LE LANGAGE : FACULTÉ, OU GÉNÉRALISATION DES LANGUES ?
ENQUÊTE SAUSSURIENNE

Rossitza KYHENG
Université Paris 10

Le langage est, certes, un phénomène complexe qui suppose une pluralité de points de vue qui ont tous leur raison d'être. Ainsi, le point de vue selon lequel le langage est une faculté humaine est parfaitement acceptable et défendable dans les sciences dont l'objet exige une observation de diverses facultés de l'homme telles que la neurologie, la psychologie, la psychopathologie, etc. Bien que les données linguistiques, parallèlement à d'autres types de données, aient souvent servi d'observables à ces sciences, la linguistique elle-même ne fait pas partie des sciences qui étudient les facultés de l'espèce humaine ; en d'autres termes, la question de la faculté de langage n'est pas pertinente pour la linguistique ; la linguistique se contente de considérer cette faculté comme acquise et se consacre à la théorie du langage à travers l'étude de ses diverses manifestations que sont les langues et leurs textes.

Considéré du point de vue de la linguistique, le langage est une généralisation de l'ensemble des langues. C'est ainsi que Saussure l'a défini lors de sa première conférence inaugurale à l'université de Genève en 1891 où il énonçait un nouveau programme épistémologique [1] pour la science linguistique et son objet. Cependant, et pour des raisons qu'on attribue à l'étrange histoire éditoriale des textes saussuriens dissimulés par le voile du Cours [2], ce texte programmatique – quoique publié en 1968 [3] - est demeuré largement ignoré avant l'édition des Écrits de Ferdinand de Saussure par Engler et Bouquet en 2002, comme la plupart des textes autographes.

La complexité du phénomène « langage » est telle que la définition du langage relève inévitablement d'un modus difficilis. Beaucoup de linguistes, même ceux qui se réclament de la tradition saussurienne (excepté Hjelmslev), ont préféré le modus facilis de l'inertie qui mène à reconduire la bonne vieille définition de la grammaire universelle : dans nombre d'ouvrages et dictionnaires de linguistique le langage est déclaré une faculté de l'espèce humaine. De ce fait le langage, objet de la linguistique, n'a jamais été défini avec la précision scientifique indispensable. Deux conséquences majeures en résultent pour la linguistique :

1) Le concept de langage, même chez les linguistes qui se réclament de la tradition saussurienne, reste fluctuant et contradictoire. Chez Benveniste, par exemple, le concept de langage se retrouve à mi-chemin entre la pensée et les référents du monde extérieur : dans une tentative de réconcilier une faculté non-objectivable et un univers objectivable (celui de la réalité que le langage est censé « reproduire »), le langage devient une faculté spécifique de la pensée, la « faculté de symboliser ». Cependant, étant donné que cette faculté de symboliser, inhérente à l'espèce humaine, est mise en oeuvre par rapport à n'importe quel langage sémiotique (langage pictural, langage gestuel, etc.), une telle définition n'éclaire guère la spécificité du phénomène linguistique qu'est le langage verbal lui-même :

2) Les linguistes ont fini par ne plus savoir  quel est exactement l'objet de leur science, ce qui est bien plus grave : en 1986 La Grammaire d'aujourd'hui recensait quatre conceptions différentes de l'objet de la linguistique issues des diverses interprétations du concept de langage, en précisant qu'« il n'est pas rare de les trouver concurremment dans le même ouvrage de linguistique » !

Évidemment, une science qui est incapable de définir son objet avec la rigueur scientifique attendue met en cause sa propre raison d'être, ce qui a valu à la linguistique de nombreuses critiques, et a provoqué la fameuse question de Milner : « Si la linguistique est une science, de quoi est-elle la science ? ».

Bien que nous ne partageons pas tous les aspects de la réflexion de Milner, nous devons reconnaître que sa critique est pertinente et parfaitement justifiée. Rappelons les trois hypothèses de l'objet de la linguistique en fonction de la définition du concept de langage qu'il explore [5] :

1° La linguistique est la science du langage, le langage étant défini comme faculté. Le fait de concevoir le langage comme une faculté de l'espèce humaine conduit à le ramener à ce qu'il appelle factum loquendi [6] et suppose une seule chose : qu'il existe des être parlants. Le langage ainsi défini peut être pris pour axiome, mais pas pour objet, ce qui n'avance en rien la linguistique et, en outre, la conduit vers sa propre réfutation en tant que science du langage :

2° Puisque la linguistique, contrairement à la métaphysique, ne se préoccupe pas des questions d'existence, mais des questions de propriétés de l'objet, et comme ces propriétés sont contenues dans les langues, elle est la science des langues :

Ayant postulé que la linguistique problématise les propriétés de l'objet, l'auteur conclut que si elle prend pour objet les langues, une telle conception de l'objet de la linguistique présuppose de pouvoir dire en quoi une langue particulière diffère d'une autre langue particulière, et de toutes les langues particulières. Mais l'examen exhaustif de toutes les langues particulières étant impossible [7] cette solution s'avère inacceptable à son tour.

3° La linguistique est la science du langage, le langage étant défini comme dénominateur des propriétés communes des langues. L'auteur opte pour cette troisième proposition selon laquelle la linguistique doit s'occuper de l'ensemble des propriétés que les langues ont en commun ce qui permet de « distinguer une langue de ce qui n'est pas une langue ». Ainsi les langues intègrent le concept de langage qui résume leur propriétés « définies et organisées » (p. 51), ce qui permet à la linguistique de légitimer son objet et, en tenant le langage pour une réalité empirique, d'adopter une épistémologie réaliste :

Par là Milner arrive à ce que Saussure avait formulé en 1891 [8] ; il a fallu plus de cent ans pour qu'on redécouvre que le langage, fait empirique, est la généralisation des langues. Cependant la notion de « généralisation » chez Saussure n'a rien d'universel, comme nous allons le voir plus loin. En menant sa réflexion vers l'universalisme [9], Milner quitte le terrain de l'épistémologie réaliste et de la linguistique elle-même [10].

Rappelons que la linguistique s'est constituée en science autonome justement au moment où un nouveau programme épistémologique consacré à l'étude des langues a été proposé comme alternative à l'universalisme métaphysique de la « grammaire générale » des XVII et XVIIIe siècles. Du point de vue de la grammaire universelle le langage est l'expression de la pensée ; l'un et l'autre étant envisageables comme « facultés », rien n'empêche le rapprochement définitoire entre ces deux concepts. Il ne faut pas oublier que la conception du langage en tant que faculté est typique pour les grammaires universelles (cf. Marconi : « La grammaire universelle est une théorie de la faculté du langage » [11]), même dans leurs expressions modernes, par exemple chez Chomsky :

C'est notamment la grammaire universelle de Chomsky qui a permis à Cook de conclure : « En dernière analyse, le linguiste n'est pas intéressé par la connaissance du français, de l'arabe, ou de l'anglais, mais par la faculté linguistique de l'espèce humaine » [13]. On se demande à la base de quelles données observables ce soi-disant « linguiste » tire ses conclusions théoriques sur le langage.

Si la définition du langage en tant que faculté est justifiable - par la mise en relation de deux facultés, pensée et langage - dans la grammaire universelle (qui n'est pas une linguistique au sens strict [14]), elle ne l'est pas en linguistique où le langage est considéré comme objet factuel [15]. Contrairement aux grammaires universelles, la linguistique n'est pas à la recherche des structures universelles de la langue parfaite, puisque, comme l'a souligné Hjelmslev, « il n'existe pas de formation universelle, mais seulement un principe universel de formation » [16]. La linguistique n'est donc pas associable à une « théorie de la faculté du langage », car son objectif est d'élaborer une théorie scientifique du langage en s'appuyant sur l'étude d'objets concrets théoriques (les langues) et empiriques (leurs textes) [17].

Une doxa répandue attribue la définition du langage en tant que faculté à la linguistique saussurienne ; comment une telle attribution a pu se mettre en place reste un mystère, étant donné que la définition du langage comme faculté de l'espèce résidant dans l'individu invalide complètement le caractère social du langage qui est le pilier principal de la théorie saussurienne :

Il suffit de lire Saussure « dans le texte », comme le suggère Bouquet [18], pour s'assurer que la conception du langage-faculté y est prohibée ; dans les écrits autographes saussuriens le langage est argumenté comme objet réel, conformément à un réalisme épistémologique. Le langage chez Saussure est défini de trois manières : 1° par rapport aux langues dont le langage est la généralisation, 2° par rapport à l'interaction langue - parole selon la formule langage = langue + parole, 3° par rapport au concept de signe : le langage est un système de signes. Disons, pour anticiper, que ces trois définitions, différentes en apparence, se rejoignent dans une conception du langage comme une totalité constituée de dualités (voir infra).

Le recours aux textes autographes montre que Saussure n'accordait pas à la « faculté de langage » [19] l'importance conceptuelle qu'on lui assigne : ce concept ne compte que quatre occurrences dans le corpus ELG : les deux premières (sans datation) interviennent en relation avec l'école de Bopp (p. 129, 130), la troisième (novembre 1891) introduit une objection (p. 145), et la quatrième (novembre 1894) suit une mention de Whitney (p. 212).

Pourquoi les mentions de Bopp et de Whitney nous semblent importantes ? La linguistique ne s'est pas subitement substituée à la grammaire générale ; tout le XIX siècle a été une période transitoire avec la cohabitation inévitable d'anciens et de nouveaux concepts : le nom même de « grammaire comparative » atteste que la séparation avec la grammaire « générale » n'a pas été aussi radicale qu'on le croit. Comme l'a montré l'étude de Saint-Gérand, la conversion du mot « général », dont l'acception de départ était 'universel' [20], s'opère tout au long du XIXe siècle grâce à la promotion de la dimension historique dans les modèles de la connaissance :

Les hésitations et les appréhensions scripturales de Saussure sont, en quelque sorte, une résonance des incertitudes de cette époque transitoire. Les notes réunies sous le titre [Langage - Langue – parole], où se trouvent les deux premières définitions du terme langage en tant que faculté, en témoignent : ce sont en effet six rédactions du même texte où le langage est défini différemment ; le seul lieu commun étant la qualification du langage comme « phénomène », un terme qui, selon Saussure, « devrait être entendu aussi bien d'un état que de l'événement qui en est la cause » [22]. Dans ce contexte « l'état » et « l'événement qui en est la cause » correspondent vraisemblablement à langue et parole : Saussure insiste à plusieurs reprises, y compris dans son dernier texte autographe, sur le fait que la langue est un dépôt passif tandis que la parole est une force active et la vraie origine du langage (voir infra).

La conception du langage en tant qu'unité de langue et de parole est chère à Saussure et nous allons y revenir dans un instant. Observons maintenant les différences sur le plan des définitions supplémentaires des six rédactions [23]  :

Les deux premières mentions de la « faculté » du langage sont contenues dans les rédactions 1° et 6°. On remarquera que Saussure ne définit pas le langage comme faculté, mais comme « exercice d'une faculté » ce qui est radicalement différent : par ce geste il quitte la dimension existentielle de la faculté pure pour la dimension praxéologique de l'exercice ou de l'exécution qui, chez Saussure, marque le domaine de la parole : « L'exécution restera individuelle, c'est là que nous reconnaîtrons le domaine de la parole », dira-t-il lors de son III cours [24], au moment même où il envisage de consacrer à la parole une partie du IIIe cours :

La plus intéressante à nos yeux est la rédaction 4° où le « fait du langage» résume l'évolution de la science linguistique du XIXe siècle notamment par rapport à la formule langage = langue + parole  :

Les trois périodes mentionnées peuvent être schématisées ainsi [25]:

 

langue

parole

langage

L'école de Bopp

+

-

-

Les néogrammairiens

(+)

+

-

Les dernières années (?)

+

(+)

+

Pourquoi Saussure considère-t-il que chez les néogrammairiens « il n'y a pas encore de langage » alors que langue et parole sont supposées se rejoindre ? Ce passage est significatif pour comprendre que la simple juxtaposition de langue et parole ne suffit pas pour constituer le contenu conceptuel du terme langage.

Quelle est cette « conquête » des dernières années dont parle Saussure et qui a enfin permis à la linguistique de s'approprier l'objet « langage » ? C'est là qu'intervient la figure emblématique de Whitney [26] dont l'oeuvre apparaît dans les textes saussuriens comme une ligne de démarcation et un point de départ de la nouvelle linguistique, et notamment par rapport au concept de langage :

Le langage donc n'est pas une faculté naturelle mais une institution humaine, et parmi les institutions humaines il est « sans analogie » car il ne repose pas sur des rapports naturels, mais sur des rapports conventionnels, qui pour Saussure constituent la sphère du signe : quand, plus loin dans le passage, il mentionne la faculté du langage, c'est pour rappeler que les lésions de la même zone du cerveau affectent aussi bien la faculté du langage que celle de l'écriture [27], d'où il formule l'hypothèse d'une « case » responsable des rapports conventionnels :

En effet cette troisième mention de la faculté du langage renvoie vers la définition du langage en tant que système de signes. Les recherches sur les aphasies renforcent la conviction de Saussure que le langage est un système sémiotique parmi d'autres : « Le langage n'est rien de plus qu'un cas particulier de la théorie des Signes » (idem, p. 220). Il convient de rappeler que la conception du langage en tant que système de signes n'est pas proprement liée à la linguistique ; elle marque une approche sémiotique qui fait partie du fond culturel du XIXe siècle :

On constate, par ailleurs, qu'au XIXe siècle l'espace sémantique du mot « langage » est beaucoup plus étendu que celui du mot « langue » [28], incluant aussi bien l'emploi de la langue par les êtres humains que l'emploi de n'importe quel système de signes par n'importe quel être vivant, ce qui donnera raison à Saussure de comparer le langage avec d'autres systèmes de signes et de considérer la linguistique comme une partie de la sémiologie. Dire que le langage est un système de signes n'est pas une définition, c'est un constat qui, pris en soi, ne résout guère la question de savoir en quoi le langage verbal est différent des autres systèmes de signes, eux aussi considérés comme « langages » et reposant sur des rapports conventionnels. Saussure ne tarde pas à critiquer cette attitude selon laquelle on mélange « ce qui est relatif à la voix » et ce qui est relatif à « la traduction de la pensée par un signe qui peut être absolument quelconque », cause principale de la qualification abusive du langage parlé [29] comme « fonction de l'organisme humain » :

Et Saussure s'appliquera à démontrer la spécificité de ce « système de signes » qu'est le langage verbal à travers l'association d'« éléments hétérogènes » : les formes linguistiques et les idées qu'il nommera plus tard signifiants et signifiés. Sans nous attarder plus sur cette problématique, rappelons juste que tout le développement théorique sur le concept de signe linguistique y est consacré ; en dernière analyse le signe linguistique en tant qu'identité n'est que l'expression de l'organisation duale des deux plans du langage : celui des signifiants, et celui des signifiés.

Nous arrivons maintenant à la quatrième et dernière mention de la « faculté » du langage dans les Écrits saussuriens. On comprendra qu'il serait complètement aberrant d'attribuer à Saussure une conception du langage comme « faculté », car c'est CONTRE cette conception-là qu'il va formuler une « objection » explicite lors de sa première conférence à Genève où il définira le langage comme « généralisation » des langues :

L'étude du langage est impensable en dehors de l'étude des langues et ce que Saussure énonce supra est une vérité incontestable : il n'y a jamais eu, et il n'y aura jamais, une théorie du langage qui soit conçue sans recours à au moins une langue. En linguistique générale, chaque ouvrage théorique qui se respecte tend à prendre en charge une pluralité de langues ; la linguistique a connu également des propositions fondées sur une seule langue [30] (que, par ailleurs, l'on considérait au XIXe comme « défectueuses » [31]), mais elle n'a jamais connu de théorie du langage complètement affranchie des langues, ne serait-ce que sur le plan des exemples qui l'illustrent. Si une théorie du langage est censée être le reflet des « faits du langage », il faudrait tenir compte que les seuls « faits » réellement existants sont ceux que les linguistes collectent empiriquement au cours des études de diverses langues à partir des textes de ces langues afin d'en dégager leurs propriétés communes :

Le langage n'est donc pas une faculté, c'est un « fait humain » ; son étude est « tout entier contenu dans l'étude des langues » qui ne sont que « diverses manifestations » du langage, Saussure tient ceci pour une évidence. Cette conception du langage nous ramène inévitablement à Whitney : c'est à peu près dans les mêmes termes que Whitney définit le langage, objet de la linguistique : c'est un objet factuel, un « corps entier » avec des « manifestations », des « relations » et des «  variétés » :

Si Saussure considère Whitney comme fondateur d'un nouveau programme épistémologique en linguistique, c'est pour une raison bien précise : dans son estime, Whitney est le seul linguiste qui a su faire des généralisations à valeur d'ensemble sur le langage à partir des résultats accumulés par la grammaire comparative, ce qui lui vaut le titre honorifique de « premier généralisateur » :

Ainsi, il y a lieu de croire que le fait de munir le concept de langage d'un pouvoir de généralisation d'ensemble est notamment cette « conquête » des dernières années de la linguistique dont parle Saussure [32] (voir supra), puisque, après avoir insisté sur le fait que l'étude du langage est tout entier contenu dans l'étude des langues sur laquelle elle s'appuie « en première et dernière instance », il conclura : « Langue et langage ne sont qu'une même chose ; l'un est la généralisation de l'autre » car les « langues sont primordialement régies par certains principes qui sont résumés dans l'idée de langage ». Voici le concept de langage défini par des critères purement linguistiques : le langage est une généralisation car il systématise les lois communes qui régissent les diverses langues particulières. Devant le linguiste se présentent donc deux possibilités méthodologiques d'étudier le langage : 1° « soit en ses manifestations diverses » (les langues [33]), 2° « soit dans ses lois générales » :

Pourtant cette seconde possibilité n'est qu'illusoire : elle est vite ramenée à la première par l'avertissement que les lois générales « ne pourront JAMAIS être déduites que de ses formes particulières ». Alors, si l'étude du langage est théoriquement possible - en tant qu'étude des langues in abstractio, elle ne l'est pas empiriquement, car les seuls objets linguistiques observables sont les langues (à travers leurs textes). « Il n'y a pas de séparation entre l'étude du langage et l'étude des langues », affirme Saussure, et de fait, confier à la linguistique générale l'étude des langues en dehors du langage signifierait rendre son objet fictionnel [34], comme l'a démontré Milner. La théorie du langage en tant que généralisation doit se pencher sur les lois générales qui gouvernent les langues tout en spécifiant les moindres caractères manifestés dans les langues.

Malgré la présence du mot « universel » dans ce passage, la conception saussurienne du langage est loin de l'universalisme des « grammaires générales » : la généralisation chez Saussure va de pair avec le souci de pousser l'étude des langues jusqu'aux « plus élémentaires phénomènes » (cf. supra) et la volonté de voir en chaque langue « un document nouveau, et intéressant au même titre que tout autre » (dans cette démarche il suit Whitney), ce qui met fin au favoritisme linguistique : plus aucune langue ne peut prétendre au statut de langue-modèle « plus parfaite » que les autres [35].

On se souviendra que chez Saussure on trouve l’aboutissement de la lente évolution du « général » dont le sème /universel/ s'efface au profit du sème /commun/ ; c'est ainsi que la « grammaire générale » passe de l'universalisme du Port Royal au statut de celle qui suppose la comparaison des langues [36] - conséquence logique de près d'un siècle de recherches comparatistes et de changements profonds dans les modèles culturels. L'affirmation de Saussure selon laquelle ce point de vue est partagé par tous les linguistes n'est guère exagérée, ce point de vue est même commun dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme l'atteste ce passage de Renan : « les grammaires particulières ne vivent que par la grammaire générale, et la grammaire générale suppose la comparaison des idiomes » [37]. Seulement Saussure, on le sait, est allé plus loin que ses confrères : guidé par une « aspiration sérieuse vers une constitution des bases scientifiques de la linguistique » (ELG, p. 261), il a posé le principe de GÉNÉRALISATION des faits empiriques comme fondement d'une étude systématique du langage dans sa globalité d'objet factuel complexe, et par là il a rendu possible l'affirmation du statut scientifique de la linguistique elle-même.

Dans une théorie scientifique du langage, observation et généralisation se présupposent mutuellement : aucune généralisation n'est possible en dehors de l'observation des faits du langage. Comme l'indique Saussure, pour « arriver à une théorie applicable aux langues », la linguistique se donne « le but de généraliser les observations » (ELG, p. 273), et une généralisation exhaustive ne peut être construite sans une bonne maîtrise des observables immédiates où l'analyse précède la synthèse :

Les linguistes qui se réclament de la lignée saussurienne ont souligné le fait que la linguistique n'est pas une science d'expérimentation, mais d'observation. Guillaume, tout au long de ses leçons, insiste sur le rôle de « l'observation des êtres de langue » [38] en linguistique : « Aucune science d'observation plus que la science du langage n'est serve de l'observé » [39], et lui attribue une place fondamentale dans la méthodologie linguistique : « La méthode que je préconise en linguistique, et d'une manière générale en toute matière intellective, est l'observation fine du concret rendue plus fine sans cesse par la réflexion profonde » [40]. En mettant l'observation du concret à la base de la réflexion abstraite, la linguistique intègre ces « deux puissances de l'esprit » qui lui accordent une place privilégiée parmi les sciences d'observation :

Le double rapport de la théorie du langage à la réalité a été également signalé par Hjelmslev pour qui la théorie est réaliste en vertu de son adéquation aux faits empiriques, et a-réaliste par sa puissance de « calcul de toutes les possibilités » (Hjelmslev 1971, p. 25), la conformité aux données empiriques observables étant posée comme exigence méthodologique fondamentale à travers le principe de l'empirisme qui conjugue non contradiction, exhaustivité et simplicité :

Ainsi, l'épistémologie réaliste qui imprègne toute la linguistique saussurienne se donne une méthodologie adéquate dont les deux composantes essentielles sont observation empirique et abstraction généralisante. C'est notamment leur conjonction qui devient le lieu de rencontre entre langues et langage :

***

Le langage est donc une généralisation de l'ensemble d'observables empiriques que sont les langues (à travers leurs textes oraux où écrits). Cette définition indique fort bien le rapport entre l'opération généralisante de l'esprit et les observables empiriques qu'elle récapitule - et tel est probablement son dessein -, cependant elle s'avère insuffisante pour traduire tout le contenu conceptuel du terme langage dans la linguistique saussurienne.

Si l'on s'en tient à cette définition, on risque d'alimenter une confusion avec la définition de la langue en tant que concept général. Ce conflit ne peut pas trouver de solution en dehors de la triade langage = langue + parole, où les concepts de langue et de parole sont eux-mêmes des généralisations.

Soulignons d'abord la différence conceptuelle entre « LA langue » en tant que terme général et le terme concret qui indique UNE langue particulière (idiome), que Saussure s'empresse d'indiquer :

Il aurait souligné dans ses leçons que la langue (singularia tantum), est elle-même une généralisation de « ce qui se trouvera vrai pour toute langue déterminée », suivant les cahiers de Constantin :

Le concept général de langue désigne donc une généralisation des langues particulières, mais il n'est pas équivalent au concept de langage car la langue « n'est qu'une partie du langage » :

Il est évident que le langage est quelque chose de plus que la langue, puisqu'il comprend également la parole, conformément à la définition magistrale contenue dans le passage suivant : « Quand on défalque du Langage tout ce qui n'est que Parole, le reste peut s'appeler proprement la Langue » (ELG, p. 334).

Étant donné que le concept de « parole » reflète les productions effectives des individus qui composent un groupe linguistique, tandis que le concept de « langue » correspond à l'ensemble des formes ou valeurs linguistiques que ce même groupe partage potentiellement [41], on constate que chaque langue particulière possède deux parties : une partie « langue » et une partie « parole » [42]. Dans ce sens le langage en tant que généralisation des langues particulières comprend aussi bien la généralisation de la partie « langue » que celle de la partie « parole » de chaque langue-idiome. Le schéma ci-dessous rend compte de la cohérence des deux définitions :

Ainsi, conformément à la triade langage = langue + parole on retiendra les définitions suivantes :

Nous avons commencé par présenter les trois manières dont Saussure définit le langage : 1° par rapport aux langues dont le langage est la généralisation, 2° par rapport à l'interaction langue - parole selon la formule langage = langue + parole, 3° par rapport au concept de signe. Ces diverses approches qui concernent le langage dans ses dualités constitutives (la langue et la parole, les deux plans du signe) se rejoignent chez Saussure dans une définition du concept de langage comme phénomène linguistique essentiellement dual [43] :

2a [Notes pour le cours II (1908-1909) : Dualités]

I. Le langage est réductible à cinq ou six DUALITÉS ou paires de choses.
II. C'est un avantage considérable de pouvoir le réduire à un nombre déterminé de paires. Tel qu'il est offert, le langage ne promettrait que l'idée d'une multiplicité, elle-même composée de faits hétérogènes, formant un ensemble inclassable.
III. La loi de Dualité demeure infranchissable.
La première paire, ou dualité : les deux côtés psychologiques du signe.

La deuxième paire, ou dualité : individu / masse.
La langue, chose en soi sans rapport avec la masse humaine existante, est liée indissolublement à la masse humaine.
Autres formes : La langue est sociale, ou bien n'existe pas. La langue, pour s'imposer à l'esprit de l'individu, doit d'abord avoir la sanction de la collectivité.
La troisième paire de choses est constituée par la langue et la parole (le signe, préalablement double par l'association intérieure qu'il comporte et double par son existence en deux systèmes, est livré à une manutention double).
La langue est consacrée socialement et ne dépend pas de l'individu. Est de l'Individu, ou de la Parole : a) Tout ce qui est Phonation.
b) tout ce qui est combinaison - tout ce qui est Volonté.
Dualité :
     Parole                      |        Langue
     volonté individuelle     |        passivité sociale  

(ELG, p.288-299, nous soulignons).

Parmi les « cinq ou six dualités » déclarées seules trois sont explicitées dans ce texte autographe [44]. Des hypothèses sur les dualités manquantes ont été formulées [45], mais en absence de confirmation résultant d'une enquête approfondie sur le corpus saussurien nous estimons préférable de s'en tenir au texte qui, manifestement, énumère les dualités par l'ordre de l'importance que leur attribuait Saussure. En tenant compte du fait que la dualité entre le social et l'individuel (individu - masse) - de nature non-linguistique - est comprise, d'une part, dans la dualité linguistique langue-parole, et d'autre part dans la notion même de « langue particulière » (idiome) dont le caractère social est indéniable, nous pouvons maintenant compléter la définition de départ : du point de vue linguistique, le langage est une généralisation des langues particulières qui prend en charge leur double manutention selon les dualités constitutives des deux plans (signifiés signifiants) et des deux parties (langue - parole).

La généralisation reste toutefois le terme-clé de cette définition : Saussure a bien précisé qu'elle est l'essence-même du concept de langage : « il y a D'ABORD la généralisation, et il n'y rien en-dehors d'elle » :

Dans son dernier texte autographe connu, Saussure confirme l'importance des deux « moitiés » du langage et résume les principes méthodologiques fondamentaux de la linguistique : traiter 1° ce qui est social, 2° ce qui est parlé, 3° généraliser les observations, dans l'objectif « d'arriver à une théorie applicable aux langues » :

Si plusieurs linguistes continuent de croire que la linguistique saussurienne est une « linguistique de la langue », c'est en raison de la réception particulière de l'oeuvre de Saussure, généralement appréhendée à travers le Cours [46], dont la dernière phrase – malheureux ajout des éditeurs - attribue à Saussure cette conception handicapante d'une linguistique privée de la parole :

La linguistique est la science du langage (verbal) et nous espérons avoir montré ci-dessus à quel point le concept saussurien de langage est impensable sans l'interaction de ses deux « moitiés » langue et parole. Il faut cependant souligner que selon Saussure chacune des deux moitiés a sa propre importance par rapport aux faits du langage  :

- L'importance de la parole se mesure par sa force créatrice d'être le point initial et l'« origine véritable » des faits du langage ; sans la parole, il n'y a ni langue, ni langage :

- L'importance de la langue se mesure par son pouvoir classificatoire d'établir « un ordre intérieur » dans les faits de langage : comme la langue n'est  pas encombrée de l'accidentel qu'on trouve dans la parole, elle constitue une « meilleure plate-forme » pour appréhender les autres éléments du langage.  Étant donné que la langue est elle-même abstraite de la parole (ce qui suppose un certain parallélisme entre les deux parties du langage), les faits de parole suivent par eux-mêmes le classement effectué dans la langue. Bref, sans la systématisation dans la langue il serait impossible d'ordonner les faits dans la parole :

Pour la théorie du langage la force classificatoire de la langue constitue, évidemment, un avantage non négligeable qui détermine sa place primordiale en linguistique. Cependant, il ne faut pas confondre les besoins du métalangage avec la réalité du langage-objet où langue et parole sont d'une importance égale : la langue n'existe qu'en vertu de la parole et vice-versa ; et le langage est lui-même impensable en dehors de l'interaction langue <=> parole.

La linguistique n'a pas un objet double, elle a un objet unique, le langage, dont la nature est duale. Séparer l'étude de la langue de l'étude de la parole est aussi dangereux que de séparer l'étude du plan des signifiés de celle du plan des signifiants. Il n'est pas moins préjudiciable de séparer l'étude du langage de l'étude des langues, comme le propose, par exemple, Benveniste. La démarche benvenistienne est contradictoire justement à cause de sa conception du langage comme faculté qu'il n'arrive pas à faire entrer proprement dans la « théorie des langues », probablement en raison de l'hétérogénéité conceptuelle qui sépare les deux problématiques. Cependant le sens philologique de Benveniste ne lui permettra pas d'échapper à la question de la généralisation au point d'avouer que les langues « à un certain degré de généralité [...] mettent toujours en question le langage ». Il reste à savoir comment les langues « particulières et variables » se transforment - « à un certain degré de généralité » - en faculté « universelle et immuable » :

Séparer la linguistique en « science du langage » et « science des langues » est une manière commode de séparer une problématique purement linguistique et une problématique qui ne l'est pas ; ainsi le concept de langage aboutit à la référence au monde physique et sa représentation symbolique. Or, l'instrumentalisation et la technologisation que propose la conception représentationnelle du langage repose sur une scission de la matière et de la pensée projetée sur les deux plans du langage qui n'est guère acceptable dans la linguistique moderne ; nous rejoignons sur ce point Rastier, selon qui :

La définition du langage comme moyen de représentation est typique pour une approche logico-grammaticale qui se pose les problèmes de la référence et de la vérité, remarque Rastier : « rapportant les faits de langage aux lois de la pensée rationnelle, elle est centrée sur la cognition, et le cognitivisme constitue son aboutissement contemporain » (Rastier 2003 [50]). En admettant une déviation de la conception du langage-faculté vers le déterminisme biologique, certaines interprétations récentes de la définition benvenistienne confirment pleinement cette observation [51].

Le langage est, on le sait, l'objet d'étude de plusieurs sciences dont chacune informe un aspect particulier de ce phénomène complexe, mais la linguistique n'a pas à s'occuper des aspects philosophiques, psychologiques, biologiques ou autres du langage sous peine de perdre son propre objet. Comme l'a souligné Hjelmslev, ce ne sont là que des aspects extérieurs qui, bien qu'ils ouvrent des domaines auxquels le langage permet d'accéder, ne constituent pas le langage lui-même :

Il fallait bien exclure ces aspects externes pour que le langage cesse de nous « mystifier », et pour fonder une linguistique scientifique sur une conception du langage comme un tout systémique cohérent :

Le geste fondateur de Saussure consiste notamment à avoir posé les bases systémiques d'une linguistique scientifique dont le poids épistémologique se mesure par sa capacité à observer et à théoriser un objet réel bien défini, le langage ; il prend corps en ce mémorable novembre 1891 lors de la première conférence à Genève quand Saussure assume

Comme le souligne Saint-Gérand, et nous adhérons pleinement à cette conclusion, c'est ce geste saussurien qui a conduit à l'émancipation de la linguistique :

Rajoutons à cela que l'expulsion des « disciplines annexes » - conséquence inévitable de la constitution d'une linguistique scientifique au sens strict de ce terme – s'est faite notamment par le paramétrage scientifique de l'objet permettant d'écarter les critères extra-linguistiques dans la théorisation du langage et les problématiques qui en découlent. Par exemple, savoir que le langage est une généralisation des langues, et non pas une faculté, renvoie d'emblée la question des origines du langage vers d'autres disciplines : savoir quand, où et comment l'homme a acquis la faculté de parler est un problème anthropologique complètement externe à l'objet de la linguistique. Du point de vue linguistique le langage est un phénomène social et Saussure précise, à juste titre, que ce phénomène existe « depuis le premier jour même où une société humaine a parlé » (ELG, p. 163).

Cela pose d'emblée la question des limites dans lesquelles l'objet empirique langage est envisageable selon une épistémologie réaliste et la plupart des linguistes s'accordent sur ce point : Saussure indique que l'étude linguistique des diverses manifestations du langage doit s'arrêter « à la période accessible » (ELG, p. 155) ; Guillaume souligne qu'« une étude plus étendue, dans l'espace et dans le temps, du langage humain » est une investigation des « langues du monde dont il existe un témoignage » [53] ; Hjelmslev exige que la théorie du langage constitue son fonds de connaissances d'une manière déductive, en s'appuyant sur des textes existants dans diverses langues [54] ; Benveniste parle des « plus anciennes langues qui soient attestées » [55] et pose comme premier principe méthodologique la considération des données attestées jusqu'au dernier point que l'enquête linguistique peut atteindre [56].

Il est vrai que la linguistique a dû explorer l'histoire des langues pour reconstituer le passé du langage, ce qui nous ramène cinq millénaires en arrière jusqu'à la langue sumérienne dont les textes enregistrés sur les tablettes d'Uruk IV (3200-3100 ans av. J.-C. [57]) sont les plus anciens documents connus de l'humanité à valeur linguistique. Tant qu'on ne dispose pas d'autres attestations linguistiques empiriques, il serait impossible de remonter plus loin au fil du temps sans risque de s'enliser dans des hypothèses spéculatives. Il y a donc très peu de chances de connaître ce « premier jour » que les paléoanthropologues situent quelque part entre l'homo erectus (1.000.000 ans) et l'homo sapiens (100.000 ans), ainsi que de savoir si la propagation primaire du langage s'est faite à partir d'un foyer linguistique originel (hypothèse monogénétique) ou si plusieurs foyers se sont étendus et rencontrés dans l'espace au fur et à mesure du temps (hypothèse polygénétique). Que cela nous plaise ou non, il faut avouer que nos connaissances sur l'histoire du langage ne couvrent qu'une période très récente, et il serait illusoire de prétendre connaître objectivement le passé du langage avant cette date.

Le linguiste doit donc se contenter des données disponibles. Il peut, à la rigueur, proposer certaines reconstructions à la base de considérations théoriques, à condition qu'elles soient non contradictoires et confirmables sur toute la masse de données concernées : tel a été le cas, par exemple, de la déduction théorique des coefficients sonantiques (laryngales ou pharyngales) qui auraient modifié les voyelles dans les langues indo-européennes proposée par Saussure en 1879 [58] et confirmée plus tard par les données empiriques de la langue hittite analysées par Kurylowicz en 1927 à la base du déchiffrage de l'écriture cunéiforme de cette langue par Hrozny (1916). La recherche rigoureuse de Saussure sur les voyelles primitives de l'indo-européen reste, cependant, un cas exceptionnel. En revanche, la linguistique a connu beaucoup de spéculations surtout dans le domaine des étymologies [59], dont les dernières en date sont les rapprochements « génétiques » de Merritt Ruhlen [60], basées sur des « données » provenant de diverses couches temporelles, modernes et anciennes, y compris des reconstructions hypothétiques non confirmées, ce qui est inadmissible en linguistique. Toutefois, il faut savoir que la reconstruction théorique strictement scientifique peut atteindre tout au plus les états de langue précédant immédiatement la période documentée par des sources écrites, ce qui n'avance pas de beaucoup la remontée dans le passé du langage, et d'ailleurs, Saussure souligne expressément qu'« il n'est pas nécessaire de déterminer la longueur de ce passé » pour édifier une théorie du langage (ELG, p. 155).

Bref, Saussure a non seulement défini le véritable objet de la linguistique (le langage) et précisé son contenu conceptuel (objet factuel généralisant les langues dans leurs dualités constitutives), mais il a indiqué les paramètres de l'étude scientifique de cet objet. Tout ce travail théorique s'appuie sur une argumentation solide pour laquelle nous renvoyons vers les Écrits de linguistique générale. Soulignons, encore une fois, que le concept de langage en linguistique, bien qu'il se réfère à un phénomène complexe, désigne un OBJET UNIQUE : les dualités saussuriennes telles que la langue et la parole (qu'elle soit rebaptisée « discours » ou non), le plan des signifiants et celui des signifiés, la synchronie et la diachronie, sont des concepts de base qui font désormais partie de la majorité des ouvrages et manuels en linguistique, et il est temps de se rendre compte que ce ne sont là que de multiples facettes du même objet dont la compréhension dépend de notre capacité à voir cet objet dans sa totalité, dans l'inter-relation sous-jacente de ses caractères essentiels, comme l'a fait Saussure. La démarche saussurienne est restée, malheureusement, occultée par le Cours de linguistique générale d'une part, et, d'autre part, par certaines idées reçues - vestiges tenaces de la grammaire universelle que le cognitivisme actuel réactive [61] : une raison de plus pour la linguistique de déclarer son objet fermement et sans ambiguïté.


NOTES

1 Mis à part le fait que les trois conférences présentées à Genève comptent parmi les rares textes autographes achevés, elles ont, a notre avis, une valeur programmatique : c'est par ces textes-là que Saussure a rendu publique sa conception de la linguistique et de son objet.

2 Cf. Simon Bouquet, La linguistique générale de Ferdinand de Saussure : textes et retour aux textes. Texto ! décembre 1999 [en ligne].

3 Cf. Saussure - Engler 1968, item 3281, p. 515.

4 Cf. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris : Gallimard, 1966.

5 Cf. Jean-Claude Milner. Introduction à une science du langage. Paris : Editions de Seuil, 1989, (coll. Travaux), ch. I., 2. Objet de la linguistique, p. 38-50.

6 Comme le remarque Milner, il s'agit là d'un usage courant (« le terme langage, dans son usage courant, sténographie le factum loquendi », op. cit., p. 44) dont la légitimité peut être disputée : « s'il est vrai que le terme langage désigne le factum loquendi, il n'est pas vrai que cet usage soit le seul légitime » (idem, p. 45).

7 A ce iour on recense 6912 langues dans le monde, et encore, leur nombre n'est pas complet. Cf. Gordon, Raymond G., Jr. (ed.), 2005. Ethnologue: Languages of the World, Fifteenth edition. Dallas, Tex.: SIL International. Online version: http://www.ethnologue.com/.

8 Nous ne prétendons pas que Milner ait voulu mettre en valeur la définition saussurienne : il ne s'y réfère pas et croit que pour Saussure l'objet de la linguistique est la langue, comme l'atteste la passage suivant : « Ainsi Saussure avait-il inauguré son propos en proposant comme objet de la science linguistique non pas le langage, mais la langue » (op. cit., p. 40).

9 Cf. Milner : « La question de la « grammaire universelle » n'a pas d'autre base ; on voit qu'en vérité, la plupart des linguistes admettent une grammaire universelle. Ils diffèrent seulement sur le point de savoir si cette « grammaire » est minimale, se bornant à des propriétés extrêmement générales (du type « le langage a une forme phonique », « il est articulé », etc.), ou si elle est plus riche. » (op. cit., p. 48). Mais Milner se trompe en considérant que la plupart des linguistes « admettent une grammaire universelle » ; à notre connaissance, depuis la création de la linguistique l'universalisme n'a jamais été son paradigme majoritaire.

10 On observe chez Milner, parallèlement au choix d'adopter une « épistémologie réaliste » qui ne touche plus « aux fondements, éventuellement transcendantaux, de l'existence d'un objet », un curieux désir de conduire la linguistique vers la grammaire universelle dont le fondement principal est justement le transcendantalisme.

11 Cf. Diego Marconi, La philosophie du langage au vingtième siècle. Paris : Editions de l’Eclat, 1997 p. 17.  

12 Noam Chomsky, Réflexions sur le langage. Paris : Flammarion, 1981.

13 Cf. Vivian Cook, Chomsky’s Universal Grammar : An introduction, Oxford : Blackwell, 1988, p. 22.

14 La « la grammaire universelle » n'est pas une linguistique au sens strict, c'est une psycho-philosophie du langage : le fait que ses propositions s'arrêtent brusquement au seuil de la phrase en témoigne.

15 Saussure souligne à plusieurs reprises la factualité du langage par des expressions comme « un fait humain », « le fait du langage », et « les faits du langage ».

16 Cf. Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, 2e édition révisée, Paris : Les Editions de Minuit, 1971, p. 98.

17 Cf. François Rastier : « les textes (écrits ou transcrits) sont l'objet empirique de la linguistique » (Le terme : entre ontologie et linguistique. La banque des mots, 1995, n°7, p. 35-65).

18 Cf Il faut relire Ferdinand de Saussure dans le texte. Entretien de Laurent Wolf avec Simon Bouquet (1997). Texto ! décembre 2004 [en ligne].

19 Statistiquement les occurrences de « faculté » sont 15, mais 4 concernent un terme homonyme, la « faculté des Lettres/Sciences », 7 concernent une capacité quelconque comme « faculté de retrouver sa route » (ELG, p. 95), « faculté d'être indifféremment voyelles ou consonnes » (p. 245), et seulement 4 se rapportent à la faculté de langage.

20 Cf. l'évolution de la définition de « général » dans le Dictionnaire de l'Académie :

21 Cf. Jacques-Philippe Saint-Gérand, Le général de la pensée du langage : entre grammaire et dictionnaire au XIXe siècle. In Langue du XIXe siècle [en ligne]. Mis en ligne le 1er novembre 2002. Disponible sur : <http://www.chass.utoronto.ca/epc/langueXIX/general/>. (Consulté le 20/01/2006).

22 Cf. Saussure 2002, Écrits de linguistique générale (plus loin ELG) :

23 Cf. ELG, p. 129-130. La numérotation suit l'ordre de publication dans les ELG, et ne correspond à aucun critère chronologique.

24 Cf. Saussure - Engler 1968, item 228 C, p. 40.

25 Entre parenthèses nous marquons les positions non déclarées explicitement dans ce passage, mais sous-entendues. Elles peuvent être soutenues par d'autres passages, en l'occurrence celui-ci : « L'école moderne a parfaitement saisi la véritable essence des phénomènes de la langue, mais elle s'est montrée remarquablement négligente ou impuissante à définir le rapport qui existe entre les catégories et les faits réels du langage. » (ELG, p. 192).

26 Bouquet remarque : « la réflexion de Whitney est précisément, sur la question générale de la science du langage, l'une de celles que Saussure tiendra jusqu'à la fin de sa vie pour les plus profondes et qu'il présentera à plusieurs reprises, lors de ses cours, comme un point d'encrage de sa propre réflexion. » (cf. S. Bouquet, Introduction à la lecture de Saussure, Paris : Editions Payot & Rivages, 1997, p. 70). Saussure lui-même confesse sa vénération pour Whitney : « L'Américain Whitney que je révère n'a jamais dit un seul mot sur les mêmes sujets qui ne fût juste » (ELG, p. 259).

27 Pour Saussure, langage et écriture sont des systèmes sémiotiques différents.  Cf. R. Kyheng, Langue et parole : dichotomie ou dualité ? Texto! [en ligne], décembre 2005, vol. X, n°4.

28 Langage = 1° « emploi de la langue pour l'expression des pensées et des sentiments » (Littré), « emploi de la parole pour exprimer les idées » (Larousse) ; 2° l'emploi d'un idiome : langage des Turcs, langage persan (Académie), 3° manière de s'exprimer, discours, style : langage du coeur, langage allégorique (Larousse). Par extension, 4° manière de s'exprimer dans n'importe quel système de signes : langage du geste, des fleurs (Littré), et 5° par n'importe quel être vivant : langage des bêtes (Académie).

Le mot « langue », en dehors de son acception principale d' « organe » a  eu une seule acception  : 1° idiome d'une nation : langue latine, langues orientales (Académie) ; à partir du XIXe siècle se développe une nouvelle acception : 2° manière de parler, abstraction faite de l'idiome dont on se sert (langue de Corneille, langue de l'amour (Littré) .

Dans la comparaison sémantique langue-langage Littré accorde une attention particulière au suffixe -age qui, selon lui, confère au mot langage un aspect actif et différencie d'une part la « collection des moyens » d'expression (la langue), et d'autre part l'emploi actif de ces moyens (le langage) :

Bien que l'explication de Littré traduise le sentiment interprétatif que les sujets parlants aient pu avoir en face du couple langue-langage, c'est une fausse étymologie. En ancien français la dérivation en -age prenait une valeur sémantique différente selon le type de base que ce suffixe rejoignait :-age est porteur du sème /action/ uniquement quand il rejoint des bases verbales (ex. tisser => tissage) ; en revanche, -age rajouté à des bases nominales apporte le sème /ensemble des caractères relatifs à ce nom/ (ex. coeur => courage), ou le sème /collection des choses qui en font partie/ (ex. plume => plumage) (cf. Hatzfeld, Darmesteter, Thomas, et al., Traité de la formation de la langue, in Dictionnaire général, 1890, l. I, § 78). Étant donné que le mot langage est attesté en ancien français, on déduira qu'à l'origine de la dérivation langue => langage se trouve probablement le sème /ensemble des caractères relatifs à ce nom/, ce qui explique l'élargissement de l'espace sémantique du mot langage par rapport au mot langue.

29 Pour Saussure l'objet de la linguistique est le langage parlé, d'où le terme « parole » ; ce qu'on appelle "langage écrit" n'est qu'un document du langage parlé. Cf. Kyheng 2005, op. cit., section 4.

30 C'est ce qu'on reproche souvent, par exemple, aux théories générativistes établies exclusivement sur la base de la langue anglaise ; mais en effet les théories « monolingales » sont légion.

31 Cf. Ernest Renan : « Ainsi leur grammaire est surtout défectueuse, parce qu'ils ne savaient que leur langue » (L’Avenir de la science, 1890).

32 Le premier volume d'Oriental & Linguistic studies de Whitney paraît en 1873.

33 Par ailleurs, Saussure ouvre son troisième et dernier cours justement par la question des langues (cf. Saussure - De Mauro 1972, note 291, p. 474).

34 Une linguistique qui prendrait en compte, les 6912 langues du monde sans généralisation, est, évidemment, une fiction.

35 On sait que les tentatives d'infliger le modèle de la langue latine aux langues européennes ont sérieusement entravé les études de celles-ci pendant des siècles.

36 « Le nom de Grammaire comparée éveille plusieurs idées fausses, dont la plus fâcheuse est de laisser croire qu'il existe une autre grammaire scientifique que celle qui use de la comparaison des langues », affirmait Saussure (ELG, p. 174).

37 Cf. Ernest Renan, L’Avenir de la science, 1890.

38 Cf. R. Valin (éd.), Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Klincksieck : PUL, 1973, p. 37.

39 Cf. Guillaume, Langage et science du langage, Paris: Nizet : Québec : PUL, 1984 (3e éd.), p. 272 £££.

40 Cf. R. Valin (éd.), Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Klincksieck : PUL, 1973, p. 37.

41 Cf. Saussure : « La langue, pour s'imposer à l'esprit de l'individu, doit d'abord avoir la sanction de la collectivité » (ELG, p. 288).

42 Les relations complexes entre langue et parole sont ici résumées grosso modo ; pour un examen plus détaillé cf. Kyheng 2005, op. cit.

43 Rappelons que Saussure a intitulé son projet de livre sur la linguistique générale « De la double essence du langage » (cf. ELG, p. 13).

44 Ce texte saussurien extrait des notes manuscrites n°22 a été publié en 1960 dans les Cahiers Ferdinand de Saussure (cf. CFS, 1960, n°17, p. 8). Trois ans plus tard Benveniste dans son article « Saussure après un demi-siècle » érigeait la dualité du langage en principe central de la théorie saussurienne :

Étrangement, tout en faisant l'éloge de l'« intuition totale du langage » chez Saussure, Benveniste ne tiendra pas compte de la double nature du langage dans ses propres définitions ; en effet, par cette énumération de dualités il entend tout simplement étayer la méthodologie des oppositions binaires propre au structuralisme. 
Remarque
: La dualité signifiant - signifié est probablement comprise dans la dualité du son et du sens.

45 Cf. Rastier, Saussure au futur : écrits retrouvés et nouvelles réceptions. Texto ! mars 2005 [en ligne].

46 Selon Puech « le CLG [...] possède toujours, et depuis sa parution, un impact, une valeur incitative pour différents champs du savoir, pour la linguistique et même, en France, pour l'initiation universitaire des étudiants à la linguistique (cf. Christian Puech, L'émergence de la notion de « discours » en France et les destins du saussurisme. Langages : Linguistique et poétique du discours. A partir de Saussure, 2005, n° 159, p. 97).

47 Cf. ELG, p. 273.

48 Cf. Simon Bouquet, La linguistique générale de Ferdinand de Saussure : textes et retour aux textes. Texto ! décembre 1999 [en ligne].

49 Cf. François Rastier, Réalisme sémantique et réalisme esthétique. Texto! [en ligne], décembre 2005 [en ligne].
NB. Comme la conception représentationnelle du langage s'inscrit dans une problématique qui relève de la sémiotique, pour un développement théorique nous renvoyons vers Rastier, L'action et le sens pour une sémiotique des cultures. Texto ! juin 2001 [en ligne], §2.6.

50 Cf. François Rastier, Le langage comme milieu : des pratiques aux oeuvres. Texto ! décembre 2003 [en ligne], p. 3-4.

51 L'excellente Grammaire méthodique du français, à l'usage des enseignants, résume parfaitement cette tendance des usages actuels, en s'appuyant sur le passage de Benveniste précédemment cité :

52 Cf. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage. Paris : Éditions de Minuit, 1971.

53 Cf. R. Valin (éd.), Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Klincksieck : PUL, 1973, p. 53.

54 Cf. Hjelmslev, op. cit., p. 27.

55 Cf. Benveniste PLG, t. I, p. 6.

56 Idem, p. 80.

57 Cf. Nissen, Damerow, & Englund, Frühe Schrift und Techniken der Wirtschaftsverwaltung im alten Vorderen Orient, Berlin : Franzbecker, 1990.

58 Cf. Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo-européennes, Leipsick : B. G. Teubner, 1879.

59 Voir la critique de Benveniste sur celles de Karl Abel dans Benveniste PLG, t. I, p. 80-81.

60 Cf. Ruhlen, L'Origine des langues. Sur les traces de la langue mère. Paris : Belin, 1997, p. 238 sq.

61 Nous rejoignons sur ce point la constatation de Choi, selon qui : « Dans le climat actuel de la recherche où la cognitique tend de plus en plus à se constituer en filiale de la neurobiologie, le saussurisme a le mérite de rappeler la complexité du langage humain » (cf. Yong-Ho Choi, Le problème du temps chez Ferdinand de Saussure. Paris : L'Harmattan, 2002, p. 132, nous soulignons).


BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

ELG : SAUSSURE, Ferdinand de. Écrits de linguistique générale. Établis et édités par S. Bouquet et R. Engler. Paris : Gallimard, 2002. Abréviation ELG.

Saussure - Engler 1968 : SAUSSURE, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Edition critique par Rudolf ENGLER, t. 1, Wiesbaden : Otto Harrassowitz, 1968. (réprod. 1989), 515 p.

Saussure - Engler 1974 : SAUSSURE, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Edition critique par Rudolf ENGLER, t. 2: Appendice : Notes de F. de Saussure sur la linguistique générale, Wiesbaden : Otto Harrassowitz,1974. (réprod. 1990), 52 + VIII p.

Saussure - de Mauro 1972 : SAUSSURE, Ferdinand de. Cours de linguistique générale. Édition critique de Tullio de MAURO. Paris : Éditions Payot, 1972.


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©  mars 2006 pour l'édition électronique.

Référence bibliographique : KYHENG, Rossitza. Le langage : faculté, ou généralisation des langues ? Enquête saussurienne. Texto! [en ligne], mars 2006, vol. XI, n°1. Disponible sur : <http://www.revue-texto.net/Saussure/Sur_Saussure/Kyheng_Langage.html>. (Consultée le ...).