COMMUNICATION NUMERIQUE ET CONTINUITE DES GENRES :
L’EXEMPLE DU COURRIER ELECTRONIQUE
 [*]

LABBE, Hélène, MARCOCCIA, Michel
Tech-CICO / Université de Technologie de Troyes


1. La communication électronique et la question des genres

La notion de genre est centrale en analyse de discours. A travers cette notion, on peut en effet saisir la manière dont on construit, on planifie et on interprète les activités verbales à l’intérieur d’une situation de communication donnée, d’un lieu, d’une communauté langagière, etc. [Moirand 2003]. En reprenant une définition de Rastier [1], on peut dire des genres qu’ils sont à la fois des normes génétiques (comment on produit un texte), mimétiques (qui assurent une fonction de représentation et de reproduction) et herméneutiques (comment interpréter un texte). Ainsi, de nombreux travaux en linguistique textuelle et en analyse de discours s’inscrivent dans une démarche globale de typologie des genres, quels que soient les points de vue à partir desquels cette typologie est élaborée : fonctionnel, énonciatif, textuel, ou communicationnel [Charaudeau 2002]. Cette entreprise typologique, et la liste des genres qu’elle permet d’élaborer, se renouvellent avec les pratiques sociales : une modification de la finalité des discours, de leurs paramètres situationnels ou du support matériel assurant leur transmission entraîne nécessairement une modification des routines mises en œuvre par les locuteurs dans leurs activités discursives [Branca-Rosoff 2002]. Avec la communication numérique (pages web, messagerie, forums de discussion, chats, etc.), on assiste ainsi à l’émergence de genres nouveaux ou de genres anciens « recomposés » ; il est logique que l’arrivée de nouveaux supports contribue à une recomposition des genres écrits et oraux [Moirand 2003]. On peut alors s’interroger sur la nature des « genres numériques » et sur leur relation avec des genres « pré-numériques ». L’arrivée d’un nouveau support matériel (le numérique) et de nouvelles pratiques sociales (la discussion en ligne, par exemple) donne-t-elle lieu à l’émergence de genres nouveaux ou à des variations dans un genre préexistant. Par exemple, le courrier électronique n’est-il qu’une variation électronique du courrier (qui est peut être lui-même plus un hypergenre qu’un genre de texte [Maingueneau 1998]) ou bien un genre spécifique, dont la dimension matérielle devient distinctive ?

C’est cette question que nous aborderons dans cet article, en défendant l’hypothèse que les genres numériques sont pour le moment essentiellement dans un rapport de continuité avec des genres préexistants. Nous montrerons en quoi les différentes formes de communication numérique peuvent être décrites comme s’inscrivant dans ce que Schaeffer [1989] a appelé, pour la littérature, des « classes généalogiques ». Pour ce faire, nous procéderons tout d’abord à un rapide tour d’horizon de divers travaux s’alignant sur cette hypothèse [2]. Nous présenterons ensuite une étude de cas : l’examen des critères permettant d’établir que le courrier électronique s’inscrit dans la continuité du billet, ou de manière plus générique, dans la classe des dialogues épistolaire de forme brève [3]. Enfin, nous nous interrogerons sur la nature précise et les facteurs explicatifs des relations entre le courrier électronique et le billet.


2. Nouveauté et continuité des genres numériques

Avec l’arrivée des médias numériques, on peut s'attendre à la fois à l'émergence de nouveaux genres et à la recomposition de genres traditionnels. Comme le souligne Kyheng [2005], il est pour le moment difficile d’identifier la tendance dominante, de la nouveauté ou de la continuité des genres numériques, en raison du faible nombre de recherches comparatives traitant cette problématique. On peut néanmoins faire référence à quelques observations et quelques résultats, à partir d’études sur les forums de discussion, les pages web, les spams et le courrier électronique.

Un forum de discussion est un dispositif de communication médiatisée par ordinateur asynchrone, permettant à un groupe d’internautes d’échanger des messages au sujet d’un thème particulier. Si l’on privilégie des critères situationnels externes, le nombre de participants est un critère apparemment suffisant pour considérer que les forums de discussion appartiennent au genre de la conversation polylogale [Marcoccia 2004a, 2004b]. Le problème est que cette affirmation suppose de faire entrer au préalable les échanges dans les forums dans le genre conversationnel. Cette définition ne pose pas de problème si l’on ne conserve que l’unité thématique et l’unité de site comme paramètres définitoires d’une conversation. Cependant, même avec cette définition restrictive, les paramètres choisis restent problématiques. Par exemple, l’unité thématique d’un forum de discussion est toute relative : les discussions en ligne sont souvent multifocalisées [Herring 1999]. De plus, pour un forum de discussion, l’unité de site ne peut être comprise qu’à titre métaphorique. On ne peut considérer qu’un forum de discussion est un espace de communication partagé qu’au prix d’un saut métaphorique fondé sur la dimension spatiale des interfaces de communication. De la même manière, il est impossible d’identifier l’unité du cadre participatif d’un forum, dans le sens où il n’y a pas de groupe de participants défini mais, au contraire, de nombreux participants qui entrent et sortent de la discussion. Enfin, la durée de la discussion est un autre point problématique. La dimension temporelle n’est pas absente des forums (même si ce sont des dispositifs asynchrones) mais ne détermine que très faiblement l’organisation séquentielle des échanges, dans la mesure où, par exemple, la seconde partie d’une paire adjacente (du type question-réponse) peut être produite très longtemps après l’intervention initiative.

Partant de ces observations, on peut considérer qu’il n’existe aucun lien entre la conversation et la discussion en ligne, qui ne serait qu’une forme particulière de document numérique dynamique [Marcoccia 2001]. On peut, au contraire, considérer que les échanges en forum appartiennent bien au genre de la conversation, avec quelques éléments de variation. Ainsi, on parlera de « conversation persistante » [Erickson 1999] ou de « polylogues discontinus » [Marcoccia 2004b] pour souligner la spécificité de ces conversations chroniquement en cours.

Dans une toute autre perspective, on peut aussi comparer les forums de discussion aux courriers des lecteurs. Pour Colin et Mourlhon-Dallies [2004], les forums de discussion sont la réalisation sur support numérique d’un genre théorique nommé « discussion asynchrone par écrit en groupe restreint », auquel appartient aussi le courrier des lecteurs d’une revue spécialisée. Ce rapprochement est permis par l’analyse d’un faisceau de critères, à la fois des marques formelles et du dispositif énonciatif, comme par exemple les adresses et les signatures, les marques de l’échange, les jeux typographiques et la ponctuation expressive, les quasi-didascalies, le polyadressage, etc.

Dans tous les cas, l’analyse comparative des forums de discussion et de genres préexistants permet de montrer que les forums sont des variations à l’intérieur de genres déjà connus.

Diverses recherches portant sur les pages web montrent aussi une influence importante des genres traditionnels. Ainsi, Shepherd and Watters [1998] proposent une typologie des pages web : certaines pages web sont des « répliques » de genres traditionnels (comme les journaux en ligne), d’autres sont des variations à partir de genres traditionnels (comme des journaux en ligne avec séquences vidéo intégrés). Quelques pages web constituent des genres émergents, dans le sens où l’évolution à partir d’un genre traditionnel est allé assez loin pour qu’on puisse considérer que la page s’est émancipée du genre de départ (par exemple, les journaux électroniques individualisés). Enfin, peu de pages web appartiennent à un genre original, à part les pages personnelles et les hotlists.

De la même manière, en analysant 1000 pages web sélectionnées de manière aléatoire, Crowston et Williams [2000] proposent une distinction entre genres reproduits (reproduction électronique de genres traditionnels, comme l’article scientifique, par exemple), genres adaptés (genres électroniques basés sur des genres traditionnels, mais avec de nombreuses variations, comme des généalogies organisées en hypertexte), et nouveaux genres (comme les pages personnelles ou les hotlists, par exemple). L’analyse quantitative menée par Crowston et Williams montre que la reproduction de genres traditionnelle est dominante sur le web (60% des pages web analysées) et que les genres nouveaux sont rares (seulement 5% des pages analysées). Cette rareté des nouveaux genres est soulignée par Dillon et Gushrowski [2000], qui considèrent après analyse que seule la page personnelle thématique est un genre numérique original.

A l’opposé des travaux qui montrent la continuité des genres, Orasan et Krishnamurthy [2002] mettent en évidence le caractère singulier du spam (courrier électronique publicitaire non désiré, ou pourriel). En comparant le spam aux dépliants publicitaires, ils montrent que leurs caractéristiques morpho-syntaxiques et lexicales sont assez différentes pour considérer le spam comme un genre autonome.


3. Le courrier électronique 

3.1. Courrier électronique et genres préexistants

De nombreux travaux sur le courrier électronique sont d’inspiration comparatiste. Ainsi, pour définir les spécificités du courrier électronique, de nombreux chercheurs procèdent par comparaison avec des genres de dialogues préexistants. On considère généralement que le courrier électronique se situe entre trois usages : la conversation en face à face, la correspondance traditionnelle et la correspondance d’entreprise. Le dialogue par courrier électronique serait, selon ces hypothèses, une pratique de communication déterminée par les normes et les conventions de l’échange oral et/ou de la lettre. Nous présenterons dans cet article l’intérêt mais aussi les limites de ces deux comparaisons.

Notre hypothèse se place toujours dans cette optique comparatiste mais varie du point de vue de l’objet à partir duquel s’établit la comparaison. Selon nous, le courrier électronique s’inscrit dans la continuité d’un genre, le dialogue épistolaire de forme brève [Haroche-Bouzinac 2000], dans lequel on trouve le billet mais aussi, avec de nombreuses variations, la carte postale [4], le pneumatique, le télégramme. On verra ainsi les points communs entre billet et courrier électronique, en s’appuyant à la fois sur des exemples et sur la littérature existant sur le sujet. Les exemples à partir desquels est construite notre analyse constituent un corpus hétérogène puisque nous comparerons des billets d’écrivains [5] à des courriers électroniques envoyés sur nos propres messageries professionnelles (par des étudiants ou des collègues). De notre point de vue, l’apparente incongruité de ce rapprochement renforce notre hypothèse car elle met en évidence la détermination des messages par leurs supports matériels, plus que par leurs auteurs.

3.2. Le courrier électronique et le dialogue en face à face

De manière générale, on admet que la communication médiatisée par ordinateur est une forme de communication hybride, qui relève à la fois de la communication écrite et de la communication orale, qu’elle soit en face à face ou téléphonique [Baron 1998] : le code utilisé est l’écrit, mais les échanges de messages entrent dans une structure de dialogue, liée à la rapidité de la rédaction et de la transmission des messages. Comparée aux autres formes de communication écrite, la communication numérique favorise la production de messages brefs, des « écrits spontanés naïfs » [Cusin-Berche 1999] au style marqué par l’oralité et par la présence de procédés de représentation du non verbal [Marcoccia 2000]. Selon cette approche, le dialogue oral peut être considéré comme un genre de référence pour la communication par courrier électronique.

Ce point de vue nous semble très discutable. En effet, la supposée oralité du courrier électronique se combine à la rigidité de son organisation formelle. Lorsqu’on rédige un message numérique, ce texte doit correspondre à un format très spécifique, contraint par le dispositif technique. Le cadre participatif des échanges médiatisés par ordinateur est aussi spécifique [Marcoccia 2004a]. La médiation technique nécessaire pour envoyer un message introduit une hiérarchisation possible de leur instance de production, à la fois technique, sociale et humaine. De plus, un courrier électronique peut être envoyé en hiérarchisant les destinataires de manière assez formelle, par le procédé de la copie, par exemple.

Enfin, le courrier électronique implique une forme de dématérialisation de l’échange et l’absence de perception mutuelle des interlocuteurs, qui est centrale dans le fonctionnement du dialogue en face à face.

3.3. Le courrier électronique et la lettre

L’autre comparaison couramment établie est instaurée entre le courrier électronique et la lettre. Quelques travaux rapprochent le courrier électronique de la relation épistolaire d’ordre privé [Mélançon 1996, Yates 2000] ou professionnel [Orlikowski & Yates 1994]. Cette comparaison présente elle aussi quelques limites.

Tout d’abord, on peut constater des différences du point de vue de la composition des messages. Ainsi, le courrier électronique est, au moins de manière conventionnelle, un message bref, ce qui n’est pas le cas de la lettre. Par ailleurs, les formules d’adresse sont peu développées dans le courrier électronique. La possibilité d’entretenir plusieurs échanges par jour amène à considérer les messages électroniques comme les répliques d'un dialogue continu et non pas comme des messages indépendants dont chacun posséderait sa propre unité structurelle.

Du point de vue de la matérialité du support, le courrier électronique possède des caractéristiques qui le distinguent nettement de la lettre. Comme le souligne Mélançon [1996], la dimension matérielle est un élément important de la lettre : le papier, la taille de l’enveloppe, les rituels pour décacheter les enveloppes, etc.

Si l’on compare les échanges médiatisés par courrier électronique et les interactions épistolaires [Kerbrat-Orecchioni 1998], on peut noter d’autres différences du point de vue de la mise en scène de l’échange. La lettre repose essentiellement sur une mise en scène des composantes de l’échange : le destinataire et le cadre spatio-temporel. La date et l'indication du lieu font partie des procédés destinés à créer un effet de réalité. La situation est toute différente dans le courrier électronique, où la date, le nom du participant et le lieu d’émission sont des données fournies par le système dans le péritexte du message.

Enfin, le délai entre la rédaction du message et sa lecture est différent pour la lettre et le courrier électronique : le discours épistolaire traditionnel se caractérise par un ensemble de décalages qui constituent ce que Haroche-Bouzinac [1995a] appelle la « temporalité épistolaire ». C'est un discours différé, qui s'efforce d'imiter un discours en temps réel. A la différence de la lettre, le courrier électronique est en mesure d'assurer un dialogue quasiment en temps réel. Cette caractéristique régit aussi bien la forme que le fond du message, surtout au niveau de l'ouverture et de la clôture du courrier électronique. Ainsi, la supposition d'une réception immédiate fait que le présent de la narration correspond à peu près au présent de la lecture.

3.4. Le courrier électronique et le billet

3.4.1. Qu’est-ce qu’un billet ?

En France, le courrier électronique est venu vraisemblablement occuper le créneau qui était celui du fax, lui même ayant pris la place du télégramme ou du pneumatique. Observant cette généalogie, on peut identifier un genre : le dialogue épistolaire de forme brève, dont l’ancêtre est le billet. A partir de cette observation, on peut avancer l’hypothèse suivante : le courrier électronique est une forme (numérique) de billet. Les divers travaux sur la forme épistolaire brève [Haroche-Bouzinac 1995a, 1995b ; Fisher 1998 ; Bray 2000 ; Gruffat 2001] s’accordent pour donner du billet la définition suivante : le billet est un message bref dans son écriture, son contenu et sa forme, qui est apparu au XVIIe siècle lorsque les épistoliers ont éprouvé le besoin de se dispenser des formules de politesse conventionnelles. Tout en étant plus familier que la lettre, le billet conserve une expression soignée. Il permet par exemple à l’épistolier de briller par une remarque spirituelle ou un bon mot. Le billet peut aussi être écrit dans l’urgence et avoir une fonction strictement informative. Le billet remplit de multiples fonctions : billet de spectacle, billet doux, billet de logement, etc.

Un tour d’horizon de la littérature sur le billet permet de mettre en évidence divers critères à partir desquels peut s’établir la comparaison avec le courrier électronique.

3.4.2. La brièveté

Avant tout autre critère, c’est la brièveté qui distingue le billet de la lettre [Gruffat 2001]. C’est dans la concision et l’économie de moyens que s’exerce la virtuosité des auteurs de billets [Haroche-Bouzinac 2000]. Cette brièveté est cependant mesurée et ne doit pas favoriser la confusion. Comme le soulignent les manuels d’art épistolaire de l’époque classique, il faut rechercher la brièveté, mais éviter l’extrême concision [Bray 2000]. C’est aussi une caractéristique du courrier électronique : les messages sont supposés être brefs mais clairs. La brièveté fait même partie des recommandations proposées dans les textes normatifs sur la communication par messagerie [Angell & Heslop 1994, par exemple].

3.4.3. Un style peu formel

Selon Fisher [1998], la pratique du billet a correspondu à une contestation des conventions bourgeoises relevant du savoir-vivre traditionnel. Si ces libertés s’expriment aussi parfois dans des lettres, elles se radicalisent dans la pratique du billet, qui permet de prendre ses distances à l’égard de l’étiquette et des formules de politesse traditionnelles [Bray 2000]. En même temps, la suspension des convenances est également un signe de reconnaissance entre pairs : elle appartient aux us et coutumes d’une communauté d’artistes. Ainsi, le billet est souvent désinvolte, comme le montre l’exemple suivant :

On dit aussi du courrier électronique qu’il est informel [Baron 1998]. Les règles de politesse qui sont normalement respectées en face à face sont parfois suspendues :

Il faut toutefois indiquer que le caractère informel des billets et des courriers électroniques est sans doute en rapport avec le fait que l’on sélectionne son destinataire. L’échange de billets se fonde sur une implicite communauté d’esprits entre correspondants vis-à-vis des conventions épistolaires et, plus largement, des usages imposés par la société. Lorsque le destinataire n’est pas un familier, le billet peut retrouver le caractère formel d’une lettre (3). On observe aussi ce phénomène pour le courrier électronique (4).

Même si le billet et le courrier électronique sont des écrits peu formels, il faut admettre que cette caractéristique stylistique s’accompagne d’un relâchement plus général dans le courrier électronique (fautes d’orthographe, tournures argotiques, abréviations, etc.), ce qui n’est évidemment pas le cas dans les billets d’écrivains. Mais, sur ce point, c’est sans doute plus la nature des scripteurs que le moyen d’expression qui est déterminant.

3.4.4. Des jeux stylistiques et graphiques

Tout en étant des écrits peu formels, les billets et les courriers électroniques sont des supports privilégiés pour des jeux sur le code, que ce soit d’un point de vue stylistique ou graphique. On trouve par exemple des billets rimés dans la correspondance de Baudelaire.

De la même manière, de nombreux travaux ont montré que la dimension ludique et poétique (au sens de Jakobson) caractérisait le courrier électronique. On trouve ainsi, mais de manière exceptionnelle, des courriers électroniques rimés :

Les jeux sur le langage des courriers électroniques ne sont généralement pas les mêmes que ceux qui sont présents dans les billets mais on peut observer une finalité comparable aux deux formes. Ainsi, on trouve dans les courriers électroniques des utilisations ludiques et créatives des abréviations. Parmi les jeux sur le langage présents dans le billet et dans les courriers électroniques, on trouve de nombreux jeux graphiques : soulignements, majuscules, gros caractères, etc.

3.4.5. Une visée informative et pratique

Le contenu et la forme des billets sont déterminés en partie par le contexte socio-historique de leur production. Les billets répondent aux exigences de certaines situations de communication : la discrétion, la rapidité ou la quotidienneté des échanges [Charrier-Vozel 2000]. La pratique du billet est adaptée au mode de vie de ceux qui les écrivent au XIXe siècle : vie occupée, souvent agitée, parfois harassante. Aussi, il a souvent une fonction informative et pratique : apporter ou demander des services ou des renseignements, prendre et annuler des rendez-vous, lancer une invitation, s’excuser d’un contretemps, accompagner une pièce jointe (cadeaux, poèmes, documents). Sur ce dernier point, on ne peut que souligner la proximité avec le courrier électronique, qui n’est souvent qu’un texte d’accompagnement d’un fichier plus volumineux envoyé en document attaché.

Le billet est souvent un outil d’organisation de l’activité de son auteur. Plus qu’une réponse écrite, c’est souvent une action qu’il requiert de son destinataire :

On trouve des courriers électroniques aux fonctions équivalentes, particulièrement dans les organisations :

3.4.6. Une visée relationnelle

Le billet, comme le courrier électronique, permet aussi d’entretenir son réseau de relations.

De manière proche, le courrier électronique peut être utilisé pour accomplir des rituels de sociabilité (vœux, remerciements, etc.). Par exemple, un courrier électronique envoyé à la fin de l’année : «  je vous souhaite une très bonne année, avec plein d'énergie, et beaucoup de bonnes choses encore... ».

3.4.7. Un texte en relation avec d’autres textes

Le billet est parfois une écriture d’appoint. Il se positionne dans ce cas par rapport à une lettre, en l’annonçant ou en la reprenant. Par exemple, un billet peut être envoyé après une lettre pour en atténuer le ton, la commenter, etc.

On trouve des procédés comparables avec le courrier électronique, parfois utilisé pour annoncer ou organiser un échange par un autre moyen. Par exemple, un message se conclut par « Merci quand même, je vous téléphonerai d'ici le 7, à bientôt ».

3.4.8. Un texte qui manifeste la séquentialité

Le billet permet parfois de manifester explicitement l’échange dans lequel il s’inscrit. En effet, les correspondants répondaient parfois sur le billet qui leur avait été envoyé.

Baudelaire écrit ce billet sur le billet même par lequel Duranty, le même jour à 5h, lui demandait, pour le lendemain matin 9h, un entretien au sujet de la biographie du poète qu’il devait écrire et qu’on lui réclamait. Baudelaire ira même jusqu’à découper et coller certains passages de lettres pour ne pas avoir à les recopier dans les billets en réponse. Même exceptionnel, ce procédé peut être rapproché de celui de la citation automatique : lorsqu’on répond à un courrier électronique, le dispositif insère automatiquement une citation de ce message dans sa réponse [Marcoccia 2004c].


4. Conclusion : retour sur la question des genres

Cet article rend compte d’un travail de recherche qui doit être prolongé pour que ses premiers résultats soient validés. C’est sur la base de la comparaison d’un faisceau de critères que nous présentons l’hypothèse selon laquelle le courrier électronique appartient au même genre que le billet, le dialogue épistolaire de forme brève, dont il constitue une variation numérique. Cette hypothèse met en partie en cause le fait que la modification de son support matériel modifie radicalement un genre de discours. En d’autres termes, notre travail revient à définir le courrier électronique comme n’étant qu’une forme électronique du billet.

Cette définition rejoint deux problèmes classiques que l’on rencontre lorsqu’on veut établir des typologies. Tout d’abord, il est courant que les critères externes à partir desquels on peut établir une typologie des textes (comme la nature du canal, par exemple) contredisent des critères internes (organisation discursive). Ainsi, du point de vue du support matériel, le billet est évidemment plus proche de la lettre que du courrier électronique. Sur des critères internes, c’est le contraire qui semble vrai. Par ailleurs, on rencontre aussi un autre problème qui repose sur la distinction entre les « genres empiriques » (le billet, le courrier électronique) et les « genres théoriques », construits par l’analyse (le dialogue épistolaire de forme brève).

Enfin, notre travail pose le problème de la compréhension du rapprochement d’un genre apparemment nouveau avec un genre plus ancien. Dès lors qu’on a trouvé des « airs de famille » entre différents types de textes, comment les expliquer ? Dans notre cas, comment assurer que les points communs entre billet et courrier électronique renvoient à des raisons communes, et ne sont pas que de pures coïncidences.

L’hypothèse d’une influence directe du billet sur le courrier électronique semble peu probable, tant les normes d’écriture du billet sont étrangères aux utilisateurs de messagerie électronique. Même si certains auteurs considèrent que le billet a eu un rôle considérable dans l’évolution du genre épistolaire, qui dès la fin du XIXe siècle privilégie les formes brèves (avec l’arrivée du télégramme, de la carte postale) [Bray 2005], on a du mal à défendre l’idée que le courrier électronique est simplement le dernier héritier de cette lignée. En effet, l’évolution de l’épistolaire vers la forme brève a été interrompue par l’arrivée du téléphone, qui a fait tomber en désuétude la plupart des textes appartenant à ce genre [Bertho-Lavenir 2005].

Pour donner des éléments d’explication de la proximité de genre entre billet et courrier électronique, quelques pistes d’analyse peuvent être explorées. Tout d’abord, le billet a incarné la crise de la sociabilité bourgeoise au XIXe siècle. De la même façon, le succès du courrier électronique symbolise peut être la manière dont les relations sociales sont redéfinies, particulièrement dans les organisations. En d’autres termes, les conventions traditionnelles de la correspondance administrative ne correspondent plus à la manière dont se vivent les relations sociales au travail. Ainsi, le billet et le courrier électronique appartiennent à un même genre essentiellement car celui-ci est en concurrence avec le genre de la correspondance classique. Par ailleurs, l’apparition du billet est liée à l’évolution des services postaux. Schématiquement, la pratique du billet correspond au moment où, à Paris, il devient possible d’avoir plusieurs échanges de lettres dans la même journée. Ainsi, comme pour le courrier électronique, on peut faire l’hypothèse que, dès lors qu’il est possible de mener plusieurs « tours de parole » par l’écrit, il y aura une préférence pour la brièveté des messages et leur mise en séquence. Enfin, le sentiment d’appartenir à une communauté d’écriture est aussi un facteur permettant d’expliquer la proximité entre le billet et le courrier électronique, au-delà de l’anachronisme apparent de ce rapprochement.


NOTES

1 Communication orale dans le cadre du séminaire du Groupe de Recherches sur l’Analyse des Médias, le 22/03/2003, citée par Moirand 2003.

2 Cette partie reprend et développe une conférence donnée en 2003 [Marcoccia 2003]

3 Cette étude est présentée plus longuement dans une précédente publication [Labbe & Marcoccia 2005].

4 La concision, le caractère informel et la dimension relationnelle rapprochent la carte postale du billet. En revanche, leurs temporalités sont très différentes. Le billet est a priori plus rapide que la lettre, la carte postale plus lente. Par ailleurs, la carte postale n’entre pas nécessairement dans une dynamique d’échange [Hossard 2005].

5 Les exemples utilisés pour ce travail sont extraits de la correspondance de Charles Baudelaire (deux tomes, édités par C. Pichois et J. Ziegler, en 1973, aux éditions Gallimard – collection La Pléiade) et de Gustave Flaubert (quatre tomes, édités par J. Bruneau, en 1973, aux éditions Gallimard – collection La Pléiade). Les références des exemples qui ne sont pas extraits de ce corpus sont explicitement mentionnées dans notre article.

6 Les exemples sont reproduits tels quels.


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©  septembre 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : LABBE, Hélène, MARCOCCIA, Michel. Communication numérique et continuité des genres : l’exemple du courrier électronique. Texto! [en ligne]. Septembre 2005, vol. X, n°3. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Labbe-Marcoccia.html>. (Consultée le ...).