SÉMANTIQUE TEXTUELLE 2
4.2. Textes littéraires
4.2.1. Giono
« Les labours d’automne ont commencé ce matin. Dès le premier tranchant de l'araire, la terre s'est mise à fumer. C'était comme un feu qu'on découvrait là-dessous. Maintenant que voilà déjà six sillons alignés côte à côte, il y a au-dessus du champ une vapeur comme d'un brasier d'herbe. C'est monté dans le jour clair et ça s'est mis à luire dans le soleil comme une colonne de neige. Et ça a dit aux grands corbeaux qui dormaient en volant sur le vent du plateau : "C'est là qu'on laboure, il y a la vermine". Alors ils sont tous venus, d'abord l'un après l'autre en s'appelant à pleine gorge, puis par paquets, comme de grandes feuilles emportées par le vent. Ils sont là autour de Panturle, à flotter dans l'air épais comme des débris de bois autour d'une barque. »
Jean GIONO, Regain
Pour ce texte, on s’attachera surtout aux notions de classes (hiérarchisation et articulation en sèmes génériques/spécifiques) et d’isotopies (récurrence sémique).
Une isotopie générique (de type domanial, donc mésogénérique et renvoyant à une pratique sociale) semble parcourir tout le texte (tout s’y rapporte et prend sens dans ce cadre) : /les labours d’automne/ (ce trait est récurrent d’une façon ou d’une autre dans tout le texte, fondé sur les termes qui ont le sémantisme générique récurrent inhérent de /travail aratoire/) ; c’est le thème premier et de départ du texte, ce dont il parle et qui constitue le fond.
Sur cette isotopie générique (fond) deux éléments complexes (formes) se détachent (rapport fond-forme), constitutifs d’une sorte de taxème actoriel que l’on pourrait baptiser /acteurs du labour/ (sème microgénérique) : on veut dire par cette dénomination non pas que ces acteurs participent à l’activité de labourer (cela c’est l’affaire de Panturle, le laboureur humain, dont le rôle, pourtant primordial, n’est pas vraiment mis en valeur dans le texte), mais qu’ils jouent un rôle (le sème /activité/, quelle qu’elle soit, est fortement récurrent pour ces acteurs : isotopie microgénérique) au cours de cette action. Les éléments de ce taxème s’opposent par bien des points et on peut les localiser dans deux sous-ensembles textuels : le premier sous-ensemble va de « Dès le premier tranchant » jusqu’à « il y a la vermine » et le second de « Alors ils sont tous venus » jusqu’à « autour d’une barque » : on notera la rupture temporelle manifestée par « Alors » ; en analysant plus finement, on remarquera aussi une forme de rupture, plus faible (transition plutôt), matérialisée par le « Et » en tête de la phrase précédente : cette phrase « Et ça a dit aux grands corbeaux… il y a la vermine » est un passage intermédiaire qui fait communiquer les deux éléments du taxème (il n’y a que ce passage où les deux acteurs sont simultanément présents et en relation) : rapport forme-forme.
Chacun de ces éléments est défini textuellement par des récurrences de sèmes spécifiques (isotopies spécifiques) qui s’organisent en faisceaux.
‘la fumée’ (premier élément) : /inanimé/ (éléments feu+eau notamment), /luminosité/, /euphorie/, /intensité croissante/, /mouvement ascendant/ /constitution progressive /, /précision et solidification/ (voir aussi le rôle des comparaisons et des pronoms neutres). Comme pour le second élément, ces qualifications sont progressives dans la dynamique du texte et on notera, du fait notamment de l’afférence du trait /animé/ et peut-être /humain/ sur « ça » dans « ça a dit », un passage de /inanimé/ à /animé à la fin du premier ensemble. Les deux éléments sont mis en relation (rapport forme-forme) par le trait récurrent /communication/.
‘les corbeaux’ (second élément) : /animé/, /obscurité/, /dysphorie/, /mouvement descendant/, /désorganisation croissante et imprécision/, /désagrégation/ en régime comparatif (cf. « paquets », « feuilles » « débris »). Ces comparaisons tendent, par afférence, à faire passer les corbeaux du statut d’/animé/ à celui d’/inanimé/.
Remarques :
- selon cette analyse, limitée et qui ne prétend pas être la bonne, il n’y aurait qu’un taxème dans ce domaine des /labours d’automne/ ; c’est théoriquement possible (cf. les ensembles à un seul élément) ; et surtout il faudrait étoffer l’analyse et étendre le contexte pour vérifier cela…
- un taxème relève en principe de la même dimension ; or ici on a noté les traits (dimensionnels en principe) /animé/ et /inanimé/. Faudrait-il ne pas faire figurer ces traits à titre de sèmes spécifiques ? Toutefois le texte, avec ces traits, crée des oppositions et des transformations importantes. On préfère considérer qu’il s’agit là de traits spécifiques dont joue le texte et qui ne renvoient pas strictement au niveau de la dimension (on a déjà signalé le caractère relatif de la nature des sèmes…). La question demeure ouverte…