HJELMSLEV ET LE CONCEPT DE TEXTE EN LINGUISTIQUE
Rossitza KYHENG
Université Paris 10
SOMMAIRE :
1. Hjelmslev et le concept de texte
2. Positionnement du terme "texte" dans le corpus PTL
3. Les variables morpho-syntaxiques
3.1 Les variables de
quantification
3.1.1.
Quantification par mise au pluriel
3.1.2.
Les formes non quantifiées
3.2. Les variables de
qualification
3.3. Conclusion
4. L'influence de Hjelmslev sur les conceptualisations du texte en linguistique
Le texte est l'un des plus anciens objets des sciences du langage, nonobstant il est l'objet le plus récent de la linguistique : son entrée dans la nomenclature des concepts linguistiques ne remonte qu'aux années soixante du XXe siècle. Dans l'historiographie linguistique les années soixante représentent une borne importante : c'est à partir de cette période que les linguistes vont se pencher, enfin, sur le concept de texte et reconnaître son droit d'être objet de l'étude linguistique, et non pas simple accessoire, avec tout le travail de conceptualisation que cette démarche présuppose. Et ceci grâce à la convergence des travaux de trois écoles – l'école sémiotique de Tartu, l'école sémiotique de Paris, et la Textlinguistik allemande -, suffisamment analysés pour qu'on ne s'y arrête dans cette recherche.
Ainsi les années soixante s'avèrent être le moment du tournant textuel de la linguistique. Avant cette époque la plupart des linguistes utilisent, évidemment, le terme « texte », mais sans y mettre un contenu conceptuel différent de ce qu'on observe dans les usages courants. Cependant une voix solitaire s'élève au-dessus de cet horizon uniforme, celle de Hjelmslev.
1. Hjelmslev et le concept de texte
Dans l'histoire des idées linguistiques Hjelmslev est sans aucun doute le premier linguiste ayant accordé au concept de texte une place primordiale dans la théorie du langage telle qu'elle est exposée dans les Prolégomènes (1943) :
La théorie du langage s'intéresse à des textes, et son but est d'indiquer un procédé permettant la reconnaissance d'un texte donné au moyen d'une description non contradictoire et exhaustive de ce texte. Mais elle doit aussi montrer comment on peut, de la même manière, reconnaître tout autre texte de la même nature supposée en nous fournissant les instruments utilisables pour de tels textes.
(Hjelmslev 1971, p. 26-27, [1])
En affirmant que « la théorie du langage s'intéresse à des textes », Hjelmslev pose les textes comme objet principal de la théorie du langage dont l'objectif serait d'élaborer des dispositifs appropriés de reconnaissance, d'analyse et de description des textes. Il annonce ainsi un changement épistémologique fondamental, dont il sera, malheureusement, le seul tenant pendant de longues années, jusqu'à ce que F. Rastier ne fasse revaloriser cette proposition : « malgré l'autorité de la tradition grammaticale, tout engage la linguistique à prendre les textes pour objet : elle affronte alors des problèmes d'une autre échelle, en vraie grandeur pourrait-on dire » (cf. Rastier 1996, p. 11). Ainsi Hjelmslev est devenu non seulement le fondateur de la conceptualisation du terme « texte », mais aussi l'instigateur de l'extension de l'objet de la science linguistique (ce sujet sera discuté ailleurs).
Il est particulièrement important de souligner que Hjelmslev voit l'objectif de la théorie du langage comme portant sur LES TEXTES : la catégorie du pluriel domine tout le chapitre 6 « But de la théorie du langage » :
Nous exigeons par exemple de la théorie du langage qu'elle permette de décrire non contradictoirement et exhaustivement non seulement tel texte français donné, mais aussi tous les textes français existants, et non seulement ceux-ci mais encore tous les textes français possibles et concevables – même ceux de demain, même ceux qui appartiennent à un avenir non défini – aussi longtemps qu'ils seront de même nature supposée que les textes considérés jusqu'ici. La théorie du langage satisfait à cette exigence en s'appuyant sur les textes français existants; leur étendue et leur nombre sont tels qu'il lui faut en fait se contenter d'un choix de ces textes. Or, grâce à nos instruments théoriques, ce simple choix de textes permet de constituer un fond de connaissances qui pourra à son tour être appliqué à d'autres textes. Ces connaissances concernent bien sûr les processus ou les textes d'où elles sont tirées; mais ce n'est pas là leur intérêt unique et essentiel : elles concernent aussi le système, ou la langue d'après laquelle est construite la structure de tous les textes d'une même nature supposée, ce qui nous permet d'en construire de nouveaux. Grâce aux connaissances linguistiques ainsi acquises, nous pourrons construire, pour la même langue, tous les textes concevables ou théoriquement possibles.
Toutefois, il ne suffit pas que la théorie du langage permette de décrire et de construire tous les textes possibles d'une langue donnée; il faut encore que, sur la base des connaissances que contient la théorie du langage en général, elle puisse faire de même pour les textes de n'importe quelle langue.
(Hjelmslev 1971, p. 26-27)
L'emploi du pluriel dans ce chapitre n'est pas une simple actualisation grammaticale : l'opposition entre "LES textes" et "LE texte" joue un rôle distinctif important dans l'emploi de cet auteur, comme le remarque Rastier :
Mais dans les Prolégomènes, texte au singulier (text) désigne une syntagmatique, alors que textes au pluriel (texter) désigne des unités linguistiques - qui ne sont pas seulement des unités empiriques, puisqu'elles peuvent être engendrées par la théorie.
(Rastier, 1997)
Cette observation nous a conduite à explorer l'hypothèse que dans les Prolégomènes de Hjelmslev cohabitent deux concepts de texte différents : « textes » en tant qu'objets dénombrables et quantifiables (LES textes) représentant la dimension du discontinu, et « texte » en tant qu'instance définitionnelle absolue « non analysée » et non quantifiable (LE texte) représentant la dimension du continu.
Remarque : D'autres chercheurs ont souligné que chez Hjelmslev apparaissent deux concepts de texte (cf. Badir 1998), quoique pour des raisons différentes et avec des conclusions différentes. Pour éviter toute dimension spéculative et pour rester fidèle au principe de l'empirisme si cher à Hjelmslev, nous avons procédé à la numérisation des Prolégomènes à une théorie du langage afin de constituer un corpus (infra corpus PTL) permettant d'effectuer les analyses lexicométriques et morpho-syntaxiques nécessaires [2]. Un échantillon de ce corpus est présenté en annexe.
Comme nous l'avons mentionné ci-dessus la quantification par mise au pluriel (concept1) n'est pas une simple actualisation de plusieurs objets textuels : dans le contexte des Prolégomènes - un ouvrage à caractère fortement définitionnel (cf. Almeida 1997) - la quantification obtient une valeur contextuelle de généralisation définitoire indiquant une prise en charge de tous les éléments de l'ensemble « textes », et dont l'expression par excellence est « tous les textes » jusqu'à « tous les textes concevables ou théoriquement possibles ». Le concept1 désigne un objet construit (cf. occ. 20-23, 28, 53) dans une langue (cf. occ. 11-16, 84), voire dans n'importe quelle langue (cf. occ. 23), et dans ce sens il se rapproche du concept commun de l'usage courant dont il est certainement issu. Le concept1 demeure néanmoins un concept purement linguistique par son aspect généralisant et par l'ouverture de la dimension des textes potentiellement constructibles (virtuels ou possibles : cf. occ. 13, 21-22, 56-57) ; le mérite de Hjelmslev est notamment d'avoir élevé un concept du langage courant au rang de concept linguistique.
Quant au concept2, il apparaît en premier lieu dans un contexte définitoire comme définissant du défini « données supposées de l'expérience » qui sont « LE texte dans sa totalité absolue et non analysée », notamment « pour le linguiste » :
Si l'on veut partir des données supposées de l'expérience, c'est précisément le procédé inverse qui s'impose. Si l'on peut parler de données (nous laissons cela comme une condition dans le sens épistémologique), ces données sont, pour le linguiste, le texte dans sa totalité absolue et non analysée. Le seul procédé possible pour dégager le système qui sous-tend ce texte est une analyse qui considère le texte comme une classe analysable en composantes ; ces composantes sont à leur tour considérées comme des classes analysables en composantes, et ainsi de suite jusqu'à exhaustion des possibilités d'analyse. On peut définir brièvement ce procédé comme un passage de la classe à la composante, et non comme la démarche inverse. C'est un mouvement qui analyse et spécifie et non un mouvement qui synthétise et généralise, le contraire de la démarche inductive telle que la linguistique traditionnelle la connaît. La linguistique contemporaine, qui illustre cette opposition, a désigné ce procédé, et d'autres plus ou moins analogues, du terme de déduction.
(Hjelmslev 1971, p. 21-22)
Ainsi le principe de l'empirisme, comme une « exigence méthodologique » essentielle pour une théorie qui « pour rester fidèle à son but » - « doit conduire à des résultats conformes aux "données de l'expérience", réelles ou présumées telles » (Hjelmslev 1971, p. 19), entraîne-t-il naturellement une procédure d'analyse déductive contrairement à la démarche inductive de la linguistique traditionnelle.
Le concept2 appartient à l'un des deux axes magistraux dans le système conceptuel de Hjelmslev qui s'organise autour des concepts de processus (hiérarchie relationnelle) et de système (hiérarchie corrélationnelle), analysables en classes et composantes jusqu'à la dernière unité indécomposable :
Le première tache de l'analyse consiste donc à effectuer une division du processus. Le texte est une chaîne et toutes les parties (propositions, mots, syllabes, etc.) sont également des chaînes, à l'exception de parties irréductibles qui ne peuvent être soumises à l'analyse.
(Idem, p. 45)
Il est important de noter que le concept de texte est l'analogue, dans le domaine des langues naturelles, du concept plus abstrait de processus :
Or, comme nous l'avons déjà vu, processus et système sont des concepts d'une grande généralité qui ne sauraient s'appliquer exclusivement à des objets sémiotiques. Nous trouvons des désignations commodes et traditionnelles d'un processus et d'un système sémiotique dans les termes syntagmatique et paradigmatique. Quand il s'agit de la langue naturelle parlée, qui seule nous intéresse pour l'instant, nous pouvons employer des termes plus simples : nous appellerons ici le processus un texte, et le système une langue.
(Idem, p. 55).
Les termes fondamentaux des rapports processus / système dans le système conceptuel de Hjelmslev sont résumés dans la table suivante (cf. p. 43-45, p. 55) :
syntagmatique |
paradigmatique |
|
langue naturelle |
TEXTE |
LANGUE |
hiérarchie |
processus |
système |
classe |
chaîne |
paradigme |
composante |
partie |
membre |
analyse |
division |
articulation |
Tabl. 1 : Tableau récapitulatif des grands axes du système conceptuel hjelmslévien
Ce tableau récapitulatif repose sur les passages suivants :
L'analyse, dans sa définition formelle, sera donc description d'un objet à travers les dépendances homogènes d'autres objets sur lui et sur eux réciproquement. On appellera classe l'objet soumis à l'analyse, et composante de cette classe les objets qui sont enregistrés par une seule analyse comme dépendant les uns des autres et de la classe de façon homogène.[...]
Une classe de classe sera appelée hiérarchie, et nous savons qu'il nous faudra distinguer deux sortes de hiérarchies : les processus et les systèmes. Nous pourrons nous rapprocher de l'usage courant en adoptant des désignations spéciales pour classe et composante, selon qu'il seront pris dans un processus ou dans un système. Dans un processus linguistique, les classes seront appelées chaînes et les composantes parties. Dans un système linguistique, les classes seront appelées paradigmes et les composantes membres. Correspondant à la distinction entre parties et membres et lorsqu'il sera utile de spécifier, nous pourrons appeler l'analyse d'un processus division et l'analyse d'un système articulation.
(Idem, p. 44-45)
Ainsi le concept2 désigne la hiérarchie relationnelle d'une langue naturelle, or, c'est la somme de tout ce qui est dit et écrit dans cette langue à l'état brut avant toute analyse : « un texte non analysé, composé par exemple de tout ce qui a été écrit et dit en français » (cf. occ. 93 [3]).
La transition entre le continu (concept2) et le discontinu (concept1), autrement dit entre le texte absolu et les textes concrets, résulte d'un des principes fondamentaux de la théorie hjelmslévienne, le principe de l'empirisme qui impose comme procédure linguistique essentielle la déduction des unités linguistiques et de leurs relations à partir d'une analyse descendante des données empiriques.
2. Positionnement du terme "texte" dans le corpus PTL
Le terme « texte » tient la 15e position dans la hiérarchie des concepts hjelmsléviens avec 119 occurrences ; or le terme est presque 9 fois plus fréquent que la moyenne pour le corpus ( = 14 occurrences par lemme). La hiérarchie nominale (cf. tabl. 2) de ce corpus confirme l'emploi rigoureux du réseau conceptuel annoncé par l'auteur ; le nombre plus grand des formes répétitives par rapport aux formes en hapax (voir Note technique) signale l'usage systématique d'un vocabulaire récurrent. Les corrélations fortes telles que : langue – analyse, expression – contenu, langage – théorie - système, grandeur - objet - signe - fonctif, sens - forme, etc., témoignent d'un emploi réfléchi et équilibré des termes.
Nous avons pu constater l'écart entre la position déclarée de ce concept (déf. N°90) et sa position effective [4] dans le corpus. L'on observe un décalage semblable entre les signalements dans l'Index [des notions] (pp. 21, 26-29, 43-45, 52-53, 56-57, 138) qui pointent vers les chapitres 4, 6, 10, 11, 21 ; cette appréciation de valeur ne correspond qu'en partie aux données quantitatives : si l'analyse lexicométrique a confirmé que les chapitres 6, 10 et 11 contiennent vraiment un nombre important d'occurrences du terme « texte », ce n'est pas le cas des chapitres 4 et 21 :
Fig. 1 : Fréquences de mot «texte» dans le corpus PTL.
Il est remarquable que le concept de texte apparaîsse de pleine force dans le chapitre 6 « But de la théorie du langage » qui contient un cinquième de toutes les occurrences du mot « texte » et où la moyenne de l'apparition du terme dans le corpus par chapitre (= 5 occ.) est dépassée cinq fois. Le terme apparaît également dans une proportion importante au chapitre 20 « Grandeurs de l'analyse » et au chapitre 22 « Sémiotiques connotatives et métasémiotiques ». Dans le tableau ci-dessous est présentée la hiérarchie des chapitres où l'utilisation du terme « texte » est égale ou supérieure à cette moyenne :
Chapitres |
Occ. |
% |
---|---|---|
6. But de la théorie du langage |
25 |
21% |
20. Grandeurs de l'analyse |
17 |
14% |
22. Sémiotiques connotatives et métasémiotiques |
13 |
11% |
11. Fonctions |
11 |
9% |
10. Forme de l'analyse |
10 |
8% |
14. Invariantes et variantes |
8 |
7% |
19. Catalyse |
7 |
6% |
9. Principes de l'analyse |
6 |
5% |
13. Expression et contenu |
6 |
5% |
Tabl. 3 : Classement des chapitres en fonction du poids relatif du terme « texte ».
L'analyse lexicométrique grossière du micro-corpus en deux échantillons SG / PL a relevé certaines corrélations conceptuelles et qualificatives (cf. tabl. 4) :
L'échantillon 1 (PL) privilégie les concepts de choix (de textes, d'une base d'analyse), de connaissance et d'identité, et des qualifications qui ne sont pas liées au système conceptuel, mais qui pointent vers l'aspect concret des objets : réalisé, mécanique, existant.
L'échantillon 2 (SG) favorise des concepts relatifs à la segmentation du texte en parties locales : partie, division, syllabe, stade, sens, classe, ou des concepts relatifs au global : dépendance, totalité, description, chaîne, etc., et les qualifications qui ont trait au système conceptuel théorique de Hjelmslev : le texte illimité, ou le texte donné, le texte en tant que chaîne syntagmatique .
Pour une analyse plus fine, il nous a semblé indispensable d'observer les variables morpho-syntaxiques capables d'exprimer cette dualité conceptuelle, notamment le jeu des articles et la quantification par mise au pluriel, ainsi que les variables de qualification. L'observation sur ces dernières s'est imposée par le double aspect du singulier lui-même, capable d'exprimer aussi bien des objets dénombrables (un texte donné) que des objets non dénombrables (le texte illimité) [5] : pour différencier la valeur absolue définitoire et la valeur concrète du singulier, il nous a fallu donc observer les variables de qualification qui spécifient l'objet en le plaçant dans une classe d'objets dénombrables.
3. Les variables morpho-syntaxiques
3.1. Les variables de quantification
On constate une prédominance des occurrences non quantifiées dans le corpus PTL : 89 occ. au singulier (75%), contre 30 occ. au pluriel (25%). Comme la quantification par mise au pluriel va de pair avec les variables morpho-syntaxiques tels que les articles, les deux types de variables seront observés en parallèle.
3.1.1. Quantification par mise au pluriel
Les formes quantifiées s'élèvent à 30 occurrences. Comme la quantification par mise au pluriel s'applique à des objets dénombrables, il est intéressant de savoir quels « textes » dénombrables sont visés ici, à valeur concrète ou à valeur abstraite définitionnelle.
Parmi les occurrences quantifiées on observe :
A. Une occurrence à valeur d'actualisation :
DES textes (= plusieurs textes) :
B. Vingt occurrences de quantification totalisante à valeur contextuelle de généralisation indiquant une prise en charge de tous les éléments de l'ensemble « textes », et dont l'expression par excellence est « tous les textes » (4 occurrences parmi 20) :
LES textes (= tous les textes) :
AUX textes (valeur grammaticale = les textes) :
DES textes (valeur grammaticale = les textes) :
SES textes (valeur anaphorique = les textes) :
CES textes (valeur anaphorique = les textes) :
C. Sept occurrences à quantification neutre, dont :
a) à valeur contextuelle de généralité distribuée :
DES textes (= chaque texte) :
b) à valeur contextuelle de généralisation avec identification conclusive :
TELS textes
c) à valeur contextuelle de généralisation avec identification de comparaison différentielle :
AUTRES textes :
D. Deux occurrences de quantification d'ensemble (choix de) :
DE textes :
On constatera que les ensembles considérés peuvent être réels ou virtuels, tout en restant dans le domaine du concret et du dénombrable :
3.1.2. Les formes non quantifiées
Parmi les 89 occurrences non quantifiées l'on observe deux occurrences introduites par l'article zéro (78, 119) ; vingt-quatre occurrences par l'article indéfini (7, 28, 30, 33, 36, 40, 46, 47, 51, 52, 57, 60, 62, 66, 68, 70, 77, 81, 84, 93, 99, 103, 106, 110) ; quarante-neuf occurrences par article défini (2, 3, 5, 35, 38, 41, 43, 45, 48, 49, 50, 56, 59, 61, 67, 74, 79, 82, 85, 87, 98, 107; 39, 88 ; 31, 37, 42, 44, 63, 64, 65, 71, 72, 73, 75, 76, 86, 89, 90, 95, 96, 101, 102, 104, 105, 111, 112, 113, 115) ; huit occurrences par un adjectif démonstratif ou autre déterminant (4, 8, 9, 11, 54, 94, 108, 118) ; six occurrences par la préposition « de » (53, 91, 92, 97, 100, 114) :
A) article zéro (valeur de généralité définitionnelle) :
B) article indéfini (valeur de généralité définitionnelle) :
UN texte :
C) article défini (valeur absolue d'abstraction idéalisée universelle) :
LE texte :
AU texte (valeur grammaticale = le texte) :
DU texte (valeur grammaticale = le texte) :
D) adjectif démonstratif (valeur anaphorique) :
CE texte :
E) divers adjectifs déterminants : d'identification universelle (tout), conclusive (tel) ou négative (aucun [6]), de comparaison différentielle (autre), ayant, tous les quatre, des valeurs de généralité :
AUCUN texte :
AUTRE texte :
TEL texte :
TOUT texte (valeur d'universalité)
F) préposition « de » :
DE texte :
a) Dans les occurrences 91, 92, 97, 100 la construction prépositionnelle sert à construire le syntagme nominal « parties de texte ».
b) Dans l'occurrence 114 la construction prépositionnelle sert à construire le syntagme nominal « dérivé de texte », qui serait l'équivalent d'un chapitre ou autre partie d'un texte. Dans le système conceptuel hjelmslévien « dérivé » est conçu comme une composante d'une classe à l'intérieur d'une même déduction.
c) L'occurrence 53 présente un emploi particulier de la préposition appelée le « de » inverseur qui marque une certaine inversion des fonctions syntaxiques, ici le sujet, qui est également le sujet réel, à la place du complément :
Une
langue peut, au contraire, exister sans qu'il se trouve de texte
construit dans cette langue.
=>
Une langue peut, au contraire, exister sans qu'un texte
construit dans cette langue n'existe.
Sa valeur est donc celle décrite dans B.
Les valeurs indiquées ne tiennent pas compte des caractérisations susceptibles de les modifier qui seront examinées ci-dessous.
3.2. Les variables de qualification
Parmi les 89 occurrences non quantifiées (cf. 3.1.2), 44 possèdent des qualifications caractérisantes (soit 49,44%) ce qui leur attribue des valeurs sélectives de classes particulières. La qualification caractérisante s'exprime par :
À cet ensemble s'ajoutent les occurrences à valeur anaphorique qui renvoient à des occurrences qualifiées.
Dans les variables de qualification caractérisante le mot « texte » peut être aussi bien le qualifié que le qualifiant.
A. Quand « texte » est le qualifié (30 occ.), ses caractérisations sont les suivantes :
a) n'importe quel texte
b) un texte donné, texte comme donnée :
c) un texte dans une langue (ou une sémiotique) :
d) un texte segmenté :
e) un texte interrompu ou inachevé :
f) un texte contenant un certain élément :
g) un texte virtuel ou possible :
h) un texte non analysé :
i) un texte illimité :
j) un texte = un processus :
k) un texte = une chaîne :
l) un texte = une syntagmatique :
B.
Quand le « texte » sert de qualifiant (14
occ.), il qualifie :
i) un «objet donné» :
ii) des « parties » de texte :
iii) « tout dérivé » de texte :
iv) une « totalité » (non analysée) :
v) un « processus » :
NB. Dans certains cas le « texte » en tant que qualifiant est mis à égalité avec le qualifié par une apposition ; ainsi le texte est équivalent à un processus (48, 49, 50) au point que les deux termes peuvent se qualifier mutuellement, cf. (54, 78). Le texte est également équivalent à une totalité (iv) qui est non analysée, ce qui revient au texte non analysé de la section précédente (h).
L'on remarquera que le concept de texte se rapporte à trois types d'objets textuels : 1° objet construit réel, 2° objet virtuel concevable et possible, 3° objet non analysé ; le 1° et le 2° étant dénombrables et concrets, et le 3° non dénombrable et abstrait :
1. Sous-ensemble contextuellement qualifié à valeur concrète (24 occ.) :
2. Sous-ensemble contextuellement qualifié à valeur absolue définitoire (20 occ.) : un texte non analysé et/ou illimité (A.h), un texte illimité (A.i), un texte = un processus (A.j), un texte = une chaîne (A.k), un texte = une syntagmatique (A.l) ; une totalité (non analysée) (B.iv), un processus (B.v).
3.3. Conclusion
Le recoupement des variables quantifiées et des variables qualifiées permet de faire la distinction entre la conception discontinuiste du texte et la conception continuiste en identifiant le concept1 qui vise le texte en tant qu'objet dénombrable, et le concept2 qui vise le texte en tant qu'une totalité absolue non analysée et non dénombrable.
Au concept1 (discontinuiste) appartient l'ensemble des formes quantifiées (30 occ.) - que ce soit à valeur d'actualisation (1 occ.) ou de quantification d'ensemble (2 occ.), à valeur contextuelle de généralisation totalisante (20 occ.) ou d'identification (4 occ.), à valeur contextuelle de généralité distribuée (3 occ.) -, ainsi que le sous-ensemble des formes non quantifiées, mais qualifiées à valeur concrète réelle ou virtuelle (24 occ., cf. ci-dessus). Or, le concept1 est représenté dans le corpus des Prolégomènes par 54 occurrences (soit 45%).
Le concept2 (continuiste) se compose des sous-ensembles des formes non quantifiées et non qualifiées (45 occ.), et des formes qualifiées à valeur absolue définitoire (20 occ.) ; or le concept2 est représenté par 65 occurrences (soit 55%).
Quantitativement, le poids des deux concepts dans le corpus PTL est à peu près équitablement distribué : 50% ±5%, avec une légère prédominance du concept continuiste (cf. tabl. 5 : Distribution des fréquences des deux concepts par chapitres).
La composition logique et thématique de cet ouvrage est telle qu'il serait utile d'en distinguer trois partitions :
Partition : |
concept1 |
concept2 |
|
I |
Aspects théoriques de la théorie du langage (ch. 1-8) |
26 occ. |
4 occ. |
II |
Principes et éléments de l'analyse linguistique (ch. 9-20) |
20 occ. |
52 occ. |
III |
Élargissements et perspectives (ch. 21-23) |
8 occ. |
8 occ. |
L'on
constatera que les deux concepts intéressent plus la
problématique de la partition II que celle des
partitions I et III.
La partition (I) qui tend à introduire la théorie hjelmslévienne du langage et la situer par rapport à un certains nombre d'interrogations méthodologiques - induction et déduction, empirisme et réalisme, sciences humaines - est nettement dominée par le concept1 (87%). Cependant elle manifeste une particularité : chaque chapitre garde une certaine "étanchéité" par rapport à l'un ou l'autre concept ; on n'observe aucun mélange des deux concepts. Dans deux chapitres le concept1 est le seul représentant (1. Recherche linguistique et théorie du langage ; 6. But de la théorie du langage) ; deux chapitres n'utilisent que le concept2 (2. Théorie du langage et humanisme ; 4. Théorie du langage et induction) ; et enfin, quatre chapitres ne font aucune mention de "texte" (3. Théorie du langage et empirisme ; 5. Théorie du langage et réalité ; 7. Perspectives de la théorie du langage ; 8. Le système de définitions).
La partition (II) consacrée aux principes et éléments de l'analyse linguistique est dominée par le concept2 (72%) ; un seul chapitre dans cette partition favorise le concept1 - le ch.19 « Catalyse » qui traite des grandeurs interpolées (catalysées) en vertu de la solidarité entre fonction et fonctif sur l'exemple sine+ablatif dans des textes concrets, les textes latins. Deux autres chapitres ne manifestent aucune occurrence du terme « texte », pour des raisons compréhensibles : le chapitre 15 traite des concepts de schéma et d'usage linguistique, le second étant considéré par l'auteur comme une « hiérarchie extra-linguistique » ; le chapitre 18 « Syncrétisme » traite de la neutralisation entre deux invariantes sur des exemples phonologiques « locaux » (p / b) et morpho-syntaxiques (nominatif et accusatif latin au neutre).
En revanche, dans la partition (III) consacrée aux élargissement sémiotiques les deux concepts sont presque régulièrement repartis (8 / 8 occ.), en dépit de l'absence du concept1 dans le chapitre 21 « Langage et non-langage », et de l'absence du concept2 dans le chapitre 23 « Perspective finale ». Il est significatif, par ailleurs, que les deux chapitres qui constituent le cadre de cet ouvrage (introduction / conclusion), respectivement le ch. 1 « Recherche linguistique et théorie du langage » et le ch. 23 « Perspective finale », manifestent uniquement le concept de « texte » dénombrable (concept1).
Les chapitres qui se démarquent par un grand nombre d'occurrences des deux concepts sont respectivement le chapitre 20 « Grandeurs de l'analyse » pour le concept2 (13 occ. sur 17), et le chapitre 6 « But de la théorie du langage » pour le concept1 (25 occ. sur 0) ; en outre ce chapitre détient plus d'un cinquième de toutes les occurrences du mot « texte » dans le corpus PTL. On pourrait en conclure que le concept discontinuiste de texte (concept1 = LES textes) chez Hjelmslev s'avère être l'objet de la théorie du langage, et que le concept continuiste (concept2 = LE texte) est cette donnée primaire absolue à partir de laquelle commence toute analyse linguistique :
Il est aisé de voir qu'un texte d'une étendue très grande ou même illimitée présente des possibilités de division en parties de grande étendue, définies par sélection, solidarité ou combinaison mutuelles. De la première de ces divisions résultent la ligne de l'expression et celle du contenu, qui contractent une solidarité mutuelle. En divisant celles-ci séparément, il sera possible et même nécessaire d'analyser la ligne du contenu entre autres, en genres littéraires [...]. A un stade plus avancé de la procédure, les parties de texte plus grandes se diviseront à nouveau en oeuvres, ouvrages, chapitres, paragraphes, etc., sur la base de leurs rapports de présupposition ; ensuite, de la même manière, en phrases et en propositions.
(Idem, p. 125-126).
L'existence parallèle des deux concepts dans les Prolégomènes se prête à une explication simple : le concept1, comme nous l'avons mentionné ci-dessus, est issu de l'usage courant ; bien qu'il présente l'avantage d'être compréhensible pour le public, il reste trop ancré dans un réalisme concret et s'avère insuffisant pour exprimer toute l'ampleur de l'entreprise hjelmslévienne qui porte largement au-delà des textes réels d'une langue avec l'exigence pour le théoricien de prendre en charge également tous les textes possibles et concevables de n'importe quelle langue :
Encore une fois le théoricien du langage ne peut satisfaire à cette exigence [décrire et de construire tous les textes possibles de n'importe quelle langue] qu'en prenant pour point de départ un choix restreint de textes appartenant à différentes langues. Parcourir tous les textes existants est naturellement humainement impossible, et serait du reste inutile, puisque la théorie doit être tout aussi valable pour des textes qui ne sont pas encore réalisés. Le linguiste, comme tout autre théoricien, doit donc avoir la précaution de prévoir toutes les possibilités concevables, y compris celles qui sont encore inconnues et celles qui ne sont pas réalisées. Il doit les admettre dans la théorie de telle façon que celle-ci soit applicable à des textes et à des langues qu'il n'a pas rencontrés, et dont certains ne seront peut-être jamais réalisés. C'est seulement de cette façon qu'on peut établir une théorie du langage dont l'applicabilité soit assurée.
(Idem, p. 28)
Ayant jugé, à juste titre, "humainement impossible" de parcourir tous LES textes existants et possibles, Hjelmslev recourt à un concept plus abstrait, LE texte, capable - par sa dimension absolue - d'assumer le dépassement d'un certain réalisme naïf dans la théorie du langage. Ainsi LES textes comme "données de l'expérience" se transforment en "LE texte dans sa totalité absolue et non analysée" ; une construction intermédiaire, "LE texte comme donné", assure le pont entre les deux concepts :
LES textes |
--------------------------------------LE texte------------------------------------------------------------------ |
|
"données de l'expérience" |
=> "le texte comme donné" |
=> "le texte dans sa totalité absolue et non analysée |
nombreuses données perceptibles |
=> donné perceptible unique |
=> concept absolu |
--------------------------------------niveau du perceptible-------------------------- |
Les deux concepts se succèdent dans une progression logique réfléchie : ce n'est pas un hasard que la première partition privilégie le concept1, tandis que la seconde favorise le concept2, et que cette dernière commence notamment par la formule « En partant du texte comme donnée... » (Idem, p. 35).
Les deux concepts désignent donc le même objet, mais à différents niveaux d'abstraction ; nous n'avons constaté aucune contradiction ni ambiguïté entre ces deux concepts [7].
4. L'influence de Hjelmslev sur les conceptualisations du texte en linguistique
Les sources lexicographiques spécialisées attestent d'une conceptualisation tardive du terme « texte ». Comme le remarque F. Rastier, le terme est absent du Lexique et terminologie linguistique de Marouzeau (1934) : « Le mot est absent de la terminologie linguistique de Marouzeau, pourtant marquée par la tradition philologique. » (cf. Rastier 1996, p. 25). Une trentaine d'années plus tard il reste absent, par exemple, de La Linguistique. Guide Alphabétique de Martinet (1969). Dans les deux ouvrages cités, le terme est absent non seulement de la liste des vedettes, mais aussi de l’index des notions.
Le terme « texte » fera son entrée dans la lexicographie linguistique en 1972 : la même année deux ouvrages importants lui consacrent une vedette autonome, le Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage de Ducrot et Todorov, et le Dictionnaire de linguistique sous la direction de Dubois :
TEXTE
1. On appelle texte l'ensemble des énoncés linguistiques soumis à l'analyse : le texte est donc un échantillon de comportement linguistique qui peut être écrit ou parlé. (Syn. : CORPUS.)
2. L. Hjelmslev prend le mot texte au sens le plus large et désigne par là un énoncé quel qu'il soit, parlé ou écrit, long ou bref, ancien ou nouveau. « Stop » est un texte aussi bien que le Roman de la rose. Tout matériel linguistique étudié forme également texte, qu'il relève d'une ou de plusieurs langues. Il constitue une classe analysable en genres, eux-mêmes divisibles en classes, et ainsi du suite jusqu'à épuisement des possibilités de division.
(Dubois 1972, p. 486)
LE TEXTE.
[...]
La notion de texte ne se situe pas sur le même plan que celle de phrase (ou de proposition, syntagme, etc.); en ce sens, le texte doit être distingué du paragraphe, unité typographique de plusieurs phrases. Le texte peut coïncider avec une phrase comme avec un livre entier; il se définit par son autonomie et par sa clôture (même si, en un autre sens, certains textes ne sont pas « clos ») ; il constitue un système qu'il ne faut pas identifier avec le système linguistique mais mettre en relation avec lui : relation à la fois de contiguïté et de ressemblance. En termes hjelmsleviens, le texte est un système connotatif, car il est second par rapport à un autre système de signification. [...]
(Todorov 1972, p. 375)
Bien que tout enregistrement lexicographique d'un concept soit dû souvent à une certaine stabilisation de ses emplois, l'on constatera que ces deux premiers enregistrements du concept de texte dans la lexicographie française ne sont pas unanimes. Cependant ils font unanimement mention, de façon plus ou moins correcte, du concept hjelmslévien, et à juste titre : dans l'histoire des idées linguistiques Hjelmslev est le pionnier indéniable de l'intégration de ce concept dans la théorie du langage. Il est vrai que l'ouvrage fondamental où Hjelmslev expose sa théorie du langage (Prolégomènes) n'est publiée en français qu'en 1968 [8], mais il est déjà bien connu des linguistes français : Martinet en publie un commentaire en 1946 (cf. Martinet 1946), la traduction anglaise paraît en 1953 (Hjelmslev 1953) et Garvin en publie un compte rendu dans Language (cf. Garvin 1954).
En intégrant l'objet « texte » dans la théorie du langage Hjelmslev ouvre la voie à ses conceptualisations en linguistique. Pourtant il a fallu attendre les années soixante pour que le texte attire réellement l'attention des linguistes, notamment par le biais des recherches sémiotiques, plus attentives aux grandes unités signifiantes : par exemple, l'école sémiotique française, fort active dans les années soixante, consacre à l'analyse du récit un nombre considérable de publications, dont les célèbres n°8 de la revue Communications : L’analyse structurale du récit et la Sémantique structurale de Greimas (1966).
L'influence de Hjelmslev sur l'école sémiotique française est incontestable, surtout sur l'école greimassienne et sur Greimas lui-même qui inscrit implicitement son oeuvre dans la lignée Saussure - Hjelmslev : (cf. par exemple, Greimas 1976 qui commence par la section 0.1. Science : système et procès ; cf. aussi la préface à Hjelmslev 1966). La linguistique discursive et respectivement la sémiotique discursive sont entendues comme tributaires d'un « choix des unités de dimensions maximales » préconisé par Hjelmslev :
L. Hjelmslev utilise le terme de texte pour désigner la totalité d’une chaîne linguistique, illimitée du fait de la productivité du système. C’est la reconnaissance et le choix des unités de dimensions maximales ; récurrentes dans le texte, qui permet d’entreprendre leur analyse et détermine, par exemple, le type de linguistique (ou de grammaire) qui pourra être construite : si l’unité récurrente adoptée est la phrase, la linguistique, élaborée pour en rendre compte, sera dite phrastique ; le choix du discours comme unité récurrente du texte donnera lieu à la construction d’une linguistique discursive.
(Greimas et Courtés 1979, p. 389)
L'école greimassienne est également la seule qui reconnaît ouvertement la descendance de la notion de « productivité » du concept de texte hjelmslévien (cf. passage ci-dessus), et à juste titre : la productivité est une caractérisation essentielle du texte illimité chez Hjelmslev :
Toute signification de signe naît d'un contexte, que nous entendions par là un contexte de situation ou un contexte explicite, ce qui revient au même ; en effet, dans un texte illimité ou productif (une langue vivante, par exemple), un contexte situationnel peut toujours être rendu explicite.
(Hjelmslev 1971, p. 62)
D'après sa finalité, un langage est avant tout un système de signes ; pour remplir pleinement cette finalité, elle doit être toujours capable de produire de nouveaux signes, de nouveaux mots ou de nouvelles racines.
(Idem, p. 63)
Étant donné l'extensibilité illimitée du texte (sa productivité), il y aura toujours « traductibilité », c'est-à-dire substitution de l'expression entre deux signes appartenant chacun à sa classe de signes, dont chacune est solidaire de son connotateur. Ce critère est particulièrement applicable aux signes de plus grande étendue que l'analyse du texte rencontre dans ses toutes premières opérations : tout dérivé de texte (un chapitre, par exemple) peut être traduit d'une forme stylistique, d'un style, d'un style de valeur, d'un genre de style, d'un mouvement, d'un type vernaculaire, d'une langue nationale, d'un langage régional, d'une physionomie dans n'importe quel autre parmi eux.
(Idem, p. 148)
Or, dans les années soixante le texte comme productivité est au coeur des conceptualisations du groupe Tel Quel, selon divers témoignages dont celui de François Wahl qui consacre à ce sujet un article entier :
On l'a dit plus haut: le texte - en tant qu'il est un certain mode de fonctionnement du langage - a fait l'objet d'une élaboration conceptuelle en France, au cours des dernières années, autour de la revue Tel Quel (R. Barthes, J. Derrida, Ph. Sollers et surtout J. Kristeva). Par opposition à tout usage communicatif et représentatif - donc re-productif - du langage, le texte y est défini essentiellement comme productivité.
(Wahl 1972, p. 443, nous soulignons)
Chez Kristeva, par exemple, le texte en tant que « produit » (production + transformation) est l'analogue du « corpus linguistique présent », autrement dit, du texte hjelmslévien non discriminé avant l'analyse :
C'est dire que le texte propose à la sémiotique une problématique qui traverse l'opacité d'un objet signifiant produit, et condense dans le produit (dans le corpus linguistique présent) un double processus de production et de transformation de sens.
(Kristeva 1969, p. 27-28)
Dans le domaine textuel l'impact de la théorie hjelmslévienne ne se résume pas à la seule sémiotique française ; à l'autre bout de l'Europe Lotman discute le concept hjelmslévien au regard de celui de Piatigorskii (concept continuiste / concept discontinuiste) dans ses Cours de poétique structurale professés à l'université de Tartu entre 1959 et 1962 (édités en 1964) :
Hjelmslev voit dans le texte la réalisation de l'activité discursive, potentiellement illimitée, et qui réalise les lois de la langue qu'on peut en déduire par l'analyse. Ainsi tout texte concret abordé par le chercheur n'est qu'une partie d'un texte abstrait, réalisation de la syntagmatique. Il s'intéresse au texte en tant que source de la structure de la langue, et pas comme un moyen de transmission de l'information. A. M. Piatigorskii aborde le texte d'un autre point de vue – le texte est selon lui un moyen de transmission de l'information. De ce point de vue il souligne la discontinuité, la limitation spatiale du texte, et refuse en effet de considérer le discours oral comme texte.
(Lotman 1994, p. 202).
Pourtant le concept discontinuiste (concept1) est aussi bien présent chez Hjelmslev que le concept continuiste (concept2), comme nous avons pu le constater ci-dessus, mais ce n'est pas le mal fondé de la critique lotmanienne qui doit nous préoccuper ici ; l'important est de savoir que la conception sémiotique du texte chez Lotman se construit à l'origine notamment sur un débat avec le concept hjelmslévien.
Bien que les concepts hjelmsléviens de « texte » aient été souvent sujets à des interprétations réductionnistes, l'influence que cet auteur a exercée sur les linguistes est notoire ; Hjelmslev demeure le père incontestable des conceptualisations du terme « texte » en linguistique.
NOTES
[1] Ici et plus loin les soulignements des occurrences du mot texte sont nôtres.
[2] Bien que la traduction française des Prolégomènes ne soit qu'une version du texte original, nous considérons qu'elle mérite d'être étudiée qualitativement et quantitativement pour plusieurs raisons : en premier lieu, le lexème "texte" en danois a des formes régulières (tekst, NSG; tekster, NPL, etc.) qui, au cours de la traduction, ne prêtent pas à confusion ; en deuxième lieu, cette version a été surveillé de près par Knud Togeby et Vibeke Hjelmslev, ce qui représente une garantie non négligeable de fidélité à l'original ; en troisième lieu, c'est notamment cette version qui a influencé toute une pléiade de linguistes francophones.
[3] Notons bien que la précision « en français » n'est qu'une révérence à l'édition française ; dans le texte original cela correspond à « tout ce qui a été écrit et dit en danois ».
[4] L'appréciation qualitative de la liste des définitions de 108 concepts jugés pertinents pour le système conceptuel de Hjelmslev et les résultats lexicométriques quantitatifs sont assez rapprochés dans certains cas comme : analyse (pos.2 / déf. 1), fonction (pos.4 / déf. 8), grandeur (pos. 9 /déf. 11), fonctif (position 12 / définition 9), processus (pos. 29 / déf. 29), relation (pos. 33 / déf. 27), membre (pos. 55 / déf. 56), schéma (pos. 60 / déf. 58), unité (pos. 81 / déf. 74), catalyse (pos. 92 / déf. 88), élément (pos. 99 / déf. 93). D'autres restent divergents, voire très éloignés : ainsi les termes opération (pos. 61 / déf. 6), hiérarchie (pos. 63 / déf. 4), déduction (pos. 93 / déf. 19), détermination (pos. 96 / déf. 15) semblent avoir effectivement moins de poids qu'on leur accorde dans la hiérarchie des définitions. Par contre, langue (pos. 1 / déf. 87) et texte (pos. 15 / déf. 90) s'avèrent plus importants que l'auteur ne le laisse entendre. Nous estimons pourtant qu'il existe un recoupement remarquable (46%) entre les données qualitatives et les données quantitatives.
[5] Par définition le pluriel ne s'applique qu'à des objets dénombrables.
[6] NB. L'identification négative (aucun) est aussi considérée comme quantification nulle.
[7] Cf. R. Kyheng. L'ambiguïté d'un texte : Remarque sur l'interprétation du concept de texte chez Hjelmslev. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Dialogues/Debat_Hjelmslev/Kyheng_Ambigu.html>.
[8] Cette première traduction étant jugée « insuffisante », une seconde traduction, supervisée par Vibeke Hjelmslev et Knud Togeby, paraît en 1971.
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