LE LANGAGE : FACULTÉ, OU GÉNÉRALISATION DES LANGUES ?
ENQUÊTE SAUSSURIENNE
Rossitza KYHENG
Université Paris 10
Le langage est, certes, un phénomène complexe qui suppose une pluralité de points de vue qui ont tous leur raison d'être. Ainsi, le point de vue selon lequel le langage est une faculté humaine est parfaitement acceptable et défendable dans les sciences dont l'objet exige une observation de diverses facultés de l'homme telles que la neurologie, la psychologie, la psychopathologie, etc. Bien que les données linguistiques, parallèlement à d'autres types de données, aient souvent servi d'observables à ces sciences, la linguistique elle-même ne fait pas partie des sciences qui étudient les facultés de l'espèce humaine ; en d'autres termes, la question de la faculté de langage n'est pas pertinente pour la linguistique ; la linguistique se contente de considérer cette faculté comme acquise et se consacre à la théorie du langage à travers l'étude de ses diverses manifestations que sont les langues et leurs textes.
Considéré du point de vue de la linguistique, le langage est une généralisation de l'ensemble des langues. C'est ainsi que Saussure l'a défini lors de sa première conférence inaugurale à l'université de Genève en 1891 où il énonçait un nouveau programme épistémologique [1] pour la science linguistique et son objet. Cependant, et pour des raisons qu'on attribue à l'étrange histoire éditoriale des textes saussuriens dissimulés par le voile du Cours [2], ce texte programmatique – quoique publié en 1968 [3] - est demeuré largement ignoré avant l'édition des Écrits de Ferdinand de Saussure par Engler et Bouquet en 2002, comme la plupart des textes autographes.
La complexité du phénomène « langage » est telle que la définition du langage relève inévitablement d'un modus difficilis. Beaucoup de linguistes, même ceux qui se réclament de la tradition saussurienne (excepté Hjelmslev), ont préféré le modus facilis de l'inertie qui mène à reconduire la bonne vieille définition de la grammaire universelle : dans nombre d'ouvrages et dictionnaires de linguistique le langage est déclaré une faculté de l'espèce humaine. De ce fait le langage, objet de la linguistique, n'a jamais été défini avec la précision scientifique indispensable. Deux conséquences majeures en résultent pour la linguistique :
1) Le concept de langage, même chez les linguistes qui se réclament de la tradition saussurienne, reste fluctuant et contradictoire. Chez Benveniste, par exemple, le concept de langage se retrouve à mi-chemin entre la pensée et les référents du monde extérieur : dans une tentative de réconcilier une faculté non-objectivable et un univers objectivable (celui de la réalité que le langage est censé « reproduire »), le langage devient une faculté spécifique de la pensée, la « faculté de symboliser ». Cependant, étant donné que cette faculté de symboliser, inhérente à l'espèce humaine, est mise en oeuvre par rapport à n'importe quel langage sémiotique (langage pictural, langage gestuel, etc.), une telle définition n'éclaire guère la spécificité du phénomène linguistique qu'est le langage verbal lui-même :
Le langage reproduit la réalité. (Benveniste 1966 [4], p. 25).
Parce
que le langage représente la forme la plus haute d'une faculté
qui est inhérente à la condition humaine, la faculté
de symboliser.
Entendons
par là, très largement, la faculté de
représenter le réel par un « signe » et de
comprendre le « signe » comme représentant le
réel, donc d'établir un rapport de «
signification » entre quelque chose et quelque chose d'autre.
(idem,
p.
26).
- faculté de représentation symbolique, source commune de la pensée, du langage et de la société. (idem, p. 27).
-
Mais la possibilité de la pensée est liée à
la faculté de langage, car la langue est une structure
informée de signification, et penser, c'est manier les signes
de la langue. (idem,
p. 74).
2) Les linguistes ont fini par ne plus savoir quel est exactement l'objet de leur
science, ce qui est bien plus grave : en 1986 La Grammaire
d'aujourd'hui recensait quatre
conceptions différentes de l'objet de la linguistique issues
des diverses interprétations du concept de langage,
en précisant qu'« il
n'est pas rare de les trouver concurremment dans le même
ouvrage de linguistique » !
1° Langage et langue sont l'un est l'autre utilisés pour désigner des ensembles signifiants utilisés notamment à des fins communicatives. Ils se distinguent par leur extension : une langue est nécessairement un langage, alors qu'un langage n'est pas nécessairement une langue. On parle ainsi des langages des animaux, des langages artificiels, du langage pictural ou musical, etc. : tous objets qui sont des langages sans être des langues. En ce premier sens de l'opposition, seules les langues sont l'objet de la linguistique. Les autres langages sont l'objet d'autres sciences [...].
2° Le terme langage désigne parfois l'ensemble des caractères communs aux diverses langues. C'est dans ce sens qu'on parle de stratification du langage ou de la double articulation du langage : on entend alors par langage l'ensemble des langues connues, qui présentent effectivement le caractère d'être stratifiées et doublement articulées et d'avoir en commun un certain nombre de fonctions. De ce point de vue, la linguistique a indissolublement pour objet les langues et le langage.
3° Dans l'optique saussurienne (pour l'essentiel adoptée par Benveniste), le langage et le discours (parole dans le Cours de linguistique générale). A condition d'intégrer les structures syntaxiques au domaine de la langue (et non au discours, comme semble tenté de le faire Saussure), cette opposition permet de repérer clairement les oppositions entre les deux concepts. [...] Dans cette troisième interprétation de l'opposition, la linguistique a pour objet le langage, la langue et le discours.
4° Enfin, le langage est souvent défini par l'ensemble des spécificités de l'espèce humaine qui lui permettent d'utiliser, notamment à des fins de communication, les objets spécifiques que sont les langues naturelles. Dans cette dernière acception, l'objet de la linguistique est constitué par les langues et par l'ensemble des problèmes que pose le langage, par exemple les relations entre le sujet et le langage (d'une part psycholinguistique, d'autre part rencontre avec la problématique lacanienne de « l'inconscient structuré comme un langage »), et les relations entre le langage et la société (sociolinguistique).
Chacun des sens de l'opposition entre langue et langage qui viennent d'être décrits a son utilité. Il n'est pas rare de les trouver concurremment dans le même ouvrage de linguistique, le contexte permettant le plus souvent d'éliminer tout risque d'ambiguïté. (Arrivé et al., La Grammaire d'aujourd'hui, Paris : Flammarion, 1986, p. 362-363, nous soulignons).
Évidemment, une science qui est incapable de définir son objet avec la rigueur scientifique attendue met en cause sa propre raison d'être, ce qui a valu à la linguistique de nombreuses critiques, et a provoqué la fameuse question de Milner : « Si la linguistique est une science, de quoi est-elle la science ? ».
Bien que nous ne partageons pas tous les aspects de la réflexion de Milner, nous devons reconnaître que sa critique est pertinente et parfaitement justifiée. Rappelons les trois hypothèses de l'objet de la linguistique en fonction de la définition du concept de langage qu'il explore [5] :
1°
La linguistique est la science du langage, le
langage étant défini
comme faculté.
Le fait de concevoir le langage comme une faculté de l'espèce
humaine conduit à le ramener à ce qu'il appelle factum
loquendi [6]
et suppose
une seule chose : qu'il existe des être parlants. Le langage
ainsi défini peut être pris pour axiome,
mais pas pour objet, ce
qui n'avance en rien la linguistique et,
en outre, la conduit vers sa propre réfutation en tant que
science du langage :
Le
premier de ces faits est qu'il y a des êtres parlants, qui
produisent des formations langagières. Appelons cela le factum
loquendi. [...].
Le
nom courant de ce fait brut est le
langage. On notera qu'il suppose
une seule chose : qu'il y ait des êtres parlants. En ce sens,
parler du langage, c'est seulement parler du fait que des êtres
parlants existent. Toutefois, pour en parler de façon
intéressante, il faut pouvoir mettre en question cette
existence, or, c'est justement ce que le linguistique ne peut pas
faire : cette existence pour elle ne saurait être déduite,
ni expliquée en général. On comprend en quel
sens la linguistique n'a pas pour objet le langage : c'est qu'elle le
prend pour axiome. [...]
la
science linguistique ne problématise pas les questions
d'existence, mais seulement la question des propriétés
d'objets dont l'existence est reçue comme un donné. On
comprend que le terme langage,
à supposer qu'il désigne seulement le factum
loquendi, se trouve rejeté
hors de l'objet de la linguistique : quoi que puisse être la
science linguistique, elle ne saurait être une « science
du langage ». (Milner 1989,
p. 41-43).
2° Puisque la linguistique, contrairement à la métaphysique, ne se préoccupe pas des questions d'existence, mais des questions de propriétés de l'objet, et comme ces propriétés sont contenues dans les langues, elle est la science des langues :
Or,
la linguistique ne peut s'en tenir là; elle doit donc admettre
davantage que la seule et massive existence du langage : elle admet
que les êtres parlants parlent des langues.
(Idem,
p. 43).
Ayant
postulé que la linguistique problématise les
propriétés de l'objet, l'auteur conclut que si elle
prend pour objet les langues, une
telle conception de l'objet de la linguistique présuppose de
pouvoir dire en quoi une langue particulière diffère
d'une autre langue particulière,
et de toutes les langues particulières.
Mais l'examen exhaustif de toutes les langues particulières
étant impossible [7]
cette solution s'avère inacceptable à son tour.
3°
La linguistique est la science du langage,
le langage étant
défini comme dénominateur des propriétés
communes des langues. L'auteur
opte pour cette troisième proposition selon laquelle la
linguistique doit s'occuper de
l'ensemble des propriétés que les
langues ont en commun ce qui permet de
« distinguer une langue de ce qui n'est pas une langue ».
Ainsi les langues intègrent
le
concept de langage qui
résume
leur propriétés « définies
et organisées » (p.
51), ce qui permet à la linguistique de légitimer son
objet et, en
tenant
le
langage pour
une réalité empirique,
d'adopter
une épistémologie réaliste :
Dire que les réalisations du langage sont des langues, c'est supposer au minimum que l'ensemble des productions langagières mérite d'être désigné par un nom commun. (Idem, p. 43).
La
procédure peut être décrite à partir de
Frege : les langues tombent sous des propriétés (avoir
une forme phonique, être articulée, etc.) ; ces
propriétés A, B, C, etc., peuvent être combinées
en un concept unique Z, dont elles deviendront les traits distinctifs
; ce concept combiné Z n'est rien d'autre que le concept de
langage.
[...]
Quoi
qu'il en soit, le concept de langage, ainsi défini, n'est plus
du tout synonyme de ce qui avait été défini
[...]. A ce moment, le langage résumait une question
d'existence ; à présent il résume une question
de propriétés.
Étant
donné cette nouvelle définition, rien n'interdit plus
que la linguistique se donne pour objet le langage : il ne s'agit
plus d'aller au-delà des données physiques, il ne
s'agit plus de toucher aux fondements, éventuellement
transcendantaux, de l'existence d'un objet. Il s'agit bien d'un objet
unique. A supposer de plus qu'on adopte une épistémologie
réaliste, cet objet doit être tenu pour une réalité
empirique. (Idem,
p. 48).
Par là Milner arrive à ce que Saussure avait formulé en 1891 [8] ; il a fallu plus de cent ans pour qu'on redécouvre que le langage, fait empirique, est la généralisation des langues. Cependant la notion de « généralisation » chez Saussure n'a rien d'universel, comme nous allons le voir plus loin. En menant sa réflexion vers l'universalisme [9], Milner quitte le terrain de l'épistémologie réaliste et de la linguistique elle-même [10].
Rappelons
que la linguistique s'est constituée en science autonome
justement au moment où un nouveau programme épistémologique
consacré à l'étude des
langues
a été proposé comme alternative à
l'universalisme
métaphysique de la « grammaire générale »
des XVII et XVIIIe siècles. Du
point de vue de la grammaire universelle le langage est l'expression
de la pensée ; l'un et l'autre étant envisageables
comme « facultés », rien n'empêche
le rapprochement définitoire entre ces deux concepts. Il
ne faut pas oublier que la conception du langage en tant que faculté
est typique pour les grammaires universelles (cf.
Marconi
: « La grammaire universelle est une théorie de la
faculté du langage » [11]),
même dans leurs expressions modernes, par exemple chez Chomsky
:
On a beaucoup discuté de l'hypothèse dite de l'« innéisme », selon laquelle une faculté de la pensée, caractère commun de l'espèce, est une des facultés de langage remplissant les deux fonctions fondamentales de la théorie rationaliste : elle fournit un système sensoriel pour l'analyse préalable des données linguistiques et un ensemble de schèmes qui détermine, de manière très précise, une certaine classe de grammaire. [...] La faculté de langage, quand elle est stimulée de façon appropriée, va construire une grammaire. (Chomsky 1981, p. 22 [12]).
C'est notamment la grammaire universelle de Chomsky qui a permis à Cook de conclure : « En dernière analyse, le linguiste n'est pas intéressé par la connaissance du français, de l'arabe, ou de l'anglais, mais par la faculté linguistique de l'espèce humaine » [13]. On se demande à la base de quelles données observables ce soi-disant « linguiste » tire ses conclusions théoriques sur le langage.
Si la définition du langage en tant que faculté est justifiable - par la mise en relation de deux facultés, pensée et langage - dans la grammaire universelle (qui n'est pas une linguistique au sens strict [14]), elle ne l'est pas en linguistique où le langage est considéré comme objet factuel [15]. Contrairement aux grammaires universelles, la linguistique n'est pas à la recherche des structures universelles de la langue parfaite, puisque, comme l'a souligné Hjelmslev, « il n'existe pas de formation universelle, mais seulement un principe universel de formation » [16]. La linguistique n'est donc pas associable à une « théorie de la faculté du langage », car son objectif est d'élaborer une théorie scientifique du langage en s'appuyant sur l'étude d'objets concrets théoriques (les langues) et empiriques (leurs textes) [17].
Une
doxa répandue attribue la définition du langage en tant
que faculté à la linguistique saussurienne ; comment une telle attribution a pu se mettre en
place reste un mystère, étant donné que la définition du langage comme faculté de
l'espèce résidant dans l'individu invalide complètement
le
caractère social du langage qui est le pilier principal de la
théorie saussurienne :
Continuellement on considère le langage dans l'individu humain, point de vue faux. La nature nous donne l'homme organisé pour le langage articulé, mais sans langage articulé. La langue est un fait social. L'individu, organisé pour parler, ne pourra arriver à utiliser son appareil que par la communauté qui l'environne, - outre qu'il n'éprouve le besoin de l'utiliser que dans ses rapports avec elle. Il dépend entièrement de cette communauté (Saussure ELG, p. 178).
Il suffit de lire Saussure « dans le texte », comme le suggère Bouquet [18], pour s'assurer que la conception du langage-faculté y est prohibée ; dans les écrits autographes saussuriens le langage est argumenté comme objet réel, conformément à un réalisme épistémologique. Le langage chez Saussure est défini de trois manières : 1° par rapport aux langues dont le langage est la généralisation, 2° par rapport à l'interaction langue - parole selon la formule langage = langue + parole, 3° par rapport au concept de signe : le langage est un système de signes. Disons, pour anticiper, que ces trois définitions, différentes en apparence, se rejoignent dans une conception du langage comme une totalité constituée de dualités (voir infra).
Le recours aux textes autographes montre que Saussure n'accordait pas à la « faculté de langage » [19] l'importance conceptuelle qu'on lui assigne : ce concept ne compte que quatre occurrences dans le corpus ELG : les deux premières (sans datation) interviennent en relation avec l'école de Bopp (p. 129, 130), la troisième (novembre 1891) introduit une objection (p. 145), et la quatrième (novembre 1894) suit une mention de Whitney (p. 212).
Pourquoi
les mentions de Bopp et de Whitney nous semblent importantes ? La
linguistique ne s'est pas subitement substituée à la
grammaire générale ; tout le XIX siècle a été
une période transitoire avec la cohabitation inévitable
d'anciens et de nouveaux concepts : le nom
même de « grammaire comparative » atteste
que la séparation avec la grammaire « générale »
n'a pas été aussi radicale qu'on le croit. Comme
l'a montré l'étude de Saint-Gérand,
la conversion du mot « général », dont
l'acception
de départ était 'universel' [20],
s'opère
tout au long du XIXe siècle grâce à la promotion
de la dimension historique dans les modèles de la connaissance
:
à
l’heure où l’histoire commence à s’instituer
comme modèle explicatif et interprétatif de la
connaissance, s’opère dans cette tranche chronologique
[seconde
moitié du XIXe siècle] de
la tradition française un retournement complet et définitif
de la pensée du langage qui périme entièrement
le contenu philosophique et scientifique de l’objet, puisque la
grammaire générale
devient l’analyse de la langue en général
et non un modèle général
d’analyse de toutes les langues.
[...]
C’est
alors que l’on trouve chez Saussure l’aboutissement de cette
lente évolution du « général(e) ».
Linguistique, comme on
sait, s’y substitue à grammaire…
(Saint-Gérand
2002 [21]).
Les hésitations et les appréhensions scripturales de Saussure sont, en quelque sorte, une résonance des incertitudes de cette époque transitoire. Les notes réunies sous le titre [Langage - Langue – parole], où se trouvent les deux premières définitions du terme langage en tant que faculté, en témoignent : ce sont en effet six rédactions du même texte où le langage est défini différemment ; le seul lieu commun étant la qualification du langage comme « phénomène », un terme qui, selon Saussure, « devrait être entendu aussi bien d'un état que de l'événement qui en est la cause » [22]. Dans ce contexte « l'état » et « l'événement qui en est la cause » correspondent vraisemblablement à langue et parole : Saussure insiste à plusieurs reprises, y compris dans son dernier texte autographe, sur le fait que la langue est un dépôt passif tandis que la parole est une force active et la vraie origine du langage (voir infra).
La conception du langage en tant qu'unité de langue et de parole est chère à Saussure et nous allons y revenir dans un instant. Observons maintenant les différences sur le plan des définitions supplémentaires des six rédactions [23] :
rédaction
1° : le langage est « l'exercice
d'une faculté qui est dans l'homme »,
rédaction
2° : « le
langage est à la fois l'application et le générateur
continuel de la langue, [...] la reproduction et la production »,
rédaction
3° : [sans définition supplémentaire],
rédaction
4° : [voir ci-dessous],
rédaction
5° : le langage « dans son caractère, sa valeur, sous
l'aspect de phénomène, dans son essence »,
rédaction
6° : le langage est un « exercice
d'une faculté de l'âme ».
Les deux premières mentions de la « faculté » du langage sont contenues dans les rédactions 1° et 6°. On remarquera que Saussure ne définit pas le langage comme faculté, mais comme « exercice d'une faculté » ce qui est radicalement différent : par ce geste il quitte la dimension existentielle de la faculté pure pour la dimension praxéologique de l'exercice ou de l'exécution qui, chez Saussure, marque le domaine de la parole : « L'exécution restera individuelle, c'est là que nous reconnaîtrons le domaine de la parole », dira-t-il lors de son III cours [24], au moment même où il envisage de consacrer à la parole une partie du IIIe cours :
Or, une réflexion sur la linguistique de la parole, c'était bien le projet de Saussure pour la dernière partie de son ultime cours de linguistique générale, une partie dont il avait annoncé le titre au début de l'année : " la faculté et l'exercice du langage chez les individus " (Bouquet, op. cit.).
La plus intéressante à nos yeux est la rédaction 4° où le « fait du langage» résume l'évolution de la science linguistique du XIXe siècle notamment par rapport à la formule langage = langue + parole :
4°
La première école de linguistique n'a pas envisagé
le langage dans son caractère de phénomène.
Il faut dire plus. Elle a ignoré le fait du langage,
s'est attaquée
directement à la langue soit
à l'idiome (ensemble des manifestations du langage à
une époque chez un peuple) et n'a vu l'idiome qu'à
travers le voile de l'écriture. Il n'y a pas de parole, il n'y
a que des assemblages de lettres.
Un
premier pas se fit : de la lettre on en vint à considérer
le son articulé et du papier on passa au sujet parlant [ ]. Il
n'y a pas encore de langage,
il y a déjà la parole.
La
conquête de ces dernières années est d'avoir
enfin placé non seulement tout ce qui est le langage et la
langue à son vrai foyer exclusivement dans le sujet parlant
soit comme être humain soit comme être social. (ELG,
p. 130).
Les trois périodes mentionnées peuvent être schématisées ainsi [25]:
langue |
parole |
langage |
|
L'école de Bopp |
+ |
- |
- |
Les néogrammairiens |
(+) |
+ |
- |
Les dernières années (?) |
+ |
(+) |
+ |
Pourquoi Saussure considère-t-il que chez les néogrammairiens « il n'y a pas encore de langage » alors que langue et parole sont supposées se rejoindre ? Ce passage est significatif pour comprendre que la simple juxtaposition de langue et parole ne suffit pas pour constituer le contenu conceptuel du terme langage.
Quelle
est cette « conquête »
des dernières années dont parle Saussure et qui a enfin
permis à la
linguistique de s'approprier l'objet
« langage » ? C'est là qu'intervient la
figure emblématique de Whitney [26] dont l'oeuvre apparaît
dans les textes saussuriens comme une ligne de démarcation et
un point de départ de la nouvelle linguistique, et notamment
par rapport au concept de langage :
Quelques illuminés ont dit : le langage est une chose tout à
fait extra-humaine, et en soi organisée, comme serait une
végétation parasite répandue à la surface
de notre espèce.
D'autres
: le langage est une chose humaine, mais à la façon
d'une fonction naturelle.
Whitney
a dit : le langage est une Institution humaine.
Cela a changé l'axe de la linguistique. (ELG,
p.
211).
Le langage donc n'est pas une faculté naturelle mais une institution humaine, et parmi les institutions humaines il est « sans analogie » car il ne repose pas sur des rapports naturels, mais sur des rapports conventionnels, qui pour Saussure constituent la sphère du signe : quand, plus loin dans le passage, il mentionne la faculté du langage, c'est pour rappeler que les lésions de la même zone du cerveau affectent aussi bien la faculté du langage que celle de l'écriture [27], d'où il formule l'hypothèse d'une « case » responsable des rapports conventionnels :
Les
autres institutions, en effet, sont toutes fondées (à
des degrés divers) sur les rapports NATURELS des choses,
[...].
Mais
le langage et l'écriture ne sont PAS FONDÉS
sur un rapport naturel des choses. [...]
C'est
ce que Whitney ne s'est jamais lassé de répéter
pour mieux faire sentir que le langage est une institution pure.
Seulement cela prouve beaucoup plus, à savoir que le langage
est une institution SANS ANALOGUE (si
l'on y joint l'écriture)
et qu'il serait vraiment présomptueux de croire que l'histoire
du langage doive ressembler même de loin, après cela, à
celle d'une autre institution, qu'il ne mette pas en jeu à
chaque moment des forces psychologiques semblables.
Nous
aurions bien tort de dédaigner à ce propos, même
en ne
le rappelant qu'en passant, le double fait si connu que la faculté
du langage est absolument localisée dans le cerveau, mais
qu'en second lieu les lésions survenant dans cette partie
entraînent la plupart du temps une incapacité pour
[l'écriture]. C'est donc la case par laquelle nous apercevons
des rapports conventionnels. (idem,
p.
211-212).
En
effet cette troisième mention de la faculté du langage
renvoie vers la définition du langage en tant que système
de signes. Les recherches sur
les aphasies renforcent la conviction de Saussure que
le langage est un système sémiotique parmi d'autres :
« Le
langage n'est rien de plus qu'un cas particulier de
la théorie des Signes » (idem,
p. 220).
Il convient de rappeler que la
conception du langage en tant que système de signes n'est pas
proprement liée à la linguistique ; elle marque une approche sémiotique qui fait partie du fond culturel
du XIXe siècle :
un langage n'est pas seulement un ensemble de mots, c'est aussi un système de signes quelconques propres à exprimer la pensée ; on dit : le langage du geste, des fleurs, etc. (Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, t. 6 [1870], p. 704, nous soulignons).
On constate, par ailleurs, qu'au XIXe siècle l'espace sémantique du mot « langage » est beaucoup plus étendu que celui du mot « langue » [28], incluant aussi bien l'emploi de la langue par les êtres humains que l'emploi de n'importe quel système de signes par n'importe quel être vivant, ce qui donnera raison à Saussure de comparer le langage avec d'autres systèmes de signes et de considérer la linguistique comme une partie de la sémiologie. Dire que le langage est un système de signes n'est pas une définition, c'est un constat qui, pris en soi, ne résout guère la question de savoir en quoi le langage verbal est différent des autres systèmes de signes, eux aussi considérés comme « langages » et reposant sur des rapports conventionnels. Saussure ne tarde pas à critiquer cette attitude selon laquelle on mélange « ce qui est relatif à la voix » et ce qui est relatif à « la traduction de la pensée par un signe qui peut être absolument quelconque », cause principale de la qualification abusive du langage parlé [29] comme « fonction de l'organisme humain » :
Compte
des causes qui font du langage un objet situé hors de toute
comparaison et non classé ni dans l'esprit
des linguistes ni dans l'esprit des philosophes.
Première
cause : absence de langages importants reposant sur un autre
instrument que la voix pour produire le signe.
D'où
on est allé jusqu'à qualifier le langage parlé
de fonction de
l'organisme humain, mélangeant ainsi sans retour ce qui est
relatif à la voix et
ce qui n'est relatif qu'à la traduction de la pensée
par un signe qui peut être absolument quelconque et comporter
un perfectionnement et une grammaire aussi bien selon des signes
visuels ou tactiles que selon les signes non moins conventionnels
qu'on choisira dans la voix. (ELG,
p. 257).
Et Saussure s'appliquera à démontrer la spécificité de ce « système de signes » qu'est le langage verbal à travers l'association d'« éléments hétérogènes » : les formes linguistiques et les idées qu'il nommera plus tard signifiants et signifiés. Sans nous attarder plus sur cette problématique, rappelons juste que tout le développement théorique sur le concept de signe linguistique y est consacré ; en dernière analyse le signe linguistique en tant qu'identité n'est que l'expression de l'organisation duale des deux plans du langage : celui des signifiants, et celui des signifiés.
En
cherchant où pouvait être le plus véritablement
le principe premier et dernier de cette dualité incessante qui
frappe jusque dans le plus infime paragraphe d'une grammaire,
toujours susceptible en-dehors des fausses rédactions
de recevoir deux formules légitimes, et absolument distinctes,
nous croyons qu'il faudra en dernier lieu revenir toujours à
la question de savoir ce qui constitue de par l'essence du langage
une identité linguistique.
Une
identité linguistique a cela d'absolument particulier qu'elle
implique l'association de deux éléments
hétérogènes. [...] Il [le
linguiste] essaie
d'y échapper, qu'on nous permette une expression vraiment trop
juste ici, en partant par la tangente, c'est à dire en
classant comme il semble logique les idées
pour voir ensuite les formes, — ou au contraire les formes
pour voir ensuite les idées; et dans les deux cas il méconnaît
ce qui constitue l'objet formel de son étude et de ses
classifications, à savoir exclusivement le point de jonction
des deux domaines. (ELG,
p. 17-18).
Nous arrivons maintenant à la quatrième et dernière mention de la « faculté » du langage dans les Écrits saussuriens. On comprendra qu'il serait complètement aberrant d'attribuer à Saussure une conception du langage comme « faculté », car c'est CONTRE cette conception-là qu'il va formuler une « objection » explicite lors de sa première conférence à Genève où il définira le langage comme « généralisation » des langues :
Ici se présente cette objection plus ou moins fondée selon nous : vous transformez l'étude des langues en l'étude du langage, du langage considéré comme faculté de l'homme, comme un des signes distinctifs de son espèce, comme caractère anthropologique ou pour ainsi dire zoologique. Messieurs, c'est ici un point sur lequel il me faudrait disposer d'un temps considérable pour exposer, développer et justifier mon point de vue, qui n'est pas autre que celui de tous les linguistes actuels : c'est qu'en effet l'étude du langage comme fait humain est tout entier ou presque tout entier contenu dans l'étude des langues, Le physiologiste, le psychologue et le logicien pourront longtemps disserter, le philosophe pourra reprendre ensuite les résultats combinés de la logique, de la psychologie et de la physiologie, jamais, je me permets de le dire, les plus élémentaires phénomènes du langage ne seront soupçonnés, ou clairement aperçus, classés et compris, si l'on ne recourt en première et dernière instance à l'étude des langues. Langue et langage ne sont qu'une même chose; l'un est la généralisation de l'autre. Vouloir étudier le langage sans se donner la peine d'en étudier les diverses manifestations qu'évidemment sont les langues est une entreprise absolument vaine, et chimérique ; d'un autre côté vouloir étudier les langues en oubliant que ces langues sont primordialement régies par certains principes qui sont résumés dans l'idée de langage est un travail encore plus dénué de toute signification sérieuse, de toute base scientifique véritable. (ELG, 145-146).
L'étude du langage est impensable en dehors de l'étude des langues et ce que Saussure énonce supra est une vérité incontestable : il n'y a jamais eu, et il n'y aura jamais, une théorie du langage qui soit conçue sans recours à au moins une langue. En linguistique générale, chaque ouvrage théorique qui se respecte tend à prendre en charge une pluralité de langues ; la linguistique a connu également des propositions fondées sur une seule langue [30] (que, par ailleurs, l'on considérait au XIXe comme « défectueuses » [31]), mais elle n'a jamais connu de théorie du langage complètement affranchie des langues, ne serait-ce que sur le plan des exemples qui l'illustrent. Si une théorie du langage est censée être le reflet des « faits du langage », il faudrait tenir compte que les seuls « faits » réellement existants sont ceux que les linguistes collectent empiriquement au cours des études de diverses langues à partir des textes de ces langues afin d'en dégager leurs propriétés communes :
Se fondant sur certains faits d'expérience — forcément limités, bien qu'il soit utile de les choisir aussi divers que possible —, le théoricien entreprend, dans un domaine précis, le calcul de toutes les possibilités. Il jalonne arbitrairement ce domaine en dégageant des propriétés communes à tous les objets que l'on s'accorde à appeler langues, pour généraliser ensuite ces propriétés et les poser par définition. (Hjelmslev 1971, p. 28).
Le
langage n'est donc pas
une
faculté, c'est un « fait
humain » ; son étude est « tout entier
contenu dans l'étude des langues »
qui ne sont que « diverses
manifestations » du langage, Saussure
tient ceci pour une évidence.
Cette conception du langage nous ramène inévitablement
à Whitney
: c'est à peu près dans
les mêmes termes que Whitney
définit le
langage, objet
de la linguistique : c'est un
objet factuel, un « corps
entier » avec des « manifestations »,
des « relations » et des «
variétés »
:
L'objet de la linguistique est de comprendre le langage dans le sens le plus large et le moins restrictif de comprendre le corps entier du langage humain, dans toutes ses manifestations et toutes les relations qu'il offre, dans toutes ses variétés, avec leur histoire et les causes de leurs diversités. (Whitney 1873, p. 200, cité d'après les notes de Saussure pour le deuxième cours de 1908-09, ELG, p. 299).
Si Saussure considère Whitney comme fondateur d'un nouveau programme épistémologique en linguistique, c'est pour une raison bien précise : dans son estime, Whitney est le seul linguiste qui a su faire des généralisations à valeur d'ensemble sur le langage à partir des résultats accumulés par la grammaire comparative, ce qui lui vaut le titre honorifique de « premier généralisateur » :
les différentes tentatives qui pour la première fois tendaient entre les années 1860 et 1870 à dégager de la somme des résultats accumulés par la grammaire comparée quelque chose de général sur le langage, toutes étaient avortées ou sans valeur d'ensemble, sauf celle de Whitney, qui du premier coup était dans la direction juste, et n'a besoin aujourd'hui que d'être patiemment poursuivie. Il est en date le premier généralisateur qui ait su ne pas tirer des conclusions absurdes sur le Langage de l'oeuvre de la grammaire. (ELG, p. 204).
Il [Whitney] ne nous a laissé que des travaux qui déduisent des résultats de la grammaire comparée une vue supérieure et générale sur le langage : cela étant justement sa haute originalité dès 1867, et cela étant une autre de ses originalités qu'il a précisément indiquée partout où il en avait l'occasion, qu'il ne confondait jamais la linguistique avec l'étude [ ]. (ELG, p. 213, nous soulignons).
Ainsi, il
y a lieu de croire
que
le fait de munir le concept de langage d'un pouvoir de généralisation
d'ensemble est notamment cette
« conquête »
des
dernières années de
la linguistique dont parle Saussure [32]
(voir supra), puisque,
après avoir insisté sur le fait que l'étude du
langage est tout
entier contenu dans l'étude des langues
sur laquelle elle s'appuie « en première et
dernière instance »,
il conclura : « Langue
et langage ne sont qu'une même chose ; l'un est la
généralisation de l'autre » car les
« langues sont primordialement régies par certains
principes qui sont résumés dans l'idée de
langage ».
Voici le concept de langage
défini par des critères purement linguistiques : le
langage est une généralisation car il systématise
les lois communes qui régissent les diverses langues
particulières. Devant
le linguiste se présentent donc deux possibilités
méthodologiques d'étudier le langage : 1° « soit
en ses manifestations diverses » (les langues [33]),
2° « soit dans ses lois générales »
:
Le phénomène du langage, en lui-même, vaut-il ou ne vaut-il pas la peine qu'on l'étudie, soit en ses manifestations diverses, soit dans ses lois générales qui ne pourront jamais être déduites que de ses formes particulières ? - tel est, s'il faut l'indiquer d'une façon tout à fait claire et catégorique, le terrain sur lequel se place actuellement la science du langage. (ELG, p. 145).
Pourtant cette seconde possibilité n'est qu'illusoire : elle est vite ramenée à la première par l'avertissement que les lois générales « ne pourront JAMAIS être déduites que de ses formes particulières ». Alors, si l'étude du langage est théoriquement possible - en tant qu'étude des langues in abstractio, elle ne l'est pas empiriquement, car les seuls objets linguistiques observables sont les langues (à travers leurs textes). « Il n'y a pas de séparation entre l'étude du langage et l'étude des langues », affirme Saussure, et de fait, confier à la linguistique générale l'étude des langues en dehors du langage signifierait rendre son objet fictionnel [34], comme l'a démontré Milner. La théorie du langage en tant que généralisation doit se pencher sur les lois générales qui gouvernent les langues tout en spécifiant les moindres caractères manifestés dans les langues.
Le point de vue dont s'inspire sans exception l'étude des langues, en toutes ses branches, fait voir clairement qu'il n'y a pas de séparation entre l'étude du langage et l'étude des langues, ou l'étude de telle ou telle langue ou famille de langues ; mais que d'un autre côté chaque division et subdivision de langue représente un document nouveau, et intéressant au même titre que tout autre, pour le fait universel du langage. (ELG, p. 147).
Malgré la présence du mot « universel » dans ce passage, la conception saussurienne du langage est loin de l'universalisme des « grammaires générales » : la généralisation chez Saussure va de pair avec le souci de pousser l'étude des langues jusqu'aux « plus élémentaires phénomènes » (cf. supra) et la volonté de voir en chaque langue « un document nouveau, et intéressant au même titre que tout autre » (dans cette démarche il suit Whitney), ce qui met fin au favoritisme linguistique : plus aucune langue ne peut prétendre au statut de langue-modèle « plus parfaite » que les autres [35].
On se souviendra que chez Saussure on trouve l’aboutissement de la lente évolution du « général » dont le sème /universel/ s'efface au profit du sème /commun/ ; c'est ainsi que la « grammaire générale » passe de l'universalisme du Port Royal au statut de celle qui suppose la comparaison des langues [36] - conséquence logique de près d'un siècle de recherches comparatistes et de changements profonds dans les modèles culturels. L'affirmation de Saussure selon laquelle ce point de vue est partagé par tous les linguistes n'est guère exagérée, ce point de vue est même commun dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme l'atteste ce passage de Renan : « les grammaires particulières ne vivent que par la grammaire générale, et la grammaire générale suppose la comparaison des idiomes » [37]. Seulement Saussure, on le sait, est allé plus loin que ses confrères : guidé par une « aspiration sérieuse vers une constitution des bases scientifiques de la linguistique » (ELG, p. 261), il a posé le principe de GÉNÉRALISATION des faits empiriques comme fondement d'une étude systématique du langage dans sa globalité d'objet factuel complexe, et par là il a rendu possible l'affirmation du statut scientifique de la linguistique elle-même.
Dans une théorie scientifique du langage, observation et généralisation se présupposent mutuellement : aucune généralisation n'est possible en dehors de l'observation des faits du langage. Comme l'indique Saussure, pour « arriver à une théorie applicable aux langues », la linguistique se donne « le but de généraliser les observations » (ELG, p. 273), et une généralisation exhaustive ne peut être construite sans une bonne maîtrise des observables immédiates où l'analyse précède la synthèse :
Ce serait une erreur de croire que c'est en prenant ce qu'il y a de plus général qu'on aura cet objet intégral, complet. L'opération de généralisation suppose justement l'abstraction, suppose qu'on a déjà pénétré dans l'objet à étudier de manière à en tirer ce qu'on déclare être ses traits généraux. (Notes de Constantin du IIIe cours, cf. Saussure - Engler 1968, item 123, p. 24).
Les linguistes qui se réclament de la lignée
saussurienne ont souligné le fait que la linguistique n'est
pas une science d'expérimentation, mais d'observation.
Guillaume,
tout au long de ses leçons, insiste sur le rôle de
« l'observation des
êtres de langue » [38]
en
linguistique : « Aucune
science d'observation plus que la science du langage n'est serve de
l'observé » [39],
et lui attribue une place fondamentale dans la méthodologie
linguistique : « La
méthode que je préconise en linguistique, et d'une
manière générale en toute matière
intellective, est l'observation fine du concret rendue plus fine sans
cesse par la réflexion profonde » [40].
En mettant
l'observation
du concret à la base de la réflexion abstraite,
la
linguistique intègre ces
« deux
puissances de l'esprit » qui lui accordent une
place privilégiée parmi les sciences d'observation :
Or les théories, même les plus exactes, ne deviennent probantes que si, quittant la sphère des généralités philosophiques, elles s'attaquent à des faits concrets bien délimités, faisant difficulté, et dont elles rendent raison mieux qu'il n'avait été possible de le faire jusque-là sans elles. La linguistique doit, en effet, sous peine de s'égarer, rester une science fondée sur une observation attentive des faits, qui ne saurait devenir trop fine et, afin de gagner sans cesse en finesse, ne négligera point d'appeler à son aide, selon la méthode préconisée ici dès les premières lignes, le raisonnement venant s'interpoler, avec sa puissance propre, entre les observations faites, dont il augmente la portée. C'est par cette alliance en toute proportion utile de la réflexion abstraite profonde et de l'observation fine du concret que la linguistique réussira, sans qu'il y ait, semble-t-il, maintenant beaucoup à attendre, à s'élever de plusieurs degrés dans la hiérarchie des sciences, et cela plus aisément que d'autres sciences d'observation. (Guillaume 1984, p. 145, nous soulignons).
Le
double rapport de la théorie du langage à la réalité
a
été également signalé par Hjelmslev pour
qui la
théorie est
réaliste en
vertu de son adéquation aux faits empiriques, et a-réaliste
par
sa puissance de « calcul de
toutes les
possibilités »
(Hjelmslev
1971, p. 25), la conformité aux données empiriques
observables étant posée comme exigence
méthodologique fondamentale à travers le
principe de l'empirisme
qui conjugue non contradiction, exhaustivité et simplicité
:
Une théorie, pour être la plus simple possible, ne doit rien supposer qui ne soit strictement requis par son objet. En outre, pour rester fidèle à son but, elle doit, dans ses applications, conduire à des résultats conformes aux « données de l'expérience », réelles ou présumées telles. (Hjelmslev 1971, p. 19).
Ainsi,
l'épistémologie réaliste qui imprègne toute la
linguistique saussurienne se donne une méthodologie adéquate
dont les deux composantes essentielles sont observation
empirique et abstraction généralisante.
C'est notamment leur conjonction qui devient le lieu de rencontre
entre langues et
langage :
L'étude générale du langage s'alimente des observations de toute sorte qui auront été faites dans le champ particulier de telle ou telle langue. (Saussure, ELG, p. 146).
***
Le langage est donc une généralisation de l'ensemble d'observables empiriques que sont les langues (à travers leurs textes oraux où écrits). Cette définition indique fort bien le rapport entre l'opération généralisante de l'esprit et les observables empiriques qu'elle récapitule - et tel est probablement son dessein -, cependant elle s'avère insuffisante pour traduire tout le contenu conceptuel du terme langage dans la linguistique saussurienne.
Si l'on s'en tient à cette définition, on risque d'alimenter une confusion avec la définition de la langue en tant que concept général. Ce conflit ne peut pas trouver de solution en dehors de la triade langage = langue + parole, où les concepts de langue et de parole sont eux-mêmes des généralisations.
Soulignons
d'abord la différence
conceptuelle entre « LA langue » en tant que
terme général et le terme concret qui indique UNE
langue particulière (idiome), que Saussure
s'empresse d'indiquer :
On a parlé un peu prématurément d'une science du langage. C'était à une époque où personne encore, à part de rares romanistes, ne pouvait avoir conçu l'idée de ce qu'est LA LANGUE, ni même UNE langue dans son évolution. (ELG, p. 265).
Il aurait souligné dans ses leçons que la langue (singularia tantum), est elle-même une généralisation de « ce qui se trouvera vrai pour toute langue déterminée », suivant les cahiers de Constantin :
Telle
étant notre notion de la langue, il est clair qu'elle ne nous
est représentée que par la série des diverses
langues. Nous ne pouvons la saisir que sur une langue déterminée
quelconque.
La
langue, ce mot au singulier, comment se justifie-t-il ? Nous
entendons par là une généralisation, ce qui se
trouvera vrai pour toute langue déterminée, sans être
obligé de préciser. Il ne faut pas croire que ce terme
général la langue équivaudra à langage.
(Notes de
Constantin du IIIe cours, cf.
Saussure - Engler 1968, item 2022, p. 286) .
Le
concept général de langue désigne donc
une généralisation des langues particulières,
mais il n'est pas équivalent au concept de langage
car
la langue « n'est qu'une partie du langage » :
La langue. Nous n'entendons pas en étudiant la langue étudier tout ce qui concerne le langage. Nous opposons la langue au langage comme étant une partie essentielle, principale, mais enfin ce n'est qu'une partie du langage. (Idem, item 156, p.31).
Il est évident que le langage est quelque chose de plus que la langue, puisqu'il comprend également la parole, conformément à la définition magistrale contenue dans le passage suivant : « Quand on défalque du Langage tout ce qui n'est que Parole, le reste peut s'appeler proprement la Langue » (ELG, p. 334).
Étant donné que le concept de « parole » reflète les productions effectives des individus qui composent un groupe linguistique, tandis que le concept de « langue » correspond à l'ensemble des formes ou valeurs linguistiques que ce même groupe partage potentiellement [41], on constate que chaque langue particulière possède deux parties : une partie « langue » et une partie « parole » [42]. Dans ce sens le langage en tant que généralisation des langues particulières comprend aussi bien la généralisation de la partie « langue » que celle de la partie « parole » de chaque langue-idiome. Le schéma ci-dessous rend compte de la cohérence des deux définitions :
Ainsi, conformément à la triade langage = langue + parole on retiendra les définitions suivantes :
Parole : Généralisation du sous-ensemble effectif des productions linguistiques des individus dans les langues particulières.
Langue : Généralisation du sous-ensemble potentiel des formes linguistiques et leur inter-relations dans les langues particulières.
Langage : Ensemble des lois générales qui gouvernent le sous-ensemble potentiel des formes linguistiques et le sous-ensemble des productions effectives par lesquelles les usagers mettent en oeuvre ces dernières dans les langues, ainsi que les relations entre ces deux sous-ensembles dans le système global du langage.
Nous
avons commencé par présenter les trois manières
dont Saussure définit le langage :
1° par rapport aux langues
dont le langage est la généralisation, 2°
par rapport à l'interaction langue
- parole
selon la formule langage
= langue + parole, 3°
par rapport au concept de signe.
Ces diverses approches qui concernent le
langage dans ses
dualités
constitutives (la langue et la parole, les
deux plans du signe)
se
rejoignent chez Saussure dans une définition du concept
de langage
comme
phénomène linguistique essentiellement dual [43]
:
2a [Notes pour le cours II (1908-1909) : Dualités] I.
Le langage est réductible à cinq ou six DUALITÉS
ou paires de choses. |
(ELG, p.288-299, nous soulignons). |
Parmi les « cinq ou six dualités » déclarées seules trois sont explicitées dans ce texte autographe [44]. Des hypothèses sur les dualités manquantes ont été formulées [45], mais en absence de confirmation résultant d'une enquête approfondie sur le corpus saussurien nous estimons préférable de s'en tenir au texte qui, manifestement, énumère les dualités par l'ordre de l'importance que leur attribuait Saussure. En tenant compte du fait que la dualité entre le social et l'individuel (individu - masse) - de nature non-linguistique - est comprise, d'une part, dans la dualité linguistique langue-parole, et d'autre part dans la notion même de « langue particulière » (idiome) dont le caractère social est indéniable, nous pouvons maintenant compléter la définition de départ : du point de vue linguistique, le langage est une généralisation des langues particulières qui prend en charge leur double manutention selon les dualités constitutives des deux plans (signifiés - signifiants) et des deux parties (langue - parole).
La
généralisation reste toutefois le terme-clé de
cette définition : Saussure a bien précisé
qu'elle est l'essence-même du concept de langage
: « il y a D'ABORD la généralisation, et il
n'y rien en-dehors d'elle » :
Celui
qui se place devant l'objet complexe qu'est le langage pour en faire
son étude, abordera nécessairement cet objet par
tel ou tel côté, qui ne sera jamais tout le langage en
le supposant très bien choisi, et qui peut s'il est moins
bien choisi n'être même plus de l'ordre
linguistique ou représenter une confusion de points de vue
inadmissible par la suite.
Or
il a ceci de primordial et d'inhérent à la nature du
langage que par quelque côté qu'on essaie de
l'attaquer, - justifiable ou non -, on ne pourra jamais y découvrir
d'individus, c'est à dire d'êtres (ou de
quantités) déterminés en eux-mêmes sur lesquels s'opère ensuite la généralisation.
Mais il y a D'ABORD la généralisation, et il n'y a rien
en-dehors d'elle : or comme la généralisation
suppose un point de vue qui sert de critère, les
premières et les plus irréductibles entités
dont peut s'occuper le linguiste sont déjà le produit
d'une opération latente de l'esprit. (ELG, p. 22-23).
Dans
son dernier texte autographe connu, Saussure confirme l'importance
des deux « moitiés » du langage et
résume les principes méthodologiques fondamentaux de la
linguistique : traiter 1°
ce
qui est social, 2°
ce qui est parlé,
3° généraliser
les observations, dans
l'objectif « d'arriver
à une théorie applicable aux langues »
:
Seulement,
la linguistique, j'ose le dire, est vaste. Notamment elle comporte
deux parties : l'une qui est plus près de la langue,
dépôt passif,
l'autre qui est plus près de la parole,
force active et origine véritable des phénomènes
qui s'aperçoivent ensuite peu à peu dans l'autre moitié
du langage. Ce n'est pas trop que les deux [ ].
En
résumé : 1° non ce qui est individuel mais ce qui
est consacré par l'usage social, remplissant ainsi
les conditions qui font qu'une chose est linguistique :
2°
non nécessairement ce qui est écrit mais de préférence
ce qui est parlé ;
3°
non dans un but normatif et pour donner les règles de la bonne
expression, mais
4°
enfin, avec le but de généraliser les observations,
d'arriver à une théorie applicable aux langues.
(ELG,
p. 273).
Si plusieurs linguistes continuent de croire que la linguistique saussurienne est une « linguistique de la langue », c'est en raison de la réception particulière de l'oeuvre de Saussure, généralement appréhendée à travers le Cours [46], dont la dernière phrase – malheureux ajout des éditeurs - attribue à Saussure cette conception handicapante d'une linguistique privée de la parole :
L'importance
de la linguistique de la parole apparaît encore dans la remise
en question, faite dans le troisième cours, de la distinction
langue/parole sur le chapitre de la syntaxe. Et elle apparaît
encore dans la réaffirmation de la dualité de la
linguistique - dans le dernier texte autographe connu traitant de
linguistique générale, écrit en 1912 à
l'occasion de la création de la chaire de stylistique de
Bally [47].
Ainsi, s'appuyer sur la dernière phrase, parfaitement
apocryphe, du Cours -
présentant la linguistique comme science de " la
langue en elle-même et pour elle-même " -
revient à faire de Saussure le héraut d'une conception
des sciences du langage qui n'a jamais été la sienne.
(Bouquet
1999 [48]).
La linguistique est la science du langage (verbal) et nous espérons avoir montré ci-dessus à quel point le concept saussurien de langage est impensable sans l'interaction de ses deux « moitiés » langue et parole. Il faut cependant souligner que selon Saussure chacune des deux moitiés a sa propre importance par rapport aux faits du langage :
- L'importance de la parole se mesure par sa force créatrice d'être le point initial et l'« origine véritable » des faits du langage ; sans la parole, il n'y a ni langue, ni langage :
Sans
doute, la langue n'est sortie elle-même que de la parole dans
un certain sens ; il faut la parole de milliers d'individus pour
que s'établisse l'accord d'où la langue sortira. La
langue n'est pas le phénomène initial.
(Notes de
Constantin du IIIe cours, cf. Saussure - Engler 1968, item
341 p. 56, item 346 p. 57).
Il revient à constater que toute la langue entre d'abord dans notre esprit par le discursif, comme nous l'avons dit, et comme c'est forcé. (ELG, p. 118).
La
langue n’est créée qu’en vue du discours. (ELG,
p. 277).
- L'importance de la langue se mesure par son pouvoir classificatoire d'établir « un ordre intérieur » dans les faits de langage : comme la langue n'est pas encombrée de l'accidentel qu'on trouve dans la parole, elle constitue une « meilleure plate-forme » pour appréhender les autres éléments du langage. Étant donné que la langue est elle-même abstraite de la parole (ce qui suppose un certain parallélisme entre les deux parties du langage), les faits de parole suivent par eux-mêmes le classement effectué dans la langue. Bref, sans la systématisation dans la langue il serait impossible d'ordonner les faits dans la parole :
Le langage est un terrain complexe, multiforme, hétéroclite dans ses différents aspects. Une conséquence, c'est qu'on n'arrive pas à le classer pris dans son tout avec d'autres faits humains. Il est à cheval sur des domaines divers (domaine physique, psychique, ou encore domaine individuel, social.) On ne sait comment lui conférer l'unité. La langue quoique complexe représente un tout séparable, un organisme en soi qu'il est possible de classer, quant à elle. La langue représentant une unité satisfaisante pour l'esprit, on peut donner à cette unité la place prééminente dans l'ensemble des faits de langage, comprendre les autres choses comme subordonnées. La langue sera le centre, le reste en dépendra. Et ainsi on aura introduit un ordre intérieur dans les choses qui concernent le langage. (Notes de Constantin du IIIe cours, cf. Saussure - Engler 1968, item 156-157 p.31, item 161-166 p. 32).
On peut en outre dire que c'est en choisissant la langue comme centre et point de départ qu'on a la meilleure plate-forme pour aller aux autres éléments du langage. Impossible de rien classer dans [le] langage sitôt qu'on laisse [la] langue mêlée au reste. (Idem, item 321-323 p. 52).
La
langue est une sorte de sécrétion du reste parfaitement
distincte de la fonction de parole nécessaire pour dégager
cette sécrétion. Nous pouvons la prendre comme étant
le fait de base, de départ. N'est-il pas excessif de voir dans
la langue la partie essentielle, primordiale du langage ? Les autres
phénomènes prennent presque d'eux-mêmes une place
subordonnée et arrivent à se classer d'une façon
dictée par des considérations même non
linguistiques. (Idem,
item 343 p. 56, item 325 p.
52).
Pour
la théorie du langage la force classificatoire de la langue
constitue, évidemment,
un avantage non négligeable qui détermine sa place
primordiale en linguistique.
Cependant, il ne faut pas confondre les besoins du métalangage
avec la réalité du langage-objet où langue et
parole sont d'une importance égale : la langue n'existe qu'en
vertu de la parole et vice-versa ; et le langage est
lui-même
impensable en dehors de l'interaction langue <=> parole.
La
linguistique n'a pas un objet double, elle a un objet unique,
le langage, dont la nature est duale. Séparer l'étude
de la langue de l'étude de la parole est aussi dangereux que
de séparer l'étude du plan des signifiés de
celle du plan des signifiants. Il n'est pas moins préjudiciable
de séparer l'étude du langage de l'étude des
langues, comme le propose, par exemple, Benveniste. La démarche
benvenistienne est contradictoire
justement à cause de sa conception du langage comme faculté
qu'il n'arrive pas à faire entrer proprement dans la « théorie
des langues », probablement en raison de l'hétérogénéité
conceptuelle qui sépare les deux problématiques. Cependant le sens philologique
de Benveniste ne lui permettra pas d'échapper à la question de la généralisation
au point d'avouer que les langues « à un
certain degré de généralité [...] mettent
toujours en question le langage ». Il reste à savoir comment les langues « particulières et variables » se transforment - « à un certain degré de généralité » - en faculté « universelle et immuable » :
Commençons par observer que la linguistique a un double objet, elle est science du langage et science des langues. Cette distinction, qu'on ne fait pas toujours, est nécessaire : le langage, faculté humaine, caractéristique universelle et immuable de l'homme, est autre chose que les langues, toujours particulières et variables, en lesquelles il se réalise. C'est des langues que s'occupe le linguiste, et la linguistique est d'abord la théorie des langues. Mais, dans la perspective où nous nous plaçons ici, nous verrons que ces voies différentes s'entrelacent souvent et finalement se confondent, car les problèmes infiniment divers des langues ont ceci de commun qu'à un certain degré de généralité ils mettent toujours en question le langage. (PLG, I, p.19).
Séparer la linguistique en « science du langage » et « science des langues » est une manière commode de séparer une problématique purement linguistique et une problématique qui ne l'est pas ; ainsi le concept de langage aboutit à la référence au monde physique et sa représentation symbolique. Or, l'instrumentalisation et la technologisation que propose la conception représentationnelle du langage repose sur une scission de la matière et de la pensée projetée sur les deux plans du langage qui n'est guère acceptable dans la linguistique moderne ; nous rejoignons sur ce point Rastier, selon qui :
En outre, la conception représentationnelle de la signification se fonde sur un préjugé millénaire qui scinde le signe et le sens, comme la matière et la pensée, réduisant ainsi le langage au rôle d'un simple instrument idéographique (comme l'affirme encore Jackendoff, 1987). Or la linguistique ne peut à nos yeux se satisfaire aujourd'hui de ce préjugé, qu'elle a contribué à récuser. (Rastier 2005 [49]).
La définition du langage comme moyen de représentation est typique pour une approche logico-grammaticale qui se pose les problèmes de la référence et de la vérité, remarque Rastier : « rapportant les faits de langage aux lois de la pensée rationnelle, elle est centrée sur la cognition, et le cognitivisme constitue son aboutissement contemporain » (Rastier 2003 [50]). En admettant une déviation de la conception du langage-faculté vers le déterminisme biologique, certaines interprétations récentes de la définition benvenistienne confirment pleinement cette observation [51].
Le langage est, on le sait, l'objet d'étude de plusieurs sciences dont chacune informe un aspect particulier de ce phénomène complexe, mais la linguistique n'a pas à s'occuper des aspects philosophiques, psychologiques, biologiques ou autres du langage sous peine de perdre son propre objet. Comme l'a souligné Hjelmslev, ce ne sont là que des aspects extérieurs qui, bien qu'ils ouvrent des domaines auxquels le langage permet d'accéder, ne constituent pas le langage lui-même :
les
phénomènes physiques, physiologiques, psychologiques et
logiques en tant que tels ne constituent pas le langage même,
mais seulement des aspects extérieurs, fragmentaires, choisis
comme objets d'étude non tant parce qu'ils intéressent
le langage que parce qu'ils ouvrent des domaines auxquels celui-ci
permet d'accéder. (Hjelmslev
1971, p. 11 [52]).
Il
fallait bien exclure ces aspects externes pour que le langage cesse
de nous « mystifier », et pour
fonder une
linguistique
scientifique
sur une conception du langage comme un tout systémique
cohérent
:
Pour construire une linguistique, on doit procéder autrement. Celle-ci ne saurait être ni une simple science auxiliaire, ni une science dérivée. Elle doit chercher à saisir le langage non comme un conglomérat de faits non linguistiques (physiques, physiologiques, psychologiques, logiques, sociologiques), mais comme un tout qui se suffit à lui-même, une structure sui generis. Ce n'est que de cette façon que le langage en tant que tel pourra être soumis à un traitement scientifique et cesser de nous mystifier en se dérobant à l'observation. (Idem, p. 12).
Le geste fondateur de Saussure consiste notamment à avoir posé les bases systémiques d'une linguistique scientifique dont le poids épistémologique se mesure par sa capacité à observer et à théoriser un objet réel bien défini, le langage ; il prend corps en ce mémorable novembre 1891 lors de la première conférence à Genève quand Saussure assume
la mission ou le privilège de vous introduire dans l'édifice que la science du langage est occupée à construire depuis soixante-dix ans, à décrire dans ses grandes lignes l'état présent de cette science, à parcourir son passé, qui n'est pas très long, ou à pronostiquer son avenir, à définir son but, son utilité, à marquer la place qu'elle occupe dans le cercle des connaissances humaines. (ELG, p. 143).
Comme le souligne Saint-Gérand, et nous adhérons pleinement à cette conclusion, c'est ce geste saussurien qui a conduit à l'émancipation de la linguistique :
parce que dans la première conférence donnée à l’Université de Genève en novembre 1891, Saussure a définitivement expulsé du champ de la linguistique toutes les disciplines annexes qui prétendaient s’en occuper, et qu’il a renvoyé les linguistes au seul objet qui mérite considération à ses yeux : les langues dans leur diversité et dans leur relation infinie au langage que subsume alors un principe préjudiciel de généralité. (Saint-Gérand 2002, op. cit.).
Rajoutons à cela que l'expulsion des « disciplines annexes » - conséquence inévitable de la constitution d'une linguistique scientifique au sens strict de ce terme – s'est faite notamment par le paramétrage scientifique de l'objet permettant d'écarter les critères extra-linguistiques dans la théorisation du langage et les problématiques qui en découlent. Par exemple, savoir que le langage est une généralisation des langues, et non pas une faculté, renvoie d'emblée la question des origines du langage vers d'autres disciplines : savoir quand, où et comment l'homme a acquis la faculté de parler est un problème anthropologique complètement externe à l'objet de la linguistique. Du point de vue linguistique le langage est un phénomène social et Saussure précise, à juste titre, que ce phénomène existe « depuis le premier jour même où une société humaine a parlé » (ELG, p. 163).
Cela pose d'emblée la question des limites dans lesquelles l'objet empirique langage est envisageable selon une épistémologie réaliste et la plupart des linguistes s'accordent sur ce point : Saussure indique que l'étude linguistique des diverses manifestations du langage doit s'arrêter « à la période accessible » (ELG, p. 155) ; Guillaume souligne qu'« une étude plus étendue, dans l'espace et dans le temps, du langage humain » est une investigation des « langues du monde dont il existe un témoignage » [53] ; Hjelmslev exige que la théorie du langage constitue son fonds de connaissances d'une manière déductive, en s'appuyant sur des textes existants dans diverses langues [54] ; Benveniste parle des « plus anciennes langues qui soient attestées » [55] et pose comme premier principe méthodologique la considération des données attestées jusqu'au dernier point que l'enquête linguistique peut atteindre [56].
Il est vrai que la linguistique a dû explorer l'histoire des langues pour reconstituer le passé du langage, ce qui nous ramène cinq millénaires en arrière jusqu'à la langue sumérienne dont les textes enregistrés sur les tablettes d'Uruk IV (3200-3100 ans av. J.-C. [57]) sont les plus anciens documents connus de l'humanité à valeur linguistique. Tant qu'on ne dispose pas d'autres attestations linguistiques empiriques, il serait impossible de remonter plus loin au fil du temps sans risque de s'enliser dans des hypothèses spéculatives. Il y a donc très peu de chances de connaître ce « premier jour » que les paléoanthropologues situent quelque part entre l'homo erectus (1.000.000 ans) et l'homo sapiens (100.000 ans), ainsi que de savoir si la propagation primaire du langage s'est faite à partir d'un foyer linguistique originel (hypothèse monogénétique) ou si plusieurs foyers se sont étendus et rencontrés dans l'espace au fur et à mesure du temps (hypothèse polygénétique). Que cela nous plaise ou non, il faut avouer que nos connaissances sur l'histoire du langage ne couvrent qu'une période très récente, et il serait illusoire de prétendre connaître objectivement le passé du langage avant cette date.
Le linguiste doit donc se contenter des données disponibles. Il peut, à la rigueur, proposer certaines reconstructions à la base de considérations théoriques, à condition qu'elles soient non contradictoires et confirmables sur toute la masse de données concernées : tel a été le cas, par exemple, de la déduction théorique des coefficients sonantiques (laryngales ou pharyngales) qui auraient modifié les voyelles dans les langues indo-européennes proposée par Saussure en 1879 [58] et confirmée plus tard par les données empiriques de la langue hittite analysées par Kurylowicz en 1927 à la base du déchiffrage de l'écriture cunéiforme de cette langue par Hrozny (1916). La recherche rigoureuse de Saussure sur les voyelles primitives de l'indo-européen reste, cependant, un cas exceptionnel. En revanche, la linguistique a connu beaucoup de spéculations surtout dans le domaine des étymologies [59], dont les dernières en date sont les rapprochements « génétiques » de Merritt Ruhlen [60], basées sur des « données » provenant de diverses couches temporelles, modernes et anciennes, y compris des reconstructions hypothétiques non confirmées, ce qui est inadmissible en linguistique. Toutefois, il faut savoir que la reconstruction théorique strictement scientifique peut atteindre tout au plus les états de langue précédant immédiatement la période documentée par des sources écrites, ce qui n'avance pas de beaucoup la remontée dans le passé du langage, et d'ailleurs, Saussure souligne expressément qu'« il n'est pas nécessaire de déterminer la longueur de ce passé » pour édifier une théorie du langage (ELG, p. 155).
Bref, Saussure a non seulement défini le véritable objet de la linguistique (le langage) et précisé son contenu conceptuel (objet factuel généralisant les langues dans leurs dualités constitutives), mais il a indiqué les paramètres de l'étude scientifique de cet objet. Tout ce travail théorique s'appuie sur une argumentation solide pour laquelle nous renvoyons vers les Écrits de linguistique générale. Soulignons, encore une fois, que le concept de langage en linguistique, bien qu'il se réfère à un phénomène complexe, désigne un OBJET UNIQUE : les dualités saussuriennes telles que la langue et la parole (qu'elle soit rebaptisée « discours » ou non), le plan des signifiants et celui des signifiés, la synchronie et la diachronie, sont des concepts de base qui font désormais partie de la majorité des ouvrages et manuels en linguistique, et il est temps de se rendre compte que ce ne sont là que de multiples facettes du même objet dont la compréhension dépend de notre capacité à voir cet objet dans sa totalité, dans l'inter-relation sous-jacente de ses caractères essentiels, comme l'a fait Saussure. La démarche saussurienne est restée, malheureusement, occultée par le Cours de linguistique générale d'une part, et, d'autre part, par certaines idées reçues - vestiges tenaces de la grammaire universelle que le cognitivisme actuel réactive [61] : une raison de plus pour la linguistique de déclarer son objet fermement et sans ambiguïté.
NOTES
1 Mis à part le fait que les trois conférences présentées à Genève comptent parmi les rares textes autographes achevés, elles ont, a notre avis, une valeur programmatique : c'est par ces textes-là que Saussure a rendu publique sa conception de la linguistique et de son objet.
2 Cf. Simon Bouquet, La linguistique générale de Ferdinand de Saussure : textes et retour aux textes. Texto ! décembre 1999 [en ligne].
3 Cf. Saussure - Engler 1968, item 3281, p. 515.
4 Cf. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris : Gallimard, 1966.
5 Cf. Jean-Claude Milner. Introduction à une science du langage. Paris : Editions de Seuil, 1989, (coll. Travaux), ch. I., 2. Objet de la linguistique, p. 38-50.
6 Comme le remarque Milner, il s'agit là d'un usage courant (« le terme langage, dans son usage courant, sténographie le factum loquendi », op. cit., p. 44) dont la légitimité peut être disputée : « s'il est vrai que le terme langage désigne le factum loquendi, il n'est pas vrai que cet usage soit le seul légitime » (idem, p. 45).
7 A ce iour on recense 6912 langues dans le monde, et encore, leur nombre n'est pas complet. Cf. Gordon, Raymond G., Jr. (ed.), 2005. Ethnologue: Languages of the World, Fifteenth edition. Dallas, Tex.: SIL International. Online version: http://www.ethnologue.com/.
8 Nous ne prétendons pas que Milner ait voulu mettre en valeur la définition saussurienne : il ne s'y réfère pas et croit que pour Saussure l'objet de la linguistique est la langue, comme l'atteste la passage suivant : « Ainsi Saussure avait-il inauguré son propos en proposant comme objet de la science linguistique non pas le langage, mais la langue » (op. cit., p. 40).
9 Cf. Milner : « La question de la « grammaire universelle » n'a pas d'autre base ; on voit qu'en vérité, la plupart des linguistes admettent une grammaire universelle. Ils diffèrent seulement sur le point de savoir si cette « grammaire » est minimale, se bornant à des propriétés extrêmement générales (du type « le langage a une forme phonique », « il est articulé », etc.), ou si elle est plus riche. » (op. cit., p. 48). Mais Milner se trompe en considérant que la plupart des linguistes « admettent une grammaire universelle » ; à notre connaissance, depuis la création de la linguistique l'universalisme n'a jamais été son paradigme majoritaire.
10 On observe chez Milner, parallèlement au choix d'adopter une « épistémologie réaliste » qui ne touche plus « aux fondements, éventuellement transcendantaux, de l'existence d'un objet », un curieux désir de conduire la linguistique vers la grammaire universelle dont le fondement principal est justement le transcendantalisme.
11 Cf. Diego Marconi, La philosophie du langage au vingtième siècle. Paris : Editions de l’Eclat, 1997 p. 17.
12 Noam Chomsky, Réflexions sur le langage. Paris : Flammarion, 1981.
13 Cf. Vivian Cook, Chomsky’s Universal Grammar : An introduction, Oxford : Blackwell, 1988, p. 22.
14 La « la grammaire universelle » n'est pas une linguistique au sens strict, c'est une psycho-philosophie du langage : le fait que ses propositions s'arrêtent brusquement au seuil de la phrase en témoigne.
15 Saussure souligne à plusieurs reprises la factualité du langage par des expressions comme « un fait humain », « le fait du langage », et « les faits du langage ».
16 Cf. Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, 2e édition révisée, Paris : Les Editions de Minuit, 1971, p. 98.
17 Cf. François Rastier : « les textes (écrits ou transcrits) sont l'objet empirique de la linguistique » (Le terme : entre ontologie et linguistique. La banque des mots, 1995, n°7, p. 35-65).
18 Cf. Il faut relire Ferdinand de Saussure dans le texte. Entretien de Laurent Wolf avec Simon Bouquet (1997). Texto ! décembre 2004 [en ligne].
19 Statistiquement les occurrences de « faculté » sont 15, mais 4 concernent un terme homonyme, la « faculté des Lettres/Sciences », 7 concernent une capacité quelconque comme « faculté de retrouver sa route » (ELG, p. 95), « faculté d'être indifféremment voyelles ou consonnes » (p. 245), et seulement 4 se rapportent à la faculté de langage.
20 Cf. l'évolution de la définition de « général » dans le Dictionnaire de l'Académie :
-
XVIIe (1694) : « Général, -ale. adj. m.
Universel. »
-
XIXe (1832-35) : « GÉNÉRAL,
-ALE. adj. Universel, ou qui est commun, applicable à un
très-grand nombre de personnes ou de choses. »
-
XXe (1932-35) : « GÉNÉRAL, -ALE.
adj. Qui est commun à tous les individus d'un genre, qui est
applicable à un très grand nombre de personnes ou de
choses. »
21 Cf. Jacques-Philippe Saint-Gérand, Le général de la pensée du langage : entre grammaire et dictionnaire au XIXe siècle. In Langue du XIXe siècle [en ligne]. Mis en ligne le 1er novembre 2002. Disponible sur : <http://www.chass.utoronto.ca/epc/langueXIX/general/>. (Consulté le 20/01/2006).
22 Cf. Saussure 2002, Écrits de linguistique générale (plus loin ELG) :
« PHÉNOMÈNE. Devrait être entendu aussi bien d'un état que de l'événement qui en est la cause (l'un et l'autre étant dans son ordre un phénomène). Sera perpétuellement entendu de l'événement seul, ou bien converti en une notion hybride inadmissible. Le mot de fait reste l'unique ressource de qui veut désigner à la fois les faits statiques et diachroniques, sans donner à croire comme pour le mot de phénomène qu'il pense plus spécialement à ces derniers. » (p. 228).
23 Cf. ELG, p. 129-130. La numérotation suit l'ordre de publication dans les ELG, et ne correspond à aucun critère chronologique.
24 Cf. Saussure - Engler 1968, item 228 C, p. 40.
25 Entre parenthèses nous marquons les positions non déclarées explicitement dans ce passage, mais sous-entendues. Elles peuvent être soutenues par d'autres passages, en l'occurrence celui-ci : « L'école moderne a parfaitement saisi la véritable essence des phénomènes de la langue, mais elle s'est montrée remarquablement négligente ou impuissante à définir le rapport qui existe entre les catégories et les faits réels du langage. » (ELG, p. 192).
26 Bouquet remarque : « la réflexion de Whitney est précisément, sur la question générale de la science du langage, l'une de celles que Saussure tiendra jusqu'à la fin de sa vie pour les plus profondes et qu'il présentera à plusieurs reprises, lors de ses cours, comme un point d'encrage de sa propre réflexion. » (cf. S. Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure, Paris : Editions Payot & Rivages, 1997, p. 70). Saussure lui-même confesse sa vénération pour Whitney : « L'Américain Whitney que je révère n'a jamais dit un seul mot sur les mêmes sujets qui ne fût juste » (ELG, p. 259).
27 Pour Saussure, langage et écriture sont des systèmes sémiotiques différents. Cf. R. Kyheng, Langue et parole : dichotomie ou dualité ? Texto! [en ligne], décembre 2005, vol. X, n°4.
28 Langage = 1° « emploi de la langue pour l'expression des pensées et des sentiments » (Littré), « emploi de la parole pour exprimer les idées » (Larousse) ; 2° l'emploi d'un idiome : langage des Turcs, langage persan (Académie), 3° manière de s'exprimer, discours, style : langage du coeur, langage allégorique (Larousse). Par extension, 4° manière de s'exprimer dans n'importe quel système de signes : langage du geste, des fleurs (Littré), et 5° par n'importe quel être vivant : langage des bêtes (Académie).
Le mot « langue », en dehors de son acception principale d' « organe » a eu une seule acception : 1° idiome d'une nation : langue latine, langues orientales (Académie) ; à partir du XIXe siècle se développe une nouvelle acception : 2° manière de parler, abstraction faite de l'idiome dont on se sert (langue de Corneille, langue de l'amour (Littré) .
Dans la comparaison sémantique langue-langage Littré accorde une attention particulière au suffixe -age qui, selon lui, confère au mot langage un aspect actif et différencie d'une part la « collection des moyens » d'expression (la langue), et d'autre part l'emploi actif de ces moyens (le langage) :
LANGAGE, LANGUE. Ces deux mots ne diffèrent que par la finale age qui, étant la finale aticus des latins, signifie ce qui opère, ce qui agit. C'est là ce qui fait la nuance des deux mots. La langue est plutôt la collection des moyens d'exprimer la pensée par la parole ; le langage est plutôt l'emploi de ces moyens. C'est la nuance que l'on aperçoit, par exemple, entre la langue française et le langage français. Pour la même raison on dit le langage par signes, le langage des yeux, et non la langue par signes, la langue des yeux. (Littré, t. II vol. 3 [1869], p. 144).
Bien que l'explication de Littré traduise le sentiment interprétatif que les sujets parlants aient pu avoir en face du couple langue-langage, c'est une fausse étymologie. En ancien français la dérivation en -age prenait une valeur sémantique différente selon le type de base que ce suffixe rejoignait :-age est porteur du sème /action/ uniquement quand il rejoint des bases verbales (ex. tisser => tissage) ; en revanche, -age rajouté à des bases nominales apporte le sème /ensemble des caractères relatifs à ce nom/ (ex. coeur => courage), ou le sème /collection des choses qui en font partie/ (ex. plume => plumage) (cf. Hatzfeld, Darmesteter, Thomas, et al., Traité de la formation de la langue, in Dictionnaire général, 1890, l. I, § 78). Étant donné que le mot langage est attesté en ancien français, on déduira qu'à l'origine de la dérivation langue => langage se trouve probablement le sème /ensemble des caractères relatifs à ce nom/, ce qui explique l'élargissement de l'espace sémantique du mot langage par rapport au mot langue.
29 Pour Saussure l'objet de la linguistique est le langage parlé, d'où le terme « parole » ; ce qu'on appelle "langage écrit" n'est qu'un document du langage parlé. Cf. Kyheng 2005, op. cit., section 4.
30 C'est ce qu'on reproche souvent, par exemple, aux théories générativistes établies exclusivement sur la base de la langue anglaise ; mais en effet les théories « monolingales » sont légion.
31 Cf. Ernest Renan : « Ainsi leur grammaire est surtout défectueuse, parce qu'ils ne savaient que leur langue » (L’Avenir de la science, 1890).
32 Le premier volume d'Oriental & Linguistic studies de Whitney paraît en 1873.
33 Par ailleurs, Saussure ouvre son troisième et dernier cours justement par la question des langues (cf. Saussure - De Mauro 1972, note 291, p. 474).
34 Une linguistique qui prendrait en compte, les 6912 langues du monde sans généralisation, est, évidemment, une fiction.
35 On sait que les tentatives d'infliger le modèle de la langue latine aux langues européennes ont sérieusement entravé les études de celles-ci pendant des siècles.
36 « Le nom de Grammaire comparée éveille plusieurs idées fausses, dont la plus fâcheuse est de laisser croire qu'il existe une autre grammaire scientifique que celle qui use de la comparaison des langues », affirmait Saussure (ELG, p. 174).
37 Cf. Ernest Renan, L’Avenir de la science, 1890.
38 Cf. R. Valin (éd.), Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Klincksieck : PUL, 1973, p. 37.
39 Cf. Guillaume, Langage et science du langage, Paris: Nizet : Québec : PUL, 1984 (3e éd.), p. 272 £££.
40 Cf. R. Valin (éd.), Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Klincksieck : PUL, 1973, p. 37.
41 Cf. Saussure : « La langue, pour s'imposer à l'esprit de l'individu, doit d'abord avoir la sanction de la collectivité » (ELG, p. 288).
42 Les relations complexes entre langue et parole sont ici résumées grosso modo ; pour un examen plus détaillé cf. Kyheng 2005, op. cit.
43 Rappelons que Saussure a intitulé son projet de livre sur la linguistique générale « De la double essence du langage » (cf. ELG, p. 13).
44 Ce texte saussurien extrait des notes manuscrites n°22 a été publié en 1960 dans les Cahiers Ferdinand de Saussure (cf. CFS, 1960, n°17, p. 8). Trois ans plus tard Benveniste dans son article « Saussure après un demi-siècle » érigeait la dualité du langage en principe central de la théorie saussurienne :
« Qu'est-ce donc que cet objet, que Saussure érige sur une table rase de toutes les notions reçues ? Nous touchons ici à ce qu'il y a de primordial dans la doctrine saussurienne, à un principe qui présume une intuition totale du langage, totale à la fois parce qu'elle embrasse la totalité de son objet. Ce principe est que le langage, sous quelque point de vue qu'on l'étudie, est toujours un objet double, formé de deux parties dont l'une ne vaut que par l'autre.
Là est, me semble-t-il, le centre de la doctrine, le principe d'où procède tout l'appareil de notions et de distinctions qui formera le Cours publié. Tout en effet dans le langage est à définir en termes doubles; tout porte l'empreinte et le sceau de la dualité oppositive :
- dualité articulatoire/acoustique;
- dualité du son et du sens;
- dualité de l'individu et de la société;
- dualité de la langue et de la parole;
- dualité du matériel et de l'insubstantiel;
- dualité du "mémoriel" (paradigmatique) et du syntagmatique;
- dualité de l'identité et de l'opposition;
- dualité du synchronique et du diachronique, etc. » (PLG I, p. 40).
Étrangement, tout en faisant l'éloge de l'« intuition totale du langage » chez Saussure, Benveniste ne tiendra pas compte de la double nature du langage dans ses propres définitions ; en effet, par cette énumération de dualités il entend tout simplement étayer la méthodologie des oppositions binaires propre au structuralisme.
Remarque : La dualité signifiant - signifié est probablement comprise dans la dualité du son et du sens.
45 Cf. Rastier, Saussure au futur : écrits retrouvés et nouvelles réceptions. Texto ! mars 2005 [en ligne].
46 Selon Puech « le CLG [...] possède toujours, et depuis sa parution, un impact, une valeur incitative pour différents champs du savoir, pour la linguistique et même, en France, pour l'initiation universitaire des étudiants à la linguistique (cf. Christian Puech, L'émergence de la notion de « discours » en France et les destins du saussurisme. Langages : Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure, 2005, n° 159, p. 97).
47 Cf. ELG, p. 273.
48 Cf. Simon Bouquet, La linguistique générale de Ferdinand de Saussure : textes et retour aux textes. Texto ! décembre 1999 [en ligne].
49
Cf. François Rastier, Réalisme sémantique
et réalisme esthétique. Texto! [en ligne],
décembre 2005 [en ligne].
NB. Comme la conception représentationnelle du langage s'inscrit dans une problématique qui relève de la sémiotique, pour un développement théorique nous renvoyons vers Rastier,
L'action et le sens pour une sémiotique des cultures. Texto ! juin 2001
[en ligne], §2.6.
50 Cf. François Rastier, Le langage comme milieu : des pratiques aux oeuvres. Texto ! décembre 2003 [en ligne], p. 3-4.
51 L'excellente Grammaire méthodique du français, à l'usage des enseignants, résume parfaitement cette tendance des usages actuels, en s'appuyant sur le passage de Benveniste précédemment cité :
Les langues sont des moyens de communication intersubjectifs et ce que l'on appelle le langage n'est autre que la faculté, proprement humaine et liée à des aptitudes cognitives biologiquement déterminées, d'apprendre et d'utiliser les systèmes symboliques que sont les langues. L'usage actuel des deux termes, notamment sous l'influence de l'anglais (qui ne dispose que du seul terme language), est si flottant qu'on ne peut leur assigner que des définitions justifiées par des choix théoriques. L'option proprement linguistique en la matière a été clairement formulée par E. Benveniste [1966:19] : « Le langage, faculté humaine, caractéristique universelle et immuable de l'homme, [...] ». (Riegel, Martin, Jean-Christophe Pellat, René Rioul. Grammaire méthodique du français. Paris : PUF, coll. Quadrige, 3 éd. 2003, p. 1).
52 Cf. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage. Paris : Éditions de Minuit, 1971.
53 Cf. R. Valin (éd.), Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Klincksieck : PUL, 1973, p. 53.
54 Cf. Hjelmslev, op. cit., p. 27.
55 Cf. Benveniste PLG, t. I, p. 6.
56 Idem, p. 80.
57 Cf. Nissen, Damerow, & Englund, Frühe Schrift und Techniken der Wirtschaftsverwaltung im alten Vorderen Orient, Berlin : Franzbecker, 1990.
58 Cf. Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes, Leipsick : B. G. Teubner, 1879.
59 Voir la critique de Benveniste sur celles de Karl Abel dans Benveniste PLG, t. I, p. 80-81.
60 Cf. Ruhlen, L'Origine des langues. Sur les traces de la langue mère. Paris : Belin, 1997, p. 238 sq.
61 Nous rejoignons sur ce point la constatation de Choi, selon qui : « Dans le climat actuel de la recherche où la cognitique tend de plus en plus à se constituer en filiale de la neurobiologie, le saussurisme a le mérite de rappeler la complexité du langage humain » (cf. Yong-Ho Choi, Le problème du temps chez Ferdinand de Saussure. Paris : L'Harmattan, 2002, p. 132, nous soulignons).
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
ELG : SAUSSURE, Ferdinand de. Écrits de linguistique générale. Établis et édités par S. Bouquet et R. Engler. Paris : Gallimard, 2002. Abréviation ELG.
Saussure - Engler 1968 : SAUSSURE, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Edition critique par Rudolf ENGLER, t. 1, Wiesbaden : Otto Harrassowitz, 1968. (réprod. 1989), 515 p.
Saussure - Engler 1974 : SAUSSURE, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Edition critique par Rudolf ENGLER, t. 2: Appendice : Notes de F. de Saussure sur la linguistique générale, Wiesbaden : Otto Harrassowitz,1974. (réprod. 1990), 52 + VIII p.
Saussure - de Mauro 1972 : SAUSSURE, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Édition critique de Tullio de MAURO. Paris : Éditions Payot, 1972.
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