Thierry Mézaille : THÉMATIQUES LITTÉRAIRES


Chapitre 2. Entrer dans une nouvelle et un roman balzaciens
par deux pseudo-synonymes :
plaisir et joie

Le roman naturaliste n'est heureusement pas l'unique objet des programmes. Voilà pourquoi on s’est plongé dans le corpus narratif, plus romantique, de Balzac, pour y étudier deux émotions, au lieu des choses matérielles. L’enjeu consiste à savoir si les occurrences en contexte de ces deux noms d’états affectifs respectent l’opposition sémique traditionnellement retenue par les rédactions lexicographiques, ‘joie’ /spirituel/ vs ‘plaisir’ /corporel/  (1).
L’intérêt pédagogique essentiel de la récolte automatisée des segments textuels, comportant des mots vedettes, par la simple utilisation d’un navigateur (en fonction recherche de chaîne de caractères), seule compétence requise en matière informatique de la part de l’enseignant, réside dans les trois compétences qu’elle développe

Démontrons-le au travers d’une application aux 9 occurrences d'un lexème dans Sarrasine. Le choix de cette nouvelle rendue célèbre par son analyse en codes (cf. S/Z) permet évidemment d’accroître le comparatisme jusqu'à relever les points de convergence et\ou divergence avec la lecture de Barthes.

Grammaticalement, la notion de paraphrase trouve dans cet extrait un éclairage sémantique lumineux dans la mesure où les 3 syntagmes "ces plaisirs continus", "la gaieté se réveilla" et "une fête perpétuelle où l’on rit sans arrière-pensées" témoignent de lexicalisations différentes du même groupement sémique /euphorie/, /insouciance/, /imperfectif/, /duratif-itératif/ (aspectualisation et évaluation mêlées). Le passage met donc localement en évidence la primauté d’un sens, quelle que soit la façon dont il est exprimé.

Entre les deux emplois des deux premiers extraits, fort distants dans le récit, l’inversion dialectique a eu lieu entre la répudiation (1) qui selon Barthes constituait dans le code symbolique une « protection contre la sexualité », et la participation du héros éponyme Sarrasine qui s’adonne aux excès orgiaques de la vie d’artiste (2), selon un cliché romantique – l’éclairage par l’appel à la topique embraye sur l’analyse lexicale ; de même le code culturel est sollicité concernant l’histoire de Louis XV, pour faire comprendre l’hédonisme de cette "époque licencieuse", comme le réclame Barthes. La nécessité de la restitution de cet environnement, linguistique et culturel, a cette vertu de montrer à l'élève l'aspect intrigant du toujours trop bref passage sélectionné, lequel, lors de l'analyse, requiert une fenêtre plus élargie.

Dans l’occ. suivante (3), l’action du « passer-outre » l’avertissement et le défi à la mort au profit de l’amour constitue un autre cliché romanesque. A cette variation qu’apporte le changement de fonction (au sens proppien du terme) sur le code actionnel, s’ajoute la variation dialogique des sources diverses des voix (successivement celle du héros, de l’inconnu italien, et de la vérité générale au présent énoncée par l’auteur qui fait une intrusion en convoquant ce que Barthes appelle le « code proverbial ») :

3. "La mort dût-elle m’attendre au sortir de la maison, j’irais encore plus vite, répondit-il. – Poverino! s'écria l’inconnu en disparaissant. Parler de danger à un amoureux, n’est-ce pas lui vendre des PLAISIRS ?"

Bref, pour conférer une unité thématique à ces trois premières occ., quelles qu’en soient les différences mutuelles, on constate que le sémème est indexé au sème /relation amoureuse/, dont les afférences /matérialité/ (cf. ‘vendre’, ‘licencieuse’) et /festivité/ contredisent le sème contraire /spiritualité/ qui sera actualisé dès l’occ. suivante :

4. [...] il remettait ces soins au lendemain, heureux de ses souffrances physiques autant que de ses PLAISIRS intellectuels.

Ici l'antithèse du Corps et de l'Esprit favorise un rapprochement avec les deux contextes suivants où elle est récurrente. Avec ‘souffert’ et ‘douleur’ en relation avec la manifestation pathologique (Barthes parle ici du topos de l’amour-maladie inscrit dans le code culturel), est activé le sème nommé /composite/ par Barthes devant cette juxtaposition « paradoxale » des contraires chez Sarrasine, ce qui témoigne de ce qu’on peut appeler un style antonymique :

On fait remarquer que les manifestations physiologiques dans ces deux extraits résultent du spectacle, respectivement hors du théâtre (5) et "de retours au logis" (6), ce qui indexe le mot vedette à l’isotopie /amour de l'art/, d’abord restreinte à /euphorie intense/ (7). Par la cohésion qu’elle instaure, celle-ci rendrait artificielle la séparation des trois occ. et la disjonction corrélative des trois lieux (5, 6, 7), qui pourtant relèvent du même épisode de la première apparition de la Zambinella que le héros admire sur scène, l’esthétique du dessin et de la sculpture ayant pris le relais du chant et du corps exhibé :

7. L’illusion de la scène, les prestiges d'une toilette qui, à cette époque, était assez engageante, conspirèrent en faveur de cette femme. Sarrasine poussa des cris de PLAISIR. Il admirait en ce moment la beauté idéale de laquelle il avait jusqu'alors cherché çà et là les perfections dans la nature.

Cette "illusion" scénique est emblématique des isotopies /dissimulation/ ou /duplicité/ récurrentes chez Balzac et dans quasiment tous les extraits, au travers de la forte modalisation épistémique (cf. les verbes ‘paraître’, ‘révéler’, ‘tromper’, etc.) qui témoigne de la naïveté du sculpteur et de ses enthousiasmes dans le milieu artistique et italien où il est immergé ; autrement dit de ses échecs dans le code herméneutique (Barthes) qui l’amène à déceler une vérité qui finira par le tuer.

Le tête-à-tête et l’amère déception suivantes indexent alors le mot vedette à l’isotopie /relation amoureuse/, par inhibition de /amour de l’art/ précédente, le contact charnel et affectif ayant pris le dessus sur le sentiment artistique. Toutefois son contenu est dépourvu de la matérialité du libertinage que signifiait le mot vedette au pluriel :

8. Sarrasine était, comme tous les amants, tour à tour grave, rieur ou recueilli. Quoiqu’il parût écouter les convives, il n’entendait pas un mot de ce qu’ils disaient, tant il s’adonnait au PLAISIR de se trouver près d’elle, de lui effleurer la main, de la servir. Il nageait dans une joie secrète.

9. Deux grosses larmes sortirent de ses yeux secs, roulèrent le long de ses joues mâles et tombèrent à terre : deux larmes de rage, deux larmes âcres et brûlantes. Plus d’amour! je suis mort à tout PLAISIR, à toutes les émotions humaines.

On note comme au début la reprise de la paraphrase. Ainsi contrairement au lieu public, ici la proposition "il nageait dans une joie secrète" renforce son lien avec "il s’adonnait au plaisir de se trouver près d’elle" sur la base des isotopies /expansion + /intimité/ (qui s’oppose au ‘rieur’ extraverti et superficiel, comme la festivité initiale, dont le sème /insouciance/ est ici inhibé par son contraire /gravité/). De même pour le syntagme "à tout plaisir, à toutes les émotions humaines" dont le parallélisme syntaxique interne propage par assimilation une intériorité au sémème ‘plaisir’, au singulier. Cela confirme sa spiritualisation entreprise par la joie et le recueillement.

Néanmoins on retrouve l'antithèse /euphorie/ vs /dysphorie/ (9) qui assombrit l’affectivité du héros déçu, avec les répercussions négatives sur l’art que cela implique (d’ailleurs la phrase consécutive montre le geste destructeur de la statue par Sarrasine), voire la « contagion de la castration » que décèle Barthes sur le code symbolique, une fois révélée la vraie nature de la Zambinella. Mais ce pessimisme ne relève que du monologue intérieur du héros, non de la parole du narrateur, porteur de la vérité textuelle, contrairement à (8) qui procède par omniscience ; il induit donc de nouveau, comme dans (3), un décalage d’ordre dialogique.

Récapitulons : sans une qualification comme ‘intellectuels’, ‘plaisirs’ au pluriel est indexé au sème /relation amoureuse/, dans une satisfaction d’ordre matériel, festif, voire liée au risque. En revanche plus profond et spirituel est le sémème ‘plaisir’ au singulier, qu’il touche à l’affectivité, intime ou déçue, ou bien qu’il soit indexé à l’autre sème valorisé /amour de l’art/ ; dans ce cas, l’euphorie peut être spontanée et sans restriction, lors de la première apparition dans un lieu public, ou bien contrariée par la souffrance et la douleur antonymes, de même que la pathologie corporelle – bien compréhensible pour une histoire de castrat – contredit la plénitude spirituelle. Une telle variation sémantique du mot vedette se détache en outre sur fond de sèmes génériques /mondanité/ (insouciante mais aussi traître), /italianité/, /aventures/ (mystère à percer au péril de la vie), outre /amour/ et /art/. Bref avec une telle analyse organisée en secteurs thématiques, voire en interaction avec les trois autres composantes (tactique, dialectique, dialogique), qui rompt avec la simple apparition linéaire des occurrences, l’élève s’éloigne du danger scolaire que fut ce déconstructionnisme prôné par le jeu des cinq codes barthésiens, et plus généralement les dévots du « Texte » durant ces années 70.


Epilogue

Le type d’analyse que nous avons menée exerce ainsi un « droit de suite » vis-à-vis des logiciels fournissant des concordances (= listes de courts extraits de texte qui entourent un mot vedette), tels Intratext, Hyperbase, Tropes, etc. Mais plus encore un droit de préemption :

« pour atteindre ses objectifs, la thématique doit guider l'analyse lexicale, puis interpréter ses résultats qui sans cela resteraient inutilisables pour une sémantique textuelle. L’analyse lexicale, dont la statistique est un auxiliaire, ne propose pas d’elle-même des indices à l’analyse thématique. Les logiciels d'interrogation imposent certaines démarches, mais ne proposent rien. Ils servent à confirmer ou infirmer des hypothèses, qui dépendent de la stratégie d'interprétation. » (Rastier, 2001, p. 191)

Hormis les données quantitatives et\ou statistiques d’occ., le « droit de suite » qu'exerce ce type d’analyse évite la superficialité de la lecture qu'implique la structure de la page web.  En effet dans celle-ci, la jonction de blocs de textes par hyperliens propose certes une information quasi-illimitée, mais présente un écueil non négligeable, surtout pour des lecteurs en acquisition de méthodes :

« “Lire”, ou plutôt “circuler” ou “naviguer” en mode hypertexte ou hypermédia consiste à aller d'un fragment d'énoncé à un autre ou d'une page d'un texte à un enregistrement sonore ou à des illustrations fixes ou animées. L'acte de la lecture n'est toujours pas fondamentalement transformé. La lecture des textes gagne en étendue et en rapidité. Mais “lire en mode hypertexte” revient à “feuilleter” très vite d'énormes quantités de documents. La lecture y gagne en extension mais non en profondeur et moins encore en compréhension pour s’exprimer en termes épistémologiques. » (Vuillemin, 2000)

Cela dit sans entrer dans le débat sur la rivalité avec « la lecture en mode texte » que proposent aujourd’hui les e-books, car le support sophistiqué de tels livres électroniques portables dépasse la réalité de la salle informatique dans laquelle les expérimentations scolaires ont eu lieu. Le fait qu’on considère avec A. Vuillemin qu’ils « constituent sans conteste une régression technologique » (ibid.) incite à ne pas doter les élèves d’un tel équipement aussi onéreux qu’inefficace.

On peut s’accorder avec l’idée couramment admise selon laquelle si la "fracture numérique" est une réalité extra-scolaire, dans la mesure où l’ordinateur personnel, avec accès à internet, ne s’est pas forcément démocratisé dans les familles, en revanche les établissements du second degré sont de mieux en mieux dotés en PC en réseau avec accès (haut débit) à internet permettant des applications pédagogiques. Celles-ci témoignent en outre de l’effort d’équipement engagé depuis 1995 qui touche en priorité la plupart des CDI (centres de documentation et d'information). D’autre part, grâce aux formations PAF/IUFM – hélas annulées régionalement depuis l'année 2002 pour des raisons de financement – les réticences à l'informatique sont moins perceptibles chez les enseignants qui se familiarisent avec la recherche documentaire sur internet, et avec l'exploitation systématisée des bases de données textuelles. Leur intérêt pour les NTIC dépend en fait de l’utilité pratique qu’ils peuvent retirer du maniement de logiciels didactiques, à condition que la maîtrise préalable de ceux-ci ne requière qu’un laps de temps réduit.

***

Si, pour la nouvelle isolée, l’interrogation de banques textuelles n’est pas a priori cruciale, tel n’est pas le cas de l’épais roman ou du recueil de poèmes, dont les données numériques peuvent donner matière non seulement à des cours de littérature, mais aussi de grammaire : cf. plus loin les conjonctives pascaliennes requérant soit l’indicatif, soit le subjonctif, ou encore les deux types de relatives chez Rimbaud. Ainsi l'étude que nous proposons maintenant sollicite de nouveau le logiciel Hyperbase d’É. Brunet dans le cadre de l’Analyse Thématique des textes Assistée par Ordinateur, en profitant de tous les romans de Balzac qu’il met à disposition et soumet aux requêtes diverses et variées.

L’entrée s’effectue par le choix d’un signe, lequel prend ici la dimension d’un mot, alors qu’ailleurs ce pourrait être la proposition. Voilà en quoi la recherche pose un problème d’ordre sémiotique : l’unité graphique du lexème ou du grammème et syntaxique de la proposition (2), son identité à soi, cache difficilement son altérité sémantique, telle qu’elle est appréhendée une fois cette unité resituée dans son contexte. En d’autres termes, il s’agit de passer du stade de la visualisation (niveau du signifiant) à celui de la compréhension par l’élaboration de parcours interprétatifs (niveau du signifié). Comme précédemment, il sera donc question de sèmes constituant le contenu contextuel du mot étudié.

Par exemple si l’on compare deux extraits des deux récits les plus représentatifs, quantitativement parlant et du point de vue d’une entrée lexicale, au sein du corpus Balzac de Hyperbase, voici ce que l’on obtient :
 

Une des 38 occ. de plaisirs dans Le lys dans la vallée (sur 485 occ. du mot au pluriel dans toute la base), avec le plus fort écart réduit de + 6.5 :  Une des 30 occ. de plaisir dans La fille aux yeux d’or (sur 1027 occ. du mot au singulier dans la base), avec le plus fort écart réduit de + 7.8 :
Quant à vous, Félix, reprit-elle en s’animant, vous êtes l’ami qui ne saurait mal faire. Ah ! vous n’avez rien perdu dans mon cœur, ne vous reprochez rien, n’ayez pas le plus léger remords. N’était-ce pas le comble de l’égoïsme que de vous demander de sacrifier à un avenir impossible les PLAISIRS les plus immenses, puisque pour les goûter une femme abandonne ses enfants, abdique son rang, et renonce à l’éternité. Qui donc domine en ce pays sans mœurs, sans croyance, sans aucun sentiment ; mais d’où partent et où aboutissent tous les sentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs ? L’or et le PLAISIR.
Glose : On a choisi une phrase représentative du dilemme vécu par la locutrice Henriette de Mortsauf, celui d’accueillir Félix, mais comme une mère de substitution pour éviter de sacrifier à son amour les valeurs familiales (fidélité) et religieuses (vertu). De sorte que le sémème ‘plaisirs’, pour valorisé qu’il soit dans cette chaste relation affective, active l’isotopie /culpabilité/ par prétérition puisque les reproches et remords sont ceux de la locutrice sentimentale. Glose : Par assimilation avec le métal précieux, ‘plaisir’ active le sème /matérialisme/, déterminisme de toute forme de spiritualité, par l’hégémonie exercée dans le Paris pervers décrit à l’incipit de la nouvelle. Le didactisme du présent de vérité générale rompt avec l’affectivité du récit au passé.

C’est sur un tel "fond" balzacien que la "forme" sémantique constituée dans Sarrasine a tout intérêt à se détacher. Il revient alors à cette comparaison, rationalisée, de fonder la notion d’intertextualité que Barthes appelait de ses vœux mais qui restait très intuitive et floue, faute de corpus à interroger méthodiquement.

Par ses multiples fonctions, le logiciel ne fournit pas seulement la liste exhaustive de ces segments textuels ; il favorise en outre la comparaison immédiate de résultats concernant par exemple les spécificités lexico-grammaticales – chiffres et graphiques – du corpus Balzac. Libre à l’enseignant de Lettres de les exploiter, une fois surmontées les réticences qu’il pourrait avoir à faire appel aux fonctions statistiques de l'outil. L’accès à de telles banques textuelles littéraires est aujourd’hui facilité par la mise à disposition d’une remarquable application concrète : l'aide à l’interprétation du mot "étudiant" dans Le Père Goriot qu’a fournie E. Bourion pratiquant une interrogation en ligne. Dans le cadre scolaire de l'étude suivie d'un ouvrage littéraire, nous proposons ici à notre tour la construction thématique du contenu d’un mot en lui adjoignant une perspective pédagogique, celle du programme BATELIER, visant à favoriser l’accès des collégiens et lycéens aux bases textuelles. On a ainsi fait relever aux élèves les fragments de textes où apparaissent toutes les occurrences du "mot clé", à partir d'un moteur de recherche. Il revient alors à la classe, à l’oral d’abord, de passer du stade de l’observation de ces résultats (niveau du signifiant) à une étude des différents contextes (niveau du signifié). On devine l'objectif didactique et post-localiste : conférer une cohérence à cette diversité, et, au-delà, fournir une vue globale du contenu de l’œuvre abordée à partir d’une entrée lexicale, dont le choix peut paraître arbitraire au premier abord mais se révèle motivé par les relations sémantiques induites dans le cours de la pratique.

Exemple du graphique montrant la dominance de La fille aux yeux d’or (+ 7.8) :


Passons au lexème JOIE (au singulier, pour restreindre le relevé), très fréquent avec 678 occurrences pour l’ensemble des 48 romans de la base Balzac, Le Lys dans la Vallée ayant le taux de fréquence le plus élevé avec 40 occ. (suivi par La Peau de chagrin avec 37 occ., Illusions perdues 36, Deux jeunes mariées 35, etc.). Ce chiffre est retenu par commodité. En effet, il nous est apparu intéressant par sa modération : davantage de contextes auraient dispersé l’attention du lecteur ; inversement, moins n’auraient peut-être pas suffi à atteindre une consistance sémantique du mot. C’est dans cet état d’esprit que nous avons soumis à la classe Le Lys dans la Vallée, où ‘joie’ relève du vocabulaire en excédent (et ce bien que d’autres mots soient plus fréquents, tels ceux du siège du sentiment, ‘cœur’ et ‘âme’, respectivement crédités de 3310 et 2038 occ., logiquement réduits à 281 et 408 occ. au pluriel) par rapport au corpus balzacien, comme on le constate en activant la commande GRAPHIQUE du logiciel.

Ces données quantitatives suffisent à justifier le choix de ce mot, même si ce roman n’est pas celui où il est le plus excédentaire, selon la mesure de l’écart réduit. Il s’agit là d’un test probabiliste qui permet d’apprécier la déviation d’une fréquence observée par rapport à la fréquence théorique du mot ; il appert ainsi que La recherche de l’absolu domine avec un score positif et significatif de + 5.7 ; viennent ensuite Deux jeunes mariées avec + 5, ex-aequo La Peau de chagrin et Le lys dans la vallée avec + 4.6 (cf. la copie d’écran ci-dessous).


En revanche ‘joies’ au pluriel détient dans Le lys dans la vallée un écart réduit supérieur (+5.7) en dépit de ses seules 20 occ., moitié moindres qu’au singulier. Si la mesure par écart réduit est un outil indispensable :

"Dans une banque textuelle, le moteur de recherche doit permettre à l'usager de filtrer le voisinage avec un test probabiliste pour pouvoir caractériser les contextes : les résultats bruts sur les voisinages (fréquences absolues) ou les fréquences relatives (rapport au nombre d'occurrences du texte, comme le propose Frantext) sont à proscrire car ininterprétables." (É. Bourion, 2001: 76)

cette condamnation des fréquences absolues et relatives est excessive d'un point de vue pédagogique. En effet, l'expérience menée auprès des collégiens et lycéens (cf. le chapitre III suivant) montre que leur attention fut notamment attirée par la proportion élevée d'occurrences de mots vedettes (81 pour 'esprit' dans une sous partie d'Hyperbase ; 51 pour la chaîne de caractères [. alors] dans Madame Bovary). Ce n'est certes là qu'une première phase dans le processus menant à la pondération de ces chiffres par rapport aux corpus d'un auteur ou multi-auteurs, et à l'obtention de cooccurrents par filtrage statistique, mais elle n'est pas négligeable dans la mesure où elle fournit d'emblée une série consistante d'attestations en contexte, sur lesquels peut opérer l'étude thématique des élèves.

N. B. : Autre exemple, quand É. Brunet, consacrant une rapide monographie au mot AZUR (lui-même enseignant et chercheur sur la Côte d'azur), constate sans surprise qu'il "appartient au langage des poètes : sur 2515 emplois de ce mot relevés sur la base FRANTEXT, on compte 344 sous la plume de Hugo, 78 chez Leconte de Lisle, 40 chez Valéry, mais 3 seulement chez Voltaire et Sartre et aucun chez Molière, Rousseau, Malraux et Camus", il montre à quel point ces seules fréquences absolues sont éloquentes, et peuvent donner lieu à une sélection des contextes où le mot est très attesté, dans l'optique d'une séquence didactique sur le vocabulaire poétique.
Brunet, qui par ailleurs considère notre étude comme "un point de départ, un élan pour aborder d'autres sentiments que la joie et le plaisir, tels par exemple le bonheur, le contentement, la satisfaction, l'ivresse, et tous leurs antonymes" (communication personnelle).

Quant au point de vue qualitatif, on devine que l’euphorie et la valorisation du mot vedette ne seront pas sans rapport avec la métaphore florale de la femme inscrite dès le titre du Lys.
Voici la liste de concordances, par ordre d’apparition dans le roman (l’analyse de contenu de chacun de ces extraits, élargis au paragraphe, abordable par les élèves, a été publié dans notre article de 2000 (b) :

Occ. 1 : malgré ce programme de fêtes inespérées, ma joie fut détendue par le vent d’orage
Occ. 2 : s’il lui échappait de ces vives effusions de joie ou de douleur, rares dans la vie
Occ. 3 : la lumière de l’amour céleste et l’huile de la joie intérieure, pour employer
Occ. 4 : et commença par goûter quelque joie ; mais la naissance de Jacques fut un coup
Occ. 5 : prédictions sur lui-même à cette joie d’homme ivre, à ce rire fou
Occ. 6 : ne réussit pas tout d’abord ! Avec quelle joie il s’attribue le bien !
Occ. 7 : quelle femme sur la terre pourrait me causer une joie aussi grande que celle d’avoir
Occ. 8 : vous seuls, pouvez connaître l’infini de la joie au moment où pour vous un cœur
Occ. 9 : le désir serpenta dans mes veines comme le signal d’un feu de joie. Après
Occ. 10 : ils eurent je ne sais quelle joie enfantine de voir leurs émotions partagées ;
Occ. 11 : mouvement de mère qui voulait communiquer sa joie, et me dit à l’oreille :
Occ. 12 : je voulus voir serrer sa brune chevance, en partageant sa joie. Eh bien je tressaille
Occ. 13 : quelle délicieuse récompense ! la joie du père, qui redevenait jeune et souriait
Occ. 14 : Elle se trouva faible pour supporter la joie en admirant son enfant
Occ. 15 : l’on ne meurt ni de joie ni de douleur.
Occ. 16 : sans que mes yeux se mouillent de pleurs ; chaque joie en augmentera le sillon,
Occ. 17 : La douleur est infinie, la joie a des limites.
Occ. 18 : je vous suivrai dans votre route, quelle joie si vous allez droit, quels pleurs
Occ. 19 : Avec quelle joie ai-je reconnu que vous pouviez acquérir le peu qui vous manque
Occ. 20 : elle pétilla de santé, de joie et de jeunesse ; je retrouvai mon cher lys, embelli,
Occ. 21 : La joie que témoignaient les deux enfants, enchantés
Occ. 22 : Je connus alors et les larmes du bonheur et la joie que l’homme éprouve à donner
Occ. 23 : elle saisit ma main et la baisant en y laissant tomber une larme de joie.
Occ. 24 : M. de Mortsauf éprouve une joie véritable à me surprendre ;
Occ. 25 : La joie tumultueuse d’une petite fille en liberté, si gracieuse
Occ. 26 : mais je ne vis pas sans une joie secrète qu’elle s’acquittait de cette caresse
Occ. 27 : Avec quelle joie Henriette se prêtait à me laisser jouer le rôle de son mari,
Occ. 28 : Quelle joie quand je découvris en elle la pensée vaguement conçue
Occ. 29 : elle prit autant de joie à se déployer que j’en sentis en y jetant l’œil curieux
Occ. 30 : avec quel pétillement de joie dans les mouvements, avec quelle fauve finesse
Occ. 31 : Ce continuel feu de joie était un secret entre nos deux esprits,
Occ. 32 : elle ne résistait pas souvent à la joie qu’elle voyait dans les yeux du comte
Occ. 33 : les différences qui remplirent mon cœur d’une joie illimitée.
Occ. 34 : Quand je les vois ainsi, la joie fait taire mes douleurs,
Occ. 35 : et il exprima la joie de la femme qui voit les plus fugitifs accents de son cœur
Occ. 36 : le cocher sortit et retourna sur ses pas, à ma grande joie. "Suivez mon ordre"
Occ. 37 : les femmes savent embellir la joie qu’elles donnent et les querelles
Occ. 38 : les protestations d’amour qui la comblèrent de joie. Que dire en effet à une femme
Occ. 39 : Le bonheur des autres devient la joie de ceux qui ne peuvent plus être heureux.
Occ. 40 : Quelle joie quand je nous trouvai sacrés tous les deux

Pédagogiquement, la passation de l’épreuve orale collective a eu lieu dans une classe de seconde générale. Les documents des 40 contextes ont été fournis 48h. avant. La question préparatoire consistait à demander aux 32 élèves d’établir (chez eux) le maximum de relations entre les extraits fournis afin de comprendre leur possible unité, voire leur insertion dans la trame narrative sous-jacente, en s’appuyant par exemple sur des indices lexicaux.

Ainsi, dans une vue embrassant ces 40 contextes, les élèves ont fait remarquer

Par contraste avec celles où la signification méliorative est en partie ou totalement neutralisée, que ce soit par un antonyme dysphorique :
Occ. 2, 15, 16 : effusions de joie ou de douleur \ on ne meurt ni de joie ni de douleur \ chaque joie, chaque douleur
ou par le malin plaisir que prend le comte de Mortsauf à gâcher la joie de sa famille :

mélioratives pures :
mélioratives neutralisées :
8, 9, 10, 11, 12, 13, 19, 20, 22, 23,
25, 27, 28, 29, 30, 31, 33, 36, 37 
1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 14, 15, 16, 17, 18,
21, 24, 26, 32, 34, 35, 38, 39, 40

Remarque. Sur le terrain de l’enseignement, le cours de littérature, portant plus précisément sur "l’histoire des idées" reprend ici ses droits pour faire remarquer que cette mauvaise conscience du sentiment euphorique est à rapporter à l’innovation romantique, comme l’explique notamment Hugo Friedrich (Structure de la poésie moderne, Poche, 1999, p. 37), selon qui, depuis l’Antiquité "la joie représentait le sommet spirituel qui révèle l’achèvement du sage, du croyant, de l’honnête homme. […] Depuis le préromantisme, époque pendant laquelle les âmes se sentirent prédisposées à la souffrance, les rapports se trouvèrent inversés. La joie et la sérénité passèrent à l’arrière-plan de la littérature, et la première place fut occupée par la mélancolie et le vague à l’âme, le mal du siècle."

Les élèves ont fait en outre pertinemment observer (3)

On a fait procéder ensuite à une comparaison avec des auteurs recensés dans Hyperbase. En se reportant aux textes de cinq romanciers et poètes contemporains de Balzac (Nerval, Sand, Baudelaire, Rimbaud, Verne) rassemblés dans la sous-base dénommée EXEMPLE, certains élèves ont constaté la rareté du mot joie, avec seulement 30 occ. au total.
Sans toutefois que ces chiffres à l'état brut soient pourvus d'une quelconque signification, une telle insuffisance nous a fait préférer une comparaison avec le corpus de Gracq, lequel fournit à lui seul 79 occ., comme le montre ce graphique de répartition :


Ainsi à partir de la visualisation due à la commande CONCORDANCE TRI CONTEXTE GAUCHE, les élèves eux-mêmes ont émis deux séries d’observations portant sur des mots isolés, avant même que ne débute la phase interprétative :

Après cette vue globale, où l’on découvre la répartition du lexème dans les ouvrages de l’auteur, on a ensuite restreint l’analyse aux 40 occurrences du Lys, pour y relever non pas une lourdeur, souvent attribuée au style de Balzac, mais une insistance thématique qui le distingue encore de Gracq. En effet le proche contexte de joie fait ressortir l’emploi de synonymes et syntagmes en paraphrase de ce mot, lesquels sont aussitôt contrebalancés par leurs antonymes, tout aussi fréquents dans l’environnement immédiat de joie (comme il ressort de l’activation de la commande CONTEXTE).
L'élève a ainsi été invité à établir des relations lexico-thématiques entre ces 40 extraits où, de fait, la modalité thymique se trouve privilégiée dans le contenu de joie. S’il peut passer librement de l’un à l’autre sans être contraint par l’ordre d’apparition linéaire ou dans le cadre du récit, l’objectif demeure la production d’un classement thématique, d’un arrangement rationalisé.

***

Concernant le genre romanesque, outre les corpus de Balzac et Gracq, on a convoqué celui de Stendhal, plus particulièrement La Chartreuse de Parme, qui fut notre œuvre étudiée en lecture suivie lors du premier trimestre dans la même classe de seconde. Grâce au logiciel permettant d’interroger 7 ouvrages de l’auteur, recensés dans le Cd-Rom Catalogue des Lettres - Caravan Trévi, il est apparu que ce roman affichait la plus haute fréquence de joie, avec 79 occ., relativement aux 6 autres ouvrages de Stendhal (sur un total de 211 occ. du lexème pour l’ensemble). Pour obtenir leur table de concordances, il est plus commode de faire appel au logiciel Intratext naguère en ligne sur la Toile, qui comporte ce roman dans sa base – le plaisir de son maniement résidant dans la possibilité de cliquer chaque mot (hyper-lié) du texte. Relativement à Balzac, on note au niveau thématique que //militaire// s’est substitué à //religion//, de même qu’implicitement la province a remplacé /francité/ par /italianité/ :

 1      I.      1| La joie folle, la gaieté, la volupté,
 2      I.      1| étrange contraste avec la joie qui éclatait de toutes parts.
 3      I.      2| d'attente, il eut cette joie inexprimable de voir les
 4      I.      2| nièces étaient folles de joie.- Tu m'as rendu les beaux
 5      I.      2| La comtesse pleurait de joie et d'angoisse.- Grand Dieu!
 6      I.      2| de cacher les larmes de joie dont mes yeux étaient inondés.
 7      I.      2| l'embrassaient avec une joie si bruyante qu'il prit à
 8      I.      3| qui ne se sentait pas de joie de se trouver entre les
 9      I.      3| Fabrice, distrait par sa joie, songeait plus au maréchal
10      I.      3| habits rouges! criaient avec joie les hussards de l'escorte,
11      I.      3| faim. Ce fut donc avec une joie extrême qu'après avoir marché,
12      I.      3| mais quelle ne fut pas sa joie en reconnaissant d'abord
13      I.      4| écria avec un transport de joie: Voici le régiment! On fut
14      I.      5| prétexte pour cacher la joie folle qui pouvait lui donner
15      I.      5| réconciliation, j'ai profité de sa joie pour le faire boire d'une
16      I.      5| transports de tendresse et de joie qui ce jour-là encore agitèrent
17      I.      5| résolut d'aller cacher la joie commune à Milan, tant il
18      I.      5| personne sûre. Ce fut la joie dans le cœur que la comtesse
19      I.      6| salons, elle était folle de joie. Tout le monde se prosternait
20      I.      6| sa femme qui pleurait de joie; malgré son esprit, elle
21      I.      6| duchesse eut une double joie: elle avait pu être utile
22      I.      7| problème résolu, la petite joie causée par le plaisir de
23      I.      7| ces deux êtres, et de la joie naïve de la duchesse, une
24      I.      7| expression d'une certaine joie naïve et tendre qui est
25      I.      8| plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le lendemain
26      I.      8| derrière le théâtre? Sa joie redoubla lorsqu'il sut que
27      I.      9| délicieuses, je n'ai point eu de joie tranquille et parfaite,
28      I.      9| les femmes sont ivres de joie. Rien n'est gai comme le
29      I.      9| avait fait si souvent la joie de son enfance chassa les
30      I.      9| ravissait en extase; sa joie actuelle se composait de
31      I.     10| véritables causes de sa joie? Son arbre était d'une venue
32      I.     10| Et j'en ai plus de joie que vous, vous pouvez le
33      I.     11| et il ne se sent pas de joie d'avoir sous ses ordres
34      I.     12| avec les transports de la joie la plus vive que Fabrice
35      I.     13| vivre à Bologne dans une joie et une sécurité profondes.
36      I.     13| à son amie; jugez de la joie de nos ennemis si on l'arrêtait
37      I.     13| cortège. Le sourire et la joie éclataient dans ses yeux
38     II.     14| marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement dans son
39     II.     14| de lui la transportait de joie.
40     II.     14| chevalier Riscara brillèrent de joie; il vérifia avec une patience
41     II.     15| Clélia remarqua avec joie qu'aucun des jeunes gens
42     II.     17| comte ne se sentait pas de joie en courant chez la duchesse
43     II.     17| essuyer éclipsait en entier la joie que lui avait donnée sa
44     II.     17| Il trouva une sorte de joie mélancolique à faire de
45     II.     18| réfléchissait point, une secrète joie régnait au fond de son âme.
46     II.     18| enfin, à son inexprimable joie, après une si longue attente
47     II.     19| Fabrice fut transporté de joie en voyant enfin établi,
48     II.     19| orangers. Mais il était ivre de joie. Il se hâta d'écrire une
49     II.     19| chevaux. Quelle ne fut pas sa joie lorsque, quelques minutes
50     II.     19| cœur, et qui fait ma seule joie en ce monde?
51     II.     19| d'être mystifié. Dans sa joie, le général alla présenter
52     II.     20| Quelle ne fut pas sa joie et son étonnement, quand
53     II.     20| père, dont la plus douce joie serait d'avoir de quoi faire
54     II.     20| une suite de transports de joie. De grands obstacles, il
55     II.     20| mais enfin il avait cette joie suprême et peu espérée d'
56     II.     21| attention sévère. Un éclair de joie brilla dans son regard;
57     II.     21| Ma joie est de mourir en nuisant
58     II.     21| tyran, une bien plus grande joie de mourir pour vous. Cela
59     II.     21| brillaient d'une profonde joie. Ainsi que nous l'avons
60     II.     22| trahison! se disait-il ivre de joie.
61     II.     22| plus tard, ce qui causa une joie bien plaisante au général
62     II.     22| jeta à ses pieds fou de joie, et protestant avec l'accent
63     II.     22| La joie de Ludovic n'en finissait
64     II.     23| emporté avec elle toute la joie de ma petite cour, etc.,
65     II.     23| transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais
66     II.     23| duchesse avec un transport de joie qu'elle n'eût pas prévu
67     II.     23| lugubres, et cependant la joie la plus vive éclatait à
68     II.     23| raisonnable. Des transports de joie dignes d'un enfant de quinze
69     II.     24| peindre les transports de joie du ministre de la justice
70     II.     24| cessait d'y répandre la joie. Les soirées recommencèrent,
71     II.     26| Clélia, avec un transport de joie. Cette belle âme n'est point
72     II.     27| encore sous le coup de la joie qui éclatait dans toutes
73     II.     27| mouvement de Fabrice fut une joie extrême. Enfin je pourrai
74     II.     27| minutes après il eut cette joie qu'aucun esprit ne peut
75     II.     27| crut qu'il suffoquerait de joie; il sentait des mouvements
76     II.     28| Il ne se sentait pas de joie, et, pendant toute la soirée,
77     II.     28| lorsque à son inexprimable joie, il entendit une voix bien
78     II.     28| juger de la réponse, de la joie, de l'étonnement de Fabrice;
79     II.     28| Sandrino, qui faisait la joie de sa mère; il était toujours

Or il n’est pas sans intérêt de faire observer que

Si cette absence peut passer inaperçue auprès du lecteur classique, même attentif, elle n’échappe pas au manipulateur de textes numérisés.
Sans se lancer dans une interprétation hasardeuse, on conclura sur le fait qu’une telle irrégularité soudaine dans les données quantitatives devient pertinente dès lors qu’elle est rapportée au contenu des deux chapitres où elle se manifeste. Il s’agit là d’une nouvelle illustration du trajet menant de la lettre et du chiffre au niveau herméneutique. Celui-là même où la significativité des statistiques provient du sens linguistique, constitué par le lien insécable du mot avec ceux qui l’environnent, dans un contexte global.

La qualification n’est alors achevée que lorsque la lecture séquentielle (sur papier) reprend ses droits sur la lecture non linéaire (support numérique). Ainsi, dans cet exemple l’élève constate que, localement, ce qu’éprouvent les deux protectrices de façon récurrente à l’égard du héros Fabrice est contraire à la joie. L’ouverture du chapitre 25 est emblématique avec "L’arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir" ; de façon plus nuancée, au chapitre 16, le "bonheur du comte Mosca" fait place au désarroi de la duchesse Sanseverina (tous deux apparus au chapitre 6), dû à l’annonce de l’arrestation de Fabrice ; les sentiments de celle-ci n’en demeurent pas moins euphoriques en conclusion de son long monologue intérieur, dans une rêverie contrefactuelle : "Le bonheur existait donc encore quelque part ! Cet état dura longtemps ; la pauvre femme avait horreur de revenir à la contemplation de l'affreuse réalité", laquelle induit fatalement un retour à "son désespoir".

[Continuer]


NOTES :

[1] Quelques fréquences absolues, pour montrer des écarts significatifs : dans la base "cent classiques" littéraires, on constate au niveau des attestations en corpus d'auteurs que plaisir(s) est crédité de 410 occ. chez Balzac vs 290 chez Rousseau, alors qu'inversement Balzac arrive en seconde position pour joie(s) avec 281 occ. vs 439 chez Hugo.

[2] Ces deux types d’unités (mot et proposition) acquièrent aujourd’hui toute leur importance dans les recherches cognitives où la sémiotique se trouve fondée sur "la problématique logico-grammaticale", comme l’a montré Rastier (2001), lequel rompt avec cette philosophie du langage fondé sur le positivisme pour lui substituer "la problématique rhétorique / herméneutique". Telle est la voie qu’emprunte notre exposé, sans orthodoxie mais adhésion à la théorie.

[3] En tant qu’enseignant, nous n’avons pas vécu cette interrogation orale comme la recherche d’une confirmation de données préalablement établies, mais comme l’observation et le contrôle de la façon dont l’élève construit des relations thématiques, une cohésion inter-segmentale.
Il est évident qu'une affirmation aussi irénique que "les élèves ont fait pertinemment observer" ne doit pas tromper sur cette spontanéité et cette immédiateté implicites ; il a fallu en effet à l'enseignant que nous sommes recourir à des sollicitations réitérées pour que s'amorce un dialogue constructif devant de telles listes d'occurrences, fussent-elles resituées en contexte. Cette mise en scène pédagogique rejoint plus largement le rapport de l'élève face à la machine, laquelle n'effectue pas le travail demandé à sa place ; certes elle résout une partie de la tâche assignée, mais la préparation (en amont) et l'interpétation (en aval) des "données" recueillies automatiquement demeurent.


© Texto! 2003 pour l'édition électronique