L'AMBIGUÏTÉ D'UN TEXTE :
REMARQUES SUR L'INTERPRÉTATION DU CONCEPT DE TEXTE CHEZ HJELMSLEV

Rossitza KYHENG
Université Paris 10

Manifestation et réalisation. - Dans son article « La notion de texte chez Hjelmslev » Badir affirme : « La situation de la notion de texte demeure toutefois ambiguë dans les Prolégomènes, car il est l'équivalent tantôt de la manifestation linguistique tantôt de la réalisation linguistique ». Cependant, en comparant "manifestation" et "réalisation" Badir fait confondre deux catégories conceptuelles expressément définies par Hjelmslev comme appartenant à des hiérarchies différentes :

a) Dans le corpus PTL la "réalisation" est définie par rapport à l'interdépendance entre deux hiérarchies linguistiques, la hiérarchie relationnelle (processus ou texte) et la hiérarchie corrélationnelle (système ou langue). Elle sert de support théorique au couple classe réalisée / classe virtuelle, comme l'atteste le passage suivant :

Ce passage est, par ailleurs, cité par Badir qui fait le choix d'arrêter la citation juste avant la partie où Hjelmslev définit l'opération de réalisation et les deux classes (réalisée et virtuelle) qu'elle génère. Ainsi la déclaration badirienne que "Hjelmslev apparente le texte à la syntagmatique, sans se soucier d'établir si cette dernière est ou non réalisée" impute-t-elle à Hjelmslev une négligence qu'il n'a pas vraiment commise ; en outre, la conception hjelmslévienne sur ce point est tout le contraire de ce que prétend Badir.

b) Quant à la "manifestation", elle est définie par rapport à la relation entre hiérarchie linguistique (schéma) et hiérarchie extra-linguistique (usage) :

Notons au passage que le lemme "manifestation" est représenté par 34 occ. dans le corpus PTL ; étant donné que la première apparition de ce terme est relative à l'acception courante (ch. 2), la notion de "manifestation" se trouve introduite pour la première fois dans le chapitre 15 "Schéma et usage linguistique" (cf. citation ci-dessus) qui, par ailleurs, ne contient aucune occurrence du terme "texte" ; c'est également le cas du chapitre 18 "Syncrétisme" qui contient le plus grand nombre d'occurrences du mot "manifestation" (35%) [1].

Hjelmslev précise plus loin qu'il s'agit d'une fonction de sélection contractée entre hiérarchies hétérogènes : « Du point de vue formel, nous définissons la manifestation comme une sélection entre hiérarchies et dérivés de hiérarchies différentes » (Ibidem, p. 134). Or, le terme "manifestation" dans le système conceptuel hjelmslévien vise tout simplement la transition entre ce que Hjelmslev considère comme "forme linguistique" et "substance non linguistique", le schéma et l'usage (« fonction contractée par le schéma et l'usage »), étant donné que le couple schéma - usage chez Hjelmslev correspond à la dualité saussurienne Langue – Parole [2] : il va de soi que le schéma en tant que hiérarchie linguistique en général comprend aussi bien la hiérarchie syntagmatique "relationnelle" (processus ou texte) que la hiérarchie paradigmatique "corrélationnelle" (système ou langue) :

La manifestation n'est pas donc une propriété exclusive du texte, et il n'y a aucune raison d'associer la manifestation à la seule syntagmatique, comme le fait Badir. Hjelmslev est formel sur ce point :

Il est curieux de voir comment Badir utilise la même citation, coupée au bon endroit, pour justifier une définition du texte « dont la particularité n'est dépendante que d'une propriété de manifestation » :

Forme et substance. - Plus loin Badir assoit son argumentation sur une critique du concept hjelmslévien de "forme". Si Badir a raison de dire qu'« il n'y a qu'une seule chose qui puisse être dite manifestée : une forme », il a tort d'associer cette "forme" au texte ("si le texte est une forme ...") d'où il tire la conclusion d'une certaine "contradiction inévitable" :

Cependant dans le corpus PTL le concept de "forme" (linguistique) n'apparaît que dans deux passages en tant que corrélat du concept de texte [3]. Dans l'un des passages Hjelmslev établit une corrélation entre forme (linguistique) et substance d'une part, et langue et texte d'autre part, le concept de texte étant le corrélat du concept de "substance" et non pas de celui de "forme" :

Soulignons à tout hasard que le concept de texte est seulement corrélatif au concept de "substance" sans en être l'équivalent, comme l'atteste le passage ci-dessus : le texte est pour la langue ce qu'est la « substance » pour la forme linguistique.

Un autre fait non négligeable dans le passage (4) est la mise à distance du sujet par rapport au concept de « substance » par un balisage discursif. Le taux des occurrences du mot « substance » balisé par des guillemets représente un indice important dans le corpus PTL : ainsi 22% des occurrences sont-elles désignées comme externes au système conceptuel hjelmslévien, parmi lesquelles l'on distingue trois groupes de « substances » :

  1. la substance-sens de la distinction saussurienne forme - substance,
  2. la substance perceptible des « hiérarchies physique et physiologique » notamment par rapport à la substance "sonore" ou "graphique",
  3. la "substance" au sens « plus général » relatif à d'autres sciences.

Le concept de "substance" du premier groupe intervient en relation avec le concept de "sens" pris comme un continuum amorphe, informe. Ainsi Hjelmslev, après Saussure, se sert des concepts de "forme" et de "substance" pour argumenter la spécificité des langues contre l'universalisme de la grammaire logique en postulant qu'« il n'existe pas de formation universelle, mais seulement un principe universel de formation » (Ibidem, p. 98) :

Le concept de "substance" du deuxième groupe vise ce qui est "immédiatement perceptible", la « substance » sonore, graphique ou celle d'autres "codes signalétiques" en tant que transposition du langage naturel :

La qualification « immédiatement perceptible » dans le passage (4) apparente la « substance » en tant que corrélat du texte à ce groupe-ci.

Les balises discursives (les guillemets) disparaissent au moment où Hjelmslev s'approprie ces deux types de substances à travers les concepts de substance du contenu et substance de l'expression :

Bien que la substance du contenu et la substance de l'expression soient admises au système conceptuel hjelmslévien, elles restent en dehors du système du langage lui-même : la substance chez Hjelmslev, on le sait, est entièrement exclue du domaine linguistique et renvoyée au domaine non-linguistique auquel appartiennent la sémantique et la phonétique, selon le projet glossématique qui ne s'intéresse qu'à la forme : la forme du contenu et celle de l'expression sont déclarées « fondamentales dans la structure du langage » :

Le passage (9) est le second endroit où le concept de "texte" et le concept de "forme" interviennent dans le même environnement contextuel, mais le texte n'est toujours pas assimilable à une forme quelconque ; ici le "texte" de la seconde phrase est le corrélat de "langue" de la première : la présence du terme "système" rend évident le fait qu'il s'agit de la fonction mutuelle contractée entre le texte-processus et la langue-système qui le "sous-tend" dans le langage. Par là on revient à l'affirmation du passage (1) : « Il est donc impossible d'avoir un texte sans qu'une langue le sous-tende ».

Ce qui explique pourquoi le système (langue) sous-tend le texte et pas l'inverse, est le concept de catalyse définie comme interpolation de « certains fonctifs inaccessibles à la connaissance par d'autres voies », quoique de manière sous-entendue car le terme "catalyse" ne sera introduit qu'au chapitre 19 (Ibidem, p. 120). La catalyse est notamment le concept central dans le passage (4) puisque c'est l'opération de catalyse qui permet la corrélation entre "texte" et "substance" : le texte est interpolé à partir de la langue tout comme la substance est interpolée à partir de la forme [4]. Le texte est alors présupposé « inaccessible à la connaissance », et cela indique clairement qu'il s'agit du concept continuiste du texte - « le texte dans sa totalité absolue et non analysée » - issu d'un mouvement de généralisation ultime de "tous les textes existants et possibles" dont la saisie selon les exigences d'une théorie adéquate à son objet et exhaustive est "humainement impossible" (cf. Kyheng 2005). Il va de soi que dans cette totalité non analysée les formes, quoique existantes, ne sont pas encore discriminées.

Il est impossible que la définition du texte donne « à lire que les chaînes syntagmatiques, ou chaînes textuelles, ont la possibilité d'être manifestées », car dans le corpus PTL le texte n'est jamais défini en tant que « chaînes syntagmatiques » : le texte en tant que processus est toujours UNE chaîne dont les parties sont DES chaînes :

Le texte est plus précisément « une syntagmatique dont les chaînes sont manifestées par tous les sens » (Ibidem, p.138 ; cf. aussi la déf. 90) comme l'indique Badir lui-même ; les "chaînes" visent donc les grandeurs établies au cours de l'analyse linguistique effectuée à partir du texte en tant que totalité non analysée, et ces grandeurs ne sont pas nécessairement des "textes" :

Puisque la manifestation n'est qu'une fonction de sélection contractée entre le schéma et l'usage (cf. supra), ce sont notamment ces chaînes-là qui manifestent, dans l'usage, la "forme" dont parle Badir et qui, de ce fait, s'avère être relative aux grandeurs révélées par l'analyse [5] :

Nous insisterons particulièrement sur le fait que Hjelmslev n'envisage à aucun moment le "texte" comme grandeur. Les grandeurs fonctionnent « à l'intérieur d'un texte ou d'un système » :

Cependant, étant donné que le concept de "grandeur" chez Hjelsmlev correspond notamment à ce qu'on appelle "unité linguistique" [6], il existe dans le corpus des Prolégomènes des grandeurs qui représentent des unités textuelles au sens moderne de ce terme, mais elles sont désignées explicitement comme "oeuvres" et "ouvrages", dont la distinction présuppose une différenciation sous-entendue entre textes littéraires (oeuvres) et textes non littéraires (ouvrages) :

Il est évident que le système conceptuel de Hjelmslev prévoit une place pour l'unité textuelle telle qu'elle est entendue dans la linguistique moderne, seulement cette unité textuelle n'est pas désignée par le terme "texte". Ce n'est qu'une question de terminologie ; il n'y a donc aucun "hiatus" entre les faits et les propositions théoriques.

Quant au terme "texte", chez Hjelmslev il désigne un concept qui n'est ni forme, ni substance, mais cette donnée primaire absolue à partir de laquelle commence toute analyse linguistique, étant donné que les deux dimensions du concept, le continu (concept2 = LE texte) et le discontinu (concept1 = LES textes) désignent différents degrés d'abstraction du même objet [7].

Comme nous l'avons démontré ailleurs, le concept continuiste (le texte) est exprimé discursivement par des formes non quantifiées et non qualifiées, et des formes qualifiées à valeur absolue définitoire (cf. Kyheng 2005), ce qui est le cas de la plupart des occurrences de ce terme dans les exemples qui illustrent la thèse de Badir. Pourtant la réflexion de l'auteur est menée en vue du concept discontinuiste (les textes), comme l'atteste le passage suivant :

Ainsi le prétendu « équivoque du texte » s'avère être un équivoque de l'interprétation badirienne : en effet Badir confond d'une part le concept discontinuiste (concept1 = LES textes dénombrables) avec le concept continuiste (concept2 = LE texte non dénombrable, non limité et non analysé), et d'autre part le terme "texte" avec le contenu conceptuel des grandeurs "oeuvre" et "ouvrage" ; la citation ci-dessus en contient la preuve.

La conclusion de Badir selon laquelle « le système ne saurait plus dès lors être dégagé du texte, puisque le texte est déjà par lui-même une forme » ne trouve aucune confirmation dans le corpus PTL. Bref, s'il y a une « hypostase des formes linguistiques sur les données textuelles », elle n'est pas due au texte hjelmslévien.


NOTES

1 Cf. Kyheng 2005, tabl. 5. Distribution des fréquences des deux concepts par chapitres.

2 Cf. Hjelmslev 1942.

3 Cf. Kyheng 2005, annexe Micro-corpus "Texte".

4 Comme dans les deux plans du langage la substance n'existe qu'en vertu de la forme (cf. passage 7), elle n'est pénétrable qu'a partir de la forme par catalyse.

5 Seule la "grandeur" peut constituer un objet manifestable ; une grandeur étant définie comme fonctif, c'est-à-dire un "objet qui a une fonction par rapport à d'autres objets".

6 Cf. la mention "des grandeurs comme les phrases, les propositions et les mots" (PTL, p. 60-61).

7 Sur le concept1 discontinuiste (LES textes dénombrables) et le concept2 continuiste (LE texte non dénombrable, non limité et non analysé) chez Hjelmslev voir Kyheng 2005.


BIBLIOGRAPHIE

Badir 1998 : BADIR, Sémir. La notion de texte chez Hjelmslev. Texto ! octobre 1998 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Dialogues/Debat_Hjelmslev/Badir_Notion.html>.

Hjelmslev 1942 : HJELMSLEV, Louis. Langue et parole. Cahiers Ferdinand de Saussure, 1942, n°2. [Repris dans Essais linguistiques, Paris: Editions de Minuit, 1971, p. 77-89]

Hjelmslev 1971 : HJELMSLEV, Louis. Prolégomènes à une théorie du langage. Paris : Éditions de Minuit, 1971.

Kyheng 2005 : KYHENG, Rossitza. Hjelmslev et le concept de texte en linguistique. In Texto [en ligne], septembre 2005, vol. X, n°3. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Kyheng/Kyheng_Hjelmslev.html>.


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© décembre 2005 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : KYHENG, Rossitza. L'ambiguïté d'un texte : Remarque sur l'interprétation du concept de texte chez Hjelmslev. In Texto [en ligne], 2005, vol. X, n°4. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Dialogues/Debat_Hjelmslev/Kyheng_Ambigu.html>. (Consultée le ...).