Carine DUTEIL-MOUGEL : INTRODUCTION À LA RHÉTORIQUE

ANNEXE 8 : Tropes (Quintilien)

TROPES [1] / Précisions

DÉFINITIONS / EXEMPLES

la translatio (métaphore)
c’est « le tour qui est à la fois le plus fréquent et de beaucoup le plus beau » ;
« Il nous est au vrai si naturel que des gens sans culture ni sensibilité en font un fréquent usage ; en même temps, il a tant d’agrément et de brillant que, dans le style le plus éclatant, il n’en resplendit pas moins de sa propre lumière. » (4, p. 104-105)
« Autant, employé avec mesure et à propos, ce trope illumine le style, autant, prodigué, il le rend obscur et fort ennuyeux ; un emploi continu finit par créer allégories et énigmes. »
(14, p. 107)
« La métaphore doit occuper une place vacante, ou, si elle vient dans une place occupée, elle doit avoir plus de force que le mot qu’elle exclut. » (18, p. 108)
« En fait, la métaphore a été surtout inventée pour émouvoir les esprits, pour donner du relief aux choses et les rendre sensibles à notre regard. » (19, p. 108)

« on transporte donc un nom ou un verbe d’un endroit où il est employé avec son sens propre dans un autre où manque le mot propre, ou bien où la métaphore vaut mieux  » ; « Si aucun de ces résultats n’est atteint, la métaphore sera impropre. »
Exemples :
Nécessité
 : « C’est la nécessité qui fait dire aux paysans la “gemme” de la vigne, la “soif” des moissons, la “souffrance” des récoltes ; par nécessité, nous parlons, nous, d’un homme “dur” ou “ âpre”. » ;
Mieux signifier
 : « Nous disons “le feu de la colère”, “ la flamme du désir ”, “la chute dans l’erreur” pour mieux signifier. » ;
Ornement
 : « Voici qui est purement ornemental : “brillant du style”, “éclat de la naissance”, “tempêtes des assemblées publiques”, “foudres de l’éloquence”, comme dans le Pro Milone, où Cicéron dit que Clodius a été une “source”, et, ailleurs, “une moisson et un aliment” de gloire. » (5-6, p. 105)
« La métaphore sert même à exprimer certaines choses, dont il ne serait guère joli de parler » (8, p. 105)
La métaphore comporte quatre aspects [2] : on substitue une chose animée à une autre animée ; on substitue une chose inanimée à une autre inanimée ; on substitue une chose inanimée à une chose animée ; on substitue une chose animée à une chose inanimée.
La métaphore diffère de la comparaison : « D’une façon générale, la métaphore est une similitude abrégée ; et elle en diffère en ce que celle-ci offre une comparaison avec ce que l’on veut exprimer, tandis que l’autre est énoncée au lieu de la chose elle-même. Il y a comparaison, quand je dis qu’un homme a agi “comme un lion ”, métaphore, lorsque je dis de cet homme “c’est un lion”. » (8-9, p. 106)

la synecdoche 
« C’est surtout dans l’emploi du nombre que cette liberté de la synecdoche vaudra dans la prose » (20, p. 109)

« La synecdoche peut apporter de la variété dans le discours, en faisant entendre plusieurs objets par un seul, le tout par la partie, le genre par l’espèce, ce qui suit par ce qui précède, ou inversement » [3] (19, p. 108-109)
Exemples : la “pointe” pour l’épée et le “toit” pour la maison (20, p.109)

la métonymie 

« Très voisine de la synecdoche est la métonymie, qui remplace un mot par un autre, mais, selon Cicéron, les rhéteurs appellent ce tour hypallage. Elle substitue le nom de l’inventeur au nom de l’invention et le nom du possesseur à celui de l’objet possédé. Ainsi : “Cérès, que les eaux ont ruinée ...” » (23, p.110)
Il y a plusieurs sortes de métonymie :
le contenant pour le contenu
 : des “villes bien policées”, “une coupe vidée”, “un siècle heureux” (24, p.110) ;
la possession par le possesseur
 : quand on dit qu’un homme est “dévoré” quand c’est son patrimoine qui est mangé (25, p.110) ;
“Virgile” pour les poèmes de Virgile, “les approvisionnements sont là” pour “les fournisseurs sont là” (26, p.111) ;
la cause par l’effet
 : “la colère impétueuse”, “la jeunesse joyeuse”, “la paresseuse oisiveté” (27, p.111) ;
faire entendre par le pluriel un singulier
 : « Il y a même une certaine affinité entre ce trope et la synecdoche ; car, lorsque je dis “les visages” d’un homme au lieu de “le visage”, j’exprime au pluriel ce qui est au singulier, mais ce n’est pas que, par un pluriel, je veuille faire entendre un singulier : je fais seulement une métonymie » (28, p.111)

l’antonomase 
elle est « très commune chez les poètes » (29, p.111) ; « Chez les orateurs, l’emploi de cette figure est rare, mais non exceptionnel » (30, p.112)

« remplace un nom par un autre appellatif » (29, p.111)
« On n’hésiterait pas à dire pour Scipion “le destructeur de Carthage et de Numance”, et pour Cicéron “le prince de l’éloquence romaine”. » (30, p.112)

l’onomatopée 
« tenue par les Grecs comme une des très grandes beautés, n’est guère admise chez nous » (31, p.112)

C’est « une création de mot » [4] (31, p.112)
« Un très grand nombre d’entre elles ont été imaginées par ceux qui, les premiers, ont fait la langue, en calquant les mots sur leurs sensations : de là, en effet, sont venus mugitus et sibilus et murmur. » (31, p.112)

la catachrèse, l’abusio 
« la catachrèse de la métaphore, car la catachrèse est employée, quand il n’y a pas de terme spécifique utilisable et la métaphore, quand il y en a un autre. » (35, p.113)

elle « consiste à adapter le mot le plus proche pour désigner quelque chose, quand le terme exact n’existe pas : ainsi : “L’art divin de Pallas leur fait édifier un cheval …” et chez les tragiques : “Son père offre à Égialée le sacrifice des Parentales”. Il y a mille exemples de cette sorte : acetabulafinit par désigner toute espèce de récipient, pyxis une boîte en une matière quelconque, et parricida l’assassin d’une mère ou d’un frère. » (34-35, p.113)

la métalepse, la transumptio 
« Elle est d’un usage rare et fort peu recommandable plus fréquent cependant chez les Grecs » (37, p.114) ; « Qui admettrait que nous appelions Verres “le Porc” ou Aelius Catus “le Docte” ? »
(37, p.114) ;
« Il n’est pas nécessaire de s’attarder plus longuement sur ce trope ; car je vois qu’on ne s’en est guère servi, sauf, je le répète, dans les comédies. » (39, 115)

« (elle) permet, pour ainsi dire, de passer d’une chose à l’autre » (37, p.114) ; « En réalité, c’est la nature de la métalepse que de former une sorte de degré intermédiaire entre ce qui est changé et ce en quoi il y a eu changement, cet intermédiaire ne signifiant rien par lui-même, mais fournissant la transition. » (38, p.114)

l’épithète [5] 
« Les poètes s’en servent assez fréquemment et assez librement. Il leur suffit qu’elle convienne au mot auquel elle est jointe ; aussi, chez eux, ne reprendrons-nous pas “dents blanches” et “vins liquides” ; chez l’orateur, si l’épithète ne produit aucun effet, c’est une redondance. » (40, p.115) ;
« Mais le rôle de cet ornement est tel que, sans épithètes, le style est nu et, pour ainsi dire, mal peigné, mais qu’il est de toutes façons alourdi, quand il y en a un grand nombre. » (41, p.115)

« l’effet est obtenu, si, sans elle, l’expression a moins de force : “Ô crime abominable, monstrueuse passion !” » (40, p.115) [6] ;
« D’autre part, l’effet ornemental d’ensemble de l’épithète est tiré surtout des métaphores : “Une cupidité effrénée” et “des fondations folles”. Et elle est généralement transformée en trope par d’autres additions, par exemple, chez Virgile : “honteuse pauvreté” et “triste vieillesse”. » (41, p.115)

l’allégorie [7], l’inuersio 
« il faut aussi et avant tout, veiller à ce que le genre de métaphore adopté au début, soit le même à la fin. » (50, p.118) ;
« Au reste les esprits médiocres et le langage courant se servent très souvent de l’allégorie. En effet, ces locutions que les procès ont désormais rendues banales : “combattre pied à pied” et “prendre à la gorge” et “faire une saignée” sont des allégories et cependant elles ne heurtent point. » (51, p.118)

elle « présente un sens autre que celui des mots, et même parfois contraire. » (44, p.116) ;
« Les orateurs font souvent usage de ce genre d’allégorie, mais il est rare qu’ils le poussent jusqu’au bout ; généralement, c’est un mélange où ils parlent sans figure. En voici une de Cicéron, qui est poussée entièrement : “Ce dont je m’étonne, ce dont je me plains, c’est qu’il existe un homme dont l’animosité à perdre quelqu’un aille jusqu’à vouloir percer la coque du navire qui le porte lui-même”. » (47, p.117)

l’énigme 

« Mais l’allégorie, quand elle est un peu obscure, s’appelle énigme, ce qui, selon moi du moins, est un défaut, s’il est vrai que la clarté distincte du langage est une qualité » (52, p.119) ;
« parmi les orateurs, Caelius ne dit-il pas de Clodia qu’elle était une “Clytemnestre à quatre sous”, et que “dans le triclinium, elle était de Cos, dans la chambre à coucher de Nola”» (53, p.119)

l’ironie, l’illusio 

« Dans ce genre de l’allégorie, celle où l’on entend le contraire de ce que suggèrent les mots s’appelle ironia (en latin illusio) : ce qui la fait comprendre, c’est soit le ton de l’énonciation, soit la personne qui s’en sert, soit la nature du sujet ; car, s’il y a désaccord entre l’un de ces éléments et les mots, il est clair que l’orateur veut faire entendre autre chose que ce qu’il dit. » (54, p.119) ;
« Il est permis de déprécier en feignant de louer et de louer en feignant de blâmer » (55, p.119) ; « Quelquefois, c’est en plaisantant que nous disons le contraire de ce que nous voulons faire comprendre » (56, p.120) ; « En outre, l’allégorie sert à exprimer grâce à un tour de bon ton des choses fâcheuses en termes atténués, ou à laisser entendre le contraire. » (57, p.120) ; « Il faut y ajouter ce que les Grecs appellent mycterismos, qui est une sorte de dérision déguisée, mais non latente. » (59, p.120)

la périphrase,la circomlocutio 
« parfois, aussi, elle vise seulement l’ornement et  elle est très fréquente chez les poètes et chez les orateurs aussi, elle n’est pas rare, mais toujours plus resserrée. » (60-61, p.121) ;
« le nom latin qu’on lui a donné convient mal pour signifier une qualité de style : circumlocutio. Mais, quand ce trope produit un bel effet, on l’appelle périphrase ; quand il tourne en défaut : perissologia (verbosité) ; car tout ce qui n’apporte pas une aide est une gêne. » (61, p.121)

« Expliquer en plusieurs termes un concept que l’on peut exprimer en un seul ou, du moins, en un plus petit nombre, c’est une périphrase, c’est-à-dire, une sorte de circonlocution, parfois nécessaire, pour voiler des indécences d’expression ; ainsi, Salluste parlant des “besoins naturels” » (59, p.120-121) 
« Tout ce qui peut être exprimé plus brièvement et qui est présenté plus longuement avec ornement, est une périphrase » (61, p.121)

l’hyperbate [8] 
« Rien d’autre ne peut rendre rythmique la prose qu’une mutation opportune dans l’ordre des mots » (64, p.122) ;
« Les poètes vont même jusqu'à couper les mots pour faire une hyperbate, licence que n’admettra jamais la prose. » (66, p.122) ;
« Et c’est au vrai ce qui permet de dire que l’hyperbate est un trope parce qu’il faut réunir les deux éléments pour comprendre. Autrement, quand le sens n’est pas changé et que l’ordre est seul modifié, on peut y voir plutôt une figure de mots, comme beaucoup l’ont pensé. » (66-67, p.122)

« L’hyperbate aussi, c’est-à-dire, la transposition d’un mot, étant souvent exigée par la structure organique et l’élégance de la phrase, n’est pas rangée à tort parmi les qualités. Très souvent, en effet, le style serait âpre et dur et lâche et décousu, si les mots étaient réduits à garder leur ordre rigoureux, et si, à mesure qu’ils se présentent, on les accolait aux plus proches, même lorsqu’ils ne peuvent pas s’enchaîner. Il faut donc postposer certains mots, antéposer certains autres et, comme on procède lorsque l’on construit avec des pierres non taillées, mettre chacun à la place qui lui convient. » (62-63, p.121) ;
« lorsque, pour embellir la phrase, on rejette un mot un peu loin de sa place naturelle » (65, p.122)

l’anastrophe

« Quand l’hyperbate porte sur deux mots, elle s’appelle anastrophe, une sorte de reuersio » (65, p.123)

l’hyperbole 
« L’hyperbole est (donc) une qualité, lorsque la chose dont nous devons parler dépasse les limites naturelles. Il est permis en effet de dire plus, parce que nous ne pouvons dire autant qu’il faut, et mieux vaut aller au-delà que rester en deçà. » (76, p.125)
« Mais dans l’emploi de l’hyperbole, il faut observer certaine mesure. En effet, si toute hyperbole sort de la vraisemblance, il ne faut pas qu’elle sorte de la mesure, car il n’y a pas de meilleur moyen de tomber dans une affectation extravagante. » (73, p.124) ;
« Très souvent, l’hyperbole va jusqu'à faire rire : si c’est là ce que l’on a cherché, elle mérite le nom de plaisanterie de bon ton, sinon, celui de sottise. » (74, p.125) 

« Elle consiste à outrer avec convenance la vérité. Elle peut, en égale mesure, avoir deux aspects opposés : l’amplification et l’atténuation. » (67, p.123) ;
« Elle présente plusieurs formes : tantôt, l’expression dépasse la réalité : “En vomissant, il couvrit de fragments d’aliments non digérés tout son giron et tout le tribunal” et “Les deux écueils jumeaux menacent le ciel” ou alors, nous agrandissons l’objet par une similitude : “On croirait voir nager les îles des Cyclades de leur base arrachées” ou par une comparaison “Plus prompte que les ailes de la foudre”, ou pour ainsi dire, à l’aide de certains signes : “Elle aurait survolé la crête des moissons intactes, sans blesser les tout jeunes épis par sa course”, ou par métaphore, “aurait survolé” dans la dernière citation. » (67-68-69, p.123) ; « Parfois l’hyperbole s’accroît par l’addition d’une autre hyperbole » (70, p.123)

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NOTES

1 Nous indiquons dans les citations uniquement le numéro de section et le numéro de page dans la mesure où tous les tropes sont abordés au Livre VIII, chapitre VI.

2 « Ces quatre genres se divisent en plusieurs espèces » (Livre VIII, VI, 13, page 107).

3 « et son emploi est plus libre chez les poètes que chez les orateurs. » (Livre VIII, VI, 19, page 109).

4 « c’est donc un mot employé à la place d’un autre, dont nous nous serions servis, si l’on n’avait pas imaginé celui-là. » (Livre IX, I, 5, page 157).

5 « Tous les autres tropes, dont je vais parler désormais, sont employés non pour exprimer une idée, mais seulement pour embellir un discours ou lui donner de l’ampleur.» (Livre VIII, VI, 40, page 115).

6 « Comme l’épithète comporte généralement une part d’antonomase, en s’unissant à elle, elle devient un trope. » (Livre IX, I, 6, page 157).

7 « Mais, surtout, la grande beauté se trouve particulièrement dans un style qui unit le charme de trois figures : similitude, allégorie, métaphore » (Livre VIII, VI, 49, page 118).

8 « Dans l’hyperbate, il y a interversion dans la construction ; aussi, la retranche-t-on souvent du nombre des tropes ; cependant, elle transporte un mot ou une partie de mot de sa place normale à une autre, qui lui est étrangère. » (Livre IX, I, 6, pages 157-158).