Thierry Mézaille : THÉMATIQUES LITTÉRAIRES


I. MÉTHODOLOGIE, PRATIQUE ET POLÉMIQUE


1. L’Analyse Thématique Assistée par Ordinateur (ATAO)

Un ouvrage universitaire collectif consacré à l’analyse statistique des sentiments dans les romans et recueils de nouvelles de 1830 à 1970, soit un corpus de 350 œuvres, auquel nous avons naguère participe, a montré qu’une telle échelle impliquait l’outil informatique, en l’occurrence le serveur Stella de la banque de données textuelles FRANTEXT, « nouveau moyen d’accès au texte, comme jadis le passage du rouleau au codex avait favorisé l’étude » (1995, p. 9). Il a mis en évidence les apports de l’ordinateur pour l’étude thématique du texte numérisé. Pour notre part, dans cette collaboration, l’interrogation de la seule Recherche de Proust a montré comment les mots en contexte d’une couleur dominante entraînaient des corrélats stables, à savoir une constellation régulière de sentiments dont les relations sémantiques étaient diversement lexicalisés, le filtrage statistique des cooccurrents de la blondeur (soit la liste des dix plus déviants par rapport à une fréquence théorique, par ordre décroissant : PENSIF, FIÈRE, REPENSER, FRAPPER, RAPPELER, DÉLICATE, DÉGAGER, REVOIR, NOTION, AIR) qui leur confère une fréquence significative n’étant qu’un indice pour établir la cohésion en contexte.

N.B.: C'est en approfondissant cette perspective et en l'élargissant à un vaste corpus multi-auteurs et dans un genre littéraire homogène, qu'É. Bourion (2001) propose une méthode de recherche thématique fondée sur le test probabiliste de l'écart réduit (cf. infra). Son programme d'aide à l'analyse sémantique fournit à l'usager de textes électroniques des documents conçus pour faciliter l'interprétation des résultats statistiques. Citons l'exemple du sentiment de la peur : "nous avons testé une méthode de thématique assistée dans un corpus multi-auteurs : l'hypothèse est que le test probabiliste sélectionne, dans un ensemble de cooccurrents attestés dans une fenêtre de sélection de 10 signes avant et après le mot pôle, ceux qui ont un rapport sémantique dense avec celui-ci, et que l'étude des contextes de ces cooccurrents sortis par le test parce que leur probabilité d'être là n'est pas due au hasard, permet d'interpréter les traits sémantiques faisant "structure", si cette structure existe pour un ensemble d'auteurs donné. […] Le test statistique ne permet, en première approche, que de rendre apparente la cooccurrence non aléatoire d'un mot comme yeux avec les mots du champ lexical de la peur ; c'est l'étude sémantique des contextes qui fait émerger les "faisceaux de traits sémantiques" impliqués, qui ne peuvent se comprendre sans l'apport des sèmes contenus dans l'adjectif associé (ou un autre élément lié syntaxiquement). Dans les contextes de la peur, quand on réfère à cette partie du corps, c'est pour rendre compte du fait que voir est souvent lié au déclenchement de l'émotion, que la perception visuelle s'accompagne de la compréhension intellectuelle du danger et que le regard révèle (à autrui) le sentiment éprouvé par ego : quand yeux figure dans des syntagmes avec agrandis, écarquillés, élargis, fixes, c'est pour décrire le regard de la personne qui éprouve la peur, pour l'expression du sentiment , donc pour un ensemble de sèmes bien particulier. […] Une lecture humaine, même extraordinairement attentive, ne pourrait garder fidèlement en mémoire ni les mots ni l'ensemble des traits intriqués dans le signifié des lexies rencontrées : le tri préalable et le rapprochement, dans les documents extraits des corpus sélectionnés, des mots cooccurrents, procurent une assistance qui permet à la fois de discrétiser les éléments et d'en préciser les combinaisons synthétiques. Cette étude de sémantique textuelle assistée par ordinateur a montré les deux démarches complémentaires : (a) sémasiologique : on repère, dans les énoncés du corpus, les cooccurrents sortis par le test probabiliste comme n'étant pas voisins "par hasard" d'un des "mots de la peur" qui ont constitué l'entrée dans le réseau. On les analyse en unités sémantiques (traits et combinaisons de traits). (b) onomasiologique : quelles lexicalisations rencontre-t-on des traits et ensembles de traits dégagés au cours de la première phase ?" (2001: 74, 87, 98-9).

D'un point de vue épistémologique, ajoutons que dans le premier chapitre de sa thèse numérisée, É. Bourion distingue pertinemment la théorie "naïve" de l'information et de la communication (Shannon, Wiener) des études de sémantique et statistique sur corpus électronique. Utiliser l'ordinateur pour des tâches d'analyse textuelle n'implique en effet nullement que l'on partage les théories positivistes qui ont présidé à la naissance du langage informatique lui-même.

Nous ne reviendrons pas sur ces acquis, car l’objet de notre démarche réside ici non plus dans ce type de recherche et d’applications auprès d’un public universitaire, mais bien dans la possibilité de transporter ce type d’interrogation textuelle et littéraire dans le cadre de l’enseignement secondaire, où le lycéen n’a évidemment pas l’autonomie de l’étudiant ni les moyens de gérer la profusion pléthorique des données fournies par FRANTEXT (cela répond à l'objection d'E. Brunet : "Il y a une absence surprenante de FRANTEXT, incontournable pour plusieurs raisons, alors que la plupart de vos analyses viennent del'ABU, de Bibliopolis et de rares CD-Rom parus dans le commerce" - communication personnelle). On comprend qu’y introduire l’ordinateur pour aborder le texte numérisé pose des problèmes didactiques et pédagogiques. Avant de proposer notre approche et de présenter les travaux que nous avons menés, depuis 1996, aussi bien dans le cadre de l’IUFM (d'Aquitaine et de Midi-Pyrénées) – où nous sommes formateur TICE auprès d’étudiants, d’élèves et de professeurs – que de l’équipe Sémantique des textes, nous montrerons que les résistances à l’outil informatique proviennent moins de difficultés techniques liées à la discipline Français, ou aux moyens mis en œuvre, qui aujourd’hui sont conséquents dans les établissements du Secondaire (du moins ceux que nous avons côtoyés), que du corps enseignant lui-même, dont nous ne nous excluons bien sûr pas.

Un regard autocritique s’avère ainsi nécessaire. Ces « résistances » – doux euphémisme – sont d’autant plus surprenantes que l’incitation ministérielle, telle que la manifestent les programmes, y compris pour la discipline Français au lycée-collège, font la part belle à ces TICE. Faut-il interpréter alors les réticences à leur égard, comme un objet exemplaire de protestation syndicale, au même titre que les réserves formulées à l’encontre des Instructions Officiellesdatant de 1998, bref une critique du réformisme entrepris par le MEN, ou bien comme un signe de profonde inadéquation avec les matières enseignées ?
 

2. Les consignes officielles et l’état de l’art

Pour restituer le véritable enjeu de la question, le mieux est de citer in extenso le très officiel Rapport de l’IGEN sur les TIC(E) en Lettres (téléchargé au site MEN officiel) :

- Pour une vue globale des logiciels utilisés et utiles dans l'enseignement secondaire, cf. ANNEXE 3.
- Pour un état des lieux de leur intégration à l'enseignement des lettres, cf. ANNEXE 1.

Sans relever officiellement du dispositif BATELIER, nous avons nous-même utilisé cette base – grâce au prêt dû à l'équipe Sémantique des textes – afin de produire des études allant dans ce sens.

Il convient outre de citer ces deux incitations ministérielles :

Celle du B.O. N°42 (2000), notamment dans le Secondaire : "Depuis plusieurs années, diverses mesures ont engagé les enseignants à intégrer les technologies de l'information et de la communication dans l'enseignement des disciplines et dans les pratiques pédagogiques. Les collectivités territoriales ont d'emblée entrepris un important effort pour mettre à la disposition des enseignants le matériel nécessaire à cette évolution. En outre, l'équipement des écoles et des établissements, normalement à la charge des collectivités territoriales, a bénéficié d'un soutien notable de l'État. Dans le même temps, des formations, spécifiques ou intégrées à des thèmes disciplinaires ou transversaux, ont été organisées à l'intention des personnels. [...] Dans le but de soutenir et de valoriser les efforts éducatifs appliqués aux technologies de l'information dès l'école élémentaire, il est instauré un brevet informatique et internet (B2i).

D'autre part, cet extrait du récent discours de X. Darcos du 16 octobre 2003, plus général : "Ma deuxième priorité est de préparer nos élèves à entrer de plain pied dans l’ère du numérique. Pour cela, je crois que les élèves et les enseignants ont besoin d’outils simples à utiliser, qui fassent oublier la complexité de la technologie. Il est donc essentiel que celle-ci se mette au service des utilisateurs et de la pédagogie. [...] Afin de parvenir à une généralisation des TIC dans l’éducation, nous nous sommes fixé des objectifs ambitieux, puisque nous souhaitons notamment qu’en 2007 plus de 50% des enseignants utilisent les technologies au quotidien dans leur classe. Ceci exige de mettre en oeuvre une politique offensive dans ce domaine. C’est pourquoi, comme vous le savez, plusieurs chantiers ont déjà été engagés avec détermination."

Néanmoins, la flamme d’un tel optimisme que nous-même partageons (« le renouvellement apporté à l'enseignement des lettres sera considérable ») n’est pas facile à entretenir, dans la mesure où la critique vient de l’intérieur du corps enseignant. Voyons quels arguments, de bonne foi ou irrecevables, sont opposés à « la bonne parole » ministérielle, et quelles objections ils entraînent de notre part.
 

3. Résistances idéologiques du côté pédagogique

Il est d’emblée piquant de constater que ces collègues « rebelles » utilisent le support numérique pour diffuser leur militantisme technophobe. Ainsi c’est sur le site phare consacré au français dans le Secondaire (aller à www.sauv.net) que l’on trouve "en ligne" l’article polémique de Billon et Jésion (2000), qui présente brillamment une charge, hélas pétrie d’idées reçues et de généralisations abusives que nous récuserons. Leurs formules chocs sont destinées à raviver les craintes du professeur de Lettres face à l’introduction dans son domaine de la technique inhérente à l’outil informatique, perçue comme une invasion ou à tout le moins un parasitage. Notons qu'un tel rejet affecte de la même manière la scientificité de type linguistique, toujours mal intégrée dans le champ des études littéraires. De sorte que leur conception du professeur « résistant » transpose celle du défenseur des Belles-Lettres en général, telle que la dénonce F. Rastier (2001, pp. 3, 5) :

Or certaines utilisations des TICE partagent avec les sciences du langage cette caractéristique de tentative d’objectivation, qu’il semble souhaitable sinon indispensable de transmettre à l’élève, pour qu’il évite de croire que ce qu’on nomme littérature ne serait que prétexte à la pure subjectivité du lecteur, et finalement une matière sur laquelle il aurait le sentiment de ne pouvoir produire des travaux pratiques rationnels, des résultats de recherches personnelles probants, si minces soient-ils.
Mais la parole est à l’accusation, qui use d’ironie, dans ces extraits choisis, sélection des arguments les plus percutants, auxquels nous objecterons, du tac-au-tac : « Forcément », non : les TICE sont ce que l’enseignant en fait, dans ses travaux pratiques avec les élèves. Quoi de répréhensible ici ? De plus, rien n’empêche la transmission de connaissances socio-culturelles en cours d’analyse assistée. La machine – en l’occurrence le logiciel ou navigateur – n’est évidemment qu’un outilinformatique, non pas magique (par un miraculeux transfert de compétence cybernétique…) ni un encouragement à la passivité, mais un simple éliminateur de tâches répétitives, grâce à ses fonctions de repérage et de mémorisation ; tout au plus un indicateur de la teneur sémantique d’un texte, qui ne dispense ni de sa lecture ni de sa compréhension. Précisément, le copier-coller de fragments de texte récoltés provient de la compréhension préalable de celui-ci et de la tâche à accomplir. Il ne peut avoir lieu sans une identification préalable des extraits pertinents, lesquels sont ainsi présentés par une intelligence humaine, non artificielle.

Plusieurs choses ici. D’abord l’amalgame "calculette / logiciels éducatifs" : la première effectue les opérations alors que, pour s’en tenir au seul niveau collège-lycée et à un exemple de logiciel – afin d’éviter les généralisations abusives – en l’occurrence d’analyse de contenu, tel Tropes, les données qu’il fournit ne sont rien si (a) en amont n’a pas eu lieu la sélection de fragments textuels soumis à l’analyse automatique ; cela pose déjà un problème herméneutique et doit questionner l’élève sur le point de vue qui préside à son choix ; (b) en aval les résultats fournis « par la machine » ne suscitent pas un comparatisme entre le contenu de différents textes soumis à analyse ; il convient en effet que cela donne lieu à des activités de tri, de classement, d’organisation. (3)

Inutile d’ailleurs pour ces deux directions de recourir à un tel type de logiciels sophistiqués et qui impliquent pour la plupart un investissement complémentaire. En effet, le simple navigateur suffit pour parcourir un texte numérisé et fournir, par les segments textuels qu’il permet de copier-coller sans effort, un matériau de base (certes exhaustif et immédiat) à la relecture et à la réflexion ; à charge à l’élève de développer un regard critique à l’égard des recherches et des données – lesquelles n’ont plus rien d’automatique – qu’il vient préalablement de récolter.

Ensuite la correction à distance : pourquoi ne viendrait-elle pas en complément d’un manque de temps lors de la séquence horaire impartie à l’exercice en salle informatique ? Même complémentarité entre les supports : la substitution du texte sur écran au texte sur papier relève du mythe ; à preuve, le monde de l’édition souffre moins de cette concurrence que d’une pénurie de lecteurs, qui précisément peuvent se révéler devant un navigateur. Par exemple, un lycéen hostile à l’effort de lecture nous avouait avoir été incité à lire La Bête humaine, livre en main, après la découverte d’extraits sur un site web que son impression (par imprimante) rendait trop fastidieuse ; quant au Cd-Rom des Rougon-Macquart sollicité en classe (4), il permettait non seulement d’identifier toutes les occurrences d’un "mot clé", mais aussi de contraster ce roman sur les 19 autres de Zola : dans cette application à un corpus d’auteur, nulle déviance dans la « technophilie » manifestée, qui, dans ce cas concret, fut un éclairage, dissipant l’obscurantisme. Cette expérience ne préjuge en rien évidemment de la validité d’autres logiciels éducatifs.

Cet exemple, qui n’a rien d’isolé, montre que le débat s’est déplacé : Billon & Jésion stigmatisent les logiciels éducatifs en déniant leur portée pédagogique, mais RIEN n’est dit des travaux que l’enseignant peut mener sur le texte électronique, car précisément celui-ci, par sa double nature d’écrit sur écran, opère une conciliation au sein du clivage dénoncé entre la maîtresse devenue par le recours aux TICE « ordinatrice centrale », et celle qui s’en tient aux méthodes classiques fondées sur le Livre. La « dématérialisation numérique » (Rastier, 2001, p. 21) du texte n’est pas seulement une nouvelle présentation de celui-ci, mais l’occasion de pratiquer une lecture spécifique, dite non linéaire en raison des occurrences et statistiques que fournit le moteur de recherche.

Présenter en classe un exercice sous une forme ludique, fût-ce via un logiciel, n’a évidemment rien à voir avec l’encouragement à pratiquer des « jeux en réseau ». La dérive, si elle a lieu comme n’en doutent pas nos auteurs pessimistes, n’est absolument pas imputable au monde éducatif, dont la devise inspirée de Molière, consiste à placer un impératif d’instruction sous un masque de divertissement. Un tel projet « pages web », destiné à fournir deux types de ressources à usage distinct, que ce soit le site de contes de Gautier (pour une incitation à la lecture ou au pastiche), ou la création de la liste de textes à présenter à l’oral du Baccalauréat, épreuve anticipée de français, pour une amélioration des révisions et de la cohérence du parcours littéraire durant l’année en cours (5), implique le rapatriement de textes numérisés du web et leur mise en réseau intranet. Par sa double finalité, il s’inscrit parfaitement dans « le cadre national du programme ».

Pour éviter cet écueil de la dépendance, il semble évident que l’apprentissage en question doit s’effectuer sous, non pas la surveillance, mais les directives du professeur, qui trace des pistes, par exemple celle du choix de mots clés permettant une entrée pertinente dans le corpus littéraire étudié – ce qui évité à l’élève de multiplier des requêtes en vain. Où est la « démission » (6) ? L’initiative est-elle à « l’instrument » ? Quant au sacrifice au « secteur économique », il ne nécessite que l’équipement traditionnel d’une salle informatique. Aucun autre « formatage », sinon celui de la situation fondamentale d’enseignement où l’élève est en situation de participer à des travaux de groupe.

Enfin, si l’on prête crédit à cette « autre utilisation » informatique à laquelle il est fait allusion, consistant à « modifier le contenu même de la discipline pour le rendre plus modélisable », voire plus "logicielisable", elle relève de nouveau du mythe. S’il existe des aides à l’explication de texte ou la rédaction, via l’ordinateur, elles ne constituent qu’un moyen, non une finalité : intuition et créativité mobilisent ce type de ressources, mais ne leur cèdent pas l’initiative.

Enfin un problème pertinent, que celui de la fiabilité des documents sur sites web. Mais leur dangereux face-à-face avec l’élève est rompu par le filtrage opéré en amont par l’enseignant, ayant pris la précaution de mettre au préalable en réseau (intranet) les ressources numériques qu’il a glanées sur la Toile et triées sur le volet. Un tel contrôle ainsi exercé n’est pas antinomique de la liberté de navigation de l’élève pour peu que la base s’enrichisse. Quant à l’authentification du document étudié, elle est utilement menée en classe par comparatisme, toujours en dévoilant le point de vue qui préside aux thèses développées, comme sur support papier…

Bref, au vu de ce débat, il apparaît que la charge de Billon & Jésion, qui mélange beaucoup de problèmes distincts et passe sous silence des solutions cruciales, se laisse résumer en une dichotomie très manichéenne et spécieuse, que synthétise notre tableau suivant :
 

évaluation péjorative : 
l’ordinateur et les logiciels éducatifs 
évaluation méliorative : 
le livre littéraire et les manuels 
machine aliénante, facilité, 
divertissement permanent
méthodes innovantes, 
ignorance, monde artificiel, 
information et communication 
apprentissage faussé par le recours aux 
« prothèses », 
aliénation aux contraintes économiques,
univers de l'Entreprise, automatisation
"mercantilisation de l'enseignement" 
esprit libre, goût de la difficulté, 
exercices sérieux de l’Ecole
méthodes traditionnelles, 
savoir, monde culturel, 
acquisition des "savoirs fondamentaux"
vrai apprentissage par la réflexion, 
liberté, univers de l'Ecole,
humanisation par la relation intersubjective
désintéressement

Clivage entretenu par des topoï tels Les systèmes d'éducation ne s'adaptent pas assez vite à la révolution technologique car L'éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique, pour reprendre une phraséologie qui sert, à bon droit, dans le milieu enseignant, à stigmatiser un tel asservissement. C'est dans cet esprit que M. Delord (2001) dénonce d'un point de vue marxiste "la soumission formelle du travail au capital", particulièrement sensible dans le Secondaire au moment où l'élève, en phase d'orientation, valide ses apprentissages pour les exporter sur le marché de l'emploi.

Or on a objecté à ce grief que l'utilisation de la machine s'insère dans une stratégie d'analyse des textes, qu'elle n'est donc qu'un moment du parcours pédagogique littéraire. Ainsi, aucune automaticité dans l'usage, bien au contraire.

Au-delà de l'exagération polémiste, à l'ironie amère, la critique concerne le maniement de logiciels de disciplines ayant mis leurs contenus sous forme de QCM (en vérification de lecture, grammaire, conjugaison, orthographe, mais aussi textes à trous dont on propose plusieurs solutions au choix). Réduire l'usage de l'assistance par ordinateur à la validation vrai/faux d'exercices plus ou moins contextualisés est d'ailleurs contraire aux Instructions Officielles, comme en témoigne cet extrait des programmes des lycées pour 2001 (CNDP) :

Bref, ce n'est pas à l'évolution technologique de dicter la mise en forme des contenus de la matière (par exemple les QCM – ceux-là même qui favorisent la "culture de l'évaluation", dénoncée comme "rage évaluatrice"), mais bien aux textes numérisés qui sont présentés aux élèves de proposer, grâce à l'outil informatique, des moyens pour appréhender de façon nouvelle leur contenu (notamment par une lecture non linéaire procédant par relevé d'occurrences) (7). De telles méthodes de recherches, pour l'élève ainsi en situation d'apprentissage et d'appropriation, sont aux antipodes de ce "savoir-marchandise" que stigmatise Delord.

Soit dit en passant, l'usage de ces TICE apparaît à l'enseignement traditionnel comme une remise en cause de son fond humaniste. Cela peut être rapproché du même rejet, dans les années 60-70, de l'irruption de ce qu'on a appelé la vague ou la vogue linguistique et structuraliste. Aussi aujourd’hui, quand l'utilisation du numérique se fonde sur une méthode de sémantique linguistique et structurale, comme nous le proposons, on imagine l'effet de cette conjonction auprès du clan "conservateur" qui y voit la coalition de deux menaces…

De notre côté, les expériences que nous avons menées sur le terrain tendent à combattre l’idée parfois reçue que l’utilisation de l’ordinateur en classe rimerait avec la mode du « tout informatique », flattant le seul instinct ludique des élèves. Vouloir opposer en réaction le « sérieux des Lettres » à l’emprise de la machine ne ferait en outre que réactiver un vieux clivage idéologique, là où il n’est besoin que d’« alliance » et de « fusionnement » au lieu des « dualismes » et « dichotomies », selon les termes de J.-M. Fick ; nous préférons croire en effet avec lui que les « fruits que peuvent porter la rencontre des deux cultures littéraire et technologique » se récoltent notamment dans « l’exploitation informatique du patrimoine littéraire grâce à la numérisation des textes » (2000, pp. 85, 88).

Enfin, d'un point de vue didactique plus général, M. Linard (2001) souligne les bienfaits d'une remise en cause subversive et novatrice : "Les NTIC reposent autrement (car l’interactivité numérique modifie en profondeur nos rapports au texte, au discours, à l'image et au son ; néanmoins l'interactivité technologique ne remplace pas l'interaction pédagogique) et plus que jamais la question : comment connaître et apprendre ?"
 

4. Méthode d’interrogation numérique

Passant de cooccurrence en coocc., ‘nuit’+‘moi’ ou ‘cœur’+‘yeux’+‘âme’ dans la banque textuelle ABU (8), et rompant momentanément avec la lecture linéaire traditionnelle, cette nouvelle lecture intersegmentale est plus intrigante pour l'élève, duquel on attend la double performance de
(a) conférer une cohésion interne à chaque extrait, sur fond de rapprochements avec les autres extraits (similitudes et différences) ;
(b)  recontextualiser globalement chaque extrait par rapport au genre, au thème et à la trame narrative, descriptive ou argumentative.

Un mot est nécessaire quant aux théories de référence qui sous-tendent l’enseignement du français. Si la pragmatique triomphe dans les programmes, à travers l’analyse de discours, on sait d’autre part l'emprise actuelle qu'exercent les sciences cognitives sur les nouvelles technologies éducatives. L'un de leurs postulats est que la compréhension des textes repose sur la représentation du sens des mots et des propositions qui les "composent", et l'un des secteurs qui nous intéressent est la thématisation (ou façon dont les significations s'organisent et permettent l'acte éminemment cognitif du résumé de contenu). Mais notre option est la sémantique interprétative qui explique précisément quelles sont les contraintes linguistiques qui s'exercent sur la représentation du sens et les images mentales. Émancipée de la tutelle logique et psychologique, elle propose à l'enseignant des pistes et des outils, au premier rang desquels le concept descriptif d'isotopie (pour une application à des« problèmes didactiques liés à la lecture », dans le primaire, cf. J.-P. Sanfourche, 2000).

Concrètement, l'entrée dans les corpus d'auteurs par mots clés, usuels depuis l'avènement des moteurs de recherche, aboutit à une segmentation de l'œuvre littéraire en autant de fragments textuels que l'exigent ces mots vedettes (cette appellation ressortit à la lexicologie quantitative ; elle est plus adéquate que celle du mot clé, d’origine documentaire) qui sont ainsi englobés et resitués dans ces contextes brefs. Une telle rupture avec la lecture linéaire recèle un enjeu philosophico-esthétique :

La segmentation ne fait que rendre plus nécessaire encore le lien contextuel entre significations et inférences que posait la thématisation en psychologie cognitive. A la différence de celle-ci, la pratique herméneutique du cours d’analyse littéraire privilégie la réalité sémantique des mots soumis à l'attention des élèves (ainsi les domaines //famille//, //médecine//, //religion// seront les premiers à donner un "fond" – gestaltiste – au contenu romanesque de la joie balzacienne dans Le Lys dans la Vallée; cf. ci-dessous).

Face aux segments textuels obtenus par les concordances des mots vedettes, les élèves, soit par groupes, soit en classe plénière, ont été invités à établir des relations sémantiques selon les trois principes suivants indissociables :

Elles ont concerné essentiellement le corpus romanesque : d’un type de véhicules chez Maupassant aux madeleines de Proust (du matériel au spirituel, selon une complexification de l’analyse qui suggère un changement de public, du Secondaire au Supérieur), en passant par le plaisir et la joie balzaciennes. Néanmoins la réfutation et la réflexion pascaliennes sont aussi bien sollicitées, de même qu’un poème de Hugo destiné à contraster la thématique des mers proustiennes.

En outre, de telles requêtes unifiées par le traitement sémantique ne doivent pas masquer la modulation de directivité qui les affecte, distincte de l’une à l’autre : si le choix des mots vedettes est laissé à l’intuition des élèves, en revanche le professeur se fonde sur le manuel de grammaire pour déterminer a priori les verbes recteurs (ou locutions rectrices) qui serviront à appréhender les innombrables subordonnées pascaliennes.

Tel est le programme que nous allons présenter. Comme il s’agit d’expérimentations ayant eu le terrain scolaire comme référent-test, on a pu constater que l’apport pédagogique \ didactique d'une telle démarche a été double :
(a) d'une part profiter de la rapidité de l'outil informatique, pour que la récolte des différents segments textuels s'effectue de façon immédiate et fiable, puisqu’il garantit qu’aucune occurrence n’a pu être oubliée, à la différence du relevé « manuel » auquel procède un lecteur sur support papier ;
(b) d'autre part ralentir cette succession de "clics" – qui illustre la tendance à la facilité du "zapping" à laquelle cède l'adolescent – afin de ne pas s'en tenir au simple mot vedette lui-même, mais bien pour le situer dans son contexte immédiat (environ de 50 à 100 mots avant et après lui, selon les besoins de la "compréhension"), qui détermine son sens. L'élève entre ainsi dans le texte numérisé par endroits précis qui requièrent une localisation comparative – par exemple telle occurrence de joie n'aura pas la même portée que telle autre située à un moment distinct du récit (9).


5. Questions d'ordre didactique et pédagogique

Depuis les nouveaux programmes initiés en 1993 et appliqués depuis 1996, un cours d'enseignement des Lettres dans le Secondaire - et particulièrement au collège - s'organise en séquences dont voici le principe directeur : "Une séquence vise la mise en place d’une, voire de deux ou trois compétence(s) discursive(s)." Les Instructions Officiellesprécisent que "le français trouve son unité autour de la notion de discours, qui permet d’articuler écrit et oral, production et réception, travail sur les textes et étude de la grammaire" (cité par E. Thépot, 2001).

De là le bouleversement ressenti sur le terrain par les collègues : "C’est ainsi que l’étude de la langue a changé de statut : d’objet de savoir constitué qu’elle était, elle est devenue outil au service des pratiques discursives" (ibid.).

Cela est à rapporter à un changement de théorie de référence. Et E. Thépot de citer l'inspirateur des réformes A. Boissinot (2000) : "La linguistique inspirée par Jakobson dans un premier temps, Benveniste et la problématique de l’énonciation sont intervenus dans un second temps, et comme en dépassement de la première mouvance structuraliste. [...] On est progressivement passé d’une approche fondée sur la description et la typologie des textes à une approche qui veut se placer dans la perspective de l’analyse et de la production du discours, et cette évolution est évidemment liée à l’influence de la pragmatique" (ibid.).

Laquelle n'est pas intégrée - comme en sémantique interprétative - mais globalisante, comme en témoigne cet emboîtement hiérarchisant des trois niveaux : "En classe, l’usage établi veut que l’élève soit amené à construire des phrases, ce qui exige des connaissances morpho-syntaxiques et une grammaire de la phrase. Mais une simple succession de phrases ne constitue pas pour autant un texte, ce qui rend nécessaire une grammaire du texte. Et les textes n’ont de sens que par rapport à la situation d’énonciation où ils sont produits et reçus, ce qui appelle une grammaire du discours. [...] L'approche discursive, englobante et point de départ de toute approche textuelle, s'affirme comme le principe fédérateur de l'enseignement du français au collège." (Instructions Officielles, 1996, pp. 26-27)

Tout est dit ici du principe exclusivement "pragmatique" régissant désormais l’enseignement du français, orienté autour de la seule notion de DISCOURS, définie (ibid.) comme "toute mise en pratique du langage dans un acte de communication à l’écrit et à l’oral" (situation d'énonciation, interaction entre partenaires, usage culturel) - la conception de Benveniste de discours en tant qu'opposé au récit étant plus restrictive.

Remarque. Aujourd'hui F. Rastier dissocie la notion du hic et nuncpragmatique en définissant le Discours comme "ensemble d'usages linguistiques codifiés attaché à un type de pratique sociale. Ex. : discours juridique, médical, religieux." Quant au Texte, il n'est plus simplement la "forme concrète sous laquelle se présente un discours" (Instructions Officielles), mais cette "suite linguistique autonome, orale ou écrite, constituant une unité empirique, et produite par un ou plusieurs énonciateurs dans pratique sociale attestée. Les textes sont l'objet de la linguistique." (2001, glossaire)

Or précisément l'empire pragmatique \ énonciatif des programmes d'enseignement actuels évacue cette dimension proprement textuelle. On le constate à travers la typologie classique narratif \ descriptif \ explicatif \ argumentatif, qui se réduit à une série de "formes de discours", comme en témoigne cette citation des Instructions Officielles: "Toutes les formes de discours ont pleinement leur place en classe de 3e, et c’est leur articulation que les élèves doivent apprendre à maîtriser. Les textes, du reste, ne correspondent que très rarement à la mise en oeuvre exclusive de l’une d’entre elles ; bien au contraire elles s’y entrecroisent. C’est la raison pour laquelle on a évité de parler, dans les programmes, de « textes » argumentatif, descriptif, explicatif, etc., ouvrant à des typologies rigides, et qu’on a préféré la notion de discours, plus proche de la réalité vivante de la langue en acte. Il s’agit donc de comprendre les articulations des différentes formes de discours et d’apprécier, de manière souple, la façon dont elles s’agencent dans la réalité concrète des textes." (p. 10) On comprend alors que l'étude des isotopies, définies comme des "réseaux de sens homogènes" (p. 33) soit reléguée à une place subalterne et restreinte au domaine du vocabulaire. Elles ne sont pas ce principe fédérateur de l'analyse thématique textuelle, que nous avons étayé.

En sorte que devant l'initiation à ces formes de discours à partir de corpus non littéraires (par exemple il n’est pas rare de devoir apprendre aux élèves ce qu’est un texte argumentatif à partir du mode-d’emploi ou d’une fiche technique d’appareil électroménager), des collègues de Lettres en sont venus à considérer que l'écrit littéraire était de fait marginalisé, "pour ne plus retenir comme objet d’étude que le discours dans sa dimension énonciative, ou, pour faire moderne, communicationnelle. L’on peut comprendre, à la lumière d’une telle orientation théorique, l’extraordinaire discrédit dont ne peut que souffrir désormais la langue littéraire dans les nouveaux programmes" (Thépot, ibid.).

D'autre part le rejet préconisé du rôle de "techniciens de la communication", que n'ont pas à endosser les professeurs de Lettres (ibid.), concerne non seulement la théorie pragmaticienne mais, par une coïncidence de vocabulaire, le maniement des TICE (depuis 1999, début de l'ère Hypermédia-Allègre). Il va de soi que l'analyse textuelle assistée par les "technologies de la communication" n'est nullement tributaire des présupposés positivistes et anti-herméneutique de celles-ci (cf. Bourion, 2001, chap. 1).

Alternative proposée : Sans contredire les Instructions Officielles, il va de soi que l'interrogation des corpus d'auteurs numérisés évite ces écueils et implique une sémantique du texte. Elle fait en outre la médiation entre les lectures CURSIVE et ANALYTIQUE, telles que les préconisent le MEN.
Couplée avec la sémantique interprétative - dont le métalangage des sèmes, isotopies et autres concepts descriptifs doit s'absenter du cours au profit du contenu textuel étudié -, elle ne tombe pas sous le coup de la "didactisation réductrice des savoirs" (linguistiques, narratologiques, sémiotiques, poétiques, etc.) que signalait G. Langlade (2000: 160), et dont voici le principal danger : "l'instrumentalisation des notions d'analyse textuelle devient une fin en soi ; elle se coupe ainsi de la construction de sens", le texte littéraire, objet d'étude, devenant alors secondaire, voire le champ indifférent à des grilles d'analyse - reprenant par là le reproche communément lancé aux méthodes structuralistes, depuis l'étude des Chats par Lévi-Strauss et Jakobson.

C'est au contraire après avoir évalué les besoins des apprentissages en compréhension de texte, en quantité et qualité de lecture que l'interrogation de textes numérisés s'adaptera aux élèves autour d'un objectif (par ex. l'étude d'une oeuvre intégrale, tel les romans Bel-Amiet/ou Une viede Maupassant, via le thème des véhicules hippotractés, servant en quelque sorte de fil rouge).

Programme : Pour en revenir aux compétences discursives autour desquelles doit s'ordonner la séquence didactique, comment intégrer l'ordinateur à l'enseignement du contenu du texte littéraire, sans quitter le cadre théorique énoncé ci-dessus ?

Outre les logiciels cités en annexe, ma démarche s'inscrit dans la continuité des applications informatisées à l'apprentissage du français sous forme d'exercices interactifs (repris au site phare de C. d'Atabekian, dont le secrétaire J.-E. Gadenne est par ailleurs maître d'oeuvre du site des Lettres), dont voici un exemple concret :

Séquence didactique d'étude du conte La lune et le Gnac (I. Calvino); niveau 4ème; durée 8h. :
- Séance 1 : Lecture de la première partie - Recherche du vocabulaire avec un dictionnaire. Cette séance ne se fait pas avec l'ordinateur
- Séance 2 : Étude de la situation initiale
- Séance 3 : Langue - Registre courant et registre familier
- Séance 4 : Expression écrite - écrire un dialogue
- Séance 5 : Lecture de la deuxième partie et recherche du vocabulaire
- Séance 6 : Perturbation de la situation initiale et évolution
- Séance 7 : Orthographe - Accords en genre et en nombre
- Séance 8 : Situation finale

Si, pour ce qui concerne notre enseignement, la thématique du texte numérisé assistée par ordinateur (ATAO) se substitue à cette batterie d'exercices classiques de français, et exclut l'interactivité des questionnaires QCM avec score de réussite (qui permettent une auto-évaluation, bien différente de l'autonomie), en revanche comme C. d'Atabékian nous considérons que ces usages des TICE excluent le seul face-à-face de l'élève avec l'écran. La présence du professeur dans la salle informatique contribue à faire de l'ordinateur un simple outil (sinon un outil simplifié) au service du sens contextuel, lequel se construit par groupes d'élèves et par dialogue dans une séance consécutive à la récolte et au tri des occurrences. Cela pour que la classe devienne, comme l'observe G. Langlade, un "lieu d'échanges d'expériences de lectures interprétatives" (ibid.).

La gageure est d'occulter les autres utilisations potentielles qui pourraient tenter l'élève en salle informatique pendant la seule activité d'analyse du texte numérisé, et détourner son attention de la tâche pour laquelle on lui a confié un outil. Voilà pourquoi par exemple dans notre pratique de formateur on a systématiquement substitué à l'internet/l'intranet (rappatriement fermé de données, à enrichir), ou encore le réseau au CD-Rom. Quant à la "magie" de la page web, de par son apparence esthétique et dynamique, on a évidemment attiré l'attention de l'élève non pas sur le graphisme mais sur le paradoxe d'une seule page pouvant contenir tout un roman, ainsi que sur le potentiel des logiciels lexicométriques.

"Comment se passe l'appropriation des notions auxquelles vos outils informatiques permettent l'accès ?" nous demandait J.-P. Bernié (communication personnelle). Il convient pour répondre de rappeler quels sont les outils : le navigateur (Internet Explorer, Netscape), le moteur de rechercher TREVI dans la base de données Bibliopolisde la littérature française ; occasionnellement Hyperbasedans ses fonctions documentaires. Le principe de leur "transposition didactique" (Bernié) est de réduire la portée scientifique des outils (dont l'élève voit mal la finalité, notamment en lexicométrie, les fonctions statistiques) au profit de la facilité de leur maniement et de la compréhension des buts didactiques recherchés dans un exercice donné (par exemple étudier en Littérature les variations contextuelles de sens d'un adverbe, défini en Grammaire comme monosémique - en l'occurrence "Alors" chez Flaubert, infra).

De sorte que par exemple la "cartographie statistique" de J.-M. Viprey (2002), pour l'étude des Fleurs du mal(cf. annexe 1), fondée sur l'analyse factorielle et la "distribution des vocables" les uns par rapport aux autres (dont les "proximités" mutuelles sont appelées isotropies), s'avère un outil par trop complexe et donc difficilement utilisable en Collège. Si l'auteur de ce logiciel performant prétend ainsi "repérer sur le plan lexical la véritable configuration thématique propre à un texte donné et qui contribue à le distinguer de tout autre" (Notice), le fait que cette fonction éloigne des contextes d'attestation de ces vocables dissuade de l'utiliser, du moins dans un premier temps - où l'élève est néophyte et non expert. Rastier remarque à juste titre à propos de notre pratique : "Vous ne cachez pas l'outil, c'est lui qui se banalise. L'ordinateur n'est pas un médium. La théorie de l'apprentissage doit être lié à ce qu'on veut apprendre : la contextualité et la textualité" (communication personnelle).

Or c'est précisément cet objectif, qui est aussi l'objet d'étude, qui distingue notre utilisation informatique d'autres technologies éducatives, dont Truchaud (2000) brosse rapidement l'historique : "La notion de technologie éducative a été utilisée au moment de la deuxième guerre mondiale pour qualifier des séquences filmées, des projections de diapositives, des laboratoires de langue, des cassettes audio et télévision. Depuis l’avènement de la micro-informatique personnelle dans les années 90, le terme renvoie aux environnements d’éducation et de formation exploitant ordinateurs et TIC."

Quels que soient les changements induits, auprès de l'élève, par la délinéarisation et l'accès immédiat à des zones de localité du texte (souvent hétérogènes en dépit des passages parallèles), ainsi que, plus généralement, par l'environnement logiciel, il n'est que de citer M. Linard pour avoir confirmation "qu'il est vain de compter sur les seules machines pour faire apprendre. Les machines modifient les conditions de la connaissance humaine, non pas ses fondements ni ses processus qui sont d’abord socio-affectifs et culturels" (2001). Néanmoins, en relevant cet inconvénient majeur des TICE : "Leur hyper-interactivité favorise l’action aux dépens de la réflexion, la surexcitation aux dépens de l'inhibition, les moyens aux dépens des fins, l’immédiat aux dépens du différé, le souci des procédures plutôt que celui des contenus" (ibid.), on est amené à négliger le fait qu'il puisse exister des activités dictées par la recherche de contenus (numérisés), suscitant la réflexion, en amont (pour discuter la pertinence du choix des "mots clés" servant à entrer dans un corpus) et en aval de ces activités (commentaires, et ultérieurement évaluation des productions thématiques des élèves ; dans ce dernier cas, leur propos retrouve la linéarité et la médiation que leur confère l'organisation des "données" extraites du navigateur - on voit bien par là que ce n'est pas l'ordinateur qui est le médium permettant l'apprentissage). Face à ces activités à la fois orales et écrites, l'adaptation de l'outil informatique se traduit par une instrumentalisation presqu'aussi docile et banal qu'un index de manuel, par exemple. C'est évidemment pour un tel programme que nous plaidons.

A la question "qu’est-ce qu’apprendre ?" Linard se place sur le plan "développemental" (inspiré des travaux de Vygotsky, Piaget, Rey, Wallon, Bruner). Or, concrètement, l'apprentissage constructiviste (celui où l'élève est acteur de son activité) et interactionniste (avec le milieu) est celui qui, pour nous, sans chercher à se griser de mots, passe par la discussion avec la classe et l'adulte sur des textes qui initient les élèves aux NORMES sur lesquelles s'appuient les parcours interprétatifs, et qui constituent "l'ailleurs" de leur vécu quotidien. Cette conception va plus loin que la trop immédiate vision pragmatique : "Apprendre, c’est construire des savoirs en interaction avec autrui." (ibid.) On voit bien qu'une fréquentation durable des longs textes sera nécessaire à cette acquisition. Quelle que soit notre réserve à l'égard de la théorie cognitive de Linard (trop oublieuse de l'objet concret d'étude qu'est la textualité, au profit de la psychologie du sujet), on s'accorde avec elle pour constater que, "avec ou sans TICE, l’apprentissage autonome ne peut être qu’un aboutissement et non pas un point de départ. Pour la plupart, la connaissance experte est trop complexe pour s’apprendre seul." (ibid.) De sorte que l'initiative est au professeur de Lettres, intégrant la navigation en corpus à certaines heures de cours : "C’est aux enseignants qu’il revient d’actualiser et d’exploiter le potentiel des outils en les mettant au service de la construction effective par les apprenants de leur propre connaissance. L’interactivité des TIC ne crée pas les pédagogies actives, qui existaient bien avant elles." (ibid.) Pas plus qu'elle ne détermine une didactique du français informatisé, une théorie et une pratique du texte numérisé.

Fondé sur un bilan positif d'expériences et expérimentations personnelles, dont les analyses des corpus suivant sont la trace, notre pratique pédagogique ne nous semble pas généralisable : elle est variable selon les objectifs didactiques fixés (par exemple montrer l'intertextualité hugolienne de Proust) et l'outil informatique retenu (du simple navigateur au riche logiciel de lexicométrie). Elle reste sans cesse à inventer en fonction des publics concernés par la tâche en cours. Mais déjà, face aux réalisations attestées, il semble impossible d'adhérer au pessimisme de ceux qui prétendent "Sauver les Lettres" face à la menace des TICE, tel P. Murat affirmant de façon trop péremptoire que "la navigation dans les hypermédias ne permet guère de mémoriser des connaissances : comme on pouvait s'y attendre, en surfant on découvre quantité de vagues, mais il n'en reste que l'écume" (1999) - sans parler de la "noyade" dans l'hypertexte, laquelle n'est qu'un mythe, au vu de la facilité avec laquelle l'adolescent parvient à se repérer dans l'arborescence complexe d'un site, grâce une adaptativité plus rapide que celle de l'adulte. Or le renouvellement de la lecture par le texte numérisé est tel que l'Ecole ne peut plus l'ignorer.

[Continuer]


NOTES :

[1] La diatribe sort renforcée de cette déclaration paradoxale de J. Weizenbaum, professeur de "computer science" au célèbre Massachusetts Institute of Technology et inventeur du célèbre programme Eliza qui permit à l'ordinateur, pour la première fois, de dialoguer avec les humains : "Un nouveau mal scolaire a été inventé. C'est l'analphabétisme informatique." (propos recueilli dans Le Nouvel Observateur du 2/12/1983)

[2] Dans ce sillage, la critique que fait E. Charmeux (2001) du logiciel de lecture ELSA (cf. Annexe) aboutit à un réductionnisme quelque peu réactionnaire : "En fait, la véritable erreur est de croire qu'un ordinateur, comme n'importe quelle technologie nouvelle, puisse être un outil pour apprendre. Le seul outil pour apprendre, c'est le cerveau de celui qui apprend, il n'y en a pas d'autres"; comme si la pratique de celui que l'on a coutume d'appeler "l'apprenant" ne pouvait instrumentaliser la machine de la même façon qu'il le fait en annotant par exemple un texte sur support papier.

[3] Voici par exemple comment Tropes passe au crible de la typologie textuelle et des "univers de référence 1" (cinq, par ordre décroissant) les 35 chap. de Madame Bovary. L’indigence du contenu implique approfondissement et repérage en contexte de tels domaines sémantiques :
Chap.  1 : argumentatif -  éducation, vêtement, famille, santé, sentiment
Chap.  2 : narratif -          animal, famille, vêtement, santé, femme
Chap.  3 : argumentatif -  famille, végétal, animal, ameublement, boisson
Chap.  4 : descriptif -       vêtement, famille, alimentation, transport, femme
Chap.  5 : narratif -          végétal, vêtement, sentiment, ameublement, voie
Chap.  6 : argumentatif -  religion, animal, sentiment, végétal, vêtement
Chap.  7 : argumentatif -  végétal, vêtement, sentiment, famille, alimentation
Chap.  8 : narratif -          vêtement, alimentation, femme, végétal, ameublement
Chap.  9 : narratif -          sentiment, vêtement, ameublement, végétal, textile
Chap. 10 : descriptif -      religion, santé, animal, végétal, vêtement
Chap. 11 : argumentatif -  santé, femme, écrit, climat, végétal
Chap. 12 : argumentatif -  famille, sentiment, femme, végétal, vêtement
Chap. 13 : narratif -         santé, ameublement, vêtement, alimentation, femme
Chap. 14 : argumentatif -  sentiment, vêtement, femme, santé, textile
Chap. 15 : argumentatif -  religion, femme, sentiment, vêtement, santé
Chap. 16 : descriptif -      sentiment, vêtement, ameublement, santé, femme
Chap. 17 : argumentatif -  vêtement, sentiment, animal, homme, agriculture
Chap. 18 : argumentatif -  végétal, sentiment, animal, vêtement, climat
Chap. 19 : argumentatif -  sentiment, famille, santé, végétal, animal
Chap. 20 : argumentatif -  santé, sentiment, religion, comportement, femme
Chap. 21 : argumentatif -  sentiment, vêtement, femme, végétal, famille
Chap. 22 : argumentatif -  sentiment, santé, femme, courrier, alimentation
Chap. 23 : argumentatif -  sentiment, musique, vêtement, comportement, textile
Chap. 24 : argumentatif -  sentiment, musique, vêtement, comportement, textile
Chap. 25 : argumentatif -  religion, sentiment, voie, végétal, vêtement
Chap. 26 : argumentatif -  santé, famille, sentiment, vêtement, femme
Chap. 27 : narratif -          marine, végétal, alimentation, univers, mer
Chap. 28 : argumentatif -  éducation, sentiment, musique, famille, femme
Chap. 29 : narratif -          sentiment, finance, vêtement, femme, voie
Chap. 30 : argumentatif -  sentiment, finance, femme, santé, comportement
Chap. 31 : argumentatif -  sentiment, femme, vêtement, animal, finance
Chap. 32 : argumentatif -  sentiment, santé, religion, animal, ameublement
Chap. 33 : narratif -          santé, religion, sentiment, textile, mort
Chap. 34 : narratif -          religion, sentiment, santé, famille, animal
Chap. 35 : descriptif -       sentiment, santé, famille, finance, vêtement

[4] Pour élargir le corpus, il est possible d’interroger la bibliothèque du même éditeur de ce Catalogue des Lettres : elle fournit une centaine d’ouvrages classiques ainsi rendus disponibles en ligne et interrogeables par le même moteur de recherche TREVI que dans le Cd-Rom. Dans celui-ci, un exemple étudié interpelle le lecteur : la dominance quantitative de 86 occ. de "sang" avec, coïncidence, celle des 86 occ. de "couteau", sur une isotopie /violence/ qui indexe ce roman de serial killer inspiré de Jack l'Eventreur.

[5] Précisons la méthodologie qui a présidé à l'élaboration de cette liste. L'objectif de sa présentation sous forme hypertextuelle est d’être un outil fédérateur, et non ce gadget futile que stigmatisent des pédagogues entonnant le refrain "d'activités démagogiques" dès lors qu'il est aujourd'hui question d'utilisation d'ordinateurs. Outre qu'elle facilite la consultation des textes, elle implique en amont un travail complexe ayant mobilisé de multiples compétences et suscité un enthousiasme manifeste de la part des principaux intéressés, les lycéens eux-mêmes. Revenons sur les détails de la réalisation.
Calendrier : pour que le site soit achevé fin avril, et serve de support aux traditionnelles révisions de fin d'année scolaire, il aura fallu une mise en place du projet dès son début, courant septembre. Modalités concrètes : pour une classe donnée de 24 élèves, 8 groupes de 3 ont été formés, chacun ayant à préparer dans l'année au moins 4 textes littéraires. Les pré-requis en matière de "support numérique" étaient plus étoffés que ceux que l'on attend traditionnellement d'élèves venant de Seconde : maniement aisé du traitement de texte et du bloc-notes pour le format HTML, conception d'une arborescence et des hyperliens qui lui correspondent, fabrication de cadres et d'images d'arrière-plan, pour l'essentiel. Or le fait que la majorité des élèves aient maîtrisé ces savoir-faire, de par la création de leurs propres sites web, explique leur engouement pour l'intégration de la matière français au support numérique. Ces pré-requis impliquaient le respect d'un devoir didactique : les lycéens concernés étaient en effet censés passer bien moins de temps à la constitution du mini-site qu’à l’analyse littéraire des textes elle-même.
Plus précisément, chaque trio d'élèves était chargé de présenter son texte durant une séquence horaire de 2h. au terme desquelles était établi un corrigé oral en classe plénière. Libre au trio d'optimiser ensuite le contenu de ce texte, pris en notes. L'enjeu pédagogique d'un tel travail n'est pas mince : outre l'incontestable plus grande motivation constatée pour l'étude littéraire, due sans doute à l'autonomie et l'appropriation induites par le projet, le professeur, ici en tant qu'évaluateur plus que participant à cohésion des groupes, a pu noter chez de nombreux élèves sinon des progrès du moins des efforts méritoires pour (a) saisir les brefs textes d'auteurs à commenter au programme, en dehors de cette séquence horaire (domicile et\ou salle informatique), la scannérisation étant proscrite dans l'optique d'une meilleure maîtrise orthographique et typographique ;
(b) les analyser de façon à la fois succincte et méthodique, afin d’aboutir à autant de "corrigés", devenus aussitôt autant de "ressources" sur le site.

[6] Thème cher à Finkielkraut qui, dans son pamphlet (2001), le réactualise par ce cliché selon lequel l’enseignement « interactif » libérerait l’élève du carcan de l'école-prison et supplanterait l’autorité du maître-prêcheur au profit de la sacralisation de ces nouvelles technologies donnant un nouveau pouvoir à ceux qui les maîtrisent. Sa technophobie dépasse le cadre de l’enseignement pour s’inscrire dans le mythe de la prophétie apocalyptique de Big Brother : « Plus il y aura de prothèses, moins nous aurons de vie privée ou même de for intérieur. […] les enfants du numérique seront pris dans la Toile. Alors, qui sera la Grande Araignée ? […] Moins peut-être les États que les groupes colossaux et les multinationales » (p. 20). Quant à sa phobie de la dématérialisation numérique, elle empêche tout bonnement de faire profiter l’élève de la lecture non linéaire que permet le nouveau support de l’écrit : « Un poème est un poème, et c'est sur une feuille imprimée qu'on peut le découvrir, y revenir, l'apprendre, l'expliquer. Il faut aux mots du poème un domicile fixe, un lieu où on les laisse tranquilles. Ce lieu, c'est le livre. » (p. 30) Encore une fois, pourquoi la lecture sur support papier serait-elle exclusive ?

[7] Cf. Rastier dans la liste de diffusion de Sémantique des textes, vol. 8, n. 5 (2002) : "Le positivisme considère qu'une évolution technologique détermine nécessairement une évolution des contenus (alors qu'un Code Pénal sur CD-rom est un Hypertexte)".

[8] Pour citer les deux exemples d’études présentées et publiées en 2001 auprès, respectivement, (a) de l’IUFM Midi-Pyrénées au Colloque de Foix, (b) de l’IUFM Aquitaine dans la revue Jonctions.

[9] Comme pour la liste de textes pour l’oral du Bac ci-dessus, le fait que les élèves eux-mêmes aient participé activement aussi à la mise en forme de ces recherches, par l’usage du traitement de texte et de la conversion au format HTML, afin d’aboutir à une présentation sous forme hypertextuelle, les a rendus partie prenante de ce projet d’étude littéraire d'un thème. En ne se contentant pas ainsi de tronçonner méthodiquement les corpus étudiés, mais en ajoutant à ces extraits leurs commentaires, par un hyperlien et un cadre (frame) correspondant, les élèves ont pu présenter de façon esthétique – résultat d’une technique – et motivante d’abord pour eux-mêmes, leurs travaux d’analyse. L’importance de ce versant créatif n’est pas à négliger dans l’appropriation par l’élève des contraintes de la textualité, notamment en ce qui concerne la lisibilité et la logique de la navigation d’un lien à l’autre.
Sans triomphalisme ni autosatisfaction, cela met en évidence cette idée simple et souvent incomprise, en raison des préjugés tenaces qui pèsent sur elle, que les exercices traditionnels (du français : l'analyse de contenu) ont tout à gagner à adopter une certaine forme de modernité, que constitue le recours à l'usage de nouvelles technologies éducatives.


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