pourquoi le Parti a créé une vaste opération linguistique chargée de la reconstruction du langage pour éliminer l’indétermination de l’interprétation.

En pensant au langage des régimes dictatoriaux, on est enclin à se concentrer sur leurs tentatives pour former les “conceptions et habitudes mentales” du peuple en leur faveur, autrement dit pour manipuler la pensée des citoyens au moyen de la propagande et du lavage de cerveau. Et quoique ces traits soient caractéristiques du langage dictatorial, ils ne suffisent pas pour le définir, étant employés par tout régime, dictatorial ou non — régimes gouvernemental, commercial, religieux, pédagogique, etc. C’est ce qu’on appelle la rhétorique. Je ne nie pas qu’il y ait dans la rhétorique des degrés d’intention de tromper — car il y en a. Et l’art de déterminer l’intention de quelqu’un d’autre, aussi utopique que soit son but, est un art nécessaire. Je maintiens simplement — et je serais étonné si tout le monde n’était pas d’accord — que nous subissons tous, tous les jours, de toute part, des tentatives de manipuler notre façon de penser; et nous ne les appellerions pas toutes ‘dictatoriales’. Car si on appliquait ce mot avec tant de facilité, il perdrait toute signification forte et distinctive.

Mais en soulignant la manipulation active de la pensée, on ferme les yeux sur ce que dit Orwell à la fin de la citation, “rendre impossible tout autre mode de pensée”. C’est ici qu’entre le besoin de restreindre l’interprétation — et la thèse que je pose est que le trait distinctif du dictateur est précisément son intention de restreindre l’interprétation. Il doit imposer une seule interprétation de sa parole. Désir utopique, oui, parce que c’est dans la nature de l’esprit humain de considérer diverses interprétations d’un énoncé et de choisir entre elles. Ce qu’on peut faire, faute de mieux, c’est empêcher les gens de prononcer une interprétation alternative, par menace, torture ou meurtre. Mais un vrai dictateur, comme tout artisan de qualité, ne s’inquiétera pas de la nature utopique de son but ultime. La question importante est celle-ci : que faire pour contrôler l’esprit des gens qu’on commande?

Basé sur sa vaste expérience intime de régimes impérialistes, communistes et fascistes, Orwell a déterminé que la meilleure méthode, du moins pour les intentions satiriques de 1984, est une forme de standardisation linguistique.

La Nov-langue représente le point culminant des opinions développées par Orwell pendant les cinq années précédentes (voir Orwell 1944, 1946, 1947). Elle est avant tout une satire du Basic English, cet ‘Anglais fondamental’ de 850 mots créé par Ogden et Richards à la suite de leur livre The Meaning of Meaning (Le sens du sens, 1923), et offert comme une langue auxiliaire internationale (voir Ogden 1930; Courtine 1984; Joseph 1999a; Joseph et al. 2001, chap. 3). Selon eux, la Première Guerre Mondiale fut elle-même le résultat de l’abus de mots abstraits et complexes tels que démocratie et liberté dans un but de propagande, et tout espoir de paix mondiale dépendait de la capacité des gens à contrôler la signification de tels mots pour en éviter l’abus. Ogden et Richards croyaient que la réduction de la langue à 850 mots, dont une grande partie se rapportaient à des choses concrètes, rendrait presque impossible l’emploi du langage pour tromper les gens et leur imposer une propagande.

Au début Orwell s’intéressait au Basic English et correspondait avec Ogden à propos de cette langue réduite. Mais finalement il s’est rendu compte qu’elle risquait de produire des effets opposés à ceux prévus par ses créateurs. On ne peut combattre la propagande qu’avec l’analyse rationnelle et le raisonnement. Cela demande qu’on réexprime des énoncés propagandistes sous une autre forme. Si la possibilité d’une telle réexpression disparaissait à cause de la perte de mots, peut-être qu’on ne pourrait plus mettre en doute aucun énoncé. Dans 1984, le Parti soutient que deux et deux font cinq. Le protagoniste du roman, Winston Smith, se rend compte de l’erreur, évidente à ses yeux. Mais le Parti exerce déjà tant de contrôle sur sa pensée et son langage qu’il ne peut pas construire le raisonnement qui en prouverait la fausseté, bien qu’il le comprenne instinctivement. Il en va de même pour le grand projet que le Parti soutient pour réécrire l’histoire — le projet sur lequel travaille Winston lui-même — et pour les trois slogans du Parti : 

Katherine, la femme de Winston, “had not a thought in her head that was not a slogan” (“n’avait en tête aucune pensée qui ne soit pas un slogan”, p. 69) — c’est-à-dire, une collocation de mots et de pensées préemballée par le Parti. En réduisant le nombre de mots et de leurs collocations possibles, le Parti limite strictement la possibilité de pensée originale, fondée soit sur l’observation empirique, soit sur le raisonnement individuel. Cet étranglement de la réception sensorielle et de la possibilité de combiner des mots d’une façon inventive, voilà ce qui pour Winston est le plus pervers et le plus oppresseur dans le Parti.

C’est parce que le Parti avait enlevé son pouvoir au langage qu’il ne pouvait espérer ni en comprendre ni en contester les arguments. À la fin du roman, Winston, l’esprit brisé par la torture, indique sa soumission totale aux doctrines du Parti en traçant “presque inconsciemment” dans la poussière sur la table : 2 + 2 = 5 (p. 303).


3. Chomsky

Selon Barsky (1998), la grande passion intellectuelle du jeune Chomsky fut Orwell, surtout son Hommage à la Catalogne, dont Chomsky prétend avoir tiré

Dans son livre Knowledge of Language (1986), l’un de ses efforts les plus réussis pour faire une synthèse abordable de sa théorie linguistique, Chomsky conclut par un bref chapitre intitulé “Notes on Orwell’s Problem” (“Notes sur le problème d’Orwell”, pp. 276-287). Après une discussion sur la Nov-langue, Chomsky cite Harold Lasswell (1902–1978), un savant américain qui a beaucoup étudié la propagande et qui a conclu que “we must avoid ‘democratic dogmatisms’, such as the belief that people are ‘the best judges of their own interests’” (“on doit éviter les ‘dogmatismes démocratiques’, tels que la foi que les gens soient ‘les meilleurs juges de leurs propres intérêts’”, Chomsky 1986: 286). Selon Chomsky, “Propaganda is to democracy as violence is to totalitarianism” (“La propagande est pour la démocratie ce que la violence est pour le totalitarisme”, ibid.).

Dans ses critiques de la politique, Chomsky a insisté sur l’existence d’une conspiration entre les gouvernements et les médias pour ‘fabriquer le consentement’ (voir le titre de Chomsky 1985 et de Herman et Chomsky 1988). Dans Chomsky (1992) on trouve des chapitres intitulés “Language in the Service of Propaganda” and “Terrorism: The Politics of Language” (“Langage au service de la propagande” et “Terrorisme : La politique du langage”) — bien que dans ce livre il répète plusieurs fois son hésitation à attribuer trop d’importance au lien entre la langue et la pensée. Son interviewer, Barsamian, le pousse à accepter un lien profond, et dans la citation suivante on voit que Chomsky est prêt à aller assez loin dans ce sens :

Barsamian comprend, mieux que Chomsky, le pouvoir que ces points de vue procurent du fait que celui qui les prononce est le plus grand théoricien du langage de la seconde moitié du vingtième siècle. Ses désaveux initiaux sont poussés dans l’oubli par le torrent rhétorique qui suit — surtout puisque peu de gens lisent ses livres sans être déjà convaincus d’une conspiration de forces obscures pour contrôler leur esprit.

La communication qu’a faite Chomsky en 1962 au Congrès International des Linguistes, où il a établi sa réputation internationale, dit sur sa première page que

(Sur les quatre versions de cet exposé, Chomsky 1962 et 1964 a, b et c, voir Joseph 2002, Chap. 6). Les opinions de Chomsky sur la créativité ont connu un succès énorme, non seulement au cours du Congrès de 1962 mais dans le Zeitgeist entier des années 60. L’implication était que tout être humain est infiniment créatif, dès l’enfance. La créativité alors ne serait pas limitée aux ‘créateurs’ intellectuels, que personne n’aime vraiment, les gens de gauche les associant à la décadence bourgeoise, les gens de droite au socialisme. Mais l’idée plaisait à tout le monde que nous tous, surtout les enfants, possédions une créativité infinie, et donc égale.

Néanmoins une asymétrie curieuse se cache derrière la surface de la créativité chomskyenne. La citation précédente semble parler de la production des sujets parlants et de la compréhension par les auditeurs comme s’il s’agissait de deux phénomènes égaux. L’auditeur, comme le sujet parlant, possède une créativité infinie dans le sens où les sujets parlants peuvent produire une infinité de phrases, et les auditeurs peuvent comprendre chacune de ses phrases, pourvu qu’ils appartiennent à la même communauté linguistique. Mais une ruse subtile et intéressante s’opère dans l’emploi que fait Chomsky du mot ‘créativité’. Sa signification est différente selon qu’on l’applique au sujet parlant ou à l’auditeur. Le sujet parlant a bien la liberté de ‘créer’ des phrases nouvelles à volonté, dans le sens du mot ‘créer’ plus ou moins proche de son sens ordinaire. Mais ce n’est pas le cas pour l’auditeur, qui ne fait qu’enregistrer passivement ce que le sujet parlant a créé.

La différence sera manifeste lorsque Chomsky (ibid.) remarque que la maîtrise d’une langue entraîne avec elle “the ability to identify deviant sentences” (“la capacité d’identifier des phrases déviantes”), telles que Colorless green ideas sleep furiously, et “on occasion, to impose an interpretation on them […] if a context can be constructed in which an interpretation can be imposed” (“parfois, y imposer une interprétation […] si on peut construire un contexte dans lequel cette interprétation peut s’imposer”). Vous connaissez peut-être ce contexte célèbre construit par le poète John Hollander :

C’est un exemple évident de ‘l’imposition’ d’une interprétation pour Chomsky. Mais aucune imposition n’est nécessaire pour interpréter une phrase telle que Revolutionary new ideas appear infrequently (Chomsky 1964c: 7-8, n. 2). La grammaire mentale de l’auditeur produit une analyse structurelle reconnaissant cette phrase comme ‘bien formée’. Puis l’interprétation procède automatiquement de la grammaire mentale.

Il y a donc deux mécanismes complètement différents pour l’interprétation, l’un pour les phrases bien formées, l’autre pour les phrases déviantes. Le premier est simple et automatique. L’autre est beaucoup plus complexe : d’abord, la grammaire assigne une description structurelle qui indique de quel manière la phrase dévie de l’état de bonne formation. Ensuite, “an interpretation can often be imposed by virtue of formal relations to sentences of the generated language” (“une interprétation peut souvent être imposée en vertu de relations formelles à des phrases de la langue générée”, p. 9). Mais l’interprétation ne s’en suit pas forcément — si c’était le cas, on ne pourrait pas y appliquer le mot imposée. L’interprétation de la phrase bien-formée est générée par la grammaire, mais celle de la phrase déviante doit être imposée par quelqu’un, John Hollander, par exemple.

Alors, de ces deux processus, lequel pourrait-on dénommer ‘créatif’ dans le sens ordinaire du mot? Evidemment l’interprétation créative est celle de la phrase déviante, l’interprétation ‘imposée’. Et c’est précisément à cause de sa créativité — c’est-à-dire le rôle actif d’un agent linguistique, l’auditeur — que Chomsky la marginalise. Elle s’oppose à cette ‘créativité linguistique’ chomskyenne où le rôle ‘créatif’ de l’auditeur se limite à laisser sa grammaire mentale engendrer une interprétation.

Pendant des années je me suis creusé la tête pour comprendre comment Chomsky pouvait réconcilier la fabrication orwellienne du consentement avec la créativité linguistique infinie. On ne s’attendrait pas à ce que des esprits linguistiques infiniment souples, opérant sur des principes innés, soient si sujets au contrôle verbal, comme des rats dans une boîte de Skinner. La solution à cet énigme se trouve, je crois, dans un autre moment curieux de l’histoire de Chomsky, sa répudiation en série de ses propres termes et collocations. Dans les premières phases de son travail, il s’agissait surtout de collocations — il n’invente pas une terminologie, mais combine des mots existants d’une manière qui leur prête une nouvelle signification spécialisée dans le contexte particulier où il les emploie. Après quelques années, toutefois, il les abandonne, citant les malentendus qu’ils ont suscités — ‘structure profonde’ interprétée comme un niveau universel de structure qui est identique pour toute langue humaine, une interprétation que Chomsky a toujours déniée. Il a dû remplacer ‘structure profonde’ par ‘D-structure’, puis par ‘DS’, puis il a cessé d’en parler complètement, de peur qu’on déforme ses théories au point qu’elles soient méconnaissables.

C’est le même Chomsky qui croit en la liberté absolue de pensée si profondément qu’il a fait beaucoup pour soutenir la cause des négateurs de l’Holocauste, bien qu’il n’en soit pas un (voir Joseph 1999b). Là où il s’agit de ses propres collocations, c’est tout à fait autre chose — leur signification n’est pas ouverte à l’interprétation libre, comme c’est le cas pour quelque chose d’‘hypothétique’ comme Auschwitz. Mais il y a une certaine logique ici : Chomsky a déclaré sans ambiguïté que pour lui toute interprétation est un acte politique, pourvu qu’elle ne soit pas générée directement par la grammaire. C’est précisément ce qu’il dit à propos du contraste entre Revolutionary new ideas appear infrequently and Colorless green ideas sleep furiously. Pour ce dernier, il faut ‘imposer’ une interprétation, et l’imposition est toujours un acte politique potentiel. Si deux personnes interprètent cette phrase d’une façon différente l’une de l’autre, celle qui fournit le raisonnement le plus puissant pour son interprétation réussira à l’imposer. Par contre, la phrase parfaitement bien-formée est fermée à l’interprétation politique par l’unique interprétation engendrée par la grammaire dans le cerveau de l’auditeur. Ainsi, la créativité linguistique que Chomsky appelle ‘infinie’ ne l’est que du côté du sujet parlant. Normalement, l’interprétation par l’auditeur est limitée, et dans les autres cas, là où l’auditeur fait quelque chose de créatif, Chomsky préfère l’appeler alors une ‘imposition’ (pour un autre exemple de la pratique de Chomsky à cet égard, voir Joseph 2003 : 136-138).

Tous les personnes séduites par les idées de Chomsky sur la créativité parce qu’elles les entendaient signifier que les énoncés de tout le monde sont ‘créatifs’ dans un des sens ordinaires de ce mot — plutôt que dans le sens spécialisé qu’il acquiert chez Chomsky — auraient pu éviter ce malentendu si elles avaient lu avec plus d’attention les exemples linguistiques fournis. Car si l’on croit qu’il dit que tout le monde possède une créativité intellectuelle, son propre exemple linguistique nous dit que Revolutionary new ideas appear infrequently. Et si l’on croit qu’il soutient que tout le monde possède une créativité linguistique profonde, on se doit d’observer que Colorless green ideas sleep furiously ne peut pas avoir un ‘vrai’ sens.


4. Conclusion

La peur contemporaine d’un contrôle linguistique de l’esprit, dont Chomsky est le saint patron, représente la culmination de plusieurs mouvements. L’idée de la ‘fabrication du consentement’ est le résultat de la perte de foi en la volonté humaine individuelle, en faveur de la peur qu’une oligarchie impose sa volonté à la masse des gens, qui sont comme des automates sous le contrôle de cette oligarchie. Cette peur se développe depuis la fin du 19ème siècle. Dans mon livre de 2002 j’ai décrit un moment où il s’est glissé dans la traduction anonyme de la Vie du langage du linguiste américain William Dwight Whitney (1827–1894). Là où le texte original dit d’une langue que

— le traducteur l’a mutilé pour produire ceci :

Il est difficile d’imaginer comment un lecteur aurait pu comprendre cela autrement que de supposer que Whitney divisait l’humanité en une vaste ‘masse’ de gens qui ne pensent pas et qui vivent dans l’illusion que la langue n’existe que pour la communication, et un happy few qui pensent et qui se rendent compte de la vérité : que c’est la langue qui fournit la base à l’esprit même. Évidemment le traducteur ne pouvait pas imaginer qu’un auteur citerait l’opinion de la ‘masse humaine’ pour soutenir son analyse, comme fait Whitney. Le traducteur (qui à mon avis n’était ni Whitney lui-même, ni Michel Bréal — les candidats préférés — mais quelqu’un engagé à bas prix par l’éditeur)  présuppose que la masse doit toujours être perdue dans l’ignorance, et que les savants seuls ont accès à la vérité, et il lit Whitney comme s’il disait précisément cela.

Pour Whitney, la langue elle-même est une démocratie, une institution dans l’emploi de laquelle les sujets parlants — c’est-à-dire, tout le monde — exercent leur volonté. La dualité du traducteur entre les ‘hommes qui pensent’, l’élite intellectuelle, et la ‘masse humaine’, est précisément la dualité derrière l’angoisse chomskyenne de la fabrication du consentement. C’est essentiellement une forme de la répugnance bourgeoise pour la masse populaire, ceux qui ne sont pas assez intelligents pour reconnaître qu’on leur contrôle l’esprit. Personne n’exprime jamais son angoisse que lui-même soit sous le contrôle d’une force extérieure. Il semble que, si on se rend compte de l’existence de la ‘fabrication du consentement’, on est immunisé contre ses effets. Mais on est certain que la vaste majorité des êtres humains ne s’en rendent pas compte, et sont donc les pions de l’oligarchie.

La déclaration par Chomsky que la créativité linguistique infinie doit être le point de départ de la linguistique a reçu beaucoup d’attention pour le message politique qu’elle semblait comporter sur la possibilité, voire la nécessité logique, de la liberté humaine. Mais cette impression était erronée. Chomsky limitait sa ‘créativité’ à la production linguistique, et la bannissait du champ beaucoup plus important de la signification de cette production. Voici précisément le modèle du langage à la base de l’angoisse à propos de la propagande : les gens ordinaires acceptent automatiquement tout ce qu’on leur dit, sans interprétation critique. C’est comme ça que la Nov-langue devait opérer — et cela parce qu’Orwell s’est rendu compte que notre langage, ‘Oldspeak’, n’opère pas de cette façon, sauf peut-être pour les intellectuels. La première génération des étudiants de Chomsky, la génération brillante des ‘generative semanticists’, ont essayé de corriger cette erreur — jusqu’à ce que Chomsky les arrête en imposant la seule vraie interprétation de sa théorie, d’une façon qui mérite l’adjectif d’impérieux sinon même dictatorial (voir Harris 1993; Joseph 1995). C’est dommage, car la théorie qui lui restait ne peut pas rendre compte du fait que les gens ordinaires n’acceptent pas tout simplement ce que leur dit le gouvernement. Ils le mettent en doute,y résistent, se l’approprient pour leurs propres fins. Et voilà la vraie créativité linguistique infinie.

(Je veux exprimer ma gratitude profonde à Laura Gressani et à Patrick Sériot, qui ont collaboré dans la rédaction de cet exposé).


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©  juin 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : JOSEPH, John. Créativité linguistique, interprétation et contrôle linguistique chez Orwell et Chomsky. Texto! [en ligne], juin 2006, vol. XI, n°2. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Joseph_Creativite.html>. (Consultée le ...).