Mézaille : ÉTUDIER LES TEXTES LITTÉRAIRES NUMÉRIQUES


Chapitre 1 : Pour un accès sémantique et didactique aux banques textuelles
Les sens de la joie balzacienne

Vous l'avez laissée fleur encore [...] mais vous la retrouverez consumée, purifiée dans le feu des douleurs, et pure comme un diamant encore enfoui dans les cendres. Oui, ce brillant esprit, étoile angélique sortira splendide de ses nuages pour aller dans le royaume de lumière.
Le lys dans la vallée

1. Problématique

Les textes électroniques occupent aujourd'hui une place non négligeable dans le champ des études littéraires, en permettant, par exemple, des localisations quasi immédiates dans une œuvre donnée, grâce aux fonctions de recherche et de mémoire qui sont les atouts les plus visibles de l'outil informatique. Si bien que les interrogations de banques de données se sont démocratisées, jusque dans le milieu enseignant, dont les cours de littérature, voire de grammaire, peuvent tirer profit en s'appuyant sur elles. L'étude que nous proposons, restreinte ici au corpus d'un auteur, s'inscrit dans ce cadre. Elle se propose d’illustrer une utilisation possible du logiciel Hyperbase d’Etienne Brunet, dans le cadre d’une Analyse Thématique des textes d’une œuvre – romanesque – Assistée par Ordinateur (ATAO).
L’entrée s’effectue par le choix d’un signe, lequel prend ici la dimension d’un mot – alors qu’ailleurs ce sera la proposition . Voilà en quoi la recherche pose un problème d’ordre sémiotique : l’unité graphique du lexème, son identité à soi, cache difficilement son altérité sémantique, telle qu’elle est appréhendée une fois cette unité resituée dans son contexte.
N. B. : Ces deux types d’unités (mot et proposition) acquièrent aujourd’hui toute leur importance dans les recherches cognitives où la sémiotique se trouve fondée sur "la problématique logico-grammaticale", comme l’a montré F. Rastier, lequel rompt avec cette philosophie du langage fondé sur le positivisme pour lui substituer "la problématique rhétorique-herméneutique". Telle est la voie qu’emprunte notre exposé, sans toutefois obéir à une orthodoxie.
En d’autres termes, il s’agit de passer du stade de la visualisation (niveau du signifiant ) à celui de la compréhension par l’élaboration de parcours interprétatifs (niveau du signifié ). On a pour cela eu recours à la théorie de l’analyse sémique, telle que l’illustre F. Rastier. Il sera donc question de sèmes constituant le contenu contextuel du mot étudié (c’est pourquoi l’on préfère le pluriel des sens de la joie).
Par ses multiples fonctions, le logiciel ne fournit pas seulement la liste exhaustive de ces segments textuels ; il favorise en outre la comparaison immédiate de résultats concernant par exemple les spécificités lexico-grammaticales pour un corpus donné. Libre à l’enseignant de Lettres de les exploiter, une fois surmontées les réticences qu’il pourrait avoir à faire appel aux fonctions statistiques de l'outil.

L’accès aux banques textuelles littéraires, notamment le corpus "Balzac", est aujourd’hui facilité par sa mise à disposition sur le Web . Ainsi une remarquable application concrète a vu le jour : l'aide à l’interprétation du mot "étudiant" dans le Père Goriot qu’a forgée Evelyne Bourion, en pratiquant une interrogation en ligne, mais aussi en s’appuyant avec pertinence sur des données statistiques. Dans le cadre scolaire de l'étude suivie d'un ouvrage, nous (l'enseignant et ses élèves) proposons ici à notre tour la construction thématique du contenu d’un mot au sein du corpus balzacien, en lui adjoignant une perspective pédagogique, celle du programme BATELIER [1], visant à favoriser l’accès des collégiens et lycéens aux bases textuelles. On a ainsi fait relever aux élèves les fragments de textes où apparaissent toutes les occurrences du "mot clé", à partir d'un moteur de recherche. Il revient alors à la classe, à l’oral d’abord, de passer du stade de l’observation de ces résultats (niveau du signifiant ) à une compréhension des différents contextes (niveau du signifié). On devine l'objectif didactique et post-localiste : conférer une cohérence à cette diversité, et, au-delà, fournir une vue globale du contenu du roman abordé à partir d’une entrée lexicale, dont le choix peut paraître arbitraire au premier abord mais se révèle motivé par les relations sémantiques induites dans le cours de la pratique. Il s’agit du lexème JOIE (au singulier, pour restreindre le relevé), très fréquent avec 678 occurrences pour l’ensemble des 48 romans de la base Balzac, Le Lys dans la Vallée [2] ayant le taux de fréquence le plus élevé avec 40 occ. (suivi par La Peau de chagrinavec 37 occ., Illusions perdues 36, Deux jeunes mariées 35, etc.). Ce chiffre est retenu par commodité. En effet, il m’est apparu intéressant par sa modération : davantage de contextes auraient dispersé l’attention du lecteur ; inversement, moins de contextes n’auraient peut-être pas permis d’atteindre à une certaine richesse thématico-sémantique du mot. C’est dans cet état d’esprit que j’ai soumis à la classe Le Lys, où joie relève du vocabulaire en excédent par rapport au corpus balzacien, comme on le constate en activant la commande GRAPHIQUE du logiciel.

Ces données quantitatives suffisent à justifier le choix de ce mot, même si ce roman n’est pas celui où il est le plus excédentaire, selon la mesure de l’écart réduit(il s’agit là d’un test probabiliste qui permet d’apprécier la déviation d’une fréquence observée par rapport à la fréquence théorique du mot dans l’ensemble du corpus balzacien. Il appert ainsi que La recherche de l’absolu domine avec un score positif et significatif de + 5.7 ; viennent ensuite Deux jeunes mariées avec + 5, et ex-aequo La Peau de chagrin et Le lys dans la vallée avec + 4.6 ; en revanche joies au pluriel y détient un plus fort écart réduit de + 5.7 en dépit de ses seules 20 occ., moitié moindres qu’au singulier). Du point de vue qualitatif, on devine que l’euphorie et la valorisation contenues dans le mot ne seront pas sans rapport avec la métaphore florale de la femme inscrite dès le titre du roman. Du fait que le logiciel Hyperbase sert à l’élaboration de cours, son interrogation par l'élève lui-même implique des moyens informatiques dont nous avons pu bénéficier. Un " clic " sur chaque occurrence du mot dans son contexte limité à la dimension du paragraphe donne son analyse de contenu :


2. Observations pédagogiques

Passation de l’épreuve

Elle s’est effectuée auprès d’une classe de Seconde générale. Les documents des 40 contextes ont été obtenus 48h. avant l’interrogation orale en classe, laquelle s’est prolongée durant 2h. La question préparatoire consistait à demander aux 32 élèves d’établir (chez eux) le maximum de relations entre les extraits fournis afin de comprendre leur possible unité, voire leur insertion dans la trame narrative sous-jacente, en s’appuyant par exemple sur des indices lexicaux.

Interrogation orale collective :

Dans une vue embrassant ces 40 contextes, les élèves ont fait notamment remarquer

Occ. mélioratives pures :

mélioratives neutralisées :

8, 9, 10, 11, 12, 13, 19, 20, 22, 23, 25, 27, 28, 29, 30, 31, 33, 36, 37

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 14, 15, 16, 17, 18, 21, 24, 26, 32, 34, 35, 38, 39, 40

Ils ont fait en outre pertinemment remarquer


3. Comparatisme

On a fait procéder ensuite à une comparaison avec des auteurs recensés dans Hyperbase . En se reportant aux textes de cinq romanciers et poètes contemporains de Balzac (Nerval, Sand, Baudelaire, Rimbaud, Verne) rassemblés dans la sous-base dénommée EXEMPLE, certains élèves ont constaté la rareté du mot joie, avec seulement 30 occurrences au total. Sans toutefois que ces chiffres à l'état brut soient pourvus d'une quelconque signification, une telle insuffisance nous a fait préférer une comparaison avec le corpus de Gracq, lequel fournit à lui seul 79 occ. Ainsi à partir de la visualisation due à la commande CONCORDANCE tri contexte gauche, les élèves eux-mêmes ont émis les deux séries d’observations suivantes portant sur des mots isolés, avant même que ne débute la phase interprétative :

Après cette vue globale, on a ensuite restreint l’analyse aux 40 occurrences du Lys, pour y relever non pas une lourdeur, souvent attribuée au style de Balzac, mais une insistance thématique qui le distingue encore de Gracq. En effet le proche contexte de " joie " fait ressortir l’emploi de synonymes et syntagmes en paraphrase de ce mot, lesquels sont aussitôt contrebalancés par leurs antonymes, tout aussi fréquents dans l’environnement immédiat de " joie " (comme il ressort de l’activation de la commande CONTEXTE). L'élève est ainsi invité à établir des relations lexico-thématiques entre ces 40 extraits où, de fait, la modalité thymique se trouve privilégiée dans le contenu de " joie ". S’il peut passer librement de l’un à l’autre sans être contraint par l’ordre d’apparition linéaire ou dans le cadre du récit, l’objectif demeure la production d’un classement thématique, d’un arrangement rationalisé. Voyons donc quels parcours interprétatifs abordables peuvent susciter ces extraits.

Concernant le genre romanesque, outre les corpus de Balzac et Gracq, on a convoqué celui de Stendhal, plus particulièrement La chartreuse de Parme, qui fut notre œuvre étudiée en lecture suivie lors du premier trimestre dans la même classe de collège. Grâce au logiciel permettant d’interroger les 7 ouvrages de l’auteur, recensés dans le CD-ROM " Catalogue des Lettres - Caravan Trévi ", il est apparu que ce roman affichait la plus haute fréquence de JOIE, avec 79 occ., relativement aux 6 autres ouvrages de Stendhal (sur un total de 211 occ. du lexème pour l’ensemble). Or il n’est pas sans intérêt de faire observer que

Si cette absence peut passer inaperçue auprès du lecteur classique, même attentif, elle n’échappe pas au manipulateur de textes numérisés.

Sans se lancer dans une interprétation poussée, on conclura sur le fait qu’une telle irrégularité soudaine dans les données quantitatives devient pertinente dès lors qu’elle est rapportée au contenu des deux chapitres où elles se manifeste (en l’occurrence, si l’ouverture du chap. 25 est explicite avec : " L’arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir ", en revanche au chap. 16 le " bonheur du comte Mosca " a beau faire place au désarroi qu’entraîne chez la duchesse Sanseverina l’annonce de l’arrestation de Fabrice, les sentiments de celle-ci n’en demeurent pas moins euphoriques en conclusion de son long monologue intérieur, dans une rêverie contrefactuelle : " Le bonheur existait donc encore quelque part ! Cet état dura longtemps ; la pauvre femme avait horreur de revenir à la contemplation de l'affreuse réalité. " Duchesse et comte, qui, soit dit en passant, apparaissent tous deux au chap. 6, celui-là même où Mosca témoigne sa passion à la Sanseverina, aux alentours du palais princier). Il s’agit là d’une nouvelle illustration du trajet menant du niveau lexical au niveau herméneutique, corrélativement du fait que le sens linguistique est constitué par le lien insécable du mot avec ceux qui l’environnent, dans un contexte global.


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NOTES :

[1] BATELIER : Voici ce que l’on peut lire dans le très officiel Rapport de l'Inspection générale de l'Éducation nationale sur les TIC en Lettres : "[...] Les logiciels de lexicométrie permettent d'obtenir, à partir d'un corpus de textes ou d'une œuvre intégrale, la liste des formes classées par ordre alphabétique ou par ordre de fréquence décroissante. L'utilisateur peut réaliser dans le corpus d'étude des partitions (par exemple par chapitres ou parties dans un roman, par personnages pour les pièces de théâtre) pour procéder à des études comparatives et statistiques de vocabulaire. Les logiciels de lexicométrie offrent également l'affichage à l'écran et l'impression des contextes (ligne, phrase ou paragraphe) des mots choisis par l'utilisateur. Certains cédéroms offrent une œuvre complète numérisée ou un ensemble d'œuvres sur lesquelles il est possible d'effectuer des recherches (contextes ou fréquence d'une forme). De nombreuses banques de textes, accessibles sur le réseau internet, offrent également des fonctions de recherche de vocabulaire. Des logiciels de recherche lexicographique recensent les occurrences des mots significatifs d'un thème et donnent accès à leurs contextes d'emplois. Les résultats de ces recherches peuvent servir de base à l'étude des thèmes propres à une oeuvre ou à un groupe de textes. De nouveaux moteurs de recherche, plus perfectionnés, sont en cours d'élaboration : ils devraient faciliter des analyses plus subtiles du discours, du style et de l'énonciation.
Une action prometteuse a été engagée en 1998 sous l'égide du Ministère de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, en collaboration avec l'INALF (Institut national de la langue française) et les éditions Champion. Le projet, appelé BATELIER (Base de textes littéraires pour l'enseignement et la recherche) consiste à mettre sur réseau et sur cédérom la totalité des textes littéraires français du domaine public, établis avec toute la rigueur scientifique propre aux éditions de référence. Il doit être associé à un autre projet, mené dans les mêmes conditions par le CNED (Centre national d'enseignement à distance), qui porte sur les romanciers du XIXe siècle. Les professeurs et les chercheurs auront ainsi à leur disposition une somme de textes dans laquelle ils pourront librement choisir. Les équipes pédagogiques de collège et de lycée engagées dans l'expérimentation, en liaison avec les corps d'inspection, ont reçu mission de déterminer quels traitements sur les textes sont utiles à l'enseignement de la grammaire et des lettres dans le second degré, de les définir à l'intention des chercheurs chargés de concevoir les moteurs de recherche et de produire des documents pédagogiques d'accompagnement (exemples de séquences conduites avec les élèves). Le renouvellement apporté à l'enseignement des lettres sera considérable. Dans les contenus d'abord, grâce à la facilité avec laquelle il sera possible, en liaison ou non avec les œuvres intégrales, de constituer des groupements de textes par thèmes, par genres, par auteurs ou par périodes. Dans les méthodes ensuite, les tâches fastidieuses et aléatoires de repérage et de relevé étant accomplies instantanément et sûrement par l'ordinateur, quelle que soit la dimension et la complexité du passage, tout l'effort sera donc réservé à la compréhension, l'analyse, l'interprétation et l'appréciation du texte par le lecteur. [...]"
Sans relever officiellement d'un tel dispositif, je m'inscris cependant dans cette perspective BATELIER, requérant le logiciel Hyperbase en question, grâce à l'équipe Sémantique des textes (dir. F. Rastier) à laquelle j'appartiens.

[2] Le Lys dans la Vallée: Résumé extrait du Dictionnaire des Oeuvres Littéraires de langue Française (Beaumarchais & Couty, Bordas, version CD-ROM), que l'élève a pu intégrer à l'étude afin d’améliorer la lisibilité des différents contextes. Ce faisant, le global /synthétique complète l’entrée dans le texte par le local /analytique .
"Le
Lys dans la vallée, aujourd’hui l’un des romans les plus célèbres de Balzac, exalte un mysticisme sentimental, réplique au mysticisme religieux de Séraphîta . Ce récit de la jeunesse et d’une éducation amoureuse, derrière lequel se laissent deviner, en dépit des dénégations du romancier, les amours de Balzac pour Mme de Berny et d’autres femmes, se présente à la fois comme le récit d’une enfance malheureuse, un hymne lyrique à la Touraine, l’histoire d’une double initiation du cœur et des sens, un roman édifiant, un drame de la frustration – et une réponse à Volupté de Sainte-Beuve, que Balzac jugeait trop facile.
Les Deux Enfances (comportant 8 occ. du mot "joie"). Cadet d’une famille aristocratique, Félix de Vandenesse adresse à sa maîtresse, Natalie de Manerville, le récit de son enfance et de sa jeunesse entre une mère peu aimante, son frère Charles, le favori, des sœurs peu affectueuses et une triste pension. À Tours, à la veille de la Restauration (mai 1814), il assiste à un bal où la beauté d’une jeune femme provoque en lui une passion irrésistible. Il dépose un baiser sur ses épaules mais l’inconnue s’éloigne offensée. Il la retrouve en vacances au château de Clochegourde, sur les bords de l’Indre. "Lys de cette vallée", la comtesse Blanche Henriette de Mortsauf vit une existence douloureuse entre le comte, son violent et sombre époux, et ses enfants maladifs, Madeleine et Jacques. L’hypocondriaque M. de Mortsauf prend Félix comme partenaire de jeu, qui peut alors échanger des confidences avec celle qu’il appelle désormais Henriette.
Les Premières Amours (25 occ.). Un amour discret et chaste naît, exprimé par des bouquets de fleurs. Le bonheur se prolonge pendant quelques mois. Appelé en octobre à Paris pour y faire carrière, muni d’une longue lettre d’Henriette lui expliquant comment réussir, Félix y brille et, grâce à Louis XVIII, devient maître des requêtes. En 1817, il passe un congé en Touraine. Il se rapproche encore plus d’Henriette, et tous deux soignent M. de Mortsauf, tombé malade.
Les Deux Femmes (7 occ.). À Paris, Félix devient l’amant de la sensuelle lady Arabelle Dudley sans oublier " l’épouse de l’âme ", avec qui il correspond régulièrement. Apprenant son infidélité, Henriette cesse de lui écrire, l’accueille froidement en juin 1820 et finit par lui pardonner, tout en doutant de sa vie, de sa vertu et d’elle-même. Arabelle s’installe près de Clochegourde, et, placé dans une situation intolérable, Félix doit renoncer à partager entre les deux femmes ses jours et ses nuits. Rentré à Paris, lassé de son Anglaise, Félix accourt à Clochegourde dès qu’il apprend l’état alarmant de Mme de Mortsauf, et il assiste aux derniers jours d’Henriette. À l’agonie, elle exhale amèrement son désespoir de n’avoir pas vécu, contrainte par la morale. Sous l’effet de l’opium et grâce à l’abbé François Birotteau (voir le Curé de Tours), elle retrouve son angélique pureté et meurt chrétiennement, après avoir remis à Félix une lettre. Les obsèques achevées, Félix lit cette missive où Henriette lui révèle que son dévouement à sa famille était la rançon de sa passion. Elle lui demande de veiller sur les siens et d’épouser Madeleine. Mais celle-ci repousse Félix et lui interdit l’accès à Clochegourde. De retour à Paris, Félix se plonge dans le travail et commence une carrière politique à l’avènement de Charles X en 1824. Il termine son récit en sollicitant l’amour 'pur et dévoué' de sa maîtresse".


OCCURENCES :

Occ.1 : Arrivée à Paris de la famille, dans la période de l'enfance : "Le premier jour nous irions dîner au Palais-Royal afin d’être tout portés au Théâtre-Français. Malgré l’ivresse que me causa ce programme de fêtes inespérées, ma joie fut détendue par le vent d’orage qui impressionne si rapidement les habitués du malheur." Le lexème entre ici dans l’opposition /euphorie/ (‘ivresse’) vs /dysphorie/ (‘malheur’) ; mais paradoxalement l’imminence de l’orage détend le héros narrateur – qui vient quelques lignes plus haut de confier dans un même renversement de valeurs que "si mes juges m’eussent connu, ils eussent essuyé mes pleurs au lieu de les faire couler";
Ce qui a frappé l'élève c'est que, selon le narrateur, la joie, pour être vraiment appréciée, requiert par contraste la proximité avec des éléments traditionnellement dysphoriques.

Occ.2 : La liquidité de l'orage précédent se concrétise avec les ‘larmes’, trace d’une émotion complexe et d’une ambiguïté thymique. Cela est confirmé par le comparant pictural du portrait physique de la comtesse, qui mêle les contraires, dans une plénitude remarquable : "Son front arrondi, proéminent comme celui de la Joconde, paraissait plein d’idées inexprimées, de sentiments contenus, de fleurs noyées dans des eaux amères." La chute de cette période sur la liquidité dysphorique est elle-même aussitôt contredite par le feu du regard attribué au sentiment de supériorité féminine dans cette autre remarquable période : "Ses yeux verdâtres, semés de points bruns, étaient toujours pâles ; mais s'il s'agissait de ses enfants, s'il lui échappait de ces vives effusions de joie ou de douleur, rares dans la vie des femmes résignées, son oeil lançait alors une lueur subtile qui semblait s'enflammer aux sources de la vie et devait les tarir ; éclair qui m'avait arraché des larmes quand elle me couvrit de son dédain formidable et qui lui suffisait pour abaisser les paupières aux plus hardis."
Contredisant les isotopies /rétention/ + /duratif/ (cf. 'sentiments contenus', etc.), le jaillissement soudain, à la fois concret (éléments naturels) et abstrait (sentiments) n’a lieu qu’à l'occasion particulière de la protection sacrée des enfants. On constate en outre que la joie est de nouveau contrebalancée par la douleur, le sémème ‘larmes’ illustrant cette complexité due à la conciliation des contraires (sèmes /passif/vs /actif/, /commencement/ (‘source’) vs /fin/ ('tarir'), /eau/ vs /feu/ : opposition qui n’est pas indifférente dans ce roman dont la destinataire Natalie de Mannerville dira l’impossible conciliation "de l’eau et du feu" qu’incarneront respectivement et finalement Henriette de Mortsauf et son envers lady Arabelle).
Dans ce portrait ambigu de la comtesse, l'élève attentif au contexte artistique a constaté que l’unique occurrence de la Joconde mythique dans le Lys est indexée à l’isotopie /curviligne/, omniprésente et méliorative : sans même parler du front, l’embonpoint "ne détruisait ni la grâce de sa taille, ni la rondeur voulue", pas plus que le "nez grec" à la Phidias, ou le "double arc des lèvres élégamment sinueuses, spiritualisant son visage de forme ovale", les "oreilles bien contournées" et les "doigts recourbés" ; si bien que dans son corps "partout les lignes s’arrondissaient en flexuosités désespérantes pour le regard comme pour le pinceau" – désespérantes dans un "genre de perfection".

Occ.3 : L'empire du sentiment religieux est établi, chez Mme de Mortsauf, par sa tante et mère adoptive Mme de Verneuil qui "faisait partie d’une société sainte dont l’âme était M. Saint-Martin", "philosophe" adepte de "l'illuminisme mystique". Ainsi, sous cette influence, "Rudement éprouvée par les tourmentes révolutionnaires, la duchesse de Verneuil avait pris, dans les derniers jours de sa vie, une teinte de piété passionnée qui versa dans l’âme de son enfant chéri la lumière de l’amour céleste et l’huile de la joie intérieure, pour employer les expressions mêmes de Saint-Martin." L'origine des effusions euphoriques de la comtesse (occ. 2) se situe donc dans la transmission culturelle de famille. Celle-ci est fortement empreinte de l’isotopie générique /religion/, comme l'ont remarqué plusieurs élèves (relevant en outre dans la même page "l’Eglise apostolique"), de même qu'ils ont pu constater au fil du roman que cet héritage de valeurs ne cesse de régler la conduite de la comtesse de Mortsauf, qui assumera cette loi héréditaire : "Dieu fait éclore mes joies au sein des affections permises" (contexte de l’occ. 34).
Pour en revenir aux deux expressions citées la lumière de l’amour céleste et l’huile de la joie intérieure, l'élève a en outre rapporté leur identité de construction à celle de paroles d'évangile et de vérités incontestées dans l'esprit de la jeune fille.

Occ.4 : Si l'on en vient maintenant au mari, M . de Mortsauf, on s'aperçoit qu'à la différence de son épouse, son sentiment positif est contrarié par son fils : "Forcé de songer à sa fortune, il se jeta dans les préparatifs de son entreprise agronomique et commença par goûter quelque joie, mais la naissance de Jacques fut un coup de foudre qui ruina le présent et l'avenir : le médecin condamna le nouveau-né." Un coup de foudre qui n'est pas sans rappeler l'orage antérieur. Entreprise et fortune vite inversées en ruine, ce qui substitue les isotopies génériques et dysphoriques /finance/ + /médecine/ à l’euphorique /fête/ de l’occ. 1. L’échec d’une telle joie matérialiste laisse deviner en creux le triomphe ultérieur d’une joie plus spirituelle.

Occ.5 : Le domaine //médecine// était thématisé par la maladie de l’époux cyclothymique, à l’occasion d’un jeu proposé par Félix : "je m’arrangeai pour que M. de Mortsauf gagnât, et son bonheur le dérida brusquement. Le passage subit d’une tristesse qui lui arrachait de sinistres prédictions sur lui-même à cette joie d’homme ivre, à ce rire fou et presque sans raison, m’inquiéta, me glaça." On constate que le soudain revirement sur le plan sentimental s'accompagne de la dévaluation de ‘arrange-’, ‘gagn-’, ‘dérida’, ‘bonheur’ par les syntagmes en paraphrase ‘rire fou’ et ‘joie d’homme ivre’ dont les épithètes, ainsi que les verbes ‘inquiéta’ et ‘glaça’, rejoignent le côté ‘sinistre’ de l’antonyme ‘tristesse’. L'élève a même pu constater qu'une telle ivresse négative est à l'opposé du synonyme de joie qu'on relève quelques lignes plus haut : "j'eus besoin d'une gaieté folle pour le décider à jouer".
Pour décrire la façon dont la thématique de la dysphorie contamine le sursaut d’énergie, le narrateur s’appuie sur la doxa que révèle la phraséologie sous-jacente fou rire et ivre de joie. Si bien que la crise d’euphorie du comte n’est pas communicative, à la différence de celle plus durable de son épouse, laquelle se plaint de son ingratitude.

Occ.6 : Les exclamations "combien de peines", "Quelle patience m’est nécessaire pour toujours entendre ses plaintes quand je me tue […] à lui fleurir les chemins qu’il a semés de pierres", "Quelle malice d’enfant le saisit quand une chose due à mes conseils ne réussit pas tout d’abord ! Avec quelle joie il s’attribue le bien !" attestent le côté cyclothymique du mari malade dont se plaint l'épouse.
Son euphorie, cette fois raisonnée sans être raisonnable, est dépréciée en étant ramenée à une marque d’injustice par rapport au dévouement total. Elle est en outre inversement proportionnelle à la dysphorie récompensant l’effort de Mme de Mortsauf (ainsi les sémèmes ‘patience’, ‘peines’, ‘fleurir’, ‘je me tue à’ pourraient être des qualités s’ils n’aboutissaient à un résultat négatif). On note le parallélisme entre ‘joie’ et ‘enfant’ qui se répondent et soulignent le processus d’assimilation : le premier est dévalorisé par un égoïsme infantile (cf. ‘s’attribue le bien’), le second par la ‘malice’, envers complice du premier. Soit un mauvais jeu du comte qui révèle son cœur de ‘pierre’.

Occ.7 : La thématique de l’occ. 2 est ici réitérée : dans le syntagme "Ah ! quelle femme sur la terre pourrait me causer une joie aussi grande que celle d’avoir aspiré ces larmes" (celles qu’a versées la comtesse et que Félix a reçues dans la main et bues, "comme nous nous unissons au Christ en buvant sa divine substance"). Cette intense euphorie est aussitôt contredite par "j’accepte ce contrat qui doit se résoudre en souffrances pour moi" (Félix), ne serait-ce que parce que cela va à l’encontre du "contrat" officiel qu’est le mariage des Mortsauf, auquel précisément Henriette ne veut pas ‘faillir’ et a sacrifié "dix ans de larmes secrètes" (ibid.).
L'élève a observé une transmission inverse des valeurs : l’amoureux Félix récupère les souffrances de la femme aimée, laquelle est comme libérée d'un poids par la déclaration du jeune homme.

Occ.8 : Comme à l'occ. précédente, à quelques pages de distance, l’invocation, toujours par Félix devenu narrateur, des "génies éteints dans les larmes, cœurs méconnus, saintes Clarisse Harlowe ignorées, (…) vous tous qui êtes entrés dans la vie par ses déserts, vous qui partout avez trouvé les visages froids, les cœurs fermés, les oreilles closes" est inversée de façon biblique et optimiste par "ne vous plaignez jamais ! vous seuls pouvez connaître l’infini de la joie au moment où pour vous un cœur s’ouvre, une oreille vous écoute, un regard vous répond".
L'élève a noté l’insistance par les reprises lexicales, ainsi que la façon à la fois enthousiaste et impersonnelle dont le jeune homme parle de sa situation présente. Il s’agit là certes, de la part de Félix, d’inciter la comtesse à rompre sa solitude affective, mais aussi la sienne propre, comme le prouve ce renversement contradictoire, à proximité : "je m’expliquai les peines de mon enfance par le bonheur immense où je nageais".

Occ.9 : De façon moins ingénue, "Malgré l'énervante poésie du soir qui donnait aux briques de la balustrade ces tons orangés, si calmants et si purs; malgré cette religieuse atmosphère qui nous communiquait en sons adoucis les cris des deux enfants, et nous laissait tranquilles, le désir serpenta dans mes veines comme le signal d’un feu de joie." A l'opposition générique du corps et de l'âme (/éveil des sens/ vs /quiétude religieuse/) se superpose respectivement la catégorie sémique aspectuelle /inchoatif/ ('feu' ainsi qu'ailleurs 'enflammer') + /ponctuel/ (passé simple de soudaineté, dans la principale en apodose) vs /cessatif/ (‘soir’) + /duratif/ (imparfaits des relatives, en protase). Le topos du serpent de la Tentation, repris par ‘la volupté’ et ‘la chair’, se situe au niveau corporel. Cela crée une antithèse, qui n’est pas ici évaluative puisque le désir, comme la pureté à laquelle il s’oppose, sont tous deux mélioratifs.
Il n’est pas oiseux de préciser que les (deux) enfants sont en revanche constamment associés aux "vives effusions de joie ou de douleur" spirituelles (cf. par exemple l'occ. 2).

Occ.10 -11 : De nouveau à l’automne, Félix confie : "Jamais les enfants, Jacques et Madeleine, toujours malades, n’avaient été en vendange ; j’étais comme eux, ils eurent je ne sais quelle joie enfantine de voir leurs émotions partagées ; leur mère avait promis de nous y accompagner" ; il ajoute à quelques lignes de distance : "Je redevins enfant avec eux". Soit à la base de l’euphorie saine car spontanée une complicité affective. La maladie du père en revanche n'entraîne pas un tel sentiment.
Leur mère reconnaît l’apport de Félix qu’elle traite comme l’un d’eux ("Elle me répondit : Cher enfant, ne t’échauffe pas trop !"), à l’occasion du contexte festif, réitéré depuis l’occ. 1, mais cette fois sans l’agitation de l’orage :"Ce jour étant le dernier de la vendange, [...] la fête fut complète pour tout le monde. En revenant la comtesse prit mon bras ; elle s’appuya sur moi de manière à faire sentir à mon cœur tout le poids du sien, mouvement de mère qui voulait communiquer sa joie, et me dit à l’oreille : vous nous portez bonheur !" Le passage du contact corporel (bal) au spirituel (‘poids du cœur’) s’inscrit sur l’isotopie /plénitude/, qui plus est en période de récoltes joyeuses.
Au niveau dialogique, le style du martèlement va dans le même sens puisque la confidence de Mme de Mortsauf redouble la transmission d’euphorie devinée par JE. Cette intuition confirme à quel point l’épistémique est indissociable de la joie exprimée, laquelle, rappelons-le, était introduite par le syntagme "je ne sais quelle".
De même, Félix informe que la confidence de bonheur se détache sur un fond contrasté de souffrance : "Certes, pour moi qui savais ses nuits sans sommeil, ses alarmes et sa vie antérieure où elle était soutenue par la main de Dieu, mais où tout était aride et fatigant, cette phrase accentué par sa voix si riche développait des plaisirs qu’aucune femme au monde ne pouvait plus me rendre". Soit une euphorie assertée impliquant la connaissance d’une dysphorie secrète tout aussi intense, toujours par antithèse.
En outre ce moment festif privilégié s’intercale entre l’inquiétude de la mère et la résignation de l’épouse (occ. 2), car il existe un ‘poids’ qu’elle ne peut nier, celui que son mari exerce sur elle.

Occ.12 : La phrase "Madeleine avait son grenier à elle, où je voulus voir sa brune chevance, en partageant sa joie", prise isolément, serait obscure. Eclairée par le proche contexte, elle acquiert son sens. C’est sans dysphorie aucune, ici, que Félix participe au jeu lié à la récolte de marrons : il fallait "voir la gravité sérieuse avec laquelle la petite fille examinait les tas en estimant leur valeur, qui pour elle représentait les plaisirs qu’elle se donnait sans contrôle". Ils constituent un bien, un produit d’échange, qui a été l’un des enseignements de la mère, rudiment d’économie concrète auquel même le père participe.

Occ.13 -14 : Comme à l’occ. 2, c'est l'épanchement émotif qui se trouve ici privilégié : "c’en fut trop, Mme de Mortsauf fondit en larmes", ce qui pousse au paroxysme "la joie du père, qui redevenait jeune et souriait pour la première fois depuis longtemps". Sème /euphorie intense/ inhérent à ‘espérance d’un bel avenir’, ‘quelle délicieuse récompense !’, ‘bonheur’, ‘bravo’, au moment où le fils malade, Jacques, effectue une promenade équestre et ainsi un ‘premier acte d’homme’ qui fait oublier la menace de ‘la mort’.
Mais lors de ‘la première grande fête de sa maternité’ que cela constitue, il s’avère que l’euphorie triomphante a un effet masquant : "Elle, si calme dans ses douleurs, se trouva faible pour supporter la joie en admirant son enfant chevauchant sur ce sable où souvent elle l’avait pleuré par avance." C’est le souvenir de sa triste maladie qui remonte et vient affaiblir la mère, l’empêchant de goûter une joie forte, laquelle est inhibée par la dysphorie ambiante, comme si le Lys ne devait éclore que dans les ronces et les pierres…

Occ.15 : Voici comment l'âme de Félix s'épanche dans une lettre adressée à Mme de Mortsauf, avec un mysticisme qui lui fait écrire non sans naïveté : "hier ton âme a été visible et palpable".
A la suite de l'intensif "Combien de prières élevées au ciel", la phrase "Si je n’ai pas expiré en traversant les espaces que j’ai franchis pour aller demander à Dieu de te laisser encore à moi, l’on ne meurt ni de joie ni ne douleur." manifeste la conversion de Félix, que la comtesse a inspirée. Dans cette actualisation du topos de la traversée au péril de la vie, l’hyperbole relève du style épistolaire, dont le genre est celui des louanges à Henriette.
Par contraste avec les souffrances qu’il éprouve sans elle ici-bas, il rapporte la joie à la ferveur de son sentiment religieux.
L'élève remarque pertinemment que les deux sentiments (de dysphorie et d'euphorie) sont en quelque sorte neutralisés par la négation, laquelle définit la (sur)vie par la non-mort.

Occ.16 : Après le repérage du co-occurrent lexical ‘larmes’ (dont l'écart réduit de + 6.6 dans le Lys témoigne, statistiquement, d’une forte corrélation avec ‘joie’, crédité on le sait du score de + 4.6), il convient de remarquer que la manifestation d’euphorie implique quasi-nécessairement l’isotopie du /dualisme religieux/, laquelle est dense, comme on sait, dans ce roman. "Hier j’ai entrevu je ne sais quel être dégagé des entraves corporelles qui nous empêchent de secouer les feux de l’âme." Cette apparition de la comtesse ici anonyme, scindée en corporel vs spirituel, a marqué Félix : "Ce moment m’a laissé des souvenirs ensevelis dans mon âme et qui ne reparaîtront jamais à sa surface sans que mes yeux se mouillent de pleurs ; chaque joie en augmentera le sillon, chaque douleur les fera plus profonds." De nouveau l’euphorie est neutralisée par son contraire, tous deux ne servant que de révélateurs à l’impression.
On retiendra la hiérarchie établie entre la spiritualité intérieure humaine et la divine : "Oui, les craintes dont mon âme fut agitée hier seront un terme de comparaison pour toutes mes douleurs à venir, comme les joies que tu m’as prodiguées, chère éternelle pensée de ma vie ! domineront toutes les joies que la main de Dieu daignera m’épancher". On observe en outre qu’à l’opposition thymique (‘crainte’ et ‘douleurs’ vs ‘joies’ et ‘épancher’) se superpose celle des intervalles temporels (passé, futur, éternité) dans lesquels se projette le héros, comme s’il ne pouvait se satisfaire de l’instant présent.

Occ.17 : Conséquence de la lettre précédente, c'est la vertu qui empêche Henriette de céder au plaisir extra-conjugal, dans un combat que montre l’opposition : "la comtesse avait repris son courage et son front serein ; mais son teint trahissait ses souffrances de la veille". Lorsqu’elle confie, assumant ainsi un topos chrétien qui relève du code culturel (Barthes, S/Z), que dans le monde d’ici-bas "La douleur est infinie, la joie a des limites. Mot qui révélait ses souffrances, par la comparaison qu’elle en faisait avec ses félicités fugitives.", elle rabat l'optimisme de son interlocuteur en assumant sa croyance en /dysphorie/ + /continuité/ vs /euphorie/ + /discontinuité/ que reprend, dans une harmonie sentimentale de ‘mélancolie’, la saison ‘de l’automne’.

Occ.18 : Interpellé "Cher enfant !" par Mme de Mortsauf, Félix sent "combien de liens nous attachaient déjà l’un à l’autre". L’union se traduit par les intensifs et exclamatives : "Si vous saviez ; dit-elle en finissant, avec quelles anxiétés je vous suivrai dans votre route, quelle joie si vous allez tout droit, quels pleurs si vous vous heurtez à des angles ! Croyez-moi, mon affection est sans égale." L’anxiété est due à l’incertitude de la direction : /rectitude/ + /euphorie/ vs /brisure/ + /dysphorie/, selon une modalisation très doxale. L’antithèse, si elle fait ressortir la plénitude du sentiment, montre d'autre part que la joie protectrice n'est qu'une possibilité, parmi d'autres, envisagées par la locutrice.

Occ.19 : Dans la bouche de Mme de Mortsauf l’expression stéréotypée "Dieu seul le sait" prend un relief particulier; toutefois le domaine sémantique dominant dans ce contexte n'est pas /religion/ mais /éducation/, puisqu'il y est question de celle que reçut Félix (cf. ‘manières’, ‘ton’, ‘imitation’). Elle s'inscrit dans l'opposition hiérarchique /extériorité/ vs /intériorité/ : "Avec quelle joie ai-je reconnu que vous pouviez acquérir le peu qui vous manque, Dieu seul le sait ! Chez beaucoup de personnes élevées dans ces traditions, les manières sont purement extérieures; car la politesse exquise, les belles façons viennent du coeur et d'un grand sentiment de dignité personnelle;" Telle est la vraie noblesse qu'enseigne Mme de Mortsauf, réjouie de voir le jeune homme avoir "naturellement bon goût", fût-il d'une "extraction" plus basse que la sienne.

Occ.20 : A l’expression réitérée "Dieu sait" succède ici le chiffre sept renvoyant à l’acte de création divine, celle, en l’occurrence, où s’opère la métamorphose végétale de l’héroïne, comme une apothéose : "le septième jour après mon arrivée, elle redevint fraîche ; elle pétilla de santé, de joie et de jeunesse ; je retrouvai mon cher lys, embelli, mieux épanoui, de même que je trouvai mes trésors de cœur augmentés." Aucune péjoration ne vient ici contrarier l’intensité euphorique. Par une sorte de processus de reconduction, l’effet d’apparence florale (/extériorité/) semble communiquer une richesse sentimentale (/intériorité/). A cette thématique s'adjoignent les aspects /itératif/ (cf. ‘redevint’, ‘retrouvai’) et /inchoatif/ (cf. à proximité : "La renaissance de Mme de Mortsauf fut naturelle, comme les effets du mois de mai sur les prairies"), mais aussi le cas /résultatif/ qui indexe ces qualités (cf. les participes passés).
L'élève, attentif au rythme ternaire, a vu que l'assimilation qu'il induit entre 'joie', 'santé' et 'jeunesse', prend l'exact contre-pied de l'irritabilité du vieux mari de la comtesse (cf. occ. 21 suivante), dans une antithèse qui se reporte aussi sur le plan végétal : sa rétraction de dépérissement contraste en effet avec l'épanouissement du cher Lys.

Occ.21 : Mais la mauvaise humeur de M. de Mortsauf, égoïste et adverse, a tôt fait de rompre l’harmonie de l'ambiance festive : "La joie que témoignaient les deux enfants, enchantés de se montrer l’un à l’autre leurs cadeaux, parut importuner le comte, toujours chagrin quand on ne s’occupait pas de lui." Son caractère maladif n'exclut pas le sème /intention de nuire/ qui fait ressortir par contraste le sème /innocence/ de la joie enfantine.

Occ.22 : De nouveau, les effusions larmoyantes (cf. occ. 2, occ. 7) sont récurrentes, mais cette fois sans aucun contraste négatif; ainsi Félix confie à l’occasion du spectacle de la comtesse, son "cher ange" : "je la vis pour la première fois, jeune fille, gaie de sa gaieté naturelle, prête à jouer comme un enfant. Je connus alors et les larmes du bonheur et la joie que l’homme éprouve à donner le plaisir.
- Belle fleur humaine que caresse ma pensée et que baise mon âme! ô mon lys! lui dis-je, toujours intact et droit sur sa tige, toujours blanc, fier, parfumé, solitaire!"
On reconnaît dans l'assertion de la vérité générale ("que l'homme éprouve"), qui précède le lyrisme floral et spiritualiste, la manifestation du code culturel, typique de l'écriture balzacienne depuis la nouvelle Sarrazine (Barthes, S/Z). Sa valeur d'habitude opère alors un contraste par rapport à l'isotopie /inchoatif/ de la renaissance sentimentale subjective ("je le vis pour la première fois", "je connus").

Occ.23 : Quelques lignes plus bas (que l'occ. précédente), le végétal et le climat intimiste de la confidence sont récurrents : "Nous eûmes alors sous cette mobile voûte de feuillages frémissants une longue conversation pleine de parenthèses interminables, prise, quittée et reprise, où je la mis au fait de ma vie, de mes occupations; je lui décrivis mon appartement à Paris, car elle voulut tout savoir; et, bonheur alors inapprécié, je n'avais rien à lui cacher. En connaissant ainsi mon âme [...]" qui aboutit à un syntagme d'effusion romantique : "elle saisit ma main et la baisa en y laissant tomber une larme de joie". Comme si ce "bonheur" dans l'harmonie chaste et spirituelle des deux êtres ("l’amour se trahissait dans une région interdite aux sens") impliquait une forte modalisation épistémique (cf. ‘voulut tout savoir’, ‘rien à lui cacher’, ‘apprenant’, ‘connaissant’).

Occ.24 : L'attitude perverse et immature du mari est dénoncée par son épouse. Elle contraste avec la droiture adulte de celle-ci, et se traduit aussi au niveau de sa ruse (modalité épistémique) : "La puissance est clémente, elle se rend à l'évidence, elle est juste et paisible ; tandis que les passions engendrées par la faiblesse sont impitoyables ; elles sont heureuses quand elles peuvent agir à la manière des enfants qui préfèrent les fruits volés en secret à ceux qu'ils peuvent manger à table ; ainsi M. de Mortsauf éprouve une joie véritable à me surprendre ; et lui qui ne tromperait personne me trompe avec délices, pourvu que la ruse reste dans le for intérieur." continue-t-elle de confier à Félix. Dans cette tromperie qui ne peut rien avoir de charnel, le côté malsain de la joie – dont l’aspect ‘véritable’, envers de la fausseté, accuse la duplicité – est toutefois dédramatisé par la locutrice qui la rapporte à une maxime (gnomique : "les passions engendrées par la faiblesse sont impitoyables"). Cela a pour effet de neutraliser le sème /intention de nuire/ en noyant le caractère péjoratif du mari dans la dysphorie de sa maladie, laquelle a engendré son comportement sadique.
Dans la même optique de déculpabilisation, certains élèves ont profité du contexte de la période pour opérer une judicieuse assimilation entre le "vieillard" et les "enfants".

Occ.25 : Le spiritualisme chrétien plusieurs fois relevé renoue ici ouvertement avec le platonisme :"La joie tumultueuse d’une petite fille en liberté, si gracieuse dans ses gestes, si agaçante dans ses propos, n’était-elle pas aussi la vivante expression de deux âmes libres qui se plaisaient à former idéalement cette merveilleuse créature rêvée par Platon, connue de tous ceux dont la jeunesse fut remplie par un heureux amour ?" Or la fillette en question n’est pas seulement identifiable à Madeleine, qui accompagne le couple Félix/Mme de Mortsauf lors de la promenade sur l’eau, mais à sa mère elle-même dans la mesure où ils sont "comme trois enfants", et où la confidence : "je vous dirai que nous nous aimions en tous les êtres, en toutes les choses qui nous entouraient" crée une osmose affective unifiant la mère et la fille dans l'esprit de Félix.
Toutefois le tumulte sentimental euphorique n'est pas si innocent qu'il y paraît de prime abord, car le "la comtesse ôta ses gants et laissa tomber ses belles mains dans l’eau comme pour rafraîchir une secrète ardeur" instille la brûlure du désir dans ce couple illégitime. Ainsi les deux adjectifs trouvent-ils une interprétation relativement à Mme de Mortsauf : "gracieuse" en s’octroyant une "liberté" extra-conjugale, mais "agaçante" en ne cédant pas à l'attrait physique.

Occ.26 : L’euphorie que cache et qu’éprouve Félix, amoureux "observateur" d’une scène conjugale, entre en opposition avec la dysphorie de la maladie du mari d'Henriette qui suscite non seulement les soins attentifs mais la fidélité sacrée qu'affiche son épouse, laquelle "baisa saintement ce front décomposé" :"On prétend que c'est des gestes de mourants, dit-elle. Ah! s'il mourait de cette maladie que nous avons causée, je ne me marierais jamais, je le jure, ajouta-t-elle en étendant la main sur la tête du comte par un geste solennel. - J'ai tout fait pour le sauver, lui dis-je. - Oh! vous, vous êtes bon, dit-elle. Mais moi, je suis la grande coupable.
Elle se pencha sur ce front décomposé, en balaya la sueur avec ses cheveux, et le baisa saintement; mais je ne vis pas sans une joie secrète qu’elle s’acquittait de cette caresse comme d’une expiation."

Si l'on a ici plus longuement cité le cité le contexte, c'est que l'élève a eu besoin, pour comprendre ce mot complexe d'expiation, de le mettre en relation avec la culpabilité revendiquée par Mme de Mortsauf quelques lignes plus haut; il a ainsi pu éviter le contresens qu'aurait induit sans ce contexte la question suivante qu'il n'a pas manqué de se poser, lors de l'interrogation orale collective : pourquoi Félix est-il intérieurement joyeux que cette femme souffre d'une faute alors qu'il est épris d'elle, et que c'est lui le responsable de ce ménage à trois ? Il apparaît ainsi que si elle se sent "coupable", ce n'est pas d'une tromperie extra-conjugale avec le jeune homme, mais "de cette maladie que nous avons causée"; de sorte que le sentiment de Félix s'explique à l'idée que la "caresse" prodiguée au vieillard n'est pas faite pas amour (évaluation méliorative), mais par tentative de réparation, de rachat (évaluation péjorative) de type chrétien (le relevé de l'isotopie religieuse a été fondamental dans le processus de compréhension). Certains élèves se sont alors indignés de ce que la souffrance d'une épouse modèle par ses scrupules puisse engendrer la joie de la part de ce tiers qui prétend l'aimer en l'idéalisant...
Telle est la richesse des débats en classe que suscite l'établissement de parcours interprétatifs les plus en conformité avec le contexte élargi du chapitre où se situe le segment à analyser.

Occ.27 : Le comte malade, un substitut est requis : "Avec quelle joie Henriette se prêtait à me laisser jouer le rôle de son mari, à me faire occuper sa place à table, à m'envoyer parler au garde; et tout cela dans une complète innocence, mais non sans cet intime plaisir qu’éprouve la plus vertueuse femme du monde à trouver un biais où se réunissent la stricte observation des lois et le contentement de ses désirs inavoués." Sans doute la beauté de cette période balzacienne provient-elle de la complétude et l'intensité de la vie affective/morale de l'héroïne qu'elle évoque. La chute sur les "désirs inavoués" induit une opposition avec "la plus vertueuse femme du monde" et "complète innocence", si bien que sa satisfaction repose sur la conciliation des contraires (devoir envers le comte vs passion pour Félix), dans le respect de la morale religieuse, et sans sacrifice de l’un des termes impliqués (fidélité ou attirance extra-conjugale).
Au niveau dialogique du contenu de cette phrase, rien n'interdit au lecteur, en l'occurrence certains élèves avertis, de retraduire l'innocence de ce petit jeu en une perversité ignorée (à la différence de Félix, qui, dans l'occurrence précédente est plus conscient du "rôle" pervers qu'il joue en devant cacher sa joie).

Occ.28 -29 : La densité joviale est remarquable puisque seulement une phrase après l'occurrence précédente on lit l'expression de l'euphorie dans les deux suivantes :"Quelle joie quand je découvris en elle la pensée vaguement conçue peut-être, mais délicieusement exprimée, de me révéler tout le prix de sa personne et de ses qualités, de me faire apercevoir le changement qui s’opérerait en elle si elle était comprise ! Cette fleur, incessamment fermée dans la froide atmosphère de son ménage, s’épanouit à mes regards, et pour moi seul ; elle prit autant de joie à se déployer que j’en sentis en y jetant l’œil curieux de l’amour !" On observe que la réciprocité et la communication sentimentales (joie de JE-Félix à Elle-Henriette) impliquent la lexicalisation dense d’actes perceptivo-cognitifs (cf. 'découvris, pensée, conçue, exprimée, faire apercevoir, comprise, s’épanouit, sentis, jeter l'oeil, curieux'), ce qui rend la modalité thymique dépendante de l’épistémique. En termes barthésiens, le Code de la personne requiert le Code herméneutique.
Par ailleurs certains élèves ont relevé que l’épanouissement floral et extra-conjugal légitime de Mme de Mortsauf ("elle eut le droit de s’occuper de moi" du fait que le comte est "annulé par la maladie") s’effectue de nouveau par antithèse en mettant un terme provisoire à la rétraction et la froideur dysphoriques.

Occ.30 : Toujours dans la même page, la métamorphose féline de Mme de Mortsauf : "avec quelle fauve finesse d’hirondelle, quelle pénétration de lynx" souligne son dynamisme : "elle s’élançait agile, vive et joyeuse" qui sert d’interprétant à celui des "expansions de l’âme". Si bien qu'avec la même tournure syntaxique assimilatrice, l’intensif "avec quel pétillement de joie dans les mouvements" unit l’intériorité à l’extériorité. Cet élan euphorique a lieu quand "elle me servait", se souvient Félix narrateur, et par contraste avec "accablée de fatigue", "moments de lassitude", "chevet du malade", comme si Félix constituait désormais pour elle la récompense, cette fois déculpabilisée, pour avoir veillé le comte.

Occ.31 : Toujours dans la même page, on retrouve le syntagme "feu de joie" (cf. occ. 9) mais ici associé à la complicité secrète vis-à-vis d'une autorité religieuse qui n'est pas sans rappeler celle de Saint-Martin (cf. occ. 3) : "Sa beauté se fit plus belle, son esprit se raviva. Ce continuel feu de joie était un secret entre nos deux esprits, car l'oeil de l'abbé de Dominis, ce représentant du monde, était plus redoutable pour Henriette que celui de M. de Mortsauf;" soit une duplicité des amoureux qui concorde avec le contexte félin précédent.
D'ailleurs la vivacité de ce feu motive la métaphore animale dans le sillage de l'hirondelle précédente : "Mme de Mortsauf était le bengali transporté dans la froide Europe, tristement posé sur son bâton, muet et mourant dans sa cage où le garde un naturaliste; Henriette était l'oiseau chantant ses poèmes orientaux dans son bocage au bord du Gange, et comme une pierrerie vivante, volant de branche en branche parmi les roses d'un immense volkaméria toujours fleuri." La transition du patronyme + participes passés (transporté, posé) au prénom + participes présents (chantant, volant) a pour corrélat thématique l'opposition /résignation conjugale/ vs /énergie extra-conjugale/ qui sous-tend la métaphore filée exotique. C'est bien ce sous-entendu réaliste caché derrière la métaphore qui est au centre des préoccupation du narrateur puisque quelques lignes auparavant Félix avait perçu sa dualité dans une nette antithèse : "la femme enchaînée qui m’avait séduit malgré ses rudesses, et la femme libre dont la douceur devait éterniser mon amour". Liberté de l'être psychologique caché sous l'emprisonnement que requiert le paraître social. Tel est le contenu central que plus d'un élève est parvenu à déceler derrière les masques poétiques de l'extrait.

Occ.32 -33 : La comparaison avec le végétal flétri (cf. les "feuilles sèches de l’automne" de l’occ. 17 : sèmes /cessatif/ + /dysphorie/) a ici pour écho la période suivante où le triste physique du mari est compensé par le sentiment que suscite en lui son épouse (sèmes contraires /inchoatif/ + /euphorie/) : "Malgré l'évidence des résultats, Henriette pleurait parfois à l'aspect de ce vieillard décharné, faible, au front plus jaune que la feuille près de tomber, aux yeux pâles, aux mains tremblantes ; elle se reprochait ses duretés, elle ne résistait pas souvent à la joie qu’elle voyait dans les yeux du comte quand, en lui mesurant ses repas, elle allait au-delà des défenses du médecin. [réapparaît l’opposition entre l’être psychologique et euphorique caché vs le paraître social\familial, ici de la maladie] Elle se montra d’ailleurs d’autant plus douce et gracieuse pour lui qu’elle l’avait été pour moi ; mais il y eut cependant des différences qui remplirent mon cœur d’une joie illimitée." Celle-ci, extra-conjugale, dépasse en intensité la précédente conjugale, tout en influant sur elle (en adoucissant l’automne du couple Morsauf) ; elles ne sont donc pas incompatibles en dépit de la forte présence grammaticale de l'opposition ('malgré', 'mais', 'cependant'). Comme la feuille est jaunie, le lys est embelli : les deux types de joie, de nouveau indexées à /résultatif/, mais aussi /itératif/ (alors que la tristesse du mari est singulative-durative), se renforcent l’une l’autre, sans immoralité.
La recherche par mot clé, comme la chaîne de caractères 'rempli-', que l'élève constate à proximité du sentiment qui nous occupe, lui montre que la transmission affective et fusionnelle remonte à la première apparition de la femme modèle : "Quoique Mme de Mortsauf n'eût prononcé qu'un mot au bal, je reconnus sa voix qui pénétra mon âme et la remplit comme un rayon de soleil remplit et dore le cachot d'un prisonnier."

Occ.34 : Toujours à propos de la maladie des enfants Mortsauf, la mère locutrice se montre rassurée, temporairement, par leur éducation réussie : "Quand je les vois ainsi, la joie fait taire mes douleurs, de même qu’elles se taisent et disparaissent quand je les vois malades. Mon ami, dit-elle l’œil brillant de plaisir maternel [lequel gagne à être rapproché à bon droit de cette paraphrase antérieure de sa joie : "elle les suivait d’un œil mouillé dans leurs jeux, en éprouvant un contentement qui renouvelait ses forces en lui rafraîchissant le cœur"], si d’autres affections nous trahissent, les sentiments récompensés ici, les devoirs accomplis et couronnés de succès compensent la défaite essuyée ailleurs." Au-delà de ce sous-entendu qui vise notamment la réalité conjugale, on note le stoïcisme et le pouvoir intérieur de transfiguration (positive) de l’héroïne, que l’ami Félix identifie pourtant à de l’aveuglement, si l'on se reporte à cette notation précédant la subordonnée temporelle de la joie : "je respectai l’erreur de la pauvre mère".
Concernant l’antonymie, omniprésente (cf. ‘succès’ vs ‘défaite’, ‘récompens-’ vs ‘trahis-’, ‘ici’ vs ‘ailleurs’, etc.), on observe que ‘joie’, ne pouvant s’assimiler à ‘plaisir’ que s’il est maternel, donc licite et chaste, domine 'douleurs', sémème qui s'oppose lui-même à 'malades' en /moral/ + /égocentrisme/ (moi de Henriette) vs /physique/ + /altruisme/ (sa famille), la maladie d'autrui étant vécue par la mère comme une autre expiation (cf. l'occ. 26).
L'élève, simplement mais judicieusement, a ici constaté que leur maladie avait le même effet que sa joie, celui d'inverser la dysphorie en une thérapie morale (sorte d'antalgique mental).

Occ.35 : Lors de cette autre scène conjugale, Mme de Mortsauf ne cède pas aux subtiles avances de Félix, et chastement "Elle baissa les yeux en se souvenant de l’heure à laquelle je faisais allusion ; son regard se coula vers moi, mais en dessous, et il exprima la joie de la femme qui voit les plus fugitifs accents de son cœur préférés aux profondes délices d’un autre amour. Alors, comme toutes les fois que je subissais pareille injure, je la lui pardonnais en me sentant compris." Par pudeur autant que par duplicité, ce que traduit le sème /mouvement descendant/ du ‘regard’, elle oppose l’expression romantique de son cœur aux délices de l’amour charnel non réalisé (i. e. demeurant contrefactuel). La joie féminine s'en trouve limitée à la relation platonique, ce qui constitue une "injure" pour Félix, qui substitue la compréhension des cœurs à la frustration, ne gâchant pas ainsi la joie de l'épouse modèle.

Occ.36 : Ce n’est qu'après une pause imposée par les conditions extérieures que s'effectue la reprise de la promenade de la comtesse et de Félix, déterminant son état intérieur, point d'orgue du paragraphe :"Quand l'orage eut cessé, que la pluie fut convertie en ce qu'on nomme à Tours une brouée, qui n'empêchait pas la lune d'éclairer les brouillards supérieurs rapidement emportés par le vent du haut, le cocher sortit et retourna sur ses pas, à ma grande joie.", celle de poursuivre le déplacement vers l'Anglaise Arabelle. Or en cette fin de roman, son sentiment dépend moins de ce que Balzac appelle la "brouée" (bruine) que du climat instauré entre Félix et les deux femmes nobles et rivales qu’il aime, lady Dudley et Mme de Mortsauf. Celle-ci confirme la connexion symbolique entre les classes sémantiques //météorologie// et //relations affectives// en demandant à Félix, quelques lignes auparavant, de "résoudre notre attachement jusqu’ici si douteux et plein d’orages par cette douce et sainte affection" qui la caractérise. Car elle l'invitait peu auparavant à une communion fraternelle : "Chérissez-moi ! L’amour d’une sœur n’a ni mauvais lendemain, ni moments difficiles. Vous n’aurez pas besoin de mentir à cette âme indulgente [...] qui ne manquera jamais à s’affliger de vos douleurs, qui s’égaiera de vos joies".
Orages, éclaircies, douleur, joie : l'élève constate que l’antithèse finale /dysphorie/ vs /euphorie/ est transcendée par la passion privilégiée, l’amour, qui en concilie les termes.

Occ.37 : Après le discours direct de la belle anglaise, "ta servante Arabelle, de qui toute la morale sera d'imaginer des caresses qu'aucun homme n'a encore ressenties et que les anges m'inspirent." (unissant ainsi le sensuel et le spirituel), Félix commente ces propos dans une phrase dont le type gnomique et la vérité générale sont à rapporter au Code culturel (Barthes) : "Je ne sais rien de plus dissolvant que la plaisanterie maniée par une Anglaise, elle y met le sérieux éloquent, l'air de pompeuse conviction sous lequel les Anglais couvrent les hautes niaiseries de leur vie à préjugés. La plaisanterie française est une dentelle avec laquelle les femmes savent embellir la joie qu’elles donnent et les querelles qu’elles inventent ; c’est une parure morale, gracieuse comme leur toilette. Mais la plaisanterie anglaise est un acide qui corrode si bien les êtres sur lesquels il tombe qu'il en fait des squelettes lavés et brossés." Ce diptyque oppose deux types de plaisanterie indexés à deux comparants dont les sèmes spécifiques distinctifs dont : /douceur/ + /beauté/ ('dentelle', etc.) vs /violence/ + /laideur/ (cf. le syntagme "un tigre qui emporte la chair jusqu'à l'os" outre "acide qui corrode les êtres", réduits à des ‘squelettes’). Il revient précisément au point de vue extérieur à la francité qu’incarne la rivale lady Arabelle de caricaturer les valeurs de Mme de Mortsauf, en ironisant sur sa vertu et en prenant ouvertement parti pour la sensualité, dans un dualisme qui structure les deux visages de la féminité.

Mais ce point de vue n’est pas ici assumé par Félix, qui revalorise la femme française, restée pure. Renouant avec l’ambiance festive, le comparant ‘parure’, générique pour ‘dentelle’ et ‘toilette’, de la spiritualité (cf. ‘plaisanterie’, ‘morale’) propage son afférence /mélioratif/ à la duplicité mentale. De sorte que le sémème ‘joie’ en subit une intensification de son contenu positif, et que son antonyme ‘querelles’ se voit afféré le trait /esthétique/. L'élève peut constater que son vrai antonyme en contexte est la corrosion, ou "le sérieux éloquent", qui relève de l'anglicité telle que Balzac la définit localement.

Occ.38 : Constatant l’échec de sa médisance auprès de Félix, la lady cache mal son infériorité vis-à-vis de Mme de Mortsauf ("La grandeur de l’attaque faite par Arabelle me révélait l’étendue de sa peur et sa secrète admiration pour sa rivale.") et change de ton, lequel devient pathétique par le sacrifice proclamé : "Hé bien, je suis généreuse, dit-elle en essuyant ses larmes, retourne auprès d’elle". Touché, Félix renonce à être cruellement sincère et se réfugie derrière le topos : "le Code-Homme nous fait en galanterie un devoir du mensonge" ; ainsi "Elle sut m’arracher des protestations d’amour qui la comblèrent de joie. Que dire en effet à une femme qui pleure au matin ? une telle dureté semble alors infâme". Si la joie est sincère chez elle, ce sentiment reste cependant indexé à /duplicité/, relativement à la stratégie masculine, manipulation qui conserve le trait /mélioratif/ du fait que la comédie de Félix reste orientée vers la bienveillance (comme souvent dans ce roman, le trait /intention de nuire/ est neutralisé).
A travers cette coexistence de la douceur manifestée face à la dysphorie contraire, l'élève a été surtout sensible à la force de l'antithèse, qui était illustrée d’ailleurs quelques lignes auparavant lorsqu’Arabelle reconnaissait : "J’ai la faiblesse de t’aimer, tandis que cette femme a la force de rester dans sa chapelle catholique." (dans le combat manichéen de ‘la volupté’ et de ‘la chair’ de l’occ. 9).

Occ.39 : Vers la fin du roman, Mme de Mortsauf tombe malade elle aussi : "Mais pour guérir le corps, il aurait fallu que le cœur fût guéri ! s’était un jour écrié le vieux médecin". Si bien que dans la même page le médecin de l’âme, l’abbé de Dominis, confie à Félix quelle fut "la lutte du corps et de l’âme" de la comtesse. "Rappelée à Dieu par ma vue", elle profère alors "d’angéliques paroles" sur le thème du rachat divin, énoncé de façon gnomique : "Le bonheur des autres devient la joie de ceux qui ne peuvent plus être heureux." Avec l’épanchement consécutif du confesseur : "son accent fut si déchirant que j’ai senti mes paupières se mouiller". La transfiguration épique du malheur en son contraire, réitéré dans la même page : "Elle tombe, il est vrai, mais elle se relève plus haut dans le ciel [...] ce beau lys coupé refleurira dans le ciel" procède par compensation, dans un contexte où le corporel (domaine //médical//) le cède au spirituel (//religieux//).
Une recherche de co-occurrents a montré à l'élève que le syntagme le bonheur des autres (pourvu de 3 occ. dans le Lys) donne un éclairage au mot-clé étudié. On lira ainsi plus loin ce souvenir des paroles d'Henriette : "le bonheur des autres est la consolation de ceux qui ne peuvent plus être heureux", où la substitution de 'consolation' à 'joie' colore le sentiment de /dysphorie/ ; en revanche les premières pages du roman comportaient cet aveu de Félix : "le bonheur des autres a souillé les roses de mon enfance, et flétri ma verdoyante jeunesse", ce qui intensifie le sentiment par /euphorie florale/, en dépit de l'inversion dialectique.

Occ.40 : Etrangement, la 'pluie' d'euphorie n’est pas antinomique de la dysphorie, dans cette remémoration nostalgique Par Henriette : "Quelles délices m’inondèrent en vous trouvant si pur, si complètement vrai, doué de qualités si belles, capable de si grandes choses, et déjà si éprouvé ! Homme et enfant, timide et courageux ! Quelle joie quand je nous trouvai sacrés tous deux par de communes souffrances !" lance rétrospectivement Mme de Mortsauf à Félix, dans une emphase épistolaire, puisqu'il s'agit de sa dernière lettre dans le roman.

N. B. : Dans le dualisme antithétique qui soude les termes de la catégorie sémique : /immaturité/ (‘enfant’, ‘timide’, ‘si pur’, ‘doué de qualités’, ‘capable de grandes choses’) vs/maturité/ (‘homme’, ‘courageux’, ‘déjà si éprouvé’, ‘souffrances’), c’est l’enfant en tant qu’il est devenu adulte endurci qui séduit la comtesse.

Si les souffrances en question ne sont valorisées, sacralisées - on note l’afférence religieuse - que par la connaissance intime et idéaliste qui les révèle ("il me fut donné de lire dans votre âme"), les élèves ont dans leur majorité été sensibles à la force de cet amour possessif : "vous perdre, pour moi c’était mourir : aussi vous ai-je laissé près de moi par égoïsme". Si bien qu'ils en ont judicieusement conclu qu'une telle joie fusionnelle repose sur des bases péjoratives.