LA SEMANTIQUE : DE L’ENONCIATION AU SENS COMMUN
Eléments pour une pragmatique topique

Troisième partie : POUR UNE THÉORIE SÉMANTIQUE DU SENS COMMUN


1.
Différences spécifiques du statut du sens commun en philosophie et en linguistique

1.1. D'une définition à l'autre

La prise en vue de la problématique philosophique du sens commun en a montré les multiples déterminations. Parler du sens commun, c'est faire référence à un concept surdéterminé. L'histoire de la philosophie n'a cessé d'en faire des usages multiples, souvent contradictoires, d'en spécifier de manière chaque fois exclusive la signification. Au terme de ce survol, un bilan terminologique permet d'établir son caractère éminemment polysémique. On peut reconnaître au concept de sens commun (noté SC) les acceptions suivantes :

1. SC = faculté sensible (de synthèse perceptive -Aristote)
2. SC = opinion vulgaire (opposée au bon sens -Descartes)
3. SC = rationalité commune (origine du consensus omnium, pour un même groupe ou pour l'espèce humaine considérée dans son ensemble -T. Reid)
4. SC = manières de parler du langage courant (acception qui rejoint souvent la problématique sociolinguistique de l'idéologie -Gramsci)
5. SC = savoir sur soi, le monde, les autres (G.-E. Moore; L. Wittgenstein)

On pourrait ajouter à cette liste une septième acception (dans la mesure où elle concerne une dimension du sens commun soumise à la critique) :
6. SC = illusion descriptive et vériconditionnaliste, déterminée par la conception logiciste qui structure les conceptions courantes du langage.

Mais de manière très exacte, il est possible de ramener à trois grands mouvements les caractérisation philosophiques successives du sens commun.

1.2. Valeur des trois moments philosophiques pour une étude linguistique du sens commun

Le mouvement de réflexion philosophique sur le sens commun fait apparaître trois moments différenciés. C'est à cet endroit que l'idée d'une problématique philosophico-linguistique prend tout son sens. Il convient de l'entendre comme un processus :

1. Un premier moment de thématisation proprement philosophique : la référence au sens commun n'est que secondairement et implicitement référencée à une problématique argumentative isolée comme telle (de Platon et Aristote à Descartes);

2. Un second moment, de mutation, au cours duquel la problématique du sens commun devient objet privilégié du débat philosophique (ce moment recouvre les différentes variétés des philosophies dites "du sens commun", notamment dans le champ de l'École écossaise au 17è siècle) ;

3. Un troisième moment à l'occasion duquel l'analyse philosophique du sens commun débouche sur l'objectivation d'une réflexion centrée sur les propriétés (notamment pragmatiques) du langage ordinaire (à partir de G.-E. Moore jusqu'à J.L. Austin).

Il s'agit donc bien d'un mouvement général, observable en diachronie, de déplacement de la question du sens commun, du philosophique vers le philosophico-linguistique jusqu'au seuil d'un traitement proprement linguistique [43]. D'autre part, en esquissant à grands traits la constitution de ces lignes de pensée successives ou simultanées, nous avons montré qu'à partir du "tournant linguistique de la philosophie" ce mouvement de déplacement opère principalement :( 1). Du sens commun en direction du langage ordinaire ;(2). De l'idéologie vers le sens commun..

La question reste de savoir quelles sont les conséquences, pour la sémantique de l'énonciation, d'une réflexion sur le langage ordinaire(on dira aujourd'hui : sur les langues naturelles) indissociable d'une réflexion sur le sens commun.


2.
D'une position à l'autre

2.1. Normativité et descriptivité

Quand il se préoccupe du sens commun, le discours philosophique -comme celui de la sagesse des nations- reste empreint d'une intention morale.

Les formulations philosophiques successives se distinguent dans l'ensemble, en dépit de leur diversité, par un engagement axiologique fortement marqué. Les philosophes s'expriment en effet soit contre, soit à partir et avec, soit en vue et pour le sens commun.

Le discours philosophique est partagé entre une attitude "déplorative" et une attitude apologétique. Ce n'est que plus rarement que pointe un souci descriptif. Au regard de la diversité de cet habitus, quelle serait la marque d'une considération du sens commun en termes linguistiques ? Le premier critère d'une attitude scientifique consisterait à s'abstenir de tout jugement de valeur dans la position du problème.

Ce qui distinguerait donc une analyse linguistique du sens commun serait une exigence de descriptivité fondée a priori sur la récusation de tout parti pris normatif.

Dans cette perspective, si dans son entreprise de description du sens commun, la linguistique devait rencontrer quelques lieux communs (y compris ceux de la théorie), ce serait moins à dessein de lui consacrer une "exégèse" que de le constituer en objet d'une analytique des conditions de l'énonciation.

2.2. Discours philosophique et topoï

Une analyse des figures de la contestation ou de l'édification philosophique du sens commun pourrait constituer le premier objet d'une compréhension du problème du point de vue linguistique.

Mais est-ce là toute la différence entre philosophie et linguistique, et tout le programme que l'on souhaite à la linguistique ? Il faut ici dissiper une équivoque. La nécessaire rupture avec l'engagement axiologique distinctif de l'appréciation philosophique du sens commun, ne doit pas pour autant inciter la linguistique (c'est-à-dire les linguistes que cette orientation de leur champ intéresse) à tourner le dos à la philosophie entendue comme champ discursif complexe (d'autant que la question du sens commun en procède). La mise en évidence de la contestation, de la défense ou de la réflexion sur le sens commun comme mouvement topique distinctif du discours philosophique devrait permettre de saisir l'importance du statut théorique de la philosophie pour la constitution d'une théorie linguistique du sens commun. A cet égard, au-delà des affinités naturelles qui unissent la réflexion philosophique et les philosophies du sens commun (ainsi que la diversité de leurs manières de penser le sens commun), la relation philosophie/linguistique constitue un vaste champ de recherche encore inexploré [44].


3. D'un objet à l'autre

3.1. Le sens commun du sens commun

A ses multiples caractérisations philosophiques s'ajoute l'acception contemporaine du terme. Qu'en est-il alors du lien qui relie la théorie aristotélicienne et la théorie contemporaine des lieux (topoï) ?

Le concept de topos entre actuellement dans une définition lexicographique qui, en dépit de sa référence aristotélicienne, le comprend comme opinion réduite à ses lieux communs [45]

Il est par ailleurs tout à fait remarquable que cette présence/absence du concept original ("topos"), lorsqu'elle définit sa compréhension courante, se fonde sur un affaiblissement de la conception aristotélicienne. Le dictionnaire de langue donne une image assez exacte de cette limitation de l'extension initiale du concept, obtenue, dans le sens commun, par le biais d'une réduction stéréotypique- [46]

3.2. L'idée de topoï dans la théorie de l'énonciation

La reprise du concept de topos par J.C. Anscombre et O. Ducrot (1995) en sémantique de l'énonciation, et ses élaborations successives ainsi que sa redéfinition en termes de "lieu commun argumentatif" n'en est que plus problématique. Elle est en effet à première vue plus proche de l'acception commune du terme que de sa souche aristotélicienne. La convergence implicite d'une caractérisation (non retenue par le dictionnaire, mais cependant prégnante dans l'usage courant) d'un concept de sens commun entendu comme opinion et la réduction du concept de topos à l'idée de lieu commun tend à subvertir l'un et l'autre des concepts : le premier (sens commun) au regard d'une acception qui tend à faire l'unanimité (opinion), le second en regard de la théorie aristotélicienne des topoï. Pourquoi une définition linguistique du "topos" devrait-elle se fonder sur le sens commun qui règne en cette matière, et se voir confirmer ensuite au prix d'une (re)lecture de fait partielle (topos/lieu =1ieu commun (argumentatif) ? D'autre part, les lieux (communs) de la sémantique de l'énonciation sont-ils des conditions du dire, ou bien des constituants du dit ? Peuvent-ils donner prise à une définition en termes de représentations sémantiques, ou davantage en termes de règles d'inférence commandant la production du sens en langue naturelle ? Au milieu de ces questionnements, quelle place occupe désormais le sens commun implicitement associé aux différentes variantes de la théorie des topoï comme un de leurs horizons ? Dès lors, s'agit-il du même objet que celui auquel nous avait habitué la philosophie? Le concept de topos, au-delà de son lieu commun, demande à être explicité, notamment dans sa relation avec un concept de sens commun également précisé, et ceci d'un double point de vue : (a). Au vu de l'évolution récente du domaine linguistique; (b). Au vu des nouvelles tâches qui attendent la sémantique de l'énonciation en quête de ses propres fondements.


4.
Conditions méthodologiques et théoriques d'une analyse linguistique du sens commun

L'expression "analyse linguistique du sens commun" est sujette à caution. Il y aurait, en effet, quelque absurdité à définir le projet linguistique en fonction du sens commun, car il s'agit là d'une construction plus que d'une hypothèse fondée, et, d'autre part, le sens commun n'est pas a priori l'objet de la linguistique.

En revanche, on perçoit mieux l'intérêt d'une théorie linguistique du sens commun dans le cadre de la sémantique de l'énonciation en vue de rendre compte des faits de langue.

4.1. L'évolution de la linguistique et la question du sens commun

Il s'agit de répondre à la question de savoir de quelle manière spécifique la linguistique a rencontré le problème du sens commun, et d'autre part d'expliciter les enjeux (liés à son opportunité) d'une réflexion linguistique sur le sens commun dans l'état actuel des recherches.

4.1.1. Les limites du paradigme pragmatique

La critique de la conception représentationaliste du langage (F. Récanati, 1979), c'est-à-dire la critique, à partir d'Austin, du topique représentationaliste, a ouvert la voie à l'analyse linguistique du sens commun. Depuis, le tournant de la philosophie analytique a été marqué par l'émergence du paradigme pragmatique.

Ce mouvement théorique en faveur du sens commun a été résolument esquissé à partir des recherches sur la performativité verbale, et notamment sur la performativité explicite qui ont mis en évidence la corrélation (très évidente selon Austin) entre les actes de parole conventionnels et des situations d'énonciation typiques.

Dans cette mouvance, il faut inclure la confrontation positive des cadres de la linguistique saussurienne avec l'apport anglo-saxon : la recherche d'une intégration en langue des acquis de la théorie des actes de parole (O. Ducrot, 1972a) et les développements ultérieurs de l'hypothèse illocutoire. C'est toujours dans cette perspective qu'il convient d'inscrire les recherches sur la présupposition (O. Ducrot, 1972b), le développement de la théorie de l'argumentation (O. Ducrot et J.C Anscombre, 1983) ainsi que les travaux sur la délocutivité [47].

Mais les linguistes ont très vite ressenti les limites d'une entreprise dont l'ambition était de maîtriser dans le cadre de la sémantique structuraliste les orientations du paradigme pragmatique. Pour autant, les résultats liés à cette période de recherche conduisent à constater une double aporie : l'absence d'une théorie pragmatique du lexique étendue au-delà de la performativité verbale à toutes les catégories d'items lexicaux [48] , ainsi que l'absence d'une théorie générale de l'argumentation susceptible de rendre compte de l'organisation de vastes ensembles discursifs.

De ce fait, les limites d'une pratique "minimaliste", sinon pointilliste de la linguistique de l'énonciation, n'ont pas peu contribué à révéler les insuffisances du paradigme pragmatique;

L'hypothèse conventionnaliste [49] ne semble pas avoir été altérée par cette mutation : simplement elle a été infléchie vers de nouveaux objets.

4.1.2. Vers le paradigme topique [50]

Il existe donc un mouvement naturel de la recherche en sémantique de l'énonciation, compris entre la critique du topique représentationaliste et la  (re)formulation de la théorie des topoï. Un mouvement analogue se fait jour en philosophie -il s'agit dans ce dernier cas d'un regain d'intérêt- où l'examen de certains topiques du sens commun (D.C. Demett, 1987; M. Walzer, 1990) paraît conférer de proche en proche à la pratique philosophique de nouveaux référents, et correspondre peut-être à une nouvelle "recherche des fondements".

En linguistique, et particulièrement, en sémantique de l'énonciation, la mise en crise du paradigme pragmatique aurait conduit à s'interroger sur l'existence d'un niveau plus fondamental de la structuration du discours.

Serions-nous en train d'assister de ce fait même à l'extinction ou bien à la mutation du paradigme pragmatique, à sa transformation subreptice en paradigme topique ?

L'infléchissement des études linguistiques se dessinerait à partir d'une recherche sur les structures du système de la langue en direction d'une recherche sur le rôle fondateur du sens commun en langue : de la théorie de l'argumentation dans la langue à la théorie des conditions de structuration du procès énonciatif.

Ce dernier passage amènerait alors à se poser la question des "lieux" d'énonciation à partir de la description de la base topique du langage ordinaire : il s'agit donc d'une conception au regard de laquelle les stéréotypes énonciatifs se laisseraient interpréter comme les manifestations épiphénoménales d'un système de structuration régulateur mais plus vaste et plus complexe.

De ce point de vue, la (re)construction d'une théorie des topoï [51](lexicaux, argumentatifs etc.) résulte du double effet théorique de la critique du topique représentationaliste et de l'affaiblissement du paradigme pragmatique qui en est issu.

4.2. Problèmes d'une définition et d'une théorie linguistique du sens commun

4.2.1. Statut théorique des concepts : sens commun, topoï, doxa

L'introduction des concepts de sens commun et de topos en sémantique de l'énonciation pose dans l'état actuel des recherches un problème de validité. Il importe en effet de distinguer nettement le concept linguistique de sens commun de l'ensemble de ses autres acceptions, spécialisées ou non, et de situer en regard le concept de topos (compte tenu également de ses déterminations successives, particulièrement de sa référence aristotélicienne).

D'autre part, si l'on reconnaît au concept linguistique de sens commun une fonction dans la théorie, ce n'est plus en tant que concept régulateur d'une théorie philosophique de la vérité (à laquelle il serait positivement articulé ou polémiquement associé) : dans le cas présent, le problème est celui de sa pertinence en tant que concept organisateur d'une théorie des fondements de l'énonciation.

Partant, on posera que la différence de statut théorique, entre sens commun et topos, dans le cadre des orientations actuelles de la sémantique de l'énonciation, tient précisément à la place qu'ils occupent tous deux dans le nouveau modèle : tandis que le sens commun est le concept organisateur du paradigme topique, celui de topos serait son concept général descriptif -ses toutes premières occurrences ayant marqué, dès leur apparition, le dépassement du paradigme pragmatique au profit d'une perspective encore inédite.

Enfin, on réservera le concept de doxa à la délimitation d'une région du sens commun, comme telle dotée de son dispositif de topoï spécifiques.

4.2.2. Le sens commun linguistique

Il importe donc, au vu de cette première distinction, de construire un concept linguistique de sens commun désignant à la fois un dispositif (inscrit en langue) de régulation du discours et une matrice d'opinion(s).

On posera un concept de compétence topique -lié au paradigme du sens commun- que l'on définira comme un certain savoir de la langue mis en œuvre de manière à permettre la production d'énonciations adéquates dans chaque situation de prise de parole [52]. Le caractère "impur" de cette définition tient à la difficulté de disposer d'un concept linguistique de sens commun : dans la mesure où la sémantique de l'énonciation s'intéresse aussi à des "contenus", il doit autant à des exigences théoriques directement liées à la conception d'un ensemble de mécanismes argumentatifs inscrits en langue, qu'à une notion axiologique du sens commun -notion ici dérivée- dont les différentes dimensions constituent les enjeux sinon les matériaux sélectionnés à l'occasion des différents procès d'énonciation. Dans cette perspective, le sens commun linguistique serait une raison communicative commune : non pas un sens communicable [53] , mais, pour une raison qui tient à cette impossibilité même, un système dé significations communes sous-jacent aux procès énonciatifs, occasionnellement explicitées comme telles et incluant différents niveaux de dispositifs topiques reliés et mobilisables entre eux.

A l'égard du concept linguistique de sens commun (SC1 = savoir de la langue), on pourrait en outre mobiliser le concept courant de sens commun (SC2 = opinion) :"lieu" des multiples "philosophies" du sens commun, régulièrement convoquées dans l'activité discursive, comme autant d'éléments de la construction du sens, sous formes de "lieux communs", stéréotypes, clichés, proverbes et adages etc. qui sont autant d'attestations, inscrites en langue, de la sagesse des nations. Associés dans cette perspective de recherche, SCI et SC2 seraient coextensifs. Ils permettraient de dériver l'idée d'un système du sens commun structuré en topoï de niveaux idéologiques distincts [54]  :au sens (1) : topoï épistémiques (savoir de la langue) ;  au sens (2) : topoï doxiques (axiologiques, idéologiques etc.).


5.
Les tâches de la sémantique de l'énonciation

5.1. Théorie de la langue

Dans la mesure où les cadres théoriques fondamentaux de la linguistique sont préservés, mais que les changements de paradigme infléchissent autrement la compréhension et l'usage des concepts, il convient ici de réexaminer celui de "langue" puisqu'il désigne autant l'objet même de la discipline que le cadre à l'intérieur duquel opèrent les linguistes (l'extension du sens commun au-delà des structures de langue conduit à mettre en relation la sémiotique et les manifestations langagières, mais non linguistiques du sens commun).

Compte tenu de la place qui leur a été attribuée, sens commun et topos définissent un ensemble de significations communes organisées en stratifications différenciées : cette manière de conduire à son terme le parallèle avec les conceptions aristotéliciennes consiste donc à les réinterpréter tous deux autant qu'à les articuler dans la perspective de la sémantique de l'énonciation, et du même coup, à souder l'une à l'autre deux problématiques initialement étrangères. Mais dans le même temps, la redéfinition de ces deux réflexions, et leur unification épistémologique tendent à détacher les concepts de sens commun et de topoï de leurs déterminations théoriques premières.  Le sens commun, redéfini en terme de raison communicative commune, désigne autant un paradigme qu'un système ouvert de "lieux" -propres à une même communauté linguistique- et de "lieux" communs à chaque type de situations d'énonciation. Les topoï désignent, quant à eux, d'une part une série de concepts descriptifs, d'autre part l'ensemble des dispositifs d'énonciation de niveaux distincts, préalables [55] à toute situation d'énonciation, et structurants à l'égard de tout procès énonciatif. Les deux définitions canoniques du concept de langue ne semblent plus adaptées aux nouveaux objets isolés par la théorie. Suivant en cela l'évolution de la sémantique de l'énonciation, nous pensons qu'au regard du paradigme linguistique du sens commun, la langue ne peut plus être définie comme "un système de signes" (F. de Saussure, 1915), ni davantage comme "une panoplie de rôles" (O. Ducrot, 1972a), mais comme un dispositif de topoï [56] que la théorie a pour tâche de décrire.

5.2. Étude en langue des topoï et analyse du discours

Définir la langue comme un dispositif de topoï va de pair avec la nécessité de traduire cette perspective dans un programme de recherche.

Les principales orientations précédemment exposées, constituent les linéaments d'une pragmatique topique. Le cadre théorique ainsi défini caractérise une perspective sur la langue, les discours et les oeuvres de culture (compte tenu du caractère linguistique et sémiotique du sens commun). Trois objectifs prioritaires peuvent dès à présent être énoncés : (1).L'élaboration d'une typologie des topoï, (2).La constitution d'une grammaire des topoï, (3).La refondation, sur ces bases, de cette branche spéciale de la linguistique que constitue l'analyse du discours (ce à quoi, l'on peut adjoindre ce qui est, il est vrai, l'objet d'un quatrième objectif, la fondation d'une pratique politique déduite de cette théorie générale de la compétence topique).

Ces objectifs définissent les horizons théoriques de l'exploration du paradigme topique.

- L'idée d'une typologie des topoï intéresse la première étape de la recherche. A cet égard, la distinction précédemment esquissée entre deux ensembles de dispositifs topiques (épistémiques et doxiques) faisait état d'une liste indicative qu'il conviendrait de mettre à l'épreuve.

- L'idée d'une grammaire des topoï constitue la seconde étape du programme de recherche. Sa réalisation coïnciderait avec l'achèvement théorique du paradigme du sens commun. Les divisions méthodologiques généralement admises (synchronie/diachronie) permettraient d'explorer avec profit le paradigme topique, sous le rapport des conditions théoriques (typologie des topoï) et des finalités (grammaire des topoï).

Mais, quant à la procédure de recherche, elle suppose de rompre notamment avec la pratique d'exemplification, souvent forgée ad hoc, des hypothèses de travail avancées. Et ceci pour une raison fondamentale, qui tient à la présupposition même d'un système du sens commun, comme tel complexe et qui demande de nouveaux moyens de recherche.

Dans cette perspective, on se tournera vers les, vastes ensembles discursifs déjà constitués, à côté des modèles théoriques esquissés, afin de parvenir, par mises à l'épreuve successives, aux buts que l'on s'est fixés. Dans ce modèle, les ensembles discursifs mobilisés pour une mise à l'épreuve de la théorie, constituent l' "entre-deux" d'un ensemble d'hypothèses de départ qui sont à fonder et d'un ensemble de règles d'arrivée qui seraient à déduire :

Typologie des topoï----

---Ensemble discursifs---

----Grammaire des topoï

(Hypothèses)

(analyse des discours)

(Règles)

Fig.4 : Le niveau topique du sens commun

L'utilisation du corpus pourrait ainsi être apprécié en fonction du point de vue théorique privilégié. Ce même point de vue déterminerait en outre sa situation. Le système du sens commun peut être étudié en diachronie de manière à dégager ses modes de formation successifs. Ces derniers apparaissent alors comme des processus continus de cristallisation topique, en langue, des conditions et motifs d'énonciation [57] .

Le parti pris de la synchronie, appliqué au système du sens commun, permettrait de constituer, de manière plus directe, les deux moments de la recherche. Dans ce cadre, on pourrait ainsi définir deux types d'analyse :

- une approche régionale spécialisée dans l'analyse d'une dimension du sens commun, afin d'en dégager la structure topique (G.-E. Sarfati, 1995a);

- une approche générale liée à l'examen de plusieurs régions connexes, de manière à expliciter progressivement le dispositif topique qui les fonde (G.-E. Sarfati, 1996).

Enfin, l'approche pan-chronique esquissée dans le Cours de linguistique générale pourrait s'avérer heuristiquement féconde pour ce programme de recherche. Elle aurait pour objet tout désigné l'ensemble des productions discursives quotidiennes, et pour objectif l'analyse de l'évolution du soubassement topique lié à chaque  type de discours [58].

Dans tous les cas, les différents points de vue théoriques convergent vers un même principe : le primat méthodologique de l'analyse des ensembles discursifs, privilégiés pour autant qu'ils définissent aussi bien des lieux d'inscription que des modélisations spontanées du système du sens commun. Mais ce ne sont là, au-delà de l'état de la question, que quelques propositions rapidement esquissées pour contribuer à la constitution d'un nouveau domaine.

[Continuer]


NOTES

[43] Le mouvement que nous venons de caractériser est "philosophico-linguistique" en un autre sens : en philosophie, le sens commun est un objet limite. Au-delà de la constatation du caractère récurrent de la question du sens commun (topique majeur du discours philosophique), on pressent l'intérêt d'une analyse linguistique du discours philosophique pour la constitution d'une théorie des topoï.

[44] Initiative proprement linguistique, radicalement distincte d'une réflexion philosophique sur le langage de la philosophie, telle qu'elle a pu être pratiquée dans le champ de la philosophie analytique, depuis Wittgenstein et Moore, notamment par G. Ryle et A. J. Ayer.

[45] Selon la définition du Petit Robert.

[46] L'usage courant associe en revanche, de manière positive, "sens commun" et "bon sens". La relative synonymie des deux termes fait lointainement écho à une théorie des facultés (sens commun : "manière de juger et d'agir commune à tous les hommes (qui équivaut au bon sens)", in Le Petit Robert1. Il n'y a, dans l'acception courante, aucune référence aux "lieux".

[47] Cf. L'ensemble des travaux de J. C. Anscombre sur la délocutivité, à partir d'une lecture de E. Benveniste.

[48] Cf. G. E. Sarfati, "Pour une théorie pragmatique du lexique", in Pragmatique du langage et lexicographie, Thèse de doctorat nouveau régime,1989, pp.161-331.

[49] Pour une analyse des différentes interprétations de la thèse conventionnaliste dans le paradigme pragmatique, cf. F. Récanati, Les énoncés performatifs, 1981.

[50] Pour caractériser l’étude en langue des différentes formes du sens commun, l’expression de paradigme doxologique serait plus approprié. Mais le terme désigne aujourd’hui, avec celui de docimologie, la technique d’évaluation en sciences de l’éducation.

[51] Il convient ici de souligner le parallèle entre le concept d' "arrière-plan topique" (J.C. Anscombre - O. Ducrot, 1986; O. Ducrot, 1988 et J. C. Anscombre, 1989) et le concept d' "arrière-plan sémantique" (J. Searle, 1983).

[52] L'idée de compétence topique n'est donc pas un travestissement terminologique de la compétence (méta)linguistique élaborée par N. Chomsky (1956). Elle ne désigne pas l'aptitude à produire des jugements d'acceptabilité mais l'aptitude qui consiste à mettre en discours des énoncés opportuns, adéquats aux situations d'énonciation caractérisées par les enjeux liées à la co-présence des sujets parlants qui sont partie prenante d'un même procès énonciatif.

[53] Comme l'a bien montré F. Jacques, in "Paradoxes sur le sens commun", 1971 et in. "Croyance commune et croyance communiquée", 1979.

[54] En ce sens, les topoï sont ressentis par les locuteurs comme des évidences (à l'encodage) induisant un effet de reconnaissance (au décodage). Il s'agit d'articuler dans le cadre de la sémantique de l'énonciation les conceptions philosophiques du sens commun susceptibles de pouvoir être interprétées en langue : la conception analytique, limitée à la réflexion sur la validité d'un ensemble de topiques épistémiques, et la conception gramscienne limitée à un ensemble non homogène de topiques idéologiques.

[55] Ils sont également préalables en un autre sens : à la connaissance théorique que nous en avons. Cette observation fait écho à la polémique Wittgenstein/Moore sur le caractère de certitude des jugements du sens commun.

[56] Cette nouvelle définition ne prétend pas "rectifier" les précédentes ; elle vise seulement à délimiter les nouveaux objets et les nouveaux enjeux de la sémantique de l'énonciation.

[57] La perspective historique permet notamment d'esquisser un rapprochement théorique entre les concepts d'arrière-plan historique et d'arrière-plan topique.

[58] A condition d'en réexaminer les postulats, notamment dans la perspective du paradigme topique, l'analyse du discours pourrait ici être mise à contribution. Dans tous les cas, il s'agit de mettre les hypothèses de travail à l'épreuve d'ensemble discursifs accessibles à la modélisation théorique. Pour un développement relatif au statut de l'analyse du discours dans ce cadre théorique, on se reportera à la lecture de la section suivante.