Mézaille : ÉTUDIER LES TEXTES LITTÉRAIRES NUMÉRIQUES
Chapitre 5 :
Interroger en ligne une banque textuelle et l’exploiter
thématiquement en classe
Le cas de la trilogie des YEUX, du CŒUR et de l'ÂME dans la
base de données A. B. U.
A.
Genre narratif
fantastique
B. Genre narratif
idéaliste
C. Genre narratif
réaliste
D.
Autres
genres
Conclusions
d’ordre pédagogique
C’est la fréquence de l’association entre le monde intérieur des sentiments et l’extériorité vers laquelle permet de se tourner le sens visuel, maintes fois constatée au cours des lectures expliquées, qui a incité à retenir ces trois mots, lesquels sont cooccurrents dans des textes relevant de genres divers et variés. Cela obéit à l’impératif des Instruction Officielles qui préconisent en classe de Seconde la mise au premier plan de l’étude des genres ainsi que des registres. La signification des trois substantifs retenus semble ainsi orientée vers la topique romantique de l'intériorité ; mais ce n'est là qu'une piste a priori qui demande vérification…
Le regroupement lexical de cette trilogie est régi par proximité sémantique (telle la synonymie ou l’antonymie qui unit la paire cœur & âme , ou la "doxa figée" d’un proverbe comme Loin des yeux loin du cœur, ce qui confère une unité thématique à leurs contextes ainsi restreints à la vie spirituelle), et non plus selon le traditionnel critère statistique qui incite à associer par des opérateurs booléens des mots-clés crédités d’une fréquence absolue élevée. Il a en outre pour avantage de résoudre le problème technique épineux de l'abondance pléthorique des extraits qui ne manque pas de se poser dès lors qu’on interroge une base volumineuse, en se contentant de requêtes par un seul mot-clé. Avec non plus 1 mais 3 mots simultanément présents, le moteur de recherche de la base ABU (Association des Bibliophiles Universels, riche et attractive en dépit de l’hétérogénéité des contributions individuelles à la numérisation de textes), on obtient la quantité acceptable d’une vingtaine d’extraits. Ce qui élimine le " bruit " que ne manque pas d’entraîner l’excès d’informations. Une autre bibliothèque en ligne gratuite, telle la base BIBLIOPOLIS qui fournit au professeur de Français 100 classiques littéraires (interrogeable par le moteur TREVI qui équipe nombre de logiciels littéraires) eût de ce point de vue tout aussi bien fait l’affaire.
Pédagogiquement et matériellement, 4 séquences de 2h. en salle informatique auront été nécessaires pour la récolte, le classement et l’étude de ces segments textuels pertinents. En voici les résultats, où les liens hypertextes conduisent comme précédemment à l’analyse collective en classe plénière. Son enjeu a évidemment consisté à restituer une cohérence à échelle globale à partir de l’éclatement de tels passages locaux qui imposent une lecture délinéarisée.
LA MORTE AMOUREUSE (Gautier, 1836) :Il me semblait entendre ces paroles sur un rythme d'une douceur infinie, car son regard avait presque de la sonorité, et les phrases que ses YEUX m'envoyaient retentissaient au fond de mon CŒUR comme si une bouche invisible les eût soufflées dans mon ÂME. Je me sentais prêt à renoncer à Dieu, et cependant mon CŒUR accomplissait machinalement les formalités de la cérémonie. La belle me jeta un second coup d'ŒIL si suppliant, si désespéré, que des lames acérées me traversèrent le CŒUR, que je me sentis plus de glaives dans la poitrine que la mère de douleurs. C'en était fait, j'étais prêtre.
L’extrait a été rapproché de l’occurrence suivante du ‘coup d’œil’ extraite de NOTRE-DAME DE PARIS (1831), où l’archidiacre Claude Frollo témoigne d’une monstruosité toute intérieure, à la différence de celle de Quasimodo :
En creusant ainsi son ÂME, quand il vit quelle large place la nature y avait préparée aux passions, il ricana plus amèrement encore. Il remua au fond de son CŒUR toute sa haine, toute sa méchanceté, et il reconnut, avec le froid coup d'ŒIL d'un médecin qui examine un malade, que cette haine, que cette méchanceté n'étaient que de l'amour vicié ; que l'amour, cette source de toute vertu chez l'homme, tournait en choses horribles dans un CŒUR de prêtre, et qu'un homme constitué comme lui, en se faisant prêtre, se faisait démon.
LE CHEF-D'OEUVRE INCONNU (Balzac, 1831) :
Le vieillard [maître Frenhofer] tomba dans une rêverie profonde, et resta les YEUX fixes en jouant machinalement avec son couteau. " Le voilà en conversation avec son ESPRIT ", dit Porbus à voix basse. A ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d'une inexplicable curiosité d'artiste. Ce vieillard aux YEUX blancs, attentif et stupide, devenu pour lui plus qu'un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait dans une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses en l'ÂME. Le phénomène moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir qu'on ne peut traduire l'émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie au CŒUR de l'exilé.
Corpus et
stéréotypie (régularité de la norme balzacienne –
idiolectale) :
- LA PEAU DE
CHAGRIN : "Obligé par
politesse de regarder les
yeux
blancs et presque immobiles
de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été
stupéfié, magnétisé par une inexplicable force
d'inertie."
- FERRAGUS
: C'était en effet un cadavre à
cheveux blancs ; des os à peine couverts par une peau
ridée, flétrie, desséchée ; des
yeux
blancs et sans mouvement, une
bouche hideusement entrouverte comme le sont celles des
fous ou celles des débauchés tués par leurs excès.
- LA FILLE AUX YEUX
D’OR : Là, le mulâtre,
dont les yeux
blancs s'allumèrent à la vue
de Paquita, prit le flambeau des mains de son idole, et
conduisit Henri jusqu'à la rue. Il laissa le flambeau sous
la voûte, ouvrit la portière, remit Henri dans la voiture,
et le déposa sur le boulevard des Italiens avec une
rapidité merveilleuse.
- BEATRIX
: Son visage pâle et creusé, que
l'immobilité des yeux
blancs et sans regard faisait
ressembler à celui d'une morte, que trois ou quatre dents
saillantes rendaient presque menaçant, où la profonde
orbite des yeux était cerclée de teintes rouges
- URSULE
MIROUET
: "Il faut obéir aux morts !",
disait-il d'une voix sépulcrale. Et des larmes, dit-elle,
tombaient de ses yeux
blancs et vides.
- LE
COUSIN
PONS
: Après sept ou huit minutes
pendant lesquelles la sorcière ouvrit et lut un grimoire
d'une voix sépulcrale, examina les grains qui restaient,
le chemin que faisait le crapaud en se retirant, elle
déchiffra le sens des cartes en y dirigeant ses
yeux
blancs.
DOMINIQUE (Fromentin, 1862) :
Chap. 6 : " Es-tu bien sûr de l'aimer ? " lui demandai-je enfin, tant cette première condition pour qu'il se montrât exigeant me semblait indispensable et cependant douteuse. Olivier me regarda dans le blanc des YEUX, et, comme si ma question lui paraissait le comble de la niaiserie ou de la folie, il partit d'un éclat de rire insolent qui m'ôta toute envie de continuer. L'absence de Madeleine dura le temps convenu. Quelques jours avant son retour, en pensant à elle, et j'y pensais à toutes les minutes, je récapitulai les changements qui s'étaient opérés en moi depuis son départ, et j'en fus stupéfait. Le CŒUR gros de secrets, l'ÂME émue d'impulsions hardies, l'esprit chargé d'expérience avant d'avoir rien connu, je me vis en un mot tout différent de celui qu'elle avait quitté. […]
Chap. 16 : Le temps me pressait. Toute question d'âge à part, je me sentais sinon vieilli, du moins très mûr. Je n'étais plus un adolescent que le moindre chagrin cloue tout endolori sur les pentes molles de la jeunesse. J'étais un homme orgueilleux, impatient, blessé, traversé de désirs et de chagrins, et qui tombait tout à coup au beau milieu de la vie, comme un soldat de fortune un jour d'action décisive à midi, le CŒUR plein de griefs, l'ÂME amère d'impuissance, et l'esprit en pleine explosion de projets.
GERMINIE LACERTEUX (Goncourt, 1865) :
Chap. 28 : C'est que Germinie n'était pas une bonne pour Mlle de Varandeuil, elle était le Dévouement qui devait lui fermer les YEUX. Cette vieille femme isolée et oubliée par la mort, seule au bout de sa vie, traînant ses affections de tombe en tombe, avait trouvé sa dernière amie dans sa domestique. Elle avait mis son CŒUR sur elle comme sur une fille d'adoption, et elle était malheureuse surtout de ne pouvoir la consoler. D'ailleurs, par instants, du fond de ses mélancolies sombres et de ses humeurs mauvaises, Germinie lui revenait et se jetait à genoux devant sa bonté. Tout à coup, pour un rayon de soleil, pour une chanson de mendiant, pour un de ces riens qui passent dans l'air et détendent l'ÂME, elle fondait en larmes et en tendresse ; c'étaient des effusions brûlantes, un bonheur d'embrasser, comme une joie de revivre qui effaçait tout.
UNE VIE (Maupassant, 1883) :
Jeanne, affaissée, les YEUX ouverts devant elle, allongée sur le dos et les bras inertes, songeait douloureusement. Une parole de Rosalie lui était revenue qui lui blessait l'ÂME, et pénétrait comme une vrille en son CŒUR : "Moi, j'ai rien dit parce que je le trouvais gentil." Elle aussi l'avait trouvé gentil ; et c'est uniquement pour cela qu'elle s'était donnée, liée pour la vie, qu'elle avait renoncé à toute autre espérance, à tous les projets entrevus, à tout l'inconnu de demain.
On ne peut s’empêcher de rapprocher
de nouveau la triade cœur\yeux\âme de celle qui apparaît
dans le corpus biblique ; ainsi sont exprimées dans
le DEUTERONOME la dysphorie et la passivité (sur le
mode du discours) :
- Parmi ces nations, tu ne seras pas tranquille, et tu
n'auras pas un lieu de repos pour la plante de tes pieds.
L'Éternel rendra ton CŒUR agité, tes YEUX languissants,
ton ÂME souffrante.
- Prends garde à toi et veille attentivement sur ton ÂME,
tous les jours de ta vie, de peur que tu n'oublies les
choses que tes YEUX ont vues, et qu'elles ne sortent de
ton CŒUR.
BEL AMI (Maupassant, 1885) :
Quand Mme Walter l'entendit tout près du pilier qui la cachait, elle arracha ses doigts de l'étreinte de Georges, et, de nouveau, se couvrit la figure. Et ils restèrent tous deux immobiles, agenouillés comme s'ils eussent adressé ensemble au ciel des supplications ardentes. […] Alors, elle tenta de prier. Elle fit un effort d'invocation surhumaine pour appeler Dieu, et, le corps vibrant, l'ÂME éperdue, elle cria : "Pitié !" vers le ciel. Elle fermait ses YEUX avec rage pour ne plus voir celui qui venait de s'en aller ! Elle le chassait de sa pensée, elle se débattait contre lui, mais au lieu de l'apparition céleste attendue dans la détresse de son CŒUR, elle apercevait toujours la moustache frisée du jeune homme.
UNE PAGE D’AMOUR (Zola, 1878) :
Fin du chap. 5 : Les YEUX de nouveau levés et perdus, Hélène rêvait profondément. Elle était lady Rowena, elle aimait avec la paix et la profondeur d'une ÂME noble. Cette matinée de printemps, cette grande ville si douce, ces premières giroflées qui lui parfumaient les genoux, avaient peu à peu fondu son CŒUR.
LE DIABLE AU CORPS (Radiguet, 1923) :
Ma mère remarqua que j'avais les YEUX rouges. Mes sœurs rirent parce que je laissais deux fois de suite retomber ma cuillère à soupe. Le plancher chavirait. Je n'avais pas le pied marin pour la souffrance. Du reste, je ne crois pouvoir comparer mieux qu'au mal de mer ces vertiges du CŒUR et de l'ÂME. La vie sans Marthe, c'était une longue traversée. Arriverais-je ? Comme, aux premiers symptômes du mal de mer, on se moque d'atteindre le port et on souhaite mourir sur place, je me préoccupais peu d'avenir.
Abordons maintenant les genres non plus du
récit mais du discours, au sens benvenistien " d’énoncé
articulé sur une situation d’énonciation singulière " (et
non rastiérien " d’ensemble d’usages linguistiques
codifiés attachés à un type de pratique sociale ", par
ex. le discours amoureux tel que l’a fragmenté Barthes.
Une définition pourtant indispensable à la notion de genre,
toujours défini par Rastier comme "programme de prescriptions
qui règlent la production et l'interprétation d'un texte. Tout
texte relève d'un genre et tout genre d'un discours." Donc,
in fine, d'un domaine sémantique puisque le discours
est indissociable de la "pratique sociale" ; par ex. le
discours naturaliste privilégiant le domaine //science
expérimentale// se développera aussi bien dans le roman et sa
préface, chez les Goncourt, que dans l'exposé théorique de
Claude Bernard qui influença Zola).
La paire récit \ discours reste toujours très influente dans
le domaine scolaire actuel, mais sa pureté est fréquemment
troublée comme en témoigne, pour prolonger le contexte
du Diable au corps, l’intrusion du discours au
conditionnel (" arriverais-je ? ") ou au
présent dans le récit à l’imparfait \ passé simple (incipit du
roman : glissement dans la même phrase du temps du
discours au temps du récit :Je vais encourir bien des
reproches. Mais qu'y puis-je ? Est-ce ma faute /// si j'eus
douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre
?). Il convient donc de répartir ce discours dans des
genres attestés.
MAXIME :
Quel désespoir aveugle à ces fureurs vous porte ?
Ô dieux ! que de faiblesse en une ÂME si forte!
Ce CŒUR si généreux rend si peu de combat,
Et du premier revers la fortune l'abat !
Rappelez, rappelez cette vertu sublime,
Ouvrez enfin les YEUX, et connaissez Maxime:
C'est un autre Cinna qu'en lui vous regardez ;
Le ciel vous rend en lui l'amant que vous perdez
;
Et puisque l'amitié n'en faisait plus qu'une ÂME,
Aimez en cet ami l'objet de votre flamme ;
Comédie : L’AVARE (Molière,1668) :
ELISE :
Suis-je, mon frère, une si étrange personne?
CLEANTE :
Non, ma sœur ; mais vous n'aimez pas, vous ignorez la
douce violence qu'un tendre amour fait sur nos CŒURS,
et j'appréhende votre sagesse.
ELISE :
Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse Il
n'est personne qui n'en manque du moins une fois en sa
vie ; et, si je vous ouvre mon CŒUR, peut-être
serai-je à vos YEUX bien moins sage que vous.
CLEANTE :
Ah! plût au ciel que votre ÂME, comme la
mienne...
Ode : L’ART D’ETRE GRAND-PERE (Hugo, 1877) :
XII. Jeanne endormie
Comme elle est belle! Elle a des plis de graisse au
cou;
On la respire ainsi qu'un parfum d'asphodèle;
Une poupée aux YEUX étonnés est près d'elle,
Et l'enfant par moments la presse sur son CŒUR.
Figurez-vous cet ange obscur, tremblant,
vainqueur,
L'espérance étoilée autour de ce visage,
Ce pied nu, ce sommeil d'une grâce en bas âge.
Oh! quel profond sourire, et compris de lui seul,
Elle rapportera de l'ombre à son aïeul!
Car l'ÂME de l'enfant, pas encor dédorée,
Semble être une lueur du lointain empyrée,
Et l'attendrissement des vieillards, c'est de
voir
Que le matin veut bien se mêler à leur soir.
Satire romanesque \ théâtrale: LE NEVEU DE RAMEAU (Diderot, 1762):
MOI.- Ils [les gens du monde] usent tout. Leur ÂME s'hébète. L'ennui s'en empare. Celui qui leur ôterait la vie, au milieu de leur abondance accablante, les servirait. C'est qu'ils ne connaissent du bonheur que la partie qui s'émousse le plus vite. Je ne méprise pas les plaisirs des sens. J'ai un palais aussi, et il est flatté d'un mets délicat, ou d'un vin délicieux. J'ai un CŒUR et des YEUX ; et j'aime à voir une jolie femme.
Epistolaire romanesque : LES LIAISONS DANGEREUSES (Laclos 1782) :
LETTRE 108 – La présidente de Tourvel à Mme
de Rosemonde :
Mon Dieu, que je suis jeune encore, et qu'il me reste de
temps à souffrir! Etre soi-même l'artisan de son malheur ; se
déchirer le CŒUR de ses propres mains ; et tandis qu'on
souffre ces douleurs insupportables, sentir à chaque instant
qu'on peut les faire cesser d'un mot et que ce mot soit un
crime! ah! mon amie!... Quand j'ai pris ce parti si pénible de
m'éloigner de lui, j'espérais que l'absence augmenterait mon
courage et mes forces : combien je me suis trompée! il semble
au contraire qu'elle ait achevé de les détruire. J'avais plus
à combattre, il est vrai : mais même en résistant, tout
n'était pas privation ; du moins je le voyais quelquefois ;
souvent même, sans oser porter mes regards sur lui, je sentais
les siens fixés sur moi : oui, mon amie, je les sentais, il
semblait qu'ils réchauffassent mon ÂME; et sans passer par mes
YEUX, ils n'en arrivaient pas moins à mon CŒUR.
LETTRE 125 – Le vicomte de Valmont à la
marquise de Merteuil :
La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé
croire qu'elle pourrait me résister ! […] pour me faire
pardonner cette manière brusque je l'ai couverte aussitôt par
une cajolerie. " Si tant de charmes, ai-je donc repris,
ont fait sur mon CŒUR une impression si profonde, tant de
vertus n'en ont pas moins fait sur mon ÂME. Séduit, sans
doute, par le désir de m'en rapprocher, j'avais osé m'en
croire digne. Je ne vous reproche point d'en avoir jugé
autrement ; mais je me punis de mon erreur. " Comme on
gardait le silence de l'embarras, j'ai continué. " J'ai
désiré, Madame, ou de me justifier à vos YEUX, ou d'obtenir de
vous le pardon des torts que vous me supposez "
Epistolaire autobiographique : LETTRES PHILOSOPHIQUES (Voltaire, 1734) :
il ajouta ces paroles remarquables : " Quand tu fais mouvoir un de tes membres, est-ce ta propre force qui le remue? Non sans doute, car ce membre a souvent des mouvements involontaires. C'est donc celui qui a créé ton corps qui meut ce corps de terre. Et les idées que reçoit ton ÂME, est-ce toi qui les formes ? Encore moins, car elles viennent malgré toi. C'est donc le Créateur de ton ÂME qui te donne tes idées ; mais, comme il a laissé à ton CŒUR la liberté, il donne à ton esprit les idées que ton CŒUR mérite ; tu vis dans Dieu, tu agis, tu penses dans Dieu ; tu n'as donc qu'à ouvrir les YEUX à cette lumière qui éclaire tous les hommes ; alors tu verras la vérité, et la feras voir. "
Autobiographique intimiste : LES REVERIES DU PROMENEUR SOLITAIRE (Rousseau, 1782) :
Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le vêtement de la terre. Rien n'est si triste que l'aspect d'une campagne nue et pelée qui n'étale aux YEUX que des pierres, du limon et des sables. Mais vivifiée par la nature et revêtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre à l'homme dans l'harmonie des trois règnes un spectacle plein de vie, d'intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses YEUX et son CŒUR ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l'ÂME sensible, plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet accord. Une rêverie douce et profonde s'empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l'immensité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. Alors tous les objets particuliers lui échappent, il ne voit et ne sent rien que dans le tout.
Autobiographique polémique : MES CALOMNIATEURS (Blanqui, 1848) :
J'en appelle à tous ceux qui ont connu mon foyer domestique. Ils savent si toute mon existence n'était pas concentrée dans une affection vive, profonde, où mes forces se retrempaient sans cesse pour les luttes politiques. La mort, en brisant cette affection a frappé le seul coup, je l'atteste, qui ait pu atteindre mon ÂME. Tout le reste, y compris la calomnie, glisse sur moi comme un tourbillon de poussière. Je secoue mon habit, et je passe. Sycophantes, qui voudriez me poser en un monstre moral, ouvrez donc, vous aussi, la porte de votre foyer ! Mettez à nu la vie de votre CŒUR ! Sous vos dehors hypocrites, que trouverait-on ? La brutalité des sens, la perversité de l'ÂME. Sépulcres blanchis, je lèverai la pierre qui cache aux YEUX votre pourriture. Ce que vous poursuivez en moi, c'est l'inflexibilité révolutionnaire et le dévouement opiniâtre aux idées.
Conclusions
d’ordre pédagogique
L'élève constate que dans chacun des extraits il s'agit bien de variations sémantiques des 3 cooccurrents dues aux propagations contextuelles, mais non de modifications d'acceptions. Voilà pourquoi il pratique ainsi l'analyse de textes, sans pour autant faire œuvre lexicographique, à la manière de Littré qui déjà multipliait les citations de brefs segments, mais pour différencier les significations (par exemple pour cœur le passage du "courage" au "siège des sentiments").
3 objectifs pédagogiques ont été
poursuivis :
(a) Attiser la curiosité en relevant le retour de mots qui
semblent s’attirer dans des contextes similaires. Ainsi la
triade cœur\yeux\âme s’insère dans la classe sémantique des
//relations affectives// (un taxème au sens de Rastier
; cf. Sens et textualité, Hachette, Paris, 1989),
notamment dans le domaine amoureux, plus que familial, social,
religieux ou contemplatif devant la nature.
(b) Ouvrir de nouvelles perspectives quant à des pratiques de
lectures différentes : accepter les limites d’une portion
textuelle ; saisir le sens interne du fragment ;
établir des relations thématiques inter-segmentales.
Techniquement, cela repose sur le principe de
contextualité, émis par F. Rastier (cf. la liste de
diffusion de Sémantique des textes), qui veut que "deux
signes - ou deux passages de texte(s) mis côte à côte -
sélectionnent réciproquement des éléments de signification ou
sèmes . Cet échange transforme leur signification en
sens (soit par validation de traits inhérents, soit par
actualisation et/ou propagation de traits afférents)".
Un exemple simple : le rapprochement intertextuel entre les
segments de Une
vie et du
Deutéronome
repose notamment sur l'étroite paraphrase
constatée entre "douloureusement [...] blessait l'âme" et
"rendra ton âme souffrante", en dépit de l'opposition de
registres, pathétique ici (empathie de la part du narrateur),
oratoire là (avertissement de la part du locuteur).
(c) Passer en revue nombre d’extraits de Classiques, en
notant les variations sémantiques des mots-vedettes en
fonction de données culturelles (doxa , critères
esthétiques) ; comprendre comment celles-ci influent
précisément sur le sens des segments étudiés. Par exemple, une
" âme sensible " différera selon qu’elle se trouve
dans une promenade solitaire au contact de la nature ; ou
dans un roman réaliste centré sur la relation
conjugale…
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