LA SEMANTIQUE : DE L’ENONCIATION AU SENS COMMUN
Eléments pour une pragmatique topique

Première partie : DE L'ÉNONCIATION AU SENS COMMUN

1. Recherches doctorales

En Décembre 1989, nous avons présenté en soutenance une thèse de doctorat nouveau régime intitulée : Pragmatique du langage et lexicographie - le statut et le traitement de l'aspect pragmatique du langage dans les dictionnaires de langue française .

Cette première grande recherche constitue le point de départ des travaux en­trepris depuis, puisqu'elle pose, outre les problèmes spécifiques dont elle traite, les principaux jalons d'une réflexion devant aboutir à la thématisation de la question du sens commun.

La thèse constitue une critique des dictionnaires de langue à partir des perspectives de la pragmatique du langage. Elle se développe selon trois axes de recherche :

- La première section du travail consiste dans une critique épistémologique in­terne au cours de laquelle l'analyse du paradigme de l'usage linguistique permet notamment de montrer que la philosophie représentationaliste du langage dé­termine les grandes orientations du projet lexicographique ;

- La seconde section pose les conditions de possibilité d'une théorie pragmatique du lexique (ou modèle de la pragmatique lexicale) susceptible de caracté­riser une lexicologie de l'énonciation. Déduite de la théorie des actes de parole, et plus particulièrement de l'hypothèse Austin/Ducrot qui consiste à distinguer entre mots pragmatiques et mots désignant des actes de parole, elle s'organise autour de la notion de "pragmatème" (définie comme unité signifiante mini­male d'interaction) ;

- La troisième section développe une critique méthodologique du corpus lexicographique. Le statut lexicographique de représentants types de chaque "parties du discours" est examiné selon les critères élaborés dans le cadre de la pragmatique lexicale. Cet aspect du développement se présente comme une série d'enquêtes hiérarchisées susceptibles d'aboutir à une refonte théorique et pratique des dictionnaires de langue.

Au terme de cette recherche deux acquis majeurs s'imposent : (1). La mise au jour du lexicocentrisme des dictionnaires de langue, en tant qu'expression spécifique du représentationalisme; (2). La caractérisation du fait que le dictionnaire de langue, sous sa forme actuelle, est une tautologie illocutoire et po­lyphonique lexicalement contrainte.

Du fait même de ces deux constantes, le dictionnaire de langue fait incidemment office de porte parole ainsi que de lieu d'inscription et de (re)production du sens commun.

Au total, la recherche se caractérise par trois volets d'enquête complémentaires dont l'articulation définit une critique épistémologique, théorique et méthodologique de la lexicographie. L'ensemble préconise le point de vue critique comme susceptible de constituer le dictionnaire de langue en matrice d'un Dictionnaire des actes de parole .


2. La critique du représentationalisme et le sens commun linguistique

Les développements présentés dans l'ouvrage intitulé Dire, Agir, Définir - dictionnaires et langage ordinaire (l’auteur, 1995) systématisent, toujours à partir d'une analyse du discours lexicographique, la critique du représentationalisme linguistique.

Nous attachons une importance toute particulière à ce travail, dans la mesure où il a permis, selon nous, d'établir la corrélation forte qui existe entre le sens commun linguistique (assumé sous le rapport de la conception représentationaliste du langage) et les autres conceptions du sens commun.

Voilà pourquoi l'examen attentif de ce schème doxique nous paraît cardinal pour appréhender le statut sémantique et pragmatique des autres données.

Le sens commun linguistique, assumé comme philosophie de la représentation, commande toutes les autres formations doxiques. Nous avons postulé l'existence d'une "raison lexicographique" attestant en tout point la prégnance du schème représentationaliste. En effet, non seulement les dictionnaires de langue reflètent un ensemble d'options théoriques en adhérant à une philosophie du langage le plus souvent implicite, mais il existe en l'usage linguistique comme pragmatique du langage (conforme à une grammaire de l'énonciation).

En mettant au jour cet impensé majeur de la tradition lexicographique, impensé qui consiste pour l'essentiel dans la subsomption, sous une même notion, de deux conceptions différentes de l'usage linguistique ( Usage 1; Usage 2), l'enquête épistémologique permet de souligner l'éviction de toute prise en compte explicite du point de vue de l'interaction linguistique dans le dictionnaire de langue. Une autre raison de l'absence de toute réflexion approfondie sur la notion d'usage linguistique est à chercher du côté du manque d'intérêt des linguistes pour "cette forme trop méprisée de description qu'est la lexicogra­phie" selon l'avis de Paul Robert.

Dans un second temps, à partir du paradigme de l'usage, ainsi structuré, on déroule la trame des différents aspects du "schème représentationaliste", qui constitue l'arrière-plan théorique de l'entreprise lexicographique.

A cet effet, on passe en revue les grandes conceptions, en quelques sorte amenées par le concept de l'usage linguistique. Successivement : les données constitutives du représentationalisme de principe (les concepts de représenta­tion, de langue et de langage, les concepts de communication et d'expression, de conversation et de dialogue), les données distinctives du représentationalisme méthodologique, qui reposent principalement sur l'assimilation du sens et de la signification, la méconnaissance du distinguo phrase/énoncé qui culmine enfin dans l'opposition de la parole et de l'action.

Cet aspect de la critique épistémologique permet d'établir, qu'à commencer par les grandes conceptions relatives au langage et à la communication, le dic­tionnaire de langue se fait le relais, en même temps que le porte-parole du sens commun, ce qui vérifie aussi, dans une large mesure, le fait que le représenta­tionalisme philosophico-linguistique constitue, en l'espèce, un prolongement théorique sophistiqué des conceptions les plus courantes.

Enfin, le dernier moment de l'analyse épistémologique consiste, sous la forme de deux volets d'enquête complémentaires, à traiter comme deux "baromètres" ou comme deux "indicateurs de tendance" épistémologiques, d'une part la fréquence des concepts de la pragmatique du langage parmi ceux des autres branches du domaine linguistique (c'est alors l'étude de l'état du savoir linguistique dans les dictionnaires de langue), d'autre part, la prise en vue et la comparaison, à partir de différents corpus, de la définition des concepts-clés de la pragmatique linguistique, après et avant 1985, date qui marque en France un tournant dans l'essor de la discipline. De cette enquête comparative des diffé­rents corpus lexicographiques, de langue ou spécialisés, il ressort que la pragmatique linguistique est "une théorie mineure".

Cette dernière dimension de l'enquête, en s'intéressant aux fondements théoriques des dictionnaires de langue, a permis de conclure, sur la base de ces résultats, que les différentes positions épistémologiques du dictionnaire de langue constituent le socle naturel à partir duquel se développe toute l'entreprise lexicographique.

Cette enquête a donc permis de produire deux résultats : d'une part de dé­montrer la prégnance de l'anthropologie implicite de la philosophie classique du langage, définie notamment à Port-Royal; d'autre part de mettre en évidence le fait que cette conception avait, dans le sens commun, des racines très profondes, au point qu'il reste difficile de déterminer, au vu des conceptions lexicographiques du lexique et de la communication, laquelle de l'idéologie représentationaliste ou de l'idéologie linguistique du sens commun a déterminé l'autre.

En un sens, la mise au jour de cet état de choses permet de comprendre rétrospectivement le pourquoi et le comment du paradoxe dont la prise de conscience fut, on le sait, au principe de notre investigation : les dictionnaires de langue traitent de l'usage linguistique en méconnaissant les usages ordinaires du langage, parce qu'ils reposent sur une théorie du signe entendu comme vecteur de la représentation des états du sujet et du monde, et non pas sur une théorie interactionnelle et transactionnelle de la communication.

Mais cet examen minutieux des fondements épistémologiques de la lexicographie constitue une introduction à un plus vaste mouvement de recherche. Autorisée par la mise en oeuvre critique du paradigme pragmatique, elle définit le point de départ de divers prolongements.

Une critique épistémologique ne consiste pas seulement à indiquer des apories, elle doit également servir à suggérer des voies encore inexplorées, à conditionner autant que possible leur développement. Limitons-nous ici à signaler quelques uns des axes de recherche appelés par cette première enquête.

La première direction de recherche concerne la lexicologie et la méthodologie lexicographique. Si nous avons attaché de l'importance ici à mettre en évidence la relation étroite qui existe entre une conception traditionnelle du lexique et un ensemble de pratiques lexicographiques, c'était aussi pour suggérer à terme la nécessité d'un renouvellement complet de ces deux domaines.

C'est ainsi qu'une exploitation complète du paradigme pragmatique, au-delà de la critique épistémologique des dispositifs théorico-linguistiques contenus dans les dictionnaires de langue, doit, pour être conséquente, dégager les grandes lignes d'une lexicologie en prise directe sur la qualité énonciative des différentes catégories d'items, autant qu'en déduire une méthodologie lexicographique elle-même conforme à cette nouvelle vue.

L'élaboration d'une théorie pragmatique du lexique, ainsi que le développement d'une critique méthodologique des dictionnaires, pour être liées par un même projet fondamental, n'en sont pas moins deux entreprises indépendantes.

La première exigence correspond à une reprise radicale du projet lexicologique, et, par conséquent, à un achèvement du paradigme pragmatique, au moyen d'aménagements ultimes, l'ensemble devant aboutir à une reconstruction de la théorie du lexique (et de la sémantique fonctionnelle) sur une base énonciative.

La seconde exigence consiste, quant à elle, à suivre jusqu'au bout les implications de cette redéfinition théorique d'envergure qui devra contribuer au remodelage méthodologique intégral de la lexicographie. Ce moment ultime de l'application en extension du paradigme pragmatique,selon qu'il consiste dans une gestion épistémologique minimale ou maximale des contenus lexicographiques, devrait aboutir à la refonte partielle des dictionnaires de langue ou à la définition d'un concept de dictionnaire encore inédit.

Une autre orientation de recherche s'enracine encore dans la présente recherche : c'est celle qui systématise, au-delà de cette première détermination, la critique du sens commun linguistique (et plus particulièrement la critique de la philosophie linguistique du sens commun).

De façon plus générale en effet, les dictionnaires de langue donnent une modélisation assez exacte du sens commun d'une époque. L'ensemble des philosophies du sens commun, solidement rivées aux structures du langage ordinaire, informent en profondeur la plupart des procès énonciatifs et des productions discursives.

Mais dans ce champ de recherche, le dictionnaire cesse d'être tenu pour objet-cible (comme c'est le cas dans les deux autres domaines); il redevient une matrice autorisant une reprise réflexive de la problématique langage ordinaire, un outil heuristique puissant dépositaire d'une économie complexe de la doxa, désormais nouvel objet de la théorie du langage, comme tel accessible à la des­cription linguistique.


3. La saisie des formations doxiques

3.1. Le modèle lexicographique

Compte tenu de ce qui précède, le modèle lexicographique est tout d'abord constitué en lieu privilégié de saisie des formations du sens commun. A un premier niveau de considération, la composante lexicale d'une langue - envisagée sous le rapport de sa description lexicographique - représente le premier biais d'accès à l'objet d'étude alors thématisé.

Mais c'est graduellement, au fil des contributions, que le dictionnaire de langue a été envisagé dans cette perspective, conjointement à d'autres approches, relatives au même objet, mais conduite à partir de séries textuelles distinctes [1].

En particulier, la possibilité d'une thématisation directe de la question du sens commun, à partir de l'examen de la composante lexicale du français moderne, nous a été fournie à l'occasion d'une réflexion sur les dictionnaires, envisagés comme supports didactiques de la pratique pédagogique dans l'enseignement du Français Langue Étrangère.

Dans cette optique, il s'agit de sensibiliser la classe d'apprenants à l'ensemble des constituants d'un article de dictionnaire, en étant attentif aussi bien aux données métalinguistiques qu'aux contenus sémantiques de cette modélisation. L'objectif poursuivi consiste à introduire dans le champ didactique toute la latitude d'une réflexion sur la langue et la civilisation accessible à un usage critique des supports didactiques. A travers cette perspective, les principales catégories de la pragmatique lexicale son mobilisées à des fins descriptives aussi bien qu'analytiques. L'un des enjeux majeurs de cette réflexion vise notamment à circonscrire, à partir de la diversité de la modélisation lexicographique, l'ensemble des philosophies du sens commun liées à la compréhension définitionnelle de l'usage d'un item du langage ordinaire.

3.2. Lexique et sens commun : la notion de réseau énonciatif standard

Cette notion caractérise la latitude d'emploi d'un item, tel que cet emploi se conçoit, selon un fort degré de prévisibilité, dans l'usage ordinaire, et tel que le modélise, dans la plupart des cas, les dictionnaires de vocabulaire fondamental.

Soit un mot lexicographique, tel que l'item "Français", on construit la défi­nition de son réseau énonciatif standard à partir des instructions fournies par l'article que lui consacre un dictionnaire de petite extension :

Par rendement (ou réseau) énonciatif standard d'un item, on entend suc­cessivement :

(1). L'ensemble des schémas de phrase, proto-énoncés, stéréotypes énonciatifs associés aux différents usages d'un item qui entrent dans des structures d'actes de parole spécifiques;

(2). L'ensemble des situations et des univers de discours virtuellement reliés à l'ensemble des constructions spécifiques des usages de l'item.

Observons qu'un autre dictionnaire (Le Dictionnaire du Français Contemporain ) suggère, à côté des définitions identiques, un dispositif d'exemple sensiblement distinct, propre à référer - approximativement du moins - aux situations et univers de discours qui conditionnent, en règle générale, l'emploi de cet item :

3.3. Le modèle d'analyse globale du sens commun

A partir du modèle lexicographique, il est loisible d'envisager une générali­sation de l'analyse du sens commun, compte tenu du fait que le biais lexicographique en constitue une approximation, ou, à tout le moins, une thématisation partielle, nécessairement superficielle.

Dans ce premier modèle, en effet, seul le dispositif d'exemples (identifié le plus souvent comme une reconstitution indicative du réseau énonciatif standard de l'item défini) laisse pressentir en quoi consiste, d'un point de vue linguis­tique, la saturation doxique du mot par ses possibilités d'emploi.

Mais il ne s'agit là que d'une mise en chemin, puisque dans le cas du modèle lexicographique, le consultant est obligé d'induire. à partir de sa propre compé­tence de communication, l'ensemble des conditions requises pour rendre plausible l'emploi de tel ou tel stéréotype d'usage.

Au-delà de l'unité lexicale (ou lexicographique) - et même dans ce cas précis -, il faut faire l'hypothèse de l'interférence de trois composantes dont le mode de fonctionnement rend compte de la compétence de communication d'un locuteur : (1). la composante topique; (2). la composante lexicale; (3). la composante discursive/illocutoire. Ce modèle ne rend pas seulement compte des mécanismes qui règlent la pragmatique lexicale, mais, d'une manière géné­rale, la production d'une énonciation.

. La composante topique : elle correspond à l'ensemble des représentations efficientes liées à la construction culturelle d'une langue, c'est-à-dire aux rela­tions que la compétence linguistique, requise pour parler la langue, entretient avec les autres formes de compétence : encyclopédique, logique, idéologique, pragmatico-rhétorique. Elle est le lieu de détermination des structures conversationnelles et des prises de parole, le lieu idéal et systématiquement préconstruit des virtualité discursives. Ses contenus ultimes ont trait au dispositif de scénarios d'énonciation connus d'un locuteur,à un moment donné. Cette composante peut encore être définie par rapport aux "champs topiques" (O. Ducrot et J.-C. Anscombre. 1986) connus des locuteurs.

. La composante lexicale : Elle correspond au modèle de la pragmatique lexicale. En prise directe sur la composante topique, elle en constitue la forme linguistique, sous le rapport du lexique et des notions agencées dans un réseau de champs associatifs (lexicaux, sémantiques, pratiques et analogiques). Elle est le lieu des représentations sémantico-pragmatiques actualisables dont les contenus minimaux déterminent les attendus de l'énonciation, a priori connus des locuteurs, acquis en même temps que la compétence linguistique. Lieu du dispositif des faisceaux de stéréotypes corrélés aux scénarios d'énonciation. Par ailleurs, la composante lexicale bénéficie dans ce modèle d'une relative auto­nomie : le lexique y est représenté comme un système de marqueurs discursifs et d'indices notionnels, chacun de ces items étant virtuellement associé à des univers de discours. Dans ce cadre, l'hypothèse de l'autonomie relative du lexique se distingue radicalement de la place qu'occupe, dans la sémantique générative de J.J. Katz et J.A. Fodor (1963), la composante lexicale, puisque dans ce dernier cas, les items n'ont aucune portée notionnelle.

. La composante discursive/illocutoire : Elle correspond à l'ensemble des réalisations discursives effectives, c'est-à-dire à la traduction linguistique des composantes précédentes. Elle est, en principe, le lieu des énonciations opportunes qui résultent de l'appréciation des situations de communication réelles. Elle recouvre l'ensemble des réalisations énonciatives organisées en champs illocutoires, effectuées à partir du savoir acquis des précédentes composantes. Lieu des usages ordinaires du langage, la composante discursive n'est cependant pas la pure traduction des scénarios d'énonciation (composante topique), ni des attendus de l'énonciation (composante lexicale), mais le matériau linguistique effectif à partir duquel il est possible de formuler des hypothèses sur la forme des deux,autres composantes.

Du point de vue dynamique, le passage d'une composante à l'autre suppose la mise en oeuvre de certaines opérations. Le niveau de la composante topique, par rapport à une situation de communication donnée, suppose une décision de la part du locuteur , décision qui consiste à opter parmi les scénarios d'énonciation possibles les plus appropriés à l'univers de discours de l'échange. Préalablement à la prise de parole, le locuteur se trouve donc devant une alternative topique. Le niveau de la composante lexicale définit également un autre type de décision de la part du locuteur pour lequel les constructions discursives possibles, corrélées au dispositif des stéréotypes énonciatifs, apparaissent comme autant de virtualités sur lesquelles il faut opérer une sélection. Enfin, le niveau de la compétence discursive/illocutoire se présente comme le moment ou le point d'aboutissement du procès de communication : c'est le stade de l'énonciation.


4. De la métalexicographie à l'analyse du discours lexicographique

C'est donc par le biais de l'analyse métalexicographique des dictionnaires, et notamment du statut de la pragmatique, que la question du sens commun s'est peu à peu imposée en tant que nouvel objet de recherche. A proprement parler, cette première perspective a frayé la voie à une branche jusque-là inédite de l'analyse du discours, savoir : l'analyse du discours lexicographique.

Au-delà de la mise en évidence du schème représentationaliste, la démonstration, sur une longue diachronie, du lien de solidarité étroit qui unit un vaste complexe discursif à des formations du sens commun a permis de mettre en évidence quels liens organiques régissent les rapports du langage ordinaire et de la doxa.

La mise en évidence des divers points d'articulation, par le biais de la constitution discursive de l'historicité d'une représentation collective, a permis de localiser le rôle éminent dévolu, dans les usages du langage, au fonctionnement des arrière-plans du discours. La similitude de vues avec d'autres modèles en théorie de l'énonciation (O. Ducrot et J.C. Anscombre, 1986) ainsi qu'en philosophie du langage (J. Searle, 1983), pour citer les plus récents, justifie, dans une certaine mesure, l'intérêt que nous portons à ces lieux ultimes de préforma­tion des discours que sont les "places"(topoï) du sens commun.

L'impulsion première, issue de la critique pragmatique des dictionnaires de langue, a consisté à dégager les conditions de possibilité d'une pragmatique lexicale. Mais, par suite, au-delà de son épistémologie propre, ce sont les premiers résultats de la pragmatique lexicale qui ont permis de délimiter le problème du sens commun (cf. Supra 3.3). La détermination, à travers l'étude sys­tématique d'une région du sens commun, du champ spécifique de l'analyse du discours lexicographique, constitue donc une avancée supplémentaire en di­rection d'une thématisation d'envergure de cette nouvelle question. La reprise et le développement, dans cette optique, de la théorie aristotélicienne des topoï, au-delà des contraintes canoniques d'une rhétorique traditionnelle, constitue une reprise, à nouveaux frais, de la question des déterminations sous-jacentes du discours. Articulée à une critique fondamentale de la philosophie représen­tationaliste du langage, cette optique de recherche habilite les principales orientations d'une pragmatique topique.

Ouverte à la dimension historique depuis ses débuts (G.-E. Sarfati, 1985; G.-E. Sarfati et L. Poliakov, 1989; G.-E. Sarfati, 1992) construite dans le souci de rendre compte de la fonction des discours (des pratiques discursives) dans une formation sociale, cette ligne de recherche articule à la fois une orientation descriptive (et explicative) et une orientation critique (de type politique) :

critique pragmatique des dictionnaires
(analyse métalexicographique du corpus)

pragmatique lexicale
(thématisation initiale du problème du sens commun)

analyse du discours lexicographique
(étude fondatrice d'une région du sens commun)

pragmatique topique
(théorie générale du sens commun, compréhensive, explicative et critique)

Fig.1. La constitution de l’objet

Mais la richesse des objets d'étude, ainsi que la multiplicité des sources théoriques, exige, pour que cet essai de fondation soit concluant, un nouveau point de départ, c'est-à-dire, la reprise de cette même question dans le cadre de l'histoire de la philosophie.


5. Le modèle étendu : le traitement discursif du sens commun

Liée à la précédente recherche par la critique du représentationalisme linguistique, l'analyse du discours lexicographique - entreprise sur la question des relations doxa/histoire/discours ordinaire - radicalise certains acquis théoriques de ce travail. Le concept de représentation y est amendé au profit de celui de représentation efficace. Cet amendement repose sur deux postulats que nous rappellerons rapidement ici : (1). La doxa est inscrite dans la langue qui en est le réfracteur; (2). Mais les représentations doxiques sont efficientes, au regard de la reproduction sociale, eu égard au caractère pragmatique du langage ordinaire. C'est donc à la lumière de ces deux principes théoriques que se situe l'analyse du discours lexicographique dans notre programme de recherche.

Dans cette perspective, l'attention portée aux usages ordinaires du langage consiste autant à scruter leur mode de réalisation les plus typiques qu'à identi­fier le dispositif du sens commun qui sous-tend les formations discursives particulières. Les faits de discours ne recoupent pas seulement les faits du monde, ils en constituent des interprétations efficientes. Leur articulation continue dans des formations sociales données exhibe les logiques d'une doxa inscrite en langue qui conditionne, en permanence, les faits de discours. Explorer ainsi les fondements du débat identitaire revient alors à exhiber la généalogie d'un effet de différenciation d'emblée marqué en langue.

Aussi l'examen des modes de formation et d'expression ordinaire de l'iden­tité juive dans un complexe discursif obéissant à ses propres contraintes formelles consiste à interroger une région du sens commun et, par là, à anticiper d'autres recherches allant dans le même sens.

Il n'est donc pas indifférent de privilégier pour corpus des ouvrages de langue et de culture à vocation didactique du fait même que les uns comme les autres proposent aux lecteurs des modèles d'usage. Ces modèles concernent en effet aussi bien le dispositif des représentations doxiques distinctif d'une ère de civilisation donnée que des schémas d'énonciation appropriés à l'emploi de chaque type de mot.

D'autre part, dictionnaires et encyclopédies véhiculent une certaine écriture de l'histoire, relative à la culture dont ils émanent, et proportionnée au programme de description qu'ils s'assignent y compris en fonction des options phi­losophiques ou idéologiques qui fondent leur projet didactique.

Le fonctionnement de cette ample discursivité consiste à mettre en oeuvre une isotopie progressive dont la construction se révèle et s'atteste à l'échelle de plusieurs siècles. La saisie longitudinale de cette construction et de son déploiement montre l'identité juive au travail, c'est-à-dire à l'épreuve des réseaux de signes qui lui donnent incidemment corps.

En privilégiant l'examen des données discursives situées au plus près de l'économie du sens commun, nous avons voulu indiquer une autre voie à l'ensemble des sciences sociales - à commencer par l'analyse du discours et l'histo­riographie. Les divers développements de cette étude attentive à saisir le point de convergence du langage et de l'histoire tendent donc à poser les jalons d'une historiographie du regard. Car c'est à l'aune des discours que se constituent les points de vue qui ont cours dans le sens commun; de même, c'est à l'aune de la doxa, que ces discours sédimentent, qu'une part de l'historicité concrète se prépare. L'analyse des représentations gravées dans l'usage de la langue rejoint alors la critique des idéologies.

Il résulte de cette étude que l'analyse des dispositions du discours ordinaire, saisi à travers sa cohérence et son hétérogénéité, appelle une conception critique de l'analyse des discours. La mise en évidence des interférences de la doxa et du discours ordinaire - saisi comme réfracteur efficient de l'historicité - tend, au-delà de la description, à fonder une théorie générale du sens commun dont les modes d'organisation et l'efficacité justifient une conception ainsi qu'une organisation nouvelles de la fonction critique.

[Continuer]


NOTES

[1] Par principe d'économie, nous ne ferons référence qu'à nos ouvrages; pour ce qui est des articles, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre liste de publications.