Thierry Mézaille : THÉMATIQUES LITTÉRAIRES
I. MÉTHODOLOGIE, PRATIQUE ET POLÉMIQUE
1. L’Analyse Thématique Assistée par
Ordinateur (ATAO)
Un ouvrage universitaire collectif consacré à l’analyse statistique des sentiments dans les romans et recueils de nouvelles de 1830 à 1970, soit un corpus de 350 œuvres, auquel nous avons naguère participe, a montré qu’une telle échelle impliquait l’outil informatique, en l’occurrence le serveur Stella de la banque de données textuelles FRANTEXT, « nouveau moyen d’accès au texte, comme jadis le passage du rouleau au codex avait favorisé l’étude » (1995, p. 9). Il a mis en évidence les apports de l’ordinateur pour l’étude thématique du texte numérisé. Pour notre part, dans cette collaboration, l’interrogation de la seule Recherche de Proust a montré comment les mots en contexte d’une couleur dominante entraînaient des corrélats stables, à savoir une constellation régulière de sentiments dont les relations sémantiques étaient diversement lexicalisés, le filtrage statistique des cooccurrents de la blondeur (soit la liste des dix plus déviants par rapport à une fréquence théorique, par ordre décroissant : PENSIF, FIÈRE, REPENSER, FRAPPER, RAPPELER, DÉLICATE, DÉGAGER, REVOIR, NOTION, AIR) qui leur confère une fréquence significative n’étant qu’un indice pour établir la cohésion en contexte.
N.B.: C'est en approfondissant cette perspective et en l'élargissant à un vaste corpus multi-auteurs et dans un genre littéraire homogène, qu'É. Bourion (2001) propose une méthode de recherche thématique fondée sur le test probabiliste de l'écart réduit (cf. infra). Son programme d'aide à l'analyse sémantique fournit à l'usager de textes électroniques des documents conçus pour faciliter l'interprétation des résultats statistiques. Citons l'exemple du sentiment de la peur : "nous avons testé une méthode de thématique assistée dans un corpus multi-auteurs : l'hypothèse est que le test probabiliste sélectionne, dans un ensemble de cooccurrents attestés dans une fenêtre de sélection de 10 signes avant et après le mot pôle, ceux qui ont un rapport sémantique dense avec celui-ci, et que l'étude des contextes de ces cooccurrents sortis par le test parce que leur probabilité d'être là n'est pas due au hasard, permet d'interpréter les traits sémantiques faisant "structure", si cette structure existe pour un ensemble d'auteurs donné. […] Le test statistique ne permet, en première approche, que de rendre apparente la cooccurrence non aléatoire d'un mot comme yeux avec les mots du champ lexical de la peur ; c'est l'étude sémantique des contextes qui fait émerger les "faisceaux de traits sémantiques" impliqués, qui ne peuvent se comprendre sans l'apport des sèmes contenus dans l'adjectif associé (ou un autre élément lié syntaxiquement). Dans les contextes de la peur, quand on réfère à cette partie du corps, c'est pour rendre compte du fait que voir est souvent lié au déclenchement de l'émotion, que la perception visuelle s'accompagne de la compréhension intellectuelle du danger et que le regard révèle (à autrui) le sentiment éprouvé par ego : quand yeux figure dans des syntagmes avec agrandis, écarquillés, élargis, fixes, c'est pour décrire le regard de la personne qui éprouve la peur, pour l'expression du sentiment , donc pour un ensemble de sèmes bien particulier. […] Une lecture humaine, même extraordinairement attentive, ne pourrait garder fidèlement en mémoire ni les mots ni l'ensemble des traits intriqués dans le signifié des lexies rencontrées : le tri préalable et le rapprochement, dans les documents extraits des corpus sélectionnés, des mots cooccurrents, procurent une assistance qui permet à la fois de discrétiser les éléments et d'en préciser les combinaisons synthétiques. Cette étude de sémantique textuelle assistée par ordinateur a montré les deux démarches complémentaires : (a) sémasiologique : on repère, dans les énoncés du corpus, les cooccurrents sortis par le test probabiliste comme n'étant pas voisins "par hasard" d'un des "mots de la peur" qui ont constitué l'entrée dans le réseau. On les analyse en unités sémantiques (traits et combinaisons de traits). (b) onomasiologique : quelles lexicalisations rencontre-t-on des traits et ensembles de traits dégagés au cours de la première phase ?" (2001: 74, 87, 98-9).
D'un point de vue épistémologique, ajoutons que dans le premier chapitre de sa thèse numérisée, É. Bourion distingue pertinemment la théorie "naïve" de l'information et de la communication (Shannon, Wiener) des études de sémantique et statistique sur corpus électronique. Utiliser l'ordinateur pour des tâches d'analyse textuelle n'implique en effet nullement que l'on partage les théories positivistes qui ont présidé à la naissance du langage informatique lui-même.
Nous ne reviendrons pas sur ces acquis, car l’objet de notre démarche réside ici non plus dans ce type de recherche et d’applications auprès d’un public universitaire, mais bien dans la possibilité de transporter ce type d’interrogation textuelle et littéraire dans le cadre de l’enseignement secondaire, où le lycéen n’a évidemment pas l’autonomie de l’étudiant ni les moyens de gérer la profusion pléthorique des données fournies par FRANTEXT (cela répond à l'objection d'E. Brunet : "Il y a une absence surprenante de FRANTEXT, incontournable pour plusieurs raisons, alors que la plupart de vos analyses viennent del'ABU, de Bibliopolis et de rares CD-Rom parus dans le commerce" - communication personnelle). On comprend qu’y introduire l’ordinateur pour aborder le texte numérisé pose des problèmes didactiques et pédagogiques. Avant de proposer notre approche et de présenter les travaux que nous avons menés, depuis 1996, aussi bien dans le cadre de l’IUFM (d'Aquitaine et de Midi-Pyrénées) – où nous sommes formateur TICE auprès d’étudiants, d’élèves et de professeurs – que de l’équipe Sémantique des textes, nous montrerons que les résistances à l’outil informatique proviennent moins de difficultés techniques liées à la discipline Français, ou aux moyens mis en œuvre, qui aujourd’hui sont conséquents dans les établissements du Secondaire (du moins ceux que nous avons côtoyés), que du corps enseignant lui-même, dont nous ne nous excluons bien sûr pas.Un regard autocritique s’avère ainsi nécessaire. Ces « résistances
» – doux euphémisme – sont d’autant plus surprenantes que
l’incitation ministérielle, telle que la manifestent les
programmes, y compris pour la discipline Français au
lycée-collège, font la part belle à ces TICE. Faut-il interpréter
alors les réticences à leur égard, comme un objet exemplaire de
protestation syndicale, au même titre que les réserves formulées à
l’encontre des Instructions Officiellesdatant de 1998, bref
une critique du réformisme entrepris par le MEN, ou bien comme un
signe de profonde inadéquation avec les matières enseignées ?
2. Les consignes officielles et l’état de l’art
Pour restituer le véritable enjeu de la question, le mieux est de citer in extenso le très officiel Rapport de l’IGEN sur les TIC(E) en Lettres (téléchargé au site MEN officiel) :
« Les ressources offertes aux professeurs de lettres ou à
leurs élèves par les technologies de l'information et de la
communication se développent très rapidement en quantité et en
qualité. Il s'en faut cependant que leur utilisation soit
communément répandue et qu'elles soient véritablement
intégrées aux démarches d'enseignement ou aux processus
d'apprentissage. Des professeurs de plus en plus nombreux en
effet possèdent un ordinateur et utilisent le traitement de
texte pour mettre au point leurs cours ou les documents qu'ils
élaborent à l'intention de leurs élèves. Beaucoup moins
nombreux sont ceux qui utilisent les TIC pour la recherche
même de l'information et qui osent s'aventurer à les faire
utiliser, individuellement ou collectivement, par les
élèves.
Les logiciels de traitement de texte, les dictionnaires de
langue et les encyclopédies figurent parmi les outils les plus
commodément accessibles et ils semblent qu'ils soient assez
vite devenus familiers aux élèves. Les dictionnaires et
encyclopédies électroniques notamment les séduisent par leur
aspect ludique, par leur souplesse d'utilisation, par leur
rapidité de consultation, par les multiples possibilités de
recherche qu'ils permettent. Associés aux logiciels de
traitement de texte, ils forment un excellent moyen d'élaborer
un travail d'écriture et d'amener les élèves à prendre
clairement conscience des contraintes qu'impose la rédaction
d'un texte : correction de l'orthographe et de la syntaxe,
propriété du vocabulaire, cohérence discursive, pertinence de
l'information pour le destinataire, netteté de la
présentation. Le souci de l'impression finale, qui accuse les
défauts de typographie et de mise en page, mais aussi
d'organisation et d'expression, incite à remanier le texte
avec l'attention à toutes les exigences requises. Les élèves,
qui pour la plupart ne savent pas faire de brouillon,
apprennent ainsi à travailler des brouillons successifs, ce
que la plupart d'entre eux ne sait pas faire, et à réfléchir
sur la pratique même de l'écriture. Utilisé comme instrument
de visualisation, le traitement de texte peut servir, en
classe entière, à la correction dynamique d'un devoir ou à la
manipulation du texte produit (en mettant en valeur sa
structure, des indices lexicaux ou d'énonciation, etc.). On
peut regretter que le recours à ces logiciels soit
relativement rare et ne s'opère guère que lors d'activités
périscolaires : il est exceptionnel qu'un devoir soit remis au
professeur imprimé et non manuscrit. Il est vrai qu'aux
examens les candidats sont tenus de remettre une copie
manuscrite et qu'ils seront légitimement sanctionnés si leur
écriture est illisible, mais cela ne devrait pas interdire
d'exploiter l'aide que l'informatique est susceptible
d'apporter à la formation.
L'étude des textes, élément essentiel de la discipline des
lettres, donne lieu à la production de logiciels nombreux et
dont la qualité ne cesse pas de s'accroître. On trouve des
cédéroms pour l'étude d'œuvres littéraires intégrales : les
œuvres complètes d'Alexandre Dumas, de Chateaubriand, de
Rimbaud, de Senghor, de Descartes, les Fables, Madame
Bovary, Bel-Ami, L'Écume des jours. Ils procurent les
moyens de travailler tant sur le texte même de l'œuvre que sur
les contextes historique, culturel, biographique de sa
création. D'autres cédéroms, comme le Dictionnaire des œuvres
littéraires françaises ou les cédéroms sur Le Louvre, sur Le
Musée d'Orsay, sur la période 1848-1918, permettent d'élargir
l'étude, dans une perspective pluridisciplinaire, à celle d'un
thème, d'un genre, d'un mouvement esthétique, d'une époque. De
nombreux sites internet créés par des universités ou des
fondations proposent également des documents permettant
d'illustrer ou de prolonger l'étude d'un auteur, par exemple :
Rabelais, Rousseau, Voltaire, Balzac, Baudelaire, Banville,
Gautier, Stendhal, Proust, Lautréamont, Mallarmé, Simon, etc.
[…]
Plusieurs institutions ont ouvert sur le réseau électronique
des banques de textes. La Bibliothèque nationale de France
propose un site Gallica où l'on trouve, numérisée ou en format
texte, la majeure partie de la littérature française du moyen
âge à 1930.
Les logiciels de lexicométrie [dont l'objectif constant est
l'étude quantitative - T.M.] permettent d'obtenir, à partir
d'un corpus de textes ou d'une œuvre intégrale, la liste des
formes classées par ordre alphabétique ou par ordre de
fréquence décroissante.
L'utilisateur peut réaliser dans le corpus d'étude des
partitions (par exemple par chapitres ou parties dans un
roman, par personnages pour les pièces de théâtre) pour
procéder à des études comparatives et statistiques de
vocabulaire. Les logiciels de lexicométrie offrent également
l'affichage à l'écran et l'impression des contextes (ligne,
phrase ou paragraphe) des mots choisis par l'utilisateur.
Certains cédéroms offrent une œuvre complète numérisée ou un
ensemble d'œuvres sur lesquelles il est possible d'effectuer
des recherches (contextes ou fréquence d'une forme). De
nombreuses banques de textes, accessibles sur le réseau
internet, offrent également des fonctions de recherche de
vocabulaire. Des logiciels de recherche lexicographique
recensent les occurrences des mots significatifs d'un thème et
donnent accès à leurs contextes d'emplois. Les résultats de
ces recherches peuvent servir de base à l'étude des thèmes
propres à une œuvre ou à un groupe de textes. De nouveaux
moteurs de recherche, plus perfectionnés, sont en cours
d'élaboration : ils devraient faciliter des analyses plus
subtiles du discours, du style et de l'énonciation.
Une action prometteuse a été engagée en 1998 sous l'égide du
MEN, de la recherche et de la technologie, en collaboration
avec l'INaLF et les éd. Champion. Le projet, appelé BATELIER
(Base de textes littéraires pour l'enseignement et la
recherche) consiste à mettre sur réseau et sur cédérom la
totalité des textes littéraires français du domaine public,
établis avec toute la rigueur scientifique propre aux éditions
de référence. Il doit être associé à un autre projet, mené
dans les mêmes conditions par le CNED, qui porte sur les
romanciers du XIXe siècle. Les professeurs et les chercheurs
auront ainsi à leur disposition une somme de textes dans
laquelle ils pourront librement choisir. Les équipes
pédagogiques de collège et de lycée engagées dans
l'expérimentation, en liaison avec les corps d'inspection, ont
reçu mission de déterminer quels traitements sur les textes
sont utiles à l'enseignement de la grammaire et des lettres
dans le second degré, de les définir à l'intention des
chercheurs charger de concevoir les moteurs de recherche et de
produire des documents pédagogiques d'accompagnement. Le
renouvellement apporté à l'enseignement des lettres sera
considérable. Dans les contenus d'abord, grâce à la facilité
avec laquelle il sera possible, en liaison ou non avec les
œuvres intégrales, de constituer des groupements de textes par
thèmes, par genres, par auteurs ou par périodes. Dans les
méthodes ensuite, les tâches fastidieuses et aléatoires de
repérage et de relevé étant accomplies instantanément et
sûrement par l'ordinateur, quelle que soit la dimension et la
complexité du passage, tout l'effort sera donc réservé à la
compréhension, l'analyse, l'interprétation et l'appréciation
du texte par le lecteur.
Plusieurs didacticiels, L'Atelier d'écriture, Gammes
d'écriture, etc., visent à faciliter l'apprentissage de
l'écriture par les collégiens. Ils proposent des matrices de
composition et différents types de textes dont l'analyse
guidée permet à l'élève de fonder son propre travail de
rédaction sur des références précises (articles de presse,
textes littéraires, etc.). Certains sont accompagnés d'une
aide lexicale thématique. Ils peuvent être associés à un
dictionnaire électronique. Les élèves apprennent en les
pratiquant à distinguer les types de rédaction, à imiter un
modèle en respectant les règles de conformité, à composer à
partir d'éléments un texte cohérent. L'aspect souvent ludique,
inspiré de Raymond Queneau et de l'Oulipo, a une vertu
libératrice et ouvre des perspectives d'écriture autonome et
créatrice.
Il existe aussi plusieurs logiciels pour l'apprentissage de la
lecture "Le lectron", "Lirebel", etc. Ils sont surtout
destinés à l'aide individualisée. Chacun a ses partisans et
ses détracteurs. On ne trouve, pour l'étude du système de la
langue, aucun logiciel de grammaire véritablement fiable.
Les générateurs d'hypertextes et d'applications multimédia
permettent de réunir dans une même application des documents
de nature différente (textes, images, sons) et d'établir entre
eux des liens hiérarchisés. Le professeur les utilise pour
illustrer une méthode (composition d'un commentaire composé),
mettre à la disposition des élèves une documentation
structurée réunissant images, textes et fichiers sonores,
guider leur lecture ou publier leurs travaux. Les élèves
peuvent utiliser ce type de logiciel pour présenter eux-mêmes
le résultat d'une recherche en mettant en valeur la hiérarchie
des informations ou pour diffuser sur le réseau une création
collective. L'enseignant peut utiliser l'écriture
hypertextuelle pour mettre en évidence une méthode de
recherche et de rédaction et pour en faciliter l'acquisition
par les élèves (lecture méthodique, commentaire composé) ou
pour familiariser les élèves avec certains procédés d'écriture
(figures de style, etc.).
Diverses actions d'innovation ont été lancées par le MEN.
L'une, mise en place en septembre 1997 avec l'inspection
pédagogique générale et régionale, vise à généraliser l'emploi
des TIC dans l'enseignement des Lettres. Elle concerne les
académies de Bordeaux, Lille, Montpellier, Rouen, Toulouse et
Versailles. Chaque académie définit les axes qui lui
paraissent prioritaires en fonction du contexte local
(formation d'une personne ressource dans chaque établissement,
développement d'une réflexion didactique, mise en place de
séquences pédagogiques sur le serveur académique, etc.). Les
travaux des académies sont coordonnés sur le plan national.
Une autre, initiée dans le cadre de la rénovation des lycées
et notamment de la réévaluation de la filière L. Les
participants, chargés de mettre en évidence les apports
spécifiques de l'informatique à l'enseignement des lettres en
filière L, ont exploré trois axes de recherche: les apports du
traitement de texte (étude d'un texte argumentatif, étude
d'une œuvre intégrale, préparation à la dissertation) ;
l'utilisation des générateurs d'hypertextes à la fois comme
outil d'information ou de démonstration par le professeur et
comme outil de création par les élèves ; l'exploitation des
ressources électroniques (banques de données textuelles,
hypermédias associant texte, images et sons).
"Les outils des technologies nouvelles – informatique et
audiovisuel – peuvent-ils faciliter les démarches d'aide aux
élèves en difficulté ? Au-delà d'un réveil de la motivation,
l'utilisation de ces outils peut-elle être l'occasion d'un
véritable et durable apprentissage ?" Ces questions, posées
par un rapport de l'Inspection générale en 1990, ont suscité,
dans toutes les académies, un double mouvement d'animation et
d'étude qui s'est appuyé sur une équipe d'interlocuteurs
académiques chargés d'impulser les actions et de faire
circuler l'information. Il a engendré de nombreuses actions
caractéristiques destinées avant tout à éclairer les
enseignants qui doivent inventer chaque jour de nouvelles
procédures de remédiation. Une grande place est accordée aux
démarches de socialisation, l'expérience étant faite qu'il
n'est pas possible d'enseigner de façon efficace à des élèves
aux yeux desquels cet enseignement n'a pas de sens. Une fois
ce sens restitué, au prix, parfois, d'une certaine adaptation
des contenus, il est possible de conduire les élèves à
envisager un projet personnel, autour d'une activité future,
et, à terme, d'une orientation professionnelle réfléchie.
Enfin pour mener à bien ce projet personnel, il importe de
maîtriser la lecture et l'écriture qui, avec le " calcul ",
posent problème à la plupart des élèves en difficulté. Les
outils des technologies nouvelles se sont révélés essentiels à
une démarche de projet dans laquelle les élèves ont pu
s'investir. De nombreux outils informatiques ont été créés par
les enseignants, la plupart du temps "sur mesure", pour
répondre aux besoins de leurs élèves. Chaque académie a
désormais ouvert un site internet et la plupart ont installé
un réseau entre les établissements. On trouve sur ces sites
une grande profusion de dossiers d'étude sur un thème, un
genre, une époque ou une œuvre, de séquences didactiques,
d'expériences pédagogiques. On peut citer quelques exemples
:
Insertion historique d'un poème d'Éluard, (lycée, 2e), avec le
cédérom "Cent et un poèmes d'Éluard" (Softissimo) ; "Mots et
images" (lycée, 2e) à partir du cédérom "Le mystère Magritte"
(Virtuo) ; Composition collective d'un portrait (collège, 6e)
à l'aide de "L'Atelier d'écriture" ; Correction d'une dictée
ou étude du vocabulaire d'origine grecque dans une œuvre
(collège, 4e) avec le Petit Robert électronique (Havas
interactive) ; Étude d'un type de personnage : le velléitaire
(lycée, 1ère L) avec le Dictionnaire des Œuvres de Langue
Française (Bordas) ; Étude d'un texte argumentatif (lycée,
1e L) ou mise en valeur de la structure d'un poème (lycée, 2e)
avec un logiciel de traitement de texte ; Étude thématique des
Fables de La Fontaine (avec un logiciel de
lexicométrie) et initiation au commentaire composé d'une fable
(lycée, 1e L) avec un hypertexte préparé par l'enseignant ;
Comparaison entre le vocabulaire amoureux de La Princesse
de Clèves et de Clélie (hypermédia préparé par
l'enseignant ; Étude guidée d'un drame romantique : Ruy
Blas (lycée, 1e L), à l'aide de fichiers préparés par le
professeur et exploités à l'aide d'un logiciel de traitement
de texte ; Étude des Faux Monnayeurs en classe de
lettres supérieures.
Il faut également citer les travaux et productions des élèves,
dossiers, recherches, correspondances et journaux scolaires :
"Jules César et l'invasion de la Grande Bretagne"(recherche
guidée sur l'internet) ; "Jean-Jacques Rousseau en voyage",
hypermédia réalisé par les élèves (lycée, 1eL) ; "XXL",
journal scolaire d'un lycée professionnel (lycée 2e BEP) ;
"Ivry sur Web", histoire d'une banlieue (lycée, 2e BEP) ;
"Marseille au XIXe siècle", dans un lycée de la ville
phocéenne (lycée, 2e) ; "Visite d'un site gallo-romain", dans
un collège proche du site gallo-romain de Vienne (collège, 5e)
; "L'olivier", dans un collège du Sud de la France (collège,
6e/5e) ; "Les oiseaux", dans un collège du Sud de la France
(collège, 5e) ; Exercices d'écriture et de réécriture des
textes littéraires : démarche pédagogique et travaux d'élèves
(lycée professionnel) ; "Les enfants d'Anatole", site
d'écriture autour du conte (collège), "Croisière fluviale et
maritime dans un vaisseau nommé Confessions, construit
à partir de 1763 et mis en service en 1782", hypermédia
réalisé par des élèves de 1ère. Une des finalités de
l'intégration des technologies de l'information et de la
communication dans l'enseignement des Lettres est en effet de
développer des activités de création et de communication,
souvent interdisciplinaires. La publication des travaux des
élèves renforce leur motivation et crée des exigences de
qualité. Les échanges sont une source d'ouverture et de
socialisation.
Le site ouvert sur l'internet par le département des lettres
de la Direction de la technologie du MEN fournit toutes les
informations indispensables sur les logiciels, sur les sites,
sur les expériences.
Cette abondance, qui est le signe d'un développement
encourageant, ne doit pas faire illusion. Elle est le résultat
de l'engouement enthousiaste d'une petite minorité très
active. On peut estimer à moins du dixième le nombre des
professeurs de lettres véritablement impliqués. Cette absence
relative de mobilisation résulte de plusieurs causes :
l'appréhension devant la nouveauté, le manque de formation,
les conditions matérielles. Les réussites n'apparaissent que
dans les établissements qui disposent d'un équipement complexe
et le plus souvent d'un réseau interne, où une équipe s'est
formée autour de quelques animateurs, où un technicien veille
à l'entretien et à la bonne utilisation du matériel. Beaucoup
de professeurs de lettres ont fait l'effort de s'équiper :
l'ordinateur est pour un instrument de travail personnel,
éventuellement de recherche s'ils consultent l'internet et les
cédéroms, il n'est pas encore un outil pédagogique. »
Sans relever officiellement du dispositif BATELIER, nous avons
nous-même utilisé cette base – grâce au prêt dû à l'équipe
Sémantique des textes – afin de produire des études allant dans ce
sens.
Il convient outre de citer ces deux incitations ministérielles
:
Celle du
B.O.
N°42 (2000), notamment dans le Secondaire : "Depuis plusieurs
années, diverses mesures ont engagé les enseignants à intégrer les
technologies de l'information et de la communication dans
l'enseignement des disciplines et dans les pratiques pédagogiques.
Les collectivités territoriales ont d'emblée entrepris un
important effort pour mettre à la disposition des enseignants le
matériel nécessaire à cette évolution. En outre, l'équipement des
écoles et des établissements, normalement à la charge des
collectivités territoriales, a bénéficié d'un soutien notable de
l'État. Dans le même temps, des formations, spécifiques ou
intégrées à des thèmes disciplinaires ou transversaux, ont été
organisées à l'intention des personnels. [...] Dans le but de
soutenir et de valoriser les efforts éducatifs appliqués aux
technologies de l'information dès l'école élémentaire, il est
instauré un brevet informatique et internet (B2i).
D'autre part, cet extrait du récent
discours
de X. Darcos du 16 octobre 2003, plus général : "Ma deuxième
priorité est de préparer nos élèves à entrer de plain pied dans
l’ère du numérique. Pour cela, je crois que les élèves et les
enseignants ont besoin d’outils simples à utiliser, qui fassent
oublier la complexité de la technologie. Il est donc essentiel que
celle-ci se mette au service des utilisateurs et de la pédagogie.
[...] Afin de parvenir à une généralisation des TIC dans
l’éducation, nous nous sommes fixé des objectifs ambitieux,
puisque nous souhaitons notamment qu’en 2007 plus de 50% des
enseignants utilisent les technologies au quotidien dans leur
classe. Ceci exige de mettre en oeuvre une politique offensive
dans ce domaine. C’est pourquoi, comme vous le savez, plusieurs
chantiers ont déjà été engagés avec détermination."
Néanmoins, la flamme d’un tel optimisme que nous-même partageons
(« le renouvellement apporté à l'enseignement des lettres sera
considérable ») n’est pas facile à entretenir, dans la mesure où
la critique vient de l’intérieur du corps enseignant. Voyons quels
arguments, de bonne foi ou irrecevables, sont opposés à « la bonne
parole » ministérielle, et quelles objections ils entraînent de
notre part.
3. Résistances idéologiques du côté pédagogique
Il est d’emblée piquant de constater que ces collègues « rebelles » utilisent le support numérique pour diffuser leur militantisme technophobe. Ainsi c’est sur le site phare consacré au français dans le Secondaire (aller à www.sauv.net) que l’on trouve "en ligne" l’article polémique de Billon et Jésion (2000), qui présente brillamment une charge, hélas pétrie d’idées reçues et de généralisations abusives que nous récuserons. Leurs formules chocs sont destinées à raviver les craintes du professeur de Lettres face à l’introduction dans son domaine de la technique inhérente à l’outil informatique, perçue comme une invasion ou à tout le moins un parasitage. Notons qu'un tel rejet affecte de la même manière la scientificité de type linguistique, toujours mal intégrée dans le champ des études littéraires. De sorte que leur conception du professeur « résistant » transpose celle du défenseur des Belles-Lettres en général, telle que la dénonce F. Rastier (2001, pp. 3, 5) :
« Le bon ton académique s'offusque de l'érudition, s'effare de la technicité, surtout quand elles osent s'acoquiner avec l'enthousiasme intellectuel. […] La désacralisation des Écritures, leur objectivation par la philologie furent compensées par la sacralisation de la Littérature. Tout ce qui peut objectiver la littérature, en faire un corpus digne d'études critiques, soumis à débats et conjectures, apparaît donc comme un sacrilège rampant. Tant qu'on reste dans le commentaire plus ou moins dévotionnel, tout va bien ; mais dès lors qu'on s'avise de scruter la lettre, qu'on ose sortir de l'espace de l'oraison académique, qu'on s'appuie sur des tableaux, des figures, pire encore des chiffres, tout n'est plus que jargon. »
Plusieurs choses ici. D’abord l’amalgame "calculette / logiciels éducatifs" : la première effectue les opérations alors que, pour s’en tenir au seul niveau collège-lycée et à un exemple de logiciel – afin d’éviter les généralisations abusives – en l’occurrence d’analyse de contenu, tel Tropes, les données qu’il fournit ne sont rien si (a) en amont n’a pas eu lieu la sélection de fragments textuels soumis à l’analyse automatique ; cela pose déjà un problème herméneutique et doit questionner l’élève sur le point de vue qui préside à son choix ; (b) en aval les résultats fournis « par la machine » ne suscitent pas un comparatisme entre le contenu de différents textes soumis à analyse ; il convient en effet que cela donne lieu à des activités de tri, de classement, d’organisation. (3)
Inutile d’ailleurs pour ces deux directions de recourir à un
tel type de logiciels sophistiqués et qui impliquent pour la
plupart un investissement complémentaire. En effet, le simple
navigateur suffit pour parcourir un texte numérisé et fournir,
par les segments textuels qu’il permet de copier-coller sans
effort, un matériau de base (certes exhaustif et immédiat) à
la relecture et à la réflexion ; à charge à l’élève de
développer un regard critique à l’égard des recherches et des
données – lesquelles n’ont plus rien d’automatique – qu’il
vient préalablement de récolter.
Ensuite la correction à distance : pourquoi ne viendrait-elle
pas en complément d’un manque de temps lors de la séquence
horaire impartie à l’exercice en salle informatique ? Même
complémentarité entre les supports : la substitution du texte
sur écran au texte sur papier relève du mythe ; à preuve, le
monde de l’édition souffre moins de cette concurrence que
d’une pénurie de lecteurs, qui précisément peuvent se révéler
devant un navigateur. Par exemple, un lycéen hostile à
l’effort de lecture nous avouait avoir été incité à lire La
Bête humaine, livre en main, après la découverte
d’extraits sur un site web que son impression (par imprimante)
rendait trop fastidieuse ; quant au Cd-Rom des
Rougon-Macquart sollicité en classe
(4), il permettait non seulement
d’identifier toutes les occurrences d’un "mot clé", mais aussi
de contraster ce roman sur les 19 autres de Zola : dans cette
application à un corpus d’auteur, nulle déviance dans la «
technophilie » manifestée, qui, dans ce cas concret, fut un
éclairage, dissipant l’obscurantisme. Cette expérience ne
préjuge en rien évidemment de la validité d’autres logiciels
éducatifs.
Cet exemple, qui n’a rien d’isolé, montre que le débat s’est déplacé : Billon & Jésion stigmatisent les logiciels éducatifs en déniant leur portée pédagogique, mais RIEN n’est dit des travaux que l’enseignant peut mener sur le texte électronique, car précisément celui-ci, par sa double nature d’écrit sur écran, opère une conciliation au sein du clivage dénoncé entre la maîtresse devenue par le recours aux TICE « ordinatrice centrale », et celle qui s’en tient aux méthodes classiques fondées sur le Livre. La « dématérialisation numérique » (Rastier, 2001, p. 21) du texte n’est pas seulement une nouvelle présentation de celui-ci, mais l’occasion de pratiquer une lecture spécifique, dite non linéaire en raison des occurrences et statistiques que fournit le moteur de recherche.
Pour éviter cet écueil de la dépendance, il semble évident que
l’apprentissage en question doit s’effectuer sous, non pas la
surveillance, mais les directives du professeur, qui trace des
pistes, par exemple celle du choix de mots clés permettant une
entrée pertinente dans le corpus littéraire étudié – ce qui évité
à l’élève de multiplier des requêtes en vain. Où est la «
démission » (6) ? L’initiative est-elle
à « l’instrument » ? Quant au sacrifice au « secteur économique »,
il ne nécessite que l’équipement traditionnel d’une salle
informatique. Aucun autre « formatage », sinon celui de la
situation fondamentale d’enseignement où l’élève est en situation
de participer à des travaux de groupe.
Enfin, si l’on prête crédit à cette « autre utilisation » informatique à laquelle il est fait allusion, consistant à « modifier le contenu même de la discipline pour le rendre plus modélisable », voire plus "logicielisable", elle relève de nouveau du mythe. S’il existe des aides à l’explication de texte ou la rédaction, via l’ordinateur, elles ne constituent qu’un moyen, non une finalité : intuition et créativité mobilisent ce type de ressources, mais ne leur cèdent pas l’initiative.
N. B. : Cela fait écho au problème plus vaste posé par Rastier : « Jadis, seuls étaient disponibles les textes assez valorisés pour être recopiés ; ils faisaient par là autorité, et l’on s’attachait à leur authenticité. Aujourd’hui des textes de toutes sortes, en masses écrasantes, deviennent disponibles, et l’on doit même concevoir des techniques de filtrage pour se préserver de ces données. » (2001, p. 94)
Bref, au vu de ce débat, il apparaît que la charge de Billon &
Jésion, qui mélange beaucoup de problèmes distincts et passe sous
silence des solutions cruciales, se laisse résumer en une
dichotomie très manichéenne et spécieuse, que synthétise notre
tableau suivant :
l’ordinateur et les logiciels éducatifs |
le livre littéraire et les manuels |
divertissement permanent méthodes innovantes, ignorance, monde artificiel, information et communication apprentissage faussé par le recours aux « prothèses », aliénation aux contraintes économiques, univers de l'Entreprise, automatisation "mercantilisation de l'enseignement" |
exercices sérieux de l’Ecole méthodes traditionnelles, savoir, monde culturel, acquisition des "savoirs fondamentaux" vrai apprentissage par la réflexion, liberté, univers de l'Ecole, humanisation par la relation intersubjective désintéressement |
Clivage entretenu par des topoï tels Les systèmes d'éducation ne s'adaptent pas assez vite à la révolution technologique car L'éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique, pour reprendre une phraséologie qui sert, à bon droit, dans le milieu enseignant, à stigmatiser un tel asservissement. C'est dans cet esprit que M. Delord (2001) dénonce d'un point de vue marxiste "la soumission formelle du travail au capital", particulièrement sensible dans le Secondaire au moment où l'élève, en phase d'orientation, valide ses apprentissages pour les exporter sur le marché de l'emploi.
Or on a objecté à ce grief que l'utilisation de la machine s'insère dans une stratégie d'analyse des textes, qu'elle n'est donc qu'un moment du parcours pédagogique littéraire. Ainsi, aucune automaticité dans l'usage, bien au contraire.
Au-delà de l'exagération polémiste, à l'ironie amère, la critique concerne le maniement de logiciels de disciplines ayant mis leurs contenus sous forme de QCM (en vérification de lecture, grammaire, conjugaison, orthographe, mais aussi textes à trous dont on propose plusieurs solutions au choix). Réduire l'usage de l'assistance par ordinateur à la validation vrai/faux d'exercices plus ou moins contextualisés est d'ailleurs contraire aux Instructions Officielles, comme en témoigne cet extrait des programmes des lycées pour 2001 (CNDP) :
"Les TICE peuvent être utilisées aussi bien pour la recherche d’occurrences dans l’étude de l’œuvre intégrale que pour faire apparaître les étapes de l’élaboration d’un texte et pour utiliser les ressources du traitement de texte, des dictionnaires et des correcteurs (voir B. Goarant, 1998)" – nous soulignons.
Soit dit en passant, l'usage de ces TICE apparaît à l'enseignement traditionnel comme une remise en cause de son fond humaniste. Cela peut être rapproché du même rejet, dans les années 60-70, de l'irruption de ce qu'on a appelé la vague ou la vogue linguistique et structuraliste. Aussi aujourd’hui, quand l'utilisation du numérique se fonde sur une méthode de sémantique linguistique et structurale, comme nous le proposons, on imagine l'effet de cette conjonction auprès du clan "conservateur" qui y voit la coalition de deux menaces…
De notre côté, les expériences que nous avons menées sur le
terrain tendent à combattre l’idée parfois reçue que l’utilisation
de l’ordinateur en classe rimerait avec la mode du « tout
informatique », flattant le seul instinct ludique des élèves.
Vouloir opposer en réaction le « sérieux des Lettres » à l’emprise
de la machine ne ferait en outre que réactiver un vieux clivage
idéologique, là où il n’est besoin que d’« alliance » et de «
fusionnement » au lieu des « dualismes » et « dichotomies », selon
les termes de J.-M. Fick ; nous préférons croire en effet avec lui
que les « fruits que peuvent porter la rencontre des deux cultures
littéraire et technologique » se récoltent notamment dans «
l’exploitation informatique du patrimoine littéraire grâce à la
numérisation des textes » (2000, pp. 85, 88).
Enfin, d'un point de vue didactique plus général, M. Linard (2001)
souligne les bienfaits d'une remise en cause subversive et
novatrice : "Les NTIC reposent autrement (car l’interactivité
numérique modifie en profondeur nos rapports au texte, au
discours, à l'image et au son ; néanmoins l'interactivité
technologique ne remplace pas l'interaction pédagogique) et plus
que jamais la question : comment connaître et apprendre ?"
4. Méthode d’interrogation numérique
Passant de cooccurrence en coocc., ‘nuit’+‘moi’ ou
‘cœur’+‘yeux’+‘âme’ dans la banque textuelle ABU
(8), et rompant momentanément avec
la lecture linéaire traditionnelle, cette nouvelle lecture
intersegmentale est plus intrigante pour l'élève, duquel on
attend la double performance de
(a) conférer une cohésion interne à chaque extrait, sur fond
de rapprochements avec les autres extraits (similitudes et
différences) ;
(b) recontextualiser globalement chaque extrait par
rapport au genre, au thème et à la trame narrative,
descriptive ou argumentative.
Un mot est nécessaire quant aux théories de référence qui
sous-tendent l’enseignement du français. Si la pragmatique
triomphe dans les programmes, à travers l’analyse de discours,
on sait d’autre part l'emprise actuelle qu'exercent les
sciences cognitives sur les nouvelles technologies éducatives.
L'un de leurs postulats est que la compréhension des textes
repose sur la représentation du sens des mots et des
propositions qui les "composent", et l'un des secteurs qui
nous intéressent est la thématisation (ou façon dont les
significations s'organisent et permettent l'acte éminemment
cognitif du résumé de contenu). Mais notre option est la
sémantique interprétative qui explique précisément quelles
sont les contraintes linguistiques qui s'exercent sur la
représentation du sens et les images mentales. Émancipée de la
tutelle logique et psychologique, elle propose à l'enseignant
des pistes et des outils, au premier rang desquels le concept
descriptif d'isotopie (pour une application à des« problèmes
didactiques liés à la lecture », dans le primaire, cf. J.-P.
Sanfourche, 2000).
Concrètement, l'entrée dans les corpus d'auteurs par mots clés, usuels depuis l'avènement des moteurs de recherche, aboutit à une segmentation de l'œuvre littéraire en autant de fragments textuels que l'exigent ces mots vedettes (cette appellation ressortit à la lexicologie quantitative ; elle est plus adéquate que celle du mot clé, d’origine documentaire) qui sont ainsi englobés et resitués dans ces contextes brefs. Une telle rupture avec la lecture linéaire recèle un enjeu philosophico-esthétique :
"Les textes laissent apparaître leur diversité interne. L’ontologie de la totalité qui, dans le romantisme tardif, avait fait du Livre une monade close se voit contestée par la possibilité pratique d’isoler des parties et des sections, puis de les contraster avec l’ensemble de l’ouvrage ou avec l’ensemble du corpus dans lequel il est plongé." (Rastier, 2001, p. 93)
Face aux segments textuels obtenus par les concordances des mots vedettes, les élèves, soit par groupes, soit en classe plénière, ont été invités à établir des relations sémantiques selon les trois principes suivants indissociables :
"L'activité interprétative procède principalement par contextualisation. […] la pratique des rapprochements génère du sens, de manière d'ailleurs inévitable sinon compulsive, selon un principe de contextualité qui pourrait s'énoncer ainsi : deux signes ou deux passages d'un même texte mis côte à côte sélectionnent réciproquement des éléments de signification (sèmes). Cet échange transforme leur signification en sens, soit par validation de traits inhérents, soit par actualisation et\ou propagation de traits afférents. Au principe de contextualité répond le principe d'intertextualité qui s'applique à un autre palier, mais de manière analogue : deux passages de textes différents […] sélectionnent réciproquement, dès qu’ils sont mis côte à côte, des éléments de signification (sèmes). Cet échange surdétermine leur sens, par actualisation et / ou propagation de traits afférents.A un palier encore supérieur, on peut formuler un principe d'architextualité : tout texte placé dans un corpus en reçoit des déterminations sémantiques, et modifie potentiellement le sens de chacun des textes qui le composent." (Rastier, 2001, p. 92)
En outre, de telles requêtes unifiées par le traitement sémantique ne doivent pas masquer la modulation de directivité qui les affecte, distincte de l’une à l’autre : si le choix des mots vedettes est laissé à l’intuition des élèves, en revanche le professeur se fonde sur le manuel de grammaire pour déterminer a priori les verbes recteurs (ou locutions rectrices) qui serviront à appréhender les innombrables subordonnées pascaliennes.
Tel est le programme que nous allons présenter. Comme il s’agit
d’expérimentations ayant eu le terrain scolaire comme
référent-test, on a pu constater que l’apport pédagogique \
didactique d'une telle démarche a été double :
(a) d'une part profiter de la rapidité de l'outil informatique,
pour que la récolte des différents segments textuels s'effectue de
façon immédiate et fiable, puisqu’il garantit qu’aucune occurrence
n’a pu être oubliée, à la différence du relevé « manuel » auquel
procède un lecteur sur support papier ;
(b) d'autre part ralentir cette succession de "clics" – qui
illustre la tendance à la facilité du "zapping" à laquelle cède
l'adolescent – afin de ne pas s'en tenir au simple mot vedette
lui-même, mais bien pour le situer dans son contexte immédiat
(environ de 50 à 100 mots avant et après lui, selon les besoins de
la "compréhension"), qui détermine son sens. L'élève entre ainsi
dans le texte numérisé par endroits précis qui requièrent une
localisation comparative – par exemple telle occurrence de joie
n'aura pas la même portée que telle autre située à un moment
distinct du récit (9).
5. Questions d'ordre didactique et
pédagogique
Depuis les nouveaux programmes initiés en 1993 et appliqués depuis 1996, un cours d'enseignement des Lettres dans le Secondaire - et particulièrement au collège - s'organise en séquences dont voici le principe directeur : "Une séquence vise la mise en place d’une, voire de deux ou trois compétence(s) discursive(s)." Les Instructions Officiellesprécisent que "le français trouve son unité autour de la notion de discours, qui permet d’articuler écrit et oral, production et réception, travail sur les textes et étude de la grammaire" (cité par E. Thépot, 2001).
De là le bouleversement ressenti sur le terrain par les collègues : "C’est ainsi que l’étude de la langue a changé de statut : d’objet de savoir constitué qu’elle était, elle est devenue outil au service des pratiques discursives" (ibid.).
Cela est à rapporter à un changement de théorie de référence. Et E. Thépot de citer l'inspirateur des réformes A. Boissinot (2000) : "La linguistique inspirée par Jakobson dans un premier temps, Benveniste et la problématique de l’énonciation sont intervenus dans un second temps, et comme en dépassement de la première mouvance structuraliste. [...] On est progressivement passé d’une approche fondée sur la description et la typologie des textes à une approche qui veut se placer dans la perspective de l’analyse et de la production du discours, et cette évolution est évidemment liée à l’influence de la pragmatique" (ibid.).
Laquelle n'est pas intégrée - comme en sémantique interprétative - mais globalisante, comme en témoigne cet emboîtement hiérarchisant des trois niveaux : "En classe, l’usage établi veut que l’élève soit amené à construire des phrases, ce qui exige des connaissances morpho-syntaxiques et une grammaire de la phrase. Mais une simple succession de phrases ne constitue pas pour autant un texte, ce qui rend nécessaire une grammaire du texte. Et les textes n’ont de sens que par rapport à la situation d’énonciation où ils sont produits et reçus, ce qui appelle une grammaire du discours. [...] L'approche discursive, englobante et point de départ de toute approche textuelle, s'affirme comme le principe fédérateur de l'enseignement du français au collège." (Instructions Officielles, 1996, pp. 26-27)
Tout est dit ici du principe exclusivement "pragmatique" régissant désormais l’enseignement du français, orienté autour de la seule notion de DISCOURS, définie (ibid.) comme "toute mise en pratique du langage dans un acte de communication à l’écrit et à l’oral" (situation d'énonciation, interaction entre partenaires, usage culturel) - la conception de Benveniste de discours en tant qu'opposé au récit étant plus restrictive.
Remarque. Aujourd'hui F. Rastier dissocie la notion du hic et nuncpragmatique en définissant le Discours comme "ensemble d'usages linguistiques codifiés attaché à un type de pratique sociale. Ex. : discours juridique, médical, religieux." Quant au Texte, il n'est plus simplement la "forme concrète sous laquelle se présente un discours" (Instructions Officielles), mais cette "suite linguistique autonome, orale ou écrite, constituant une unité empirique, et produite par un ou plusieurs énonciateurs dans pratique sociale attestée. Les textes sont l'objet de la linguistique." (2001, glossaire)
Or précisément l'empire pragmatique \ énonciatif des programmes d'enseignement actuels évacue cette dimension proprement textuelle. On le constate à travers la typologie classique narratif \ descriptif \ explicatif \ argumentatif, qui se réduit à une série de "formes de discours", comme en témoigne cette citation des Instructions Officielles: "Toutes les formes de discours ont pleinement leur place en classe de 3e, et c’est leur articulation que les élèves doivent apprendre à maîtriser. Les textes, du reste, ne correspondent que très rarement à la mise en oeuvre exclusive de l’une d’entre elles ; bien au contraire elles s’y entrecroisent. C’est la raison pour laquelle on a évité de parler, dans les programmes, de « textes » argumentatif, descriptif, explicatif, etc., ouvrant à des typologies rigides, et qu’on a préféré la notion de discours, plus proche de la réalité vivante de la langue en acte. Il s’agit donc de comprendre les articulations des différentes formes de discours et d’apprécier, de manière souple, la façon dont elles s’agencent dans la réalité concrète des textes." (p. 10) On comprend alors que l'étude des isotopies, définies comme des "réseaux de sens homogènes" (p. 33) soit reléguée à une place subalterne et restreinte au domaine du vocabulaire. Elles ne sont pas ce principe fédérateur de l'analyse thématique textuelle, que nous avons étayé.
En sorte que devant l'initiation à ces formes de discours à partir de corpus non littéraires (par exemple il n’est pas rare de devoir apprendre aux élèves ce qu’est un texte argumentatif à partir du mode-d’emploi ou d’une fiche technique d’appareil électroménager), des collègues de Lettres en sont venus à considérer que l'écrit littéraire était de fait marginalisé, "pour ne plus retenir comme objet d’étude que le discours dans sa dimension énonciative, ou, pour faire moderne, communicationnelle. L’on peut comprendre, à la lumière d’une telle orientation théorique, l’extraordinaire discrédit dont ne peut que souffrir désormais la langue littéraire dans les nouveaux programmes" (Thépot, ibid.).
D'autre part le rejet préconisé du rôle de "techniciens de la communication", que n'ont pas à endosser les professeurs de Lettres (ibid.), concerne non seulement la théorie pragmaticienne mais, par une coïncidence de vocabulaire, le maniement des TICE (depuis 1999, début de l'ère Hypermédia-Allègre). Il va de soi que l'analyse textuelle assistée par les "technologies de la communication" n'est nullement tributaire des présupposés positivistes et anti-herméneutique de celles-ci (cf. Bourion, 2001, chap. 1).
Alternative proposée : Sans contredire les Instructions
Officielles, il va de soi que l'interrogation des corpus
d'auteurs numérisés évite ces écueils et implique une sémantique
du texte. Elle fait en outre la médiation entre les lectures
CURSIVE et ANALYTIQUE, telles que les préconisent le MEN.
Couplée avec la sémantique interprétative - dont le métalangage
des sèmes, isotopies et autres concepts descriptifs doit
s'absenter du cours au profit du contenu textuel étudié -, elle ne
tombe pas sous le coup de la "didactisation réductrice des
savoirs" (linguistiques, narratologiques, sémiotiques, poétiques,
etc.) que signalait G. Langlade (2000: 160), et dont voici le
principal danger : "l'instrumentalisation des notions d'analyse
textuelle devient une fin en soi ; elle se coupe ainsi de la
construction de sens", le texte littéraire, objet d'étude,
devenant alors secondaire, voire le champ indifférent à des
grilles d'analyse - reprenant par là le reproche communément lancé
aux méthodes structuralistes, depuis l'étude des Chats par
Lévi-Strauss et Jakobson.
C'est au contraire après avoir évalué les besoins des apprentissages en compréhension de texte, en quantité et qualité de lecture que l'interrogation de textes numérisés s'adaptera aux élèves autour d'un objectif (par ex. l'étude d'une oeuvre intégrale, tel les romans Bel-Amiet/ou Une viede Maupassant, via le thème des véhicules hippotractés, servant en quelque sorte de fil rouge).
Programme : Pour en revenir aux compétences discursives autour desquelles doit s'ordonner la séquence didactique, comment intégrer l'ordinateur à l'enseignement du contenu du texte littéraire, sans quitter le cadre théorique énoncé ci-dessus ?
Outre les logiciels cités en annexe, ma démarche s'inscrit dans la continuité des applications informatisées à l'apprentissage du français sous forme d'exercices interactifs (repris au site phare de C. d'Atabekian, dont le secrétaire J.-E. Gadenne est par ailleurs maître d'oeuvre du site des Lettres), dont voici un exemple concret :
Séquence didactique d'étude du conte La lune et le Gnac
(I. Calvino); niveau 4ème; durée 8h. :
- Séance 1 : Lecture de la première partie - Recherche du
vocabulaire avec un dictionnaire. Cette séance ne se fait pas
avec l'ordinateur
- Séance 2 : Étude de la situation initiale
- Séance 3 : Langue - Registre courant et registre
familier
- Séance 4 : Expression écrite - écrire un dialogue
- Séance 5 : Lecture de la deuxième partie et recherche du
vocabulaire
- Séance 6 : Perturbation de la situation initiale et
évolution
- Séance 7 : Orthographe - Accords en genre et en nombre
- Séance 8 : Situation finale
La gageure est d'occulter les autres utilisations potentielles qui pourraient tenter l'élève en salle informatique pendant la seule activité d'analyse du texte numérisé, et détourner son attention de la tâche pour laquelle on lui a confié un outil. Voilà pourquoi par exemple dans notre pratique de formateur on a systématiquement substitué à l'internet/l'intranet (rappatriement fermé de données, à enrichir), ou encore le réseau au CD-Rom. Quant à la "magie" de la page web, de par son apparence esthétique et dynamique, on a évidemment attiré l'attention de l'élève non pas sur le graphisme mais sur le paradoxe d'une seule page pouvant contenir tout un roman, ainsi que sur le potentiel des logiciels lexicométriques.
"Comment se passe l'appropriation des notions auxquelles vos outils informatiques permettent l'accès ?" nous demandait J.-P. Bernié (communication personnelle). Il convient pour répondre de rappeler quels sont les outils : le navigateur (Internet Explorer, Netscape), le moteur de rechercher TREVI dans la base de données Bibliopolisde la littérature française ; occasionnellement Hyperbasedans ses fonctions documentaires. Le principe de leur "transposition didactique" (Bernié) est de réduire la portée scientifique des outils (dont l'élève voit mal la finalité, notamment en lexicométrie, les fonctions statistiques) au profit de la facilité de leur maniement et de la compréhension des buts didactiques recherchés dans un exercice donné (par exemple étudier en Littérature les variations contextuelles de sens d'un adverbe, défini en Grammaire comme monosémique - en l'occurrence "Alors" chez Flaubert, infra).
De sorte que par exemple la "cartographie statistique" de J.-M. Viprey (2002), pour l'étude des Fleurs du mal(cf. annexe 1), fondée sur l'analyse factorielle et la "distribution des vocables" les uns par rapport aux autres (dont les "proximités" mutuelles sont appelées isotropies), s'avère un outil par trop complexe et donc difficilement utilisable en Collège. Si l'auteur de ce logiciel performant prétend ainsi "repérer sur le plan lexical la véritable configuration thématique propre à un texte donné et qui contribue à le distinguer de tout autre" (Notice), le fait que cette fonction éloigne des contextes d'attestation de ces vocables dissuade de l'utiliser, du moins dans un premier temps - où l'élève est néophyte et non expert. Rastier remarque à juste titre à propos de notre pratique : "Vous ne cachez pas l'outil, c'est lui qui se banalise. L'ordinateur n'est pas un médium. La théorie de l'apprentissage doit être lié à ce qu'on veut apprendre : la contextualité et la textualité" (communication personnelle).
Or c'est précisément cet objectif, qui est aussi l'objet d'étude, qui distingue notre utilisation informatique d'autres technologies éducatives, dont Truchaud (2000) brosse rapidement l'historique : "La notion de technologie éducative a été utilisée au moment de la deuxième guerre mondiale pour qualifier des séquences filmées, des projections de diapositives, des laboratoires de langue, des cassettes audio et télévision. Depuis l’avènement de la micro-informatique personnelle dans les années 90, le terme renvoie aux environnements d’éducation et de formation exploitant ordinateurs et TIC."
Quels que soient les changements induits, auprès de l'élève, par la délinéarisation et l'accès immédiat à des zones de localité du texte (souvent hétérogènes en dépit des passages parallèles), ainsi que, plus généralement, par l'environnement logiciel, il n'est que de citer M. Linard pour avoir confirmation "qu'il est vain de compter sur les seules machines pour faire apprendre. Les machines modifient les conditions de la connaissance humaine, non pas ses fondements ni ses processus qui sont d’abord socio-affectifs et culturels" (2001). Néanmoins, en relevant cet inconvénient majeur des TICE : "Leur hyper-interactivité favorise l’action aux dépens de la réflexion, la surexcitation aux dépens de l'inhibition, les moyens aux dépens des fins, l’immédiat aux dépens du différé, le souci des procédures plutôt que celui des contenus" (ibid.), on est amené à négliger le fait qu'il puisse exister des activités dictées par la recherche de contenus (numérisés), suscitant la réflexion, en amont (pour discuter la pertinence du choix des "mots clés" servant à entrer dans un corpus) et en aval de ces activités (commentaires, et ultérieurement évaluation des productions thématiques des élèves ; dans ce dernier cas, leur propos retrouve la linéarité et la médiation que leur confère l'organisation des "données" extraites du navigateur - on voit bien par là que ce n'est pas l'ordinateur qui est le médium permettant l'apprentissage). Face à ces activités à la fois orales et écrites, l'adaptation de l'outil informatique se traduit par une instrumentalisation presqu'aussi docile et banal qu'un index de manuel, par exemple. C'est évidemment pour un tel programme que nous plaidons.
A la question "qu’est-ce qu’apprendre ?" Linard se place sur le plan "développemental" (inspiré des travaux de Vygotsky, Piaget, Rey, Wallon, Bruner). Or, concrètement, l'apprentissage constructiviste (celui où l'élève est acteur de son activité) et interactionniste (avec le milieu) est celui qui, pour nous, sans chercher à se griser de mots, passe par la discussion avec la classe et l'adulte sur des textes qui initient les élèves aux NORMES sur lesquelles s'appuient les parcours interprétatifs, et qui constituent "l'ailleurs" de leur vécu quotidien. Cette conception va plus loin que la trop immédiate vision pragmatique : "Apprendre, c’est construire des savoirs en interaction avec autrui." (ibid.) On voit bien qu'une fréquentation durable des longs textes sera nécessaire à cette acquisition. Quelle que soit notre réserve à l'égard de la théorie cognitive de Linard (trop oublieuse de l'objet concret d'étude qu'est la textualité, au profit de la psychologie du sujet), on s'accorde avec elle pour constater que, "avec ou sans TICE, l’apprentissage autonome ne peut être qu’un aboutissement et non pas un point de départ. Pour la plupart, la connaissance experte est trop complexe pour s’apprendre seul." (ibid.) De sorte que l'initiative est au professeur de Lettres, intégrant la navigation en corpus à certaines heures de cours : "C’est aux enseignants qu’il revient d’actualiser et d’exploiter le potentiel des outils en les mettant au service de la construction effective par les apprenants de leur propre connaissance. L’interactivité des TIC ne crée pas les pédagogies actives, qui existaient bien avant elles." (ibid.) Pas plus qu'elle ne détermine une didactique du français informatisé, une théorie et une pratique du texte numérisé.
Fondé sur un bilan positif d'expériences et expérimentations personnelles, dont les analyses des corpus suivant sont la trace, notre pratique pédagogique ne nous semble pas généralisable : elle est variable selon les objectifs didactiques fixés (par exemple montrer l'intertextualité hugolienne de Proust) et l'outil informatique retenu (du simple navigateur au riche logiciel de lexicométrie). Elle reste sans cesse à inventer en fonction des publics concernés par la tâche en cours. Mais déjà, face aux réalisations attestées, il semble impossible d'adhérer au pessimisme de ceux qui prétendent "Sauver les Lettres" face à la menace des TICE, tel P. Murat affirmant de façon trop péremptoire que "la navigation dans les hypermédias ne permet guère de mémoriser des connaissances : comme on pouvait s'y attendre, en surfant on découvre quantité de vagues, mais il n'en reste que l'écume" (1999) - sans parler de la "noyade" dans l'hypertexte, laquelle n'est qu'un mythe, au vu de la facilité avec laquelle l'adolescent parvient à se repérer dans l'arborescence complexe d'un site, grâce une adaptativité plus rapide que celle de l'adulte. Or le renouvellement de la lecture par le texte numérisé est tel que l'Ecole ne peut plus l'ignorer.
[1] La diatribe sort renforcée de cette déclaration paradoxale de J. Weizenbaum, professeur de "computer science" au célèbre Massachusetts Institute of Technology et inventeur du célèbre programme Eliza qui permit à l'ordinateur, pour la première fois, de dialoguer avec les humains : "Un nouveau mal scolaire a été inventé. C'est l'analphabétisme informatique." (propos recueilli dans Le Nouvel Observateur du 2/12/1983)
[2] Dans ce sillage, la critique que fait E. Charmeux (2001) du logiciel de lecture ELSA (cf. Annexe) aboutit à un réductionnisme quelque peu réactionnaire : "En fait, la véritable erreur est de croire qu'un ordinateur, comme n'importe quelle technologie nouvelle, puisse être un outil pour apprendre. Le seul outil pour apprendre, c'est le cerveau de celui qui apprend, il n'y en a pas d'autres"; comme si la pratique de celui que l'on a coutume d'appeler "l'apprenant" ne pouvait instrumentaliser la machine de la même façon qu'il le fait en annotant par exemple un texte sur support papier.
[3] Voici par exemple comment
Tropes passe au crible de la typologie textuelle et des
"univers de référence 1" (cinq, par ordre décroissant) les 35
chap. de Madame Bovary. L’indigence du contenu implique
approfondissement et repérage en contexte de tels domaines
sémantiques :
Chap. 1 : argumentatif - éducation, vêtement,
famille, santé, sentiment
Chap. 2 : narratif
-
animal, famille, vêtement, santé, femme
Chap. 3 : argumentatif - famille, végétal, animal,
ameublement, boisson
Chap. 4 : descriptif
- vêtement, famille,
alimentation, transport, femme
Chap. 5 : narratif
-
végétal, vêtement, sentiment, ameublement, voie
Chap. 6 : argumentatif - religion, animal,
sentiment, végétal, vêtement
Chap. 7 : argumentatif - végétal, vêtement,
sentiment, famille, alimentation
Chap. 8 : narratif
-
vêtement, alimentation, femme, végétal, ameublement
Chap. 9 : narratif
-
sentiment, vêtement, ameublement, végétal, textile
Chap. 10 : descriptif -
religion, santé, animal, végétal, vêtement
Chap. 11 : argumentatif - santé, femme, écrit, climat,
végétal
Chap. 12 : argumentatif - famille, sentiment, femme,
végétal, vêtement
Chap. 13 : narratif
- santé,
ameublement, vêtement, alimentation, femme
Chap. 14 : argumentatif - sentiment, vêtement, femme,
santé, textile
Chap. 15 : argumentatif - religion, femme, sentiment,
vêtement, santé
Chap. 16 : descriptif -
sentiment, vêtement, ameublement, santé, femme
Chap. 17 : argumentatif - vêtement, sentiment, animal,
homme, agriculture
Chap. 18 : argumentatif - végétal, sentiment, animal,
vêtement, climat
Chap. 19 : argumentatif - sentiment, famille, santé,
végétal, animal
Chap. 20 : argumentatif - santé, sentiment, religion,
comportement, femme
Chap. 21 : argumentatif - sentiment, vêtement, femme,
végétal, famille
Chap. 22 : argumentatif - sentiment, santé, femme,
courrier, alimentation
Chap. 23 : argumentatif - sentiment, musique, vêtement,
comportement, textile
Chap. 24 : argumentatif - sentiment, musique, vêtement,
comportement, textile
Chap. 25 : argumentatif - religion, sentiment, voie,
végétal, vêtement
Chap. 26 : argumentatif - santé, famille, sentiment,
vêtement, femme
Chap. 27 : narratif
-
marine, végétal, alimentation, univers, mer
Chap. 28 : argumentatif - éducation, sentiment, musique,
famille, femme
Chap. 29 : narratif
-
sentiment, finance, vêtement, femme, voie
Chap. 30 : argumentatif - sentiment, finance, femme,
santé, comportement
Chap. 31 : argumentatif - sentiment, femme, vêtement,
animal, finance
Chap. 32 : argumentatif - sentiment, santé, religion,
animal, ameublement
Chap. 33 : narratif
- santé,
religion, sentiment, textile, mort
Chap. 34 : narratif
-
religion, sentiment, santé, famille, animal
Chap. 35 : descriptif -
sentiment, santé, famille, finance, vêtement
[4] Pour élargir le corpus, il est possible d’interroger la bibliothèque du même éditeur de ce Catalogue des Lettres : elle fournit une centaine d’ouvrages classiques ainsi rendus disponibles en ligne et interrogeables par le même moteur de recherche TREVI que dans le Cd-Rom. Dans celui-ci, un exemple étudié interpelle le lecteur : la dominance quantitative de 86 occ. de "sang" avec, coïncidence, celle des 86 occ. de "couteau", sur une isotopie /violence/ qui indexe ce roman de serial killer inspiré de Jack l'Eventreur.
[5] Précisons la méthodologie qui a
présidé à l'élaboration de cette liste. L'objectif de sa
présentation
sous forme hypertextuelle est d’être un outil fédérateur,
et non ce gadget futile que stigmatisent des pédagogues
entonnant le refrain "d'activités démagogiques" dès lors qu'il
est aujourd'hui question d'utilisation d'ordinateurs. Outre
qu'elle facilite la consultation des textes, elle implique en
amont un travail complexe ayant mobilisé de multiples
compétences et suscité un enthousiasme manifeste de la part
des principaux intéressés, les lycéens eux-mêmes. Revenons sur
les détails de la réalisation.
Calendrier : pour que le site soit achevé fin avril, et serve
de support aux traditionnelles révisions de fin d'année
scolaire, il aura fallu une mise en place du projet dès son
début, courant septembre. Modalités concrètes : pour une
classe donnée de 24 élèves, 8 groupes de 3 ont été formés,
chacun ayant à préparer dans l'année au moins 4 textes
littéraires. Les pré-requis en matière de "support numérique"
étaient plus étoffés que ceux que l'on attend
traditionnellement d'élèves venant de Seconde : maniement aisé
du traitement de texte et du bloc-notes pour le format HTML,
conception d'une arborescence et des hyperliens qui lui
correspondent, fabrication de cadres et d'images
d'arrière-plan, pour l'essentiel. Or le fait que la majorité
des élèves aient maîtrisé ces savoir-faire, de par la création
de leurs propres sites web, explique leur engouement pour
l'intégration de la matière français au support numérique. Ces
pré-requis impliquaient le respect d'un devoir didactique :
les lycéens concernés étaient en effet censés passer bien
moins de temps à la constitution du mini-site qu’à l’analyse
littéraire des textes elle-même.
Plus précisément, chaque trio d'élèves était chargé de
présenter son texte durant une séquence horaire de 2h. au
terme desquelles était établi un corrigé oral en classe
plénière. Libre au trio d'optimiser ensuite le contenu de ce
texte, pris en notes. L'enjeu pédagogique d'un tel travail
n'est pas mince : outre l'incontestable plus grande motivation
constatée pour l'étude littéraire, due sans doute à
l'autonomie et l'appropriation induites par le projet, le
professeur, ici en tant qu'évaluateur plus que participant à
cohésion des groupes, a pu noter chez de nombreux élèves sinon
des progrès du moins des efforts méritoires pour (a) saisir
les brefs textes d'auteurs à commenter au programme, en dehors
de cette séquence horaire (domicile et\ou salle informatique),
la scannérisation étant proscrite dans l'optique d'une
meilleure maîtrise orthographique et typographique ;
(b) les analyser de façon à la fois succincte et méthodique,
afin d’aboutir à autant de "corrigés", devenus aussitôt autant
de "ressources" sur le site.
[6] Thème cher à Finkielkraut qui, dans son pamphlet (2001), le réactualise par ce cliché selon lequel l’enseignement « interactif » libérerait l’élève du carcan de l'école-prison et supplanterait l’autorité du maître-prêcheur au profit de la sacralisation de ces nouvelles technologies donnant un nouveau pouvoir à ceux qui les maîtrisent. Sa technophobie dépasse le cadre de l’enseignement pour s’inscrire dans le mythe de la prophétie apocalyptique de Big Brother : « Plus il y aura de prothèses, moins nous aurons de vie privée ou même de for intérieur. […] les enfants du numérique seront pris dans la Toile. Alors, qui sera la Grande Araignée ? […] Moins peut-être les États que les groupes colossaux et les multinationales » (p. 20). Quant à sa phobie de la dématérialisation numérique, elle empêche tout bonnement de faire profiter l’élève de la lecture non linéaire que permet le nouveau support de l’écrit : « Un poème est un poème, et c'est sur une feuille imprimée qu'on peut le découvrir, y revenir, l'apprendre, l'expliquer. Il faut aux mots du poème un domicile fixe, un lieu où on les laisse tranquilles. Ce lieu, c'est le livre. » (p. 30) Encore une fois, pourquoi la lecture sur support papier serait-elle exclusive ?
[7] Cf. Rastier dans la liste de diffusion de Sémantique des textes, vol. 8, n. 5 (2002) : "Le positivisme considère qu'une évolution technologique détermine nécessairement une évolution des contenus (alors qu'un Code Pénal sur CD-rom est un Hypertexte)".
[8] Pour citer les deux exemples d’études présentées et publiées en 2001 auprès, respectivement, (a) de l’IUFM Midi-Pyrénées au Colloque de Foix, (b) de l’IUFM Aquitaine dans la revue Jonctions.
[9] Comme pour la liste de textes
pour l’oral du Bac ci-dessus, le fait que les élèves eux-mêmes
aient participé activement aussi à la mise en forme de ces
recherches, par l’usage du traitement de texte et de la
conversion au format HTML, afin d’aboutir à une
présentation
sous forme hypertextuelle, les a rendus partie prenante de
ce projet d’étude littéraire d'un thème. En ne se contentant
pas ainsi de tronçonner méthodiquement les corpus étudiés,
mais en ajoutant à ces extraits leurs commentaires, par un
hyperlien et un cadre (frame) correspondant, les élèves ont pu
présenter de façon esthétique – résultat d’une technique – et
motivante d’abord pour eux-mêmes, leurs travaux d’analyse.
L’importance de ce versant créatif n’est pas à négliger dans
l’appropriation par l’élève des contraintes de la textualité,
notamment en ce qui concerne la lisibilité et la logique de la
navigation d’un lien à l’autre.
Sans triomphalisme ni autosatisfaction, cela met en évidence
cette idée simple et souvent incomprise, en raison des
préjugés tenaces qui pèsent sur elle, que les exercices
traditionnels (du français : l'analyse de contenu) ont tout à
gagner à adopter une certaine forme de modernité, que
constitue le recours à l'usage de nouvelles technologies
éducatives.
© Texto! 2003 pour l'édition électronique