L'AMBIGUÏTÉ D'UN TEXTE :
REMARQUES SUR L'INTERPRÉTATION DU CONCEPT DE TEXTE CHEZ HJELMSLEV
Rossitza KYHENG
Université Paris 10
Manifestation et réalisation. - Dans son article « La notion de texte chez Hjelmslev » Badir affirme : « La situation de la notion de texte demeure toutefois ambiguë dans les Prolégomènes, car il est l'équivalent tantôt de la manifestation linguistique tantôt de la réalisation linguistique ». Cependant, en comparant "manifestation" et "réalisation" Badir fait confondre deux catégories conceptuelles expressément définies par Hjelmslev comme appartenant à des hiérarchies différentes :
a) Dans le corpus PTL la "réalisation" est définie par rapport à l'interdépendance entre deux hiérarchies linguistiques, la hiérarchie relationnelle (processus ou texte) et la hiérarchie corrélationnelle (système ou langue). Elle sert de support théorique au couple classe réalisée / classe virtuelle, comme l'atteste le passage suivant :
(1) Le
système n'existe pas en vertu d'un processus. Il
est donc impossible d'avoir un texte
sans qu'une langue le sous-tende. Une langue peut, au contraire,
exister sans qu'il se trouve de texte
construit dans cette langue. Cela veut dire que cette langue est
prévue par la théorie du langage comme un système
possible, sans qu'aucun processus correspondant en ait été
réalisé. Le processus textuel est virtuel. Cette
remarque nous oblige de définir la réalisation.
Nous
appellerons universelle une opération avec un résultat
donné si on affirme qu'elle peut être effectuée
sur n'importe quel objet, et nous appellerons ses résultantes
universelles. En revanche, si on affirme qu'une opération
peut être effectuée sur un objet donné mais pas
sur n'importe quel autre objet, nous la dirons particulière,
et ses résultantes seront particulières. Nous
dirons alors d'une classe qu'elle est réalisée, si
elle peut devenir l'objet d'une analyse particulière, et
qu'elle est virtuelle dans le cas contraire. Nous pensons
avoir ainsi obtenu une définition formelle qui nous gardera
des obligations métaphysiques, et qui fixera de façon
nécessaire et suffisante ce que nous entendons par
réalisation. (Hjelmslev 1971, p. 56).
Ce passage est, par ailleurs, cité par Badir qui fait le choix d'arrêter la citation juste avant la partie où Hjelmslev définit l'opération de réalisation et les deux classes (réalisée et virtuelle) qu'elle génère. Ainsi la déclaration badirienne que "Hjelmslev apparente le texte à la syntagmatique, sans se soucier d'établir si cette dernière est ou non réalisée" impute-t-elle à Hjelmslev une négligence qu'il n'a pas vraiment commise ; en outre, la conception hjelmslévienne sur ce point est tout le contraire de ce que prétend Badir.
b) Quant à la "manifestation", elle est définie par rapport à la relation entre hiérarchie linguistique (schéma) et hiérarchie extra-linguistique (usage) :
(2) L'analyse
non linguistique du sens doit donc conduire par déduction (au
sens que nous donnons à ce terme) à la reconnaissance
d'une hiérarchie extra-linguistique qui contracte une fonction
avec la hiérarchie linguistique obtenue par la déduction
linguistique.
Nous
appellerons la hiérarchie linguistique schéma
linguistique, et les résultantes de la hiérarchie
extra-linguistique usage linguistique quand elles se
rattachent au schéma linguistique. Nous dirons en outre que
l'usage linguistique manifeste le schéma linguistique,
et appellerons manifestation la fonction contractée par
le schéma et l'usage. Ces termes n'ont, provisoirement qu'un
caractère opérationnel. (Ibidem, ch. 15, p. 104).
Notons au passage que le lemme "manifestation" est représenté par 34 occ. dans le corpus PTL ; étant donné que la première apparition de ce terme est relative à l'acception courante (ch. 2), la notion de "manifestation" se trouve introduite pour la première fois dans le chapitre 15 "Schéma et usage linguistique" (cf. citation ci-dessus) qui, par ailleurs, ne contient aucune occurrence du terme "texte" ; c'est également le cas du chapitre 18 "Syncrétisme" qui contient le plus grand nombre d'occurrences du mot "manifestation" (35%) [1].
Hjelmslev précise plus loin qu'il s'agit d'une fonction de sélection contractée entre hiérarchies hétérogènes : « Du point de vue formel, nous définissons la manifestation comme une sélection entre hiérarchies et dérivés de hiérarchies différentes » (Ibidem, p. 134). Or, le terme "manifestation" dans le système conceptuel hjelmslévien vise tout simplement la transition entre ce que Hjelmslev considère comme "forme linguistique" et "substance non linguistique", le schéma et l'usage (« fonction contractée par le schéma et l'usage »), étant donné que le couple schéma - usage chez Hjelmslev correspond à la dualité saussurienne Langue – Parole [2] : il va de soi que le schéma en tant que hiérarchie linguistique en général comprend aussi bien la hiérarchie syntagmatique "relationnelle" (processus ou texte) que la hiérarchie paradigmatique "corrélationnelle" (système ou langue) :
La manifestation n'est pas donc une propriété exclusive du texte, et il n'y a aucune raison d'associer la manifestation à la seule syntagmatique, comme le fait Badir. Hjelmslev est formel sur ce point :
(3) Une langue peut être définie comme une paradigmatique dont les paradigmes se manifestent par tous les sens, et un texte peut être défini de manière semblable comme une syntagmatique dont les chaînes sont manifestées par tous les sens. Par sens nous entendrons une classe de variables qui manifestent plus d'une chaîne dans plus d'une syntagmatique, et/ou plus d'un paradigme dans plus d'une paradigmatique. (Ibidem, p. 137-138).
Il est curieux de voir comment Badir utilise la même citation, coupée au bon endroit, pour justifier une définition du texte « dont la particularité n'est dépendante que d'une propriété de manifestation » :
Mais, plus loin dans les Prolégomènes, Hjelmslev apparente le texte à la syntagmatique, sans se soucier d'établir si cette dernière est ou non réalisée. La définition du texte est alors seulement la définition d'une syntagmatique linguistique, dont la particularité n'est dépendante que d'une propriété de manifestation. (Badir 1998).
Forme et substance. - Plus loin Badir assoit son argumentation sur une critique du concept hjelmslévien de "forme". Si Badir a raison de dire qu'« il n'y a qu'une seule chose qui puisse être dite manifestée : une forme », il a tort d'associer cette "forme" au texte ("si le texte est une forme ...") d'où il tire la conclusion d'une certaine "contradiction inévitable" :
Pour quelle raison l'équivoque du texte porte-t-elle à conséquence ? La définition du texte donne à lire que les chaînes syntagmatiques, ou chaînes textuelles, ont la possibilité d'être manifestées. Or, - on vient de le préciser - il n'y a qu'une seule chose qui puisse être dite manifestée : une forme. La contradiction est alors inévitable : si le texte est une forme, il est nécessaire que le système, c'est-à-dire la paradigmatique, en rende compte en tant que telle; le système ne saurait plus dès lors être dégagé du texte, puisque le texte est déjà par lui-même une forme. (Badir 1998).
Cependant dans le corpus PTL le concept de "forme" (linguistique) n'apparaît que dans deux passages en tant que corrélat du concept de texte [3]. Dans l'un des passages Hjelmslev établit une corrélation entre forme (linguistique) et substance d'une part, et langue et texte d'autre part, le concept de texte étant le corrélat du concept de "substance" et non pas de celui de "forme" :
(4) C'est essentiellement sur la base des considérations et des définitions qui ont été exposées dans les chapitres précédents, définitions précisées et complétées ensuite par un nombre nécessaire de règles de caractère plus technique, que la théorie du langage prescrit une analyse du texte ; cette analyse conduit à reconnaître une forme linguistique derrière la « substance » immédiatement perceptible et une langue (un système) derrière le texte ; le système consiste en catégories dont les définitions permettent de déduire les unités possibles de la langue. Le noyau de cette procédure est une catalyse qui en les introduisant rattache la forme à la substance et la langue au texte. (Hjelmslev 1971, p. 123).
Soulignons à tout hasard que le concept de texte est seulement corrélatif au concept de "substance" sans en être l'équivalent, comme l'atteste le passage ci-dessus : le texte est pour la langue ce qu'est la « substance » pour la forme linguistique.
Un autre fait non négligeable dans le passage (4) est la mise à distance du sujet par rapport au concept de « substance » par un balisage discursif. Le taux des occurrences du mot « substance » balisé par des guillemets représente un indice important dans le corpus PTL : ainsi 22% des occurrences sont-elles désignées comme externes au système conceptuel hjelmslévien, parmi lesquelles l'on distingue trois groupes de « substances » :
Le concept de "substance" du premier groupe intervient en relation avec le concept de "sens" pris comme un continuum amorphe, informe. Ainsi Hjelmslev, après Saussure, se sert des concepts de "forme" et de "substance" pour argumenter la spécificité des langues contre l'universalisme de la grammaire logique en postulant qu'« il n'existe pas de formation universelle, mais seulement un principe universel de formation » (Ibidem, p. 98) :
(5) Les différences entre les langues ne proviennent pas des réalisations différentes d'un type de substance, mais des réalisations différentes d'un principe de formation ou, en d'autres termes, de différentes formes par rapport à un sens identique mais amorphe.
Les considérations que nous avons été amenés à faire à la suite de la distinction établie par Saussure entre forme et substance conduisent à reconnaître que la langue est une forme et qu'il existe en dehors de cette forme une matière non linguistique, la « substance » saussurienne — le sens, qui contracte une fonction avec cette forme. Alors qu'il revient à la linguistique d'analyser la forme des langues, il sera tout aussi naturel que les autres sciences en analysent le sens (Ibidem, p. 99).
Le concept de "substance" du deuxième groupe vise ce qui est "immédiatement perceptible", la « substance » sonore, graphique ou celle d'autres "codes signalétiques" en tant que transposition du langage naturel :
(6) On a cru que la substance de l'expression du langage parlé devait exclusivement consister en « sons ». Comme les Zwirners l'ont dernièrement fait remarquer, on a ainsi négligé le fait que la parole est accompagnée par la mimique et le geste, certaines de ses parties pouvant même être remplacées par eux, et, comme disent les Zwirners, qu'en réalité non seulement les organes de la parole (gorge, bouche et nez) mais la musculature à fibre striée tout entière contribuent à l'exercice du langage « naturel ».
On peut d'ailleurs remplacer la substance sonore-gesticulatoire et gestuelle habituelle par n'importe quelle autre substance appropriée, quand les circonstances modifiées s'y prêtent. La même forme linguistique peut ainsi se manifester par écrit, comme il arrive dans la notation phonétique ou phonématique et dans les orthographes dites « phonétiques », comme celle du finnois. Il s'agit là d'une « substance » graphique qui s'adresse uniquement à l'oeil et n'a pas besoin d'être transposée en « substance » sonore pour être perçue ou comprise. Du point de vue de la substance justement, cette « substance » graphique peut être de nature diverse. Il peut aussi exister d'autres « substances » : il suffit de penser aux codes signalétiques des flottes de guerre qui peuvent fort bien être employés comme manifestation d'une langue « naturelle », comme l'anglais par exemple, ou à l'alphabet des sourds-muets. (Ibidem, p. 131-132).
La qualification « immédiatement perceptible » dans le passage (4) apparente la « substance » en tant que corrélat du texte à ce groupe-ci.
Les balises discursives (les guillemets) disparaissent au moment où Hjelmslev s'approprie ces deux types de substances à travers les concepts de substance du contenu et substance de l'expression :
(7) Ceci nous montre que les deux grandeurs qui contractent la fonction sémiotique : l'expression et le contenu, se comportent de façon homogène par rapport à elle : c'est en vertu de la fonction sémiotique, et seulement en vertu d'elle, qu'existent ses deux fonctifs que l'on peut maintenant désigner avec précision comme la forme du contenu et la forme de l'expression. De même, c'est en vertu de la forme du contenu et de la forme de l'expression, et seulement en vertu d'elles, qu'existent la substance du contenu et la substance de l'expression qui apparaissent quand on projette la forme sur le sens, comme un filet tendu projette son ombre sur une face ininterrompue. (Ibidem, p. 75)
Bien que la substance du contenu et la substance de l'expression soient admises au système conceptuel hjelmslévien, elles restent en dehors du système du langage lui-même : la substance chez Hjelmslev, on le sait, est entièrement exclue du domaine linguistique et renvoyée au domaine non-linguistique auquel appartiennent la sémantique et la phonétique, selon le projet glossématique qui ne s'intéresse qu'à la forme : la forme du contenu et celle de l'expression sont déclarées « fondamentales dans la structure du langage » :
(8) Il se constituerait ainsi, en réaction contre la linguistique traditionnelle, une linguistique dont la science de l'expression ne serait pas une phonétique et dont la science du contenu ne serait pas une sémantique. (Ibidem, p. 101)
(9) La distinction entre l'expression et le contenu, et leur interaction dans la fonction sémiotique, sont fondamentales dans la structure du langage. Tout signe, tout système de signes, tout système de figures au service des signes, toute langue enfin renferme en soi une forme de l'expression et une forme du contenu. C'est pourquoi l'analyse du texte doit, dans son tout premier stade, conduire à une division en ces deux grandeurs. (Ibidem, p. 77).
Le passage (9) est le second endroit où le concept de "texte" et le concept de "forme" interviennent dans le même environnement contextuel, mais le texte n'est toujours pas assimilable à une forme quelconque ; ici le "texte" de la seconde phrase est le corrélat de "langue" de la première : la présence du terme "système" rend évident le fait qu'il s'agit de la fonction mutuelle contractée entre le texte-processus et la langue-système qui le "sous-tend" dans le langage. Par là on revient à l'affirmation du passage (1) : « Il est donc impossible d'avoir un texte sans qu'une langue le sous-tende ».
Ce qui explique pourquoi le système (langue) sous-tend le texte et pas l'inverse, est le concept de catalyse définie comme interpolation de « certains fonctifs inaccessibles à la connaissance par d'autres voies », quoique de manière sous-entendue car le terme "catalyse" ne sera introduit qu'au chapitre 19 (Ibidem, p. 120). La catalyse est notamment le concept central dans le passage (4) puisque c'est l'opération de catalyse qui permet la corrélation entre "texte" et "substance" : le texte est interpolé à partir de la langue tout comme la substance est interpolée à partir de la forme [4]. Le texte est alors présupposé « inaccessible à la connaissance », et cela indique clairement qu'il s'agit du concept continuiste du texte - « le texte dans sa totalité absolue et non analysée » - issu d'un mouvement de généralisation ultime de "tous les textes existants et possibles" dont la saisie selon les exigences d'une théorie adéquate à son objet et exhaustive est "humainement impossible" (cf. Kyheng 2005). Il va de soi que dans cette totalité non analysée les formes, quoique existantes, ne sont pas encore discriminées.
Il est impossible que la définition du texte donne « à lire que les chaînes syntagmatiques, ou chaînes textuelles, ont la possibilité d'être manifestées », car dans le corpus PTL le texte n'est jamais défini en tant que « chaînes syntagmatiques » : le texte en tant que processus est toujours UNE chaîne dont les parties sont DES chaînes :
(10) La première tâche de l'analyse consiste donc à effectuer une division du processus. Le texte est une chaîne et toutes les parties (propositions, mots, syllabes, etc.) sont également des chaînes, à l'exception de parties irréductibles qui ne peuvent être soumises à l'analyse. (Ibidem, p. 45).
Le texte est plus précisément « une syntagmatique dont les chaînes sont manifestées par tous les sens » (Ibidem, p.138 ; cf. aussi la déf. 90) comme l'indique Badir lui-même ; les "chaînes" visent donc les grandeurs établies au cours de l'analyse linguistique effectuée à partir du texte en tant que totalité non analysée, et ces grandeurs ne sont pas nécessairement des "textes" :
(11) Si l'on échange r et m, a et i, t et s respectivement, on obtient les mots : rat, ras, rit, ris, mat, mas, mit, mis tous différents. Ces grandeurs sont des chaînes qui entrent dans le processus de la langue (le texte); r et m, a et i, t et s, pris deux à deux, constituent au contraire des paradigmes qui entrent dans le système de la langue. (Ibidem, p. 52-53).
Puisque la manifestation n'est qu'une fonction de sélection contractée entre le schéma et l'usage (cf. supra), ce sont notamment ces chaînes-là qui manifestent, dans l'usage, la "forme" dont parle Badir et qui, de ce fait, s'avère être relative aux grandeurs révélées par l'analyse [5] :
(12) Nous avons fait abstraction de ce que le même sens peut aussi, dans quelques-unes de ces langues, prendre la forme de chaînes linguistiques très différentes : en français je l'ignore, en esquimau asuk ou asukiax (dérivé de aso qui signifie à peu près 'assez !') (Ibidem, Note, p. 70).
Nous insisterons particulièrement sur le fait que Hjelmslev n'envisage à aucun moment le "texte" comme grandeur. Les grandeurs fonctionnent « à l'intérieur d'un texte ou d'un système » :
(13) Nous pourrons dire qu'une grandeur à l'intérieur d'un texte ou d'un système a des fonctions données et nous approcher ainsi de l'emploi logico-mathématique, en exprimant par là : premièrement que la grandeur considérée entretient des dépendances ou des rapports avec d'autres grandeurs, de sorte que certaines grandeurs en présupposent d'autres, et deuxièmement que, mettant en cause le sens étymologique du terme, cette grandeur fonctionne d'une manière donnée, remplit un rôle particulier, occupe une « place » précise dans la chaîne. (Ibidem, p. 50)
Cependant, étant donné que le concept de "grandeur" chez Hjelsmlev correspond notamment à ce qu'on appelle "unité linguistique" [6], il existe dans le corpus des Prolégomènes des grandeurs qui représentent des unités textuelles au sens moderne de ce terme, mais elles sont désignées explicitement comme "oeuvres" et "ouvrages", dont la distinction présuppose une différenciation sous-entendue entre textes littéraires (oeuvres) et textes non littéraires (ouvrages) :
(14) De ce point de vue, il est certain que l'analyse du texte — de même que celle des parties de texte de plus grande étendue — échoit au linguiste comme une obligation inéluctable. Le texte doit être divisé avec sélection et avec réciprocité comme bases d'analyse et il faut, à chaque analyse distincte, chercher à obtenir des parties ayant la plus grande étendue possible: Il est aisé de voir qu'un texte d'une étendue très grande ou même illimitée présente des possibilités de division en parties de grande étendue, définies par sélection, solidarité ou combinaison mutuelles. De la première de ces divisions résultent la ligne de l'expression et celle du contenu, qui contractent une solidarité mutuelle. En divisant celles-ci séparément, il sera possible et même nécessaire d'analyser la ligne du contenu entre autres, en genres littéraires, et d'analyser ensuite les sciences en présupposant (sélectionnantes) et présupposées (sélectionnées). Les systématiques de la critique littéraire et des sciences en général trouvent ainsi leur place naturelle dans le cadre de la théorie du langage et, à l'intérieur de l'analyse des sciences, la théorie linguistique doit arriver à comprendre sa propre définition. A un stade plus avancé de la procédure, les parties de texte plus grandes se diviseront à nouveau en oeuvres, ouvrages, chapitres, paragraphes, etc. [...] (Ibidem, p. 125-126)
Il est évident que le système conceptuel de Hjelmslev prévoit une place pour l'unité textuelle telle qu'elle est entendue dans la linguistique moderne, seulement cette unité textuelle n'est pas désignée par le terme "texte". Ce n'est qu'une question de terminologie ; il n'y a donc aucun "hiatus" entre les faits et les propositions théoriques.
Quant au terme "texte", chez Hjelmslev il désigne un concept qui n'est ni forme, ni substance, mais cette donnée primaire absolue à partir de laquelle commence toute analyse linguistique, étant donné que les deux dimensions du concept, le continu (concept2 = LE texte) et le discontinu (concept1 = LES textes) désignent différents degrés d'abstraction du même objet [7].
Comme nous l'avons démontré ailleurs, le concept continuiste (le texte) est exprimé discursivement par des formes non quantifiées et non qualifiées, et des formes qualifiées à valeur absolue définitoire (cf. Kyheng 2005), ce qui est le cas de la plupart des occurrences de ce terme dans les exemples qui illustrent la thèse de Badir. Pourtant la réflexion de l'auteur est menée en vue du concept discontinuiste (les textes), comme l'atteste le passage suivant :
Dans le cadre de l'analyse linguistique, les données de l'expérience sont plus particulièrement désignées par Hjelmslev comme des textes :
" […] ces données [de l'expérience] sont, pour le linguiste, le texte dans sa totalité absolue et non analysée. (1971 : 21)
Les textes ne constituent pas les objets spécifiques de la linguistique,
parce qu'il leur manque, précisément, la possibilité
d'être déterminés, préalablement à
l'analyse, spécifiques à cette analyse. C'est bien
à partir d'eux que sont constitués les objets spécifiques
de la linguistique, mais cette spécificité ne peut
être reconnue qu' a posteriori, une fois l'analyse réalisée.
Hjelmslev appelle ces objets, qui sont a posteriori les objets
spécifiques de l'analyse linguistique, mais qui se déduisent
exclusivement des textes, des formes linguistiques. (Badir 1998).
Ainsi le prétendu « équivoque du texte » s'avère être un équivoque de l'interprétation badirienne : en effet Badir confond d'une part le concept discontinuiste (concept1 = LES textes dénombrables) avec le concept continuiste (concept2 = LE texte non dénombrable, non limité et non analysé), et d'autre part le terme "texte" avec le contenu conceptuel des grandeurs "oeuvre" et "ouvrage" ; la citation ci-dessus en contient la preuve.
La conclusion de Badir selon laquelle « le système ne saurait plus dès lors être dégagé du texte, puisque le texte est déjà par lui-même une forme » ne trouve aucune confirmation dans le corpus PTL. Bref, s'il y a une « hypostase des formes linguistiques sur les données textuelles », elle n'est pas due au texte hjelmslévien.
NOTES
1 Cf. Kyheng 2005, tabl. 5. Distribution des fréquences des deux concepts par chapitres.
2 Cf. Hjelmslev 1942.
3 Cf. Kyheng 2005, annexe Micro-corpus "Texte".
4 Comme dans les deux plans du langage la substance n'existe qu'en vertu de la forme (cf. passage 7), elle n'est pénétrable qu'a partir de la forme par catalyse.
5 Seule la "grandeur" peut constituer un objet manifestable ; une grandeur étant définie comme fonctif, c'est-à-dire un "objet qui a une fonction par rapport à d'autres objets".
6 Cf. la mention "des grandeurs comme les phrases, les propositions et les mots" (PTL, p. 60-61).
7 Sur le concept1 discontinuiste (LES textes dénombrables) et le concept2 continuiste (LE texte non dénombrable, non limité et non analysé) chez Hjelmslev voir Kyheng 2005.
BIBLIOGRAPHIE
Badir 1998 : BADIR, Sémir. La notion de texte chez Hjelmslev. Texto ! octobre 1998 [en ligne]. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Dialogues/Debat_Hjelmslev/Badir_Notion.html>.
Hjelmslev 1942 : HJELMSLEV, Louis. Langue et parole. Cahiers Ferdinand de Saussure, 1942, n°2. [Repris dans Essais linguistiques, Paris: Editions de Minuit, 1971, p. 77-89]
Hjelmslev 1971 : HJELMSLEV, Louis. Prolégomènes à une théorie du langage. Paris : Éditions de Minuit, 1971.
Kyheng 2005 : KYHENG, Rossitza. Hjelmslev et le concept de texte en linguistique. In Texto [en ligne], septembre 2005, vol. X, n°3. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Inedits/Kyheng/Kyheng_Hjelmslev.html>.
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